COM (2004) 593 final  du 14/09/2004
Date d'adoption du texte par les instances européennes : 28/01/2008

Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 07/10/2004
Examen : 26/01/2005 (délégation pour l'Union européenne)

Ce texte a fait l'objet de la proposition de résolution : voir le dossier legislatif


Accords avec la Suisse relatifs à la libre circulation des personnes, la lutte contre la fraude et l'association à l'espace Schengen
(textes E 2687, E 2700 et E 2703)

Communication de M. Yannick Bodin

(Réunion du mercredi 26 janvier 2005)

Notre délégation est saisie, au titre de l'article 88-4 de la Constitution, de trois accords avec la Suisse. Je rappellerai d'abord l'origine de ces accords. J'évoquerai ensuite leurs principaux éléments. Je vous proposerai, enfin, d'adopter une position.

I - L'ORIGINE DE CES TROIS ACCORDS

Avant toute chose, je voudrais rappeler brièvement l'état des relations entre la Suisse et l'Union européenne.

La Suisse a conclu, en 1972, un accord de libre échange avec la Communauté européenne. En revanche, l'accord sur l'espace économique européen a été rejeté en Suisse par référendum en 1992. Cet échec a eu pour effet d'éloigner la perspective d'une adhésion de la Suisse à l'Union européenne, qui suscite encore une forte opposition au sein de la population. Ainsi, en 2001, 76,9 % des votants se sont opposés à la simple ouverture des négociations d'adhésion à l'Union. Cette méfiance vis-à-vis de la construction européenne provient en grande partie de la neutralité de la Suisse, de sa prospérité économique et de son modèle de démocratie directe.

Cette situation présente toutefois des inconvénients en raison de la position géographique de ce pays. En effet, à l'exception du Liechtenstein, la Suisse est entièrement entourée d'États qui sont membres de l'Union européenne et qui participent aux accords de Schengen. De ce fait, l'Union européenne et les autorités suisses se sont engagées, ces dernières années, dans un processus de rapprochement sur un plan bilatéral. Ainsi, l'Union européenne et la Suisse ont signé, en juin 1999, une première série de sept accords, concernant notamment la libre circulation des personnes. Ces accords, surnommés « bilatérales I », sont entrés en vigueur le 1er juin 2002.

Les trois accords sur lesquels nous sommes appelés à nous prononcer s'inscrivent également dans le cadre d'un « paquet » composé de neuf accords (appelés « bilatérales II ») portant sur des sujets très variés, aussi bien économiques, que politiques (imposition des revenus de l'épargne, produits agricoles transformés, environnement, statistiques, médias, double imposition des fonctionnaires de l'Union européenne, etc). Ces accords ont été signés le 26 octobre dernier, dans une relative indifférence au sein de l'Union européenne. En revanche, en Suisse, ils provoquent de nombreux débats. L'accord sur Schengen pourrait même faire l'objet d'un référendum en Suisse cette année. Certains de ces neuf accords, comme celui sur les statistiques par exemple, ne semblent pas poser de problèmes particuliers. Par contre, l'accord sur la fiscalité de l'épargne - qui a déjà été examiné par notre délégation - et deux des accords qui nous sont aujourd'hui soumis, celui sur Schengen et celui sur la lutte contre la fraude, ont soulevé d'importantes difficultés lors des négociations.

II - LE CONTENU DE CES TROIS ACCORDS

a) L'accord sur la libre circulation des personnes

Il s'agit d'un protocole qui étend les dispositions de l'accord sur la libre circulation des personnes, conclu entre la Communauté et la Suisse, aux dix nouveaux États membres de l'Union. Il prévoit la libre circulation des travailleurs, avec toutefois des périodes transitoires, pouvant aller jusqu'en 2011, pour l'accès au marché du travail des travailleurs salariés et de certains prestataires de services ressortissants de ces pays. En cela, ce régime transitoire s'inspire de celui prévu par l'Union européenne pour les nouveaux États membres. Il paraît donc difficile de contester le bien-fondé de cet accord.

b) L'accord sur la lutte contre la fraude

Cet accord vise à renforcer la coopération judiciaire et administrative entre les autorités de la Communauté européenne et de ses États membres et celles de la Suisse en matière de lutte contre la fraude. Sont notamment visées les infractions en matière de fiscalité indirecte (TVA, droits de douane, taxes diverses), la corruption, passive ou active, ainsi que le blanchiment du produit de ces activités illégales. L'accord prévoit que, dans ces domaines, les autorités de l'Union pourront bénéficier du même traitement que celui prévu pour les autorités suisses en vertu du droit national. Cela signifie que la possibilité d'appliquer des mesures de contraintes (telles que les perquisitions et les saisies) sera accordée dans les mêmes conditions que celles prévues dans la procédure interne de la Suisse.

