COM (2001) 715 final  du 11/12/2001

Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 15/01/2002
Examen : 04/04/2002 (délégation pour l'Union européenne)

Ce texte a fait l'objet de la proposition de résolution : voir le dossier legislatif


Justice et affaires intérieures

Communication de M. Pierre Fauchon sur le Livre vert relatif à la protection pénale des intérêts financiers communautaires
et la création d'un Procureur européen

Texte E 1912 - COM (2001) 715 final

(Réunion du 4 avril 2002)

Le sujet de ma communication ne constitue pas une nouveauté pour notre délégation. Nous avons, en effet, consacré, depuis de nombreuses années, une part importante de nos travaux à la lutte contre les formes graves de criminalité transnationale. Je citerai, notamment, le rapport d'information sur la construction d'un « espace judiciaire européen », adopté par la délégation en 1997, et, plus récemment, la résolution sur la création d'EUROJUST adoptée par le Sénat, le 28 mars 2001, à l'initiative du Président de la délégation, M. Hubert Haenel. Il s'agit donc essentiellement pour nous de confirmer aujourd'hui nos prises de position antérieures, à l'occasion de l'examen du Livre vert de la Commission européenne sur la protection pénale des intérêts financiers communautaires et la création d'un Procureur européen, dont le Sénat est saisi en vertu de l'article 88-4 de la Constitution .

I. LE CONTEXTE GÉNÉRAL

1. Tout d'abord, je rappellerai brièvement les données du problème.

Le constat d'après lequel l'ouverture des frontières en Europe facilite la criminalité transnationale est une évidence. Or, si l'on évoque, à juste titre, la question de l'insécurité, on oublie souvent de distinguer deux formes d'insécurité que sont, d'une part, la petite délinquance quotidienne et, d'autre part, la grande criminalité qui est souvent le fait de véritables organisations criminelles internationales. De telles formes graves de criminalité transnationale se développent aujourd'hui de façon préoccupante, à l'image du trafic des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants. Le Sénat a, d'ailleurs, adopté, à l'initiative de notre collègue Robert Badinter, un texte sur ce sujet. J'ai moi-même constaté avec effarement l'existence d'un réseau criminel de traite de femmes et d'enfants dans la vallée de la Loire, entre Orléans et Nantes, qui heureusement a pu être démantelé.

Ces réseaux criminels profitent, bien évidemment, de l'ouverture de l'espace européen.

2. Or, le morcellement actuel des systèmes répressifs nationaux ne permet pas de lutter efficacement contre ces formes graves de criminalité transnationale.

3. Parmi ces formes de criminalité, la fraude communautaire occupe une place particulière.

Comme le montrent les rapports réguliers de la Commission européenne ou le rapport de notre collègue Pierre Brana de l'Assemblée nationale, elle est estimée à plus d'un milliard d'euros. Or, la nature particulière de l'atteinte aux intérêts communautaires, qui porte directement atteinte à la crédibilité même de l'Europe, ne permet pas, en l'état, là plus qu'ailleurs, une répression pénale efficace, dans ce domaine où la Communauté dispose pourtant d'une responsabilité spécifique.

4. Face à ce constat, les avancées réalisées ces dernières années vers la construction d'un « espace judiciaire européen » paraissent limitées.

Certes, les Chefs d'État et de gouvernement ont pris, lors du Conseil européen de Tampere, d'octobre 1999, des engagements, mais les réalisations effectives demeurent très modestes. Ainsi, la création de l'Office européen de lutte antifraude (OLAF), issu de la transformation de l'Unité centrale de lutte antifraude (UCLAF), si elle a amélioré le volet administratif, ne s'est pas traduite par l'amélioration de l'aspect pénal de la lutte contre la fraude communautaire. L'Office européen de coopération policière, EUROPOL, n'est resté, quant à lui, qu'un lieu d'échange d'informations, sans réelle capacité opérationnelle. De même, si EUROJUST est compétent pour toutes les formes graves de criminalité transnationale, il demeure simplement une unité chargée d'améliorer la coopération judiciaire entre les États membres, et son rôle repose principalement sur la bonne volonté des personnes ou des organismes concernés. Par ailleurs, la plupart des instruments adoptés dans le cadre du troisième pilier ne sont pas encore entrés en vigueur, faute d'avoir été ratifiés ou transposés dans les droits internes par les États membres, parfois depuis plus de dix ans ! Enfin, la création annoncée d'un mandat d'arrêt européen, à la suite des attentats terroristes du 11 septembre dernier, constitue en grande partie un leurre, car cet instrument n'a de « mandat d'arrêt européen » que le nom, puisqu'il constitue, en réalité, uniquement une nouvelle procédure d'extradition, dont on peut d'ailleurs s'interroger sur les risques au regard du respect des droits fondamentaux dans un système qui n'est pas encore intégré.

