COM (97) 619 final  du 18/11/1997
Date d'adoption du texte par les instances européennes : 07/12/1998

Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 29/12/1997
Examen : 04/03/1998 (délégation pour l'Union européenne)


Libre circulation des marchandises

Communication et proposition de résolution
de M. Jacques Genton
sur la proposition d'acte communautaire E 989 relative à l'élimination de certaines entraves aux échanges

Communication

La proposition d'acte communautaire E 989 vise à permettre de mettre fin à certaines atteintes au principe de la libre circulation des marchandises sur le territoire de la Communauté.

Comment ne pas louer une telle démarche puisque, ainsi que le rappelle fort justement l'exposé des motifs de ce texte, « la libre circulation des marchandises constitue l'un des principes fondamentaux de la Communauté européenne » ? Et comment ne pas partager le souci de la Commission européenne d'empêcher « l'interdiction brusque et injustifiée des importations de produits en provenance d'autres Etats membres, leur immobilisation, voire leur destruction » ?

La véritable portée de ce texte apparaît cependant tout autre lorsque l'on découvre que les atteintes à la libre circulation visées par cette proposition sont :

-- « la destruction d'importantes quantités de produits d'autres Etats membres, par exemple sur les routes, dans des centres commerciaux ou dans des entrepôts ;

-- l'immobilisation des produits ne permettant pas l'accès au territoire national ou leur circulation dans ce dernier : par exemple blocage de moyens de transport aux frontières, sur les autoroutes, dans les ports ou encore dans les aéroports. »

On ne s'étonne plus dès lors que les réactions qu'a pu susciter cette proposition aient pu être relatées dans un quotidien parisien, Le Figaro, sous le titre « libre circulation et droit de grève ».

Derrière des formulations prudentes, il s'agit en fait de permettre à la Commission de contraindre un Etat membre à agir, c'est-à-dire à recourir à la force publique, lorsqu'un conflit social se déroulant sur le territoire de cet Etat membre a pour effet de perturber la libre circulation des marchandises. Le texte répond ainsi à une demande pressante de l'Espagne, irritée des actes de violence et de vandalisme régulièrement commis, sur le territoire français notamment, contre des transports de produits agricoles espagnols.

La caractéristique principale du mécanisme proposé tient au fait que la Commission, lorsqu'elle constate qu'il y a entrave à la libre circulation, peut adresser à cet Etat membre une décision lui imposant de prendre les mesures nécessaires et proportionnées pour mettre fin à cette entrave, dans le délai qu'elle fixe.

*

Que faut-il penser de cette proposition ? Il semble que l'on puisse s'interroger sur deux points :

-- ce texte est-il nécessaire ?

-- est-il conforme au traité ?

1. Ce texte est-il nécessaire ?

Pour expliquer le bien-fondé de cette proposition, la Commission fait valoir deux arguments :

-- d'une part, la rapidité d'action que permet le mécanisme qu'elle propose ;

-- d'autre part, le mandat défini par le Conseil européen d'Amsterdam.

a) La rapidité

Le mécanisme d'intervention proposé aurait, selon la Commission, le mérite de lui permettre d'agir rapidement et, surtout, d'améliorer la protection des particuliers, en leur permettant d'invoquer, devant les juridictions de l'Etat membre concerné, une décision ayant force obligatoire.

On voit mal, en fait, quel serait le réel renforcement de la protection des particuliers dans la mesure où ceux-ci peuvent d'ores et déjà -sans qu'aucune décision de la Commission ne soit nécessaire- saisir les juridictions nationales pour faire sanctionner le non respect du droit communautaire.

L'argument de la rapidité ne paraît donc guère convaincant.

b) Le mandat du Conseil européen

L'exposé des motifs rédigé par la Commission est très explicite sur ce point :

Le Conseil européen d'Amsterdam des 16 et 17 juin 1997 a, dans ses conclusions sur le plan d'action en faveur du Marché intérieur, demandé à la Commission « d'examiner les moyens de garantir de manière efficace la libre circulation des marchandises y compris la possibilité d'imposer des sanctions aux Etats membres ». Il l'a invitée à « soumettre des propositions à cet effet avant sa prochaine réunion en décembre 1997 ». La présente proposition est une réponse à ce mandat.

On peut déjà estimer qu'il y a un pas important entre les termes utilisés par le Conseil européen (« examiner les moyens de garantir la libre circulation » et « soumettre des propositions à cet effet ») et la solution retenue par la Commission qui consiste à adopter un règlement en vue de conférer à la Commission un pouvoir d'injonction à l'égard des Etats membres dans un domaine qui touche à l'ordre public. Le moins que l'on puisse dire est que la Commission a retenu une conception élargie de ce mandat.

Mais surtout, on notera que, dans les termes utilisés par le Conseil européen, le seul élément fort et contraignant vient dans le membre de phrase « y compris la possibilité d'imposer des sanctions aux Etats membres ».