Si cet accord doit permettre à l'Union européenne de combattre plus efficacement la contrebande - je pense notamment au trafic de cigarettes - il n'en demeure pas moins qu'il comporte deux limites importantes. D'une part, la fiscalité directe n'est pas couverte par l'accord. D'autre part, la définition du blanchiment du Code pénal suisse reste inchangée et aucune nouvelle obligation de déclaration n'est créée à la charge des établissements ou des intermédiaires financiers.

c) L'accord sur l'association de la Suisse à l' « espace Schengen »

La question de l'intégration de la Suisse à l'« espace Schengen » n'est pas nouvelle. Soucieuse de ne pas devenir un « îlot d'insécurité » au coeur de l'Europe, la Suisse avait déjà déposé une demande d'adhésion en 1998. Plusieurs États membres s'étaient toutefois opposés à cette demande à l'époque. Deux arguments avaient alors été avancés :

- d'une part, tout avantage donné à la Suisse pourrait priver celle-ci des raisons d'adhérer à l'Union ;

- d'autre part, la possibilité donnée à la Suisse de participer à Schengen serait de nature à permettre une « Europe à la carte ». Il convient toutefois de remarquer que plusieurs pays membres, comme le Royaume-Uni, l'Irlande et même le Danemark, ainsi que des États tiers, comme l'Islande et la Norvège, bénéficient d'ores et déjà d'un statut dérogatoire à l'égard de Schengen.

La Commission européenne, elle-même, semblait assez réticente lorsque les autorités suisses ont à nouveau présenté leur demande de participation à l' « espace Schengen ». A l'inverse, les États qui partagent des frontières communes avec la Suisse, comme la France, étaient plutôt favorables à cette adhésion. Il faut reconnaître que l'association de la Suisse à Schengen présente surtout des avantages pour ce pays et pour les pays frontaliers et que les bénéfices pour l'Union seront limités. En définitive, les négociateurs suisses ont eu l'intelligence de conditionner leur acceptation du paquet global des accords bilatéraux à la condition que l'Union européenne accède à leur demande d'association à Schengen.

Cet accord permettra donc à la Suisse d'être associée à l' « espace Schengen ». Il permettra également à la Suisse de bénéficier du mécanisme issu de la Convention de Dublin de 1990 pour éviter des demandes d'asile multiples déposées successivement dans plusieurs États. Concrètement, les autorités suisses pourront accéder au système d'information Schengen (« SIS ») et à la base de données « Eurodac » sur les empreintes digitales des demandeurs d'asile. En revanche, la situation aux frontières avec la Suisse ne devrait pas être fondamentalement modifiée. En effet, la Suisse devrait maintenir des contrôles aux frontières intérieures car l'accord conclu en 1972 entre l'Union européenne et la Suisse ne crée pas une union douanière, mais une simple zone de libre-échange.

La Suisse disposera du statut d'État associé à l' « espace Schengen » au même titre que la Norvège et l'Islande. Ces deux États, bien qu'ils ne soient pas membres de l'Union européenne, ont été associés à l'espace Schengen, en raison de leurs liens avec les autres pays scandinaves dans le cadre de l'Union nordique des passeports. À l'instar de la Norvège et de l'Islande, la Suisse pourra participer à l'adoption des décisions, mais sans droit de vote. Lorsqu'un acte ou une mesure développant l'acquis de Schengen ou de Dublin sera adopté, la Suisse pourra décider de manière autonome et souveraine de le reprendre, comme la Norvège et l'Islande. Toutefois, à la différence de ces deux pays, la Suisse disposera d'un délai plus long pour se prononcer, puisque ce délai sera de deux ans et non de six mois. Ce délai exceptionnel lui a été accordé pour tenir compte des spécificités constitutionnelles de la Suisse, en particulier en matière de recours à la pratique du référendum.