II. LE CONTENU DU LIVRE VERT

Le Livre vert, qui est soumis à notre examen, concerne uniquement la protection pénale des intérêts financiers communautaires, vis-à-vis de laquelle la Communauté a une responsabilité particulière. Il fait suite à une proposition de la Commission européenne de réviser les traités, afin de créer un Procureur européen compétent pour lutter contre la fraude communautaire, qu'elle avait présentée lors des travaux de la dernière Conférence intergouvernementale et qui était inspirée du « corpus juris » de Mme Mireille Delmas-Marty. Cette proposition n'a pas été retenue dans le traité de Nice, mais la Commission européenne souhaite la reprendre dans le cadre de l'actuelle réflexion sur la révision des traités, qui doit déboucher sur une nouvelle Conférence intergouvernementale en 2004. Le Livre vert constitue, à cet égard, une étude approfondie sur les modalités concrètes du dispositif proposé. Il comporte dix-huit questions qui s'adressent à toutes les « parties intéressées ». Il ne s'agit pas, cependant, pour nous de répondre directement aux questions soulevées par le Livre vert, mais plus fondamentalement de donner un avis sur les orientations générales du projet de la Commission européenne, telles qu'elles ressortent de ce document.

En résumé, la Commission européenne propose de créer un « ministère public européen », dirigé par un Procureur européen, désigné pour un mandat de six ans non renouvelable par le Conseil à la majorité qualifiée, sur proposition de la Commission et après avis conforme du Parlement européen. Le Procureur européen serait assisté de procureurs européens délégués, désignés par chaque État membre, conformément à leur droit national. Ce « ministère public européen » serait compétent pour engager des poursuites à l'encontre des auteurs de certaines infractions, définies en commun, en matière de protection des intérêts financiers communautaires, et pour exercer, lors du procès lui-même, l'action publique. La Commission européenne se prononce, à cet égard, pour un haut degré d'harmonisation en ce qui concerne le droit pénal applicable, et pour le recours au principe de reconnaissance mutuelle pour les règles de procédure encadrant l'exercice des fonctions du Procureur européen. Par ailleurs, la Commission européenne préconise, assez curieusement, un très large recours aux juridictions nationales, non seulement en ce qui concerne le jugement lui-même, mais également pour le contrôle juridictionnel des actes du Procureur européen.

Nous sommes donc invités à formuler un avis sur ce projet et tel est l'objet de la proposition de résolution dont je vous propose de conclure au dépôt.

III. L'OBJET DE LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION : APPROUVER LE PRINCIPE DE LA CRÉATION D'UN « MINISTÈRE PUBLIC EUROPÉEN », SOUS DEUX RÉSERVES ET AVEC UNE OBSERVATION

Le Sénat, et en particulier sa délégation pour l'Union européenne, se sont déjà prononcés, depuis longtemps, en faveur de la création d'un « ministère public européen » et de la définition d'un droit pénal de l'Union pour lutter contre toutes les formes graves de criminalité transnationale. Par ailleurs, nous avions proposé le recours à une méthode originale, celle de la Convention, qui a été ensuite retenue pour élaborer la Charte des droits fondamentaux, puis pour se pencher sur l'avenir de l'Europe. La proposition de la Commission européenne d'instituer un Procureur européen ne peut donc rencontrer que notre assentiment.

Je voudrais néanmoins faire une remarque et formuler deux réserves.

1. La création d'un système juridictionnel pénal intégré dans le domaine de la protection des intérêts financiers ne fait pas obstacle au renforcement de la coopération judiciaire pénale, notamment par l'intermédiaire d'EUROJUST, pour les autres formes graves de criminalité transnationale.

Si la plupart des réactions au Livre vert ont été, jusqu'à présent, assez hostiles, notamment de la part du Royaume-Uni, mais également de la part du Gouvernement français, les arguments des opposants au projet de la Commission sont assez surprenants. En effet, l'argument communément employé, d'après lequel la mise en place d'EUROJUST rendrait superflue la création d'un Procureur européen, ne paraît pas convainquant.