Or, on ne peut qu'être surpris de constater que ce membre de phrase ne figure pas dans le texte des conclusions du Conseil européen d'Amsterdam qui a été diffusé aux parlementaires français à l'issue du Conseil européen d'Amsterdam.

Ajoutons que le serveur Internet de l'Union européenne permet de vérifier aujourd'hui l'exactitude du texte qui nous avait alors été remis. Et qu'il permet de s'assurer que « la possibilité d'imposer des sanctions aux Etats membres » n'apparaît pas davantage dans la version anglaise ou dans la version espagnole des conclusions du Conseil européen.

En revanche, le texte des mêmes conclusions du Conseil européen reproduit dans le « Bulletin de l'Union européenne » qui est publié par la Commission européenne comporte cette mention.

Ceci rend perplexe. Existe-t-il une version des conclusions pour les services de la Commission et une autre diffusée à l'extérieur ? Quoi qu'il en soit, on aura peine à penser que le mandat du Conseil européen était aussi clair que la Commission le souhaiterait et que le Conseil européen ait été unanime à appeler l'imposition de sanctions pour les Etats membres.

2. Cette proposition est-elle conforme au traité ?

Quelques semaines après l'adoption par la Commission européenne de cette proposition de règlement, la Cour de Justice a rendu, à propos du problème posé par la destruction de fraises espagnoles, un arrêt qui décrit avec une remarquable précision la répartition des compétences que définit le traité en cette matière.

Cet arrêt, en date du 9 décembre 1997, a condamné la France pour n'avoir pas pris « toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas la libre circulation des fruits et légumes ».

A cette fin, la Cour a très justement rappelé que le traité imposait aux Etats membres « de prendre toutes mesures nécessaires et appropriées » pour assurer sur leur territoire le respect de la libre circulation des marchandises et qu'il appartenait à la Cour de vérifier si l'Etat membre concerné avait pris des mesures propres à assurer cette libre circulation.

Mais elle a aussi tenu à préciser les rôles respectifs des Etats membres et des institutions communautaires dans les termes suivants :

« Les Etats membres, qui restent seuls compétents pour le maintien de l'ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure, jouissent certes d'une marge d'appréciation pour déterminer quelles sont, dans une situation donnée, les mesures les plus aptes à éliminer les entraves à l'importation des produits.

Il n'appartient pas, dès lors, aux institutions communautaires de se substituer aux Etats membres pour leur prescrire les mesures qu'ils doivent adopter et appliquer effectivement pour garantir la libre circulation des marchandises sur leur territoire. »

Pourrait-on trouver plus exacte condamnation de la proposition de règlement aux termes de laquelle la Commission adresserait à l'Etat membre concerné une décision « lui imposant de prendre les mesures nécessaires et proportionnées » ?

De manière générale, lorsque la Commission dispose d'un pouvoir d'injonction, c'est parce que le traité le lui donne. C'est le cas, par exemple, en matière d'aides d'Etat.

Mais le mécanisme définissant les pouvoirs de la Commission en matière d'aides d'Etat est établi avec précision par le traité lui-même. En revanche le traité ne prévoit aucun mécanisme semblable en matière d'entrave à la libre circulation par inaction d'un Etat membre.

Un simple règlement, c'est-à-dire un acte dérivé, ne peut pas attribuer une compétence nouvelle à la Commission en l'absence de toute disposition du traité et de tout fondement dans le traité.

Pour cela, il faut que le traité lui-même attribue cette compétence. Cela a d'ailleurs été proposé lors de la Conférence intergouvernementale. Mais la Conférence intergouvernementale ne l'a pas retenu.

En tout état de cause, il n'est pas possible de modifier le traité par l'adoption d'un règlement.

Enfin, un dernier mot sur la base juridique.

Faute de trouver dans le traité d'autre base juridique adéquate, la Commission a considéré que l'article 235 du traité constituerait la seule base juridique appropriée pour ce règlement.

L'article 235 permet, dans certaines conditions, de conférer des pouvoirs nouveaux aux institutions communautaires. Mais la Cour de Justice a tracé les limites du recours à cet article. Elle a notamment clairement fait valoir que l'article 235 ne saurait en tout cas servir de fondement à l'adoption de dispositions qui aboutiraient en substance, dans leurs conséquences, à une modification du Traité échappant à la procédure que celui-ci prévoit à cet effet.

*

La conclusion est claire. L'article 235 ne peut valablement être utilisé comme base juridique pour l'adoption de cette proposition.

Je vous propose donc une proposition de résolution d'une totale simplicité puisqu'elle vise seulement à demander au Gouvernement de s'opposer à l'adoption de cette proposition d'acte communautaire.

J'ajoute que cela sera aisé pour le Gouvernement puisque l'article 235 exige l'unanimité du Conseil.