Ce n'est toutefois pas cette dérogation qui pose véritablement problème, mais une autre dérogation accordée à la Suisse pour préserver son secret bancaire. Actuellement, la Suisse n'accorde pas l'entraide judiciaire en matière d'évasion fiscale (également appelée soustraction d'impôt). Elle ne l'accorde qu'en cas de fraude fiscale, c'est-à-dire si l'auteur des faits a agi dans une intention de tromperie particulière, par exemple en falsifiant des documents. Ce n'est que dans cette hypothèse que l'auteur des faits n'est plus couvert par le secret bancaire. La Suisse a accepté de renforcer l'entraide judiciaire en matière de fiscalité indirecte dans l'accord relatif à la lutte contre la fraude, mais elle s'y est refusée pour la fiscalité directe. Dans ce domaine, la Suisse s'est protégée contre toute évolution ultérieure de l'acquis de Schengen qui aurait pour effet de supprimer le principe de la double incrimination. D'après ce principe, pour donner suite à une demande d'entraide, l'infraction doit être punissable aussi bien dans l'État requérant que dans l'État requis. Les autorités suisses ne seront donc pas tenues d'exécuter les commissions rogatoires aux fins de perquisition et de saisie dans des affaires d'évasion fiscale en matière de fiscalité directe. Et, cette dérogation a été accordée sans limitation de durée !

III - QUE PENSER DE CETTE DÉROGATION ?

Pour ma part, je considère qu'elle est inacceptable pour trois raisons d'ordre différent.

Tout d'abord, sur le plan juridique, elle constitue une atteinte au principe de la reprise intégrale de l'acquis de Schengen et de son développement. Le mandat de négociation confié à la Commission prévoyait que la Suisse devait accepter l'acquis de Schengen et son développement sans exception ni dérogation. C'est d'ailleurs ce principe qui a été appliqué lors du dernier élargissement de l'Union et on voit mal comment justifier un traitement dérogatoire au profit de la Suisse. La Commission considère que cette dérogation était indispensable pour parvenir à un accord dans le domaine de la fiscalité des revenus de l'épargne, qui, à son tour, était nécessaire à l'entrée en vigueur de la directive du 3 juin 2003. Néanmoins, porter atteinte à ce principe pourrait créer un dangereux précédent notamment à l'égard des pays qui souhaitent se rapprocher de Schengen, comme le Royaume-Uni et l'Irlande.

Ensuite, sur le fond, elle semble en contradiction complète avec l'objectif affiché lors du Conseil européen de Tampere, d'octobre 1999, de réaliser un véritable « espace judiciaire européen ». L'exigence de la double incrimination favorise, en effet, la création de « sanctuaires », ce qui est parfaitement contraire à l'idée d'un « espace judiciaire européen ». La réalisation de cet espace suppose, en premier lieu, la suppression du contrôle de la double incrimination, qui constitue une entrave majeure à l'entraide judiciaire en matière pénale. Or, la dérogation accordée à la Suisse pourrait avoir pour effet de peser sur les développements futurs de la coopération judiciaire en matière pénale.

Enfin, on peut s'interroger sur l'opportunité de cette dérogation sur le plan politique. Le secret bancaire constitue un obstacle à une lutte efficace contre la criminalité organisée et le blanchiment d'argent sale. C'est d'ailleurs pour dénoncer cet alibi que des magistrats avaient lancé l'« Appel de Genève » en 1996. Or, les autorités suisses n'ont pas manqué de relever que « cet accord signifie pour la Suisse une garantie durable, inscrite dans un traité international, de son secret bancaire en matière de fiscalité directe ».

De plus, l'octroi de cette dérogation à la Suisse a conduit le Luxembourg à revendiquer un traitement identique concernant le maintien de son propre secret bancaire. C'est d'ailleurs ce qu'il a obtenu par une déclaration du Conseil garantissant l'égalité de traitement entre les États membres et les pays tiers dans le cadre d'un développement futur de l'entraide judiciaire en matière de fiscalité directe. Ainsi, non seulement l'Union européenne n'a pas réussi à obtenir de la Suisse la levée de son secret bancaire, mais elle s'est également, tel Ulysse, liée les mains pour l'avenir.

Pour ces raisons, je considère que nous devrions nous opposer à cette dérogation. La délégation pour l'Union européenne de l'Assemblée nationale a d'ailleurs adopté, lors de l'examen de ce texte, des conclusions très critiques sur point. Je vous proposerai, pour ma part, d'aller plus loin et de conclure au dépôt d'une proposition de résolution.