Comme il a été mentionné précédemment, les représentants des États membres ne se sont accordés que sur le plus petit dénominateur commun à propos d'EUROJUST, contrairement au souhait du Sénat. Par ailleurs, considérer qu'il convient de partir d'EUROJUST pour parvenir progressivement à la création d'un véritable parquet européen ne paraît guère crédible, car ceux qui le demandent savent bien qu'il n'en sera rien, en tout cas dans les prochains mois.

Enfin, la création d'un Procureur européen dans le domaine spécifique de la lutte contre la fraude serait en cohérence avec la séparation entre le premier et le troisième piliers, dont relève la coopération judiciaire en matière pénale. En effet, la lutte contre la fraude est déjà largement « communautarisée » et la création d'un Procureur européen marquerait, à cet égard, un aboutissement logique de l'intégration communautaire. Elle resterait en cohérence avec les autres formes de criminalité relevant du troisième pilier, pour lesquelles EUROJUST continuerait de jouer un rôle de premier plan.

2. La création d'un Procureur européen ne peut se concevoir sans la mise en place d'une instance juridictionnelle pénale au niveau européen et d'une unification des droits et des procédures pénales y afférentes.

a) L'unification des droits pénaux et la méthode pour la réaliser

Il paraît souhaitable d'aller plus loin que la simple harmonisation des législations nationales, comme le propose la Commission, pour des raisons évidentes d'efficacité, car, en matière pénale, la moindre différence de texte fournit des échappatoires et des occasions de nullité de procédure. La création d'un Procureur européen devrait donc nécessairement s'accompagner d'une unification des règles et des procédures pénales, la plus complète possible, de sorte qu'il n'y ait plus que des difficultés de traduction, ce qui n'est déjà pas si mal.

Pour réaliser cette unification, l'idée d'une instance comprenant notamment des délégués des parlements nationaux et du Parlement européen trouverait ici son entière justification, étant donné l'expertise qu'ils détiennent et leur légitimité. Car, en réalité, les représentants des États membres, qui mettent souvent en avant l'argument selon lequel les différentes traditions juridiques font partie du coeur de la souveraineté nationale, se gardent bien de consulter les parlements nationaux qui sont pourtant les gardiens de cette souveraineté et qui sont les premiers à appeler de leurs voeux le renforcement de l'« espace judiciaire européen ».

b) La garantie juridictionnelle

Alors que la Commission européenne se montre ambitieuse s'agissant du Procureur européen, paradoxalement, elle se montre très en retrait en ce qui concerne l'aspect juridictionnel de son projet. Or, il serait pour le moins dangereux d'aboutir à un Procureur européen surpuissant, et qui ne rendrait compte à personne. Ni la Commission européenne, ni le Conseil, ne seraient, en effet, responsables du Procureur européen.

C'est pourquoi je vous propose dès à présent de poser le principe selon lequel la création d'un Procureur européen ne peut se concevoir sans la mise en place d'une autorité juridictionnelle supérieure, en particulier pour contrôler les actes du Procureur européen qui constituent une restriction aux libertés fondamentales. En effet, la solution préconisée par le Livre vert, selon laquelle ces actes devraient être soumis au contrôle des juges nationaux, ne paraît pas réaliste.

Une réflexion sur la création d'une Cour pénale européenne, éventuellement issue de la Cour de justice de Luxembourg, apparaît, dès lors, indissociable de la création d'un « ministère public européen ».

Enfin, je crois qu'il est utile de souligner, au cas où le dispositif proposé ne recueillerait pas l'unanimité au sein des États membres, la possibilité, pour les États membres qui y seraient favorables, de recourir au mécanisme de la coopération renforcée. Je dis cela en étant conscient, toutefois, des effets de distorsions qui en résulteraient et donc en regrettant à l'avance la création de sanctuaires chez les États qui n'y participeraient pas.

Cette question de la création d'un Procureur européen devrait donc être inscrite à l'ordre du jour, tant de la prochaine Convention sur l'avenir de l'Europe, que de la future Conférence intergouvernementale de 2004, car elle s'inscrit dans le cadre de la révision des traités.

Compte rendu sommaire du débat

M. Hubert Haenel :

Pour répondre à votre dernière remarque, je voudrais souligner que, lors de la première session de la Convention sur l'avenir de l'Europe, j'ai mis l'accent, dans mon intervention, sur le troisième pilier. Je considère, en effet, que, avec les questions de défense et d'affaires étrangères, c'est dans le domaine de la justice et des affaires intérieures que s'expriment les plus fortes attentes des citoyens à l'égard de l'Europe. J'ai rappelé, à cette occasion, que j'étais favorable à l'idée d'un Procureur européen et à une évolution du troisième pilier. Je suis donc convaincu que ce domaine sera un axe fort de travail pour la Convention et, en tout cas, je m'y emploierai.