Compte rendu sommaire
du débat consécutif à la communication

M. Michel Caldaguès :

Si je m'incline devant la perfection de l'analyse juridique de notre Président, je ne puis le suivre sur le fond. En effet, je constate que la France s'est fait une spécialité des entraves à la liberté de circulation : il ne se passe pas un samedi à Paris sans qu'une manifestation sur la voie publique n'y paralyse le trafic. Le défilé de chasseurs, organisé en février dernier, a été, de ce point de vue, tout à fait catastrophique, les forces de police procédant désormais au barrage systématique des rues, même bien au-delà du cheminement des cortèges. Il s'agit là d'un exemple parmi tant d'autres, et qu'on ne s'étonne pas que nos voisins européens soient fréquemment irrités par de tels comportements.

M. Claude Estier :

Les propos de notre collègue Michel Caldaguès m'étonnent : ce problème de manifestations à Paris est purement franco-français et je doute qu'il soit favorable à une interdiction du droit de manifester. Le problème que pose le vandalisme à l'égard des transporteurs espagnols est de tout autre nature. Je constate que la Commission a outrepassé, en l'espèce, son rôle et je suis notre Président dans ses conclusions.

M. Christian de La Malène :

Il ne faudrait pas que l'adoption de cette proposition de résolution soit interprétée comme une approbation de notre part à la destruction des marchandises produites par les autres Etats membres ou comme le soutien de notre Gouvernement à ce type de comportement répréhensible. Pour éviter cela, il suffirait que nous précisions, au début du texte, que nous condamnons ces actions de violence ; pour autant, il n'est pas tolérable que la Commission invente un texte pour satisfaire les exigences et les pressions espagnoles.

M. Pierre Fauchon :

Je partage entièrement l'analyse de Michel Caldaguès. L'impuissance de l'Etat pour la défense du domaine public et la protection de la libre circulation devient une spécificité française. De surcroît, en lisant la proposition d'acte communautaire que nous étudions, je n'y trouve pas la capacité de coercition contre laquelle s'élève notre rapporteur. Je ne vois rien de scandaleux dans le fait que la Commission puisse adresser des avertissements aux Etats défaillants ou déclencher des procédures en manquement devant la Cour de justice.

M. Jacques Genton :

C'est à l'article 2 du texte que figure la faculté d'injonction aux Etats membres qui n'est pas juridiquement acceptable.

M. Michel Caldaguès :

Effectivement, le mot « décision » qui figure à l'article 2 est contestable mais je ne vois rien de choquant, sur le fond, à ce que la Commission se préoccupe de la libre circulation. Qu'il soit bien clair que je ne m'oppose pas à l'exercice du droit de manifester mais que je m'insurge contre l'abus qui peut en être fait. Si la Commission s'est montrée aussi expéditive, c'est sans doute parce que nous exaspérons les Espagnols, les Anglais et bien d'autres.

M. Pierre Fauchon :

Je pense qu'en remplaçant, dans l'article 2, le mot « décision » par le mot « avertissement », cette proposition de directive serait très acceptable.

M. Christian de La Malène :

Certes, la France est dans son tort dans cette affaire. Mais la Commission l'est plus encore en sollicitant les conclusions du sommet d'Amsterdam pour justifier son texte. Ce procédé est insupportable, le Conseil des ministres et l'Assemblée nationale l'ont également dénoncé.

M. Jacques Genton :

Avec votre accord, je vous propose de modifier la rédaction de la proposition de résolution pour affirmer la responsabilité des Etats membres dans le respect du principe de libre circulation, tout en maintenant notre hostilité de principe au texte de la Commission.

Suivant son rapporteur, la délégation s'est prononcée en faveur du dépôt de la proposition de résolution suivante :

Proposition de résolution

Le Sénat,

Vu la proposition de règlement du Conseil instaurant un mécanisme d'intervention de la Commission pour l'élimination de certaines entraves aux échanges (E 989),

Vu les conclusions du Conseil européen d'Amsterdam des 16 et 17 juin 1997,

Vu l'arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes du 9 décembre 1997, C-265/95 Commission des Communautés européennes contre République française,

Vu l'avis de la Cour de Justice des Communautés européennes du 28 mars 1996,

Considérant que le mécanisme d'intervention de la Commission pour l'élimination de certaines entraves aux échanges proposé par la Commission dans la proposition d'acte communautaire E 989 relève d'une modification du traité et non d'une application de ses dispositions,

Demande au Gouvernement de s'opposer à l'adoption en l'état de l'article 2 de cette proposition d'acte communautaire par le Conseil et de prendre lui-même les mesures nécessaires pour assurer la libre circulation des marchandises sur le territoire français.

La proposition de résolution de M. Jacques Genton a été publiée sous le n° 333 (1997-1998).