Compte rendu sommaire du débat

M. Paul Girod :

Je m'interroge sur la position du Luxembourg au regard du secret bancaire. Il me semble, en effet, que, dès lors qu'un État fait partie de l'Union européenne, le maintien du secret bancaire n'a plus de justification. D'un autre côté, il serait paradoxal que l'Union européenne refuse d'accorder à un pays tiers ce qu'elle accorde à un État membre.

M. Yannick Bodin :

La dérogation accordée à la Suisse a pour effet de garantir le maintien du secret bancaire dans ce pays en matière de fiscalité directe, y compris dans l'hypothèse d'un développement de l'acquis de Schengen. En effet, si le développement de l'acquis de Schengen devait un jour obliger les États à accorder l'entraide judiciaire dans les cas de délits de soustraction fiscale, il est prévu que la Suisse bénéficie d'une dérogation d'une durée indéterminée. C'est l'octroi de cette dérogation qui a conduit le Luxembourg à revendiquer une égalité de traitement avec la Suisse. Il a obtenu l'adoption d'une déclaration du Conseil selon laquelle l'égalité de traitement entre les États membres et les pays tiers sera maintenue dans le cadre d'un développement futur de la coopération judiciaire en matière de fiscalité directe. Autrement dit, le Luxembourg aura les mêmes garanties que la Suisse sur le maintien de son propre secret bancaire.

M. Christian Cointat :

Je comprends parfaitement votre réaction qui me paraît tout à fait cohérente avec les principes que nous défendons au niveau européen. C'est la raison pour laquelle je me prononcerai favorablement sur votre proposition.

Je voudrais cependant préciser que l'Union européenne aura plus à gagner que la Suisse à la conclusion de ces accords bilatéraux et que ceux-ci représentent, dans l'ensemble, un progrès important, notamment en matière de lutte contre la criminalité. Certes, comme vous l'avez souligné dans votre communication, ces accords ne sont pas parfaits, mais le mieux est parfois l'ennemi du bien. Je suis d'ailleurs plutôt pessimiste sur l'issue d'un éventuel référendum en Suisse sur ces accords.

En ce qui concerne le Luxembourg, je rappelle que le secret bancaire s'applique uniquement aux non-résidents. Les résidents, quant à eux, sont soumis à une fiscalité lourde comprenant notamment un impôt sur le patrimoine avec un abattement de seulement 2500 euros par personne. Lors de la négociation de la directive sur l'imposition des revenus de l'épargne, qui a été adoptée le 3 juin 2003, le Luxembourg a obtenu, de même que la Belgique et l'Autriche, une période transitoire lui permettant de protéger son secret bancaire. En contrepartie, il a accepté d'introduire une retenue à la source sur les revenus de l'épargne des ressortissants communautaires non résidents, dont le taux d'imposition passera progressivement de 15 % à 35 % sur plusieurs années. À l'issue de cette période de transition, le Luxembourg sera tenu d'abandonner son secret bancaire, au moins pour les ressortissants communautaires non résidents. Toutefois, l'achèvement de cette période de transition est subordonné à la conclusion d'accords avec plusieurs pays tiers, dont la Suisse. Le Luxembourg craignait, en effet, que l'argent placé chez lui ne soit détourné vers la Suisse en cas de levée du secret bancaire. L'accord avec la Suisse sur l'imposition des revenus de l'épargne a donc permis l'entrée en vigueur de la directive sur la fiscalité des revenus de l'épargne, ce qui constitue une avancée.

*

À l'issue de ce débat, la délégation, sur proposition de M. Yannick Bodin, a conclu à l'unanimité au dépôt de la proposition de résolution suivante :

Proposition de résolution

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu les propositions de décision du Conseil relatives à la conclusion de l'accord entre l'Union européenne, la Communauté européenne et la Confédération suisse sur l'association de cette dernière à la mise en oeuvre, à l'application et au développement de l'acquis de Schengen (texte E 2700),

Estime que la dérogation accordée à la Suisse en matière de fiscalité directe :

- n'est pas conforme au mandat de négociation adopté par le Conseil le 17 juin 2002 qui prévoyait que la Suisse devait accepter l'acquis de Schengen et son développement sans exception ni dérogation ;

- garantit explicitement le maintien du secret bancaire qui constitue une entrave majeure à une lutte efficace contre les formes graves de criminalité et le blanchiment d'argent sale ;

- remet en cause l'objectif de réaliser un authentique « espace judiciaire européen ».

Invite par conséquent le Gouvernement à ne pas accepter en l'état le contenu de cet accord.