A l'issue de ce débat, la délégation a conclu, à l'unanimité, au dépôt de la proposition de résolution suivante :

Proposition de résolution

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu le Livre vert de la Commission européenne sur la protection pénale des intérêts financiers communautaires et la création d'un Procureur européen (E 1912),

Constate que l'augmentation des formes graves de criminalité transnationale, telles que le terrorisme international, le trafic de drogue ou le trafic des êtres humains, constitue un véritable défi pour l'Union européenne, qui rend plus que jamais urgente la création d'un « espace de liberté, de sécurité et de justice », en raison du morcellement actuel de l'espace pénal européen, qui ne pourra que s'aggraver et se complexifier avec le prochain élargissement de l'Union,

Considère que seules la constitution d'une autorité responsable des poursuites et l'unification des règles et procédures pénales nécessaires à la mise en oeuvre efficace des poursuites et des enquêtes constitueraient une réponse adaptée face à ces formes graves de criminalité transfrontalière,

Rappelle, à cet égard, les termes de sa résolution n° 67, adoptée le 29 mars 2001, en particulier son dernier paragraphe où il est demandé au Gouvernement « d'agir au sein du Conseil afin qu'une Convention composée de parlementaires nationaux et européens, ainsi que de représentants des Gouvernements et de la Commission européenne soit réunie pour étudier, dans les matières relevant de la compétence d'Eurojust, les conditions de l'unification des droits pénaux et de la création d'un ministère public européen (...) »,

Considère que le renforcement de la coopération policière et judiciaire en matière pénale, qui passe notamment par l'octroi de compétences opérationnelles à Eurojust et à Europol, ainsi que par la ratification des instruments déjà existants, ne fait pas obstacle à la création d'un « ministère public européen », spécifiquement chargé de lutter contre la fraude aux intérêts financiers de la Communauté, étant donné la responsabilité particulière de la Communauté dans ce domaine et les entraves créées par le morcellement de l'espace judiciaire européen à la répression efficace de ce type spécifique de criminalité transnationale, qui constitue une atteinte à la crédibilité même de l'Europe,

Approuve le principe de la création d'un « ministère public européen », telle qu'elle a été suggérée par la Commission européenne dans sa contribution à la dernière Conférence intergouvernementale, ainsi que les orientations générales du Livre vert, sous les deux réserves suivantes :

Estime, d'une part, que la création d'un « ministère public européen », c'est-à-dire d'une autorité chargée de la direction des recherches, responsable des poursuites et de l'exercice de l'action publique, ne peut se concevoir sans la création d'une instance juridictionnelle pénale au niveau européen, éventuellement issue de la Cour de Justice des Communautés européennes, c'est-à-dire d'une Cour pénale européenne, compétente en premier et/ou en dernier ressort, pour contrôler, en particulier, les actes de recherche qui constituent une restriction aux libertés fondamentales et la décision de renvoi en jugement, ainsi que pour se prononcer sur le fond,

Estime, d'autre part, que la création d'un « ministère public européen » devrait nécessairement s'accompagner d'une unification des règles et des procédures pénales, la plus complète possible, en particulier pour la définition des incriminations, y compris la tentative ou la complicité, les circonstances aggravantes, comme l'association de malfaiteurs, ainsi que les régimes de prescription ; à défaut d'unification, et uniquement en matière de sanctions et de procédures pénales, il serait envisageable de recourir à l'harmonisation et au principe de reconnaissance mutuelle,

Considère qu'une instance comprenant notamment des délégués des parlements nationaux et du Parlement européen, telle qu'elle avait été proposée dans le rapport d'information sur « la construction d'un espace judiciaire européen » de la délégation pour l'Union européenne du Sénat de 1997, pourrait utilement préparer cette unification des règles de droit pénal et des procédures,

Souligne l'intérêt de recourir au mécanisme de la coopération renforcée, au cas où le dispositif proposé ne recueillerait pas l'unanimité au sein des États membres,

Souhaite que cette question soit inscrite à l'ordre du jour, tant de la Convention sur l'avenir de l'Europe que de la future Conférence intergouvernementale de 2004.