M. le président. La parole est à M. Dominique Théophile. (MM. Arnaud de Belenet et Claude Malhuret applaudissent.)

M. Dominique Théophile. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, privatiser ADP, c’est repenser la place de l’État au XXIe siècle : il s’agit de passer d’un État rentier à un État investisseur, un État stratège qui investit pour l’avenir des Français. (Exclamations sur les travées du groupe CRCE.)

M. Pierre Ouzoulias. Plutôt un État démissionnaire !

M. Dominique Théophile. Le produit des cessions doit abonder un fonds d’innovations de rupture doté de 10 milliards d’euros, nécessaire à notre économie nationale : stockage de l’énergie, intelligence artificielle, robotique…

L’État stratège n’est pas nécessairement un État actionnaire de toutes les entreprises. Le fonds d’innovation doit permettre de préserver la souveraineté du pays, pour que notre économie ne dépende pas uniquement de brevets et de licences de l’étranger.

Il faut aussi garder à l’esprit que de nouveaux investissements sont nécessaires, par exemple pour la construction d’un quatrième terminal. C’est parce qu’ADP se porte bien qu’il a de nouveaux besoins de financement ; sa forme actuelle ne lui permet pas de les obtenir.

Par ailleurs, un tiers des bénéfices d’exploitation d’ADP provient de l’activité aéroportuaire, mais les deux tiers proviennent des boutiques de luxe, des hôtels et des parkings. Ce n’est pas le rôle de l’État de percevoir des dividendes liés à ces activités ! (Protestations sur les travées des groupes CRCE, SOCR et Les Républicains.)

Le groupe ADP est international. Il est présent dans plus de trente pays et détient par exemple des participations dans les aéroports d’Amsterdam et d’Istanbul. Il s’agit de conforter une stratégie de consolidation à l’international déjà engagée par le groupe pour s’imposer parmi les leaders mondiaux. Ainsi, ADP perçoit la cession de la participation publique comme une aide dans sa stratégie.

La cession des participations publiques a pour objectif l’entrée de nouveaux investisseurs qui permettront d’emmener le groupe aux plus hauts niveaux et de le conforter comme leader mondial.

Ce transfert au secteur privé est évidemment assorti de plusieurs garde-fous législatifs pour que l’État conserve ses prérogatives en matière d’autorisation d’investissements.

En effet, la reprise du contrôle des actifs par l’État sera opérée au bout de soixante-dix ans. Pendant cette période, les actifs sont incessibles sauf autorisation expresse de l’État. De plus, des enseignements ont été tirés des erreurs commises lors de la conclusion des concessions autoroutières. Des contrats de régulation économique pluriannuels seront renégociés tous les cinq ans entre l’État et ADP.

Concernant les salariés, le régime applicable ne sera pas affecté par la privatisation. (Rires sur les travées du groupe CRCE.) Cette garantie inscrite dans la loi fait d’ailleurs suite à un amendement communiste adopté à l’Assemblée nationale. Ce dispositif apparaît plus efficace qu’une concession classique, qui aurait imposé une mise en concurrence, puis la conclusion d’un contrat avec l’opérateur retenu et qui n’aurait pas permis à l’État de garder un contrôle aussi important que celui qu’il aura dans le cadre de la privatisation d’ADP.

M. Patrick Kanner. C’est la meilleure !

M. Dominique Théophile. En outre, une concession classique aurait conduit à une hausse des redevances aéroportuaires avec une répercussion sur les compagnies aériennes. Or, dans le cadre du contrat de régulation économique pluriannuel, les compagnies sont associées pour le niveau de redevances.

La sécurisation de la frontière et la régulation du trafic – cela inclut les horaires de décollage pour les communes aux alentours – restent gérées par l’État. Il est à noter que le Gouvernement a même renforcé la police aux frontières voilà un an.

M. Fabien Gay. Mais pas la sûreté !

M. Dominique Théophile. Pour toutes ces raisons, et bien d’autres, la privatisation d’ADP semble nécessaire.

M. Fabien Gay. Faisons donc un référendum !

M. Dominique Théophile. Cet avis n’est pas partagé par un certain nombre de nos collègues parlementaires. Ceux-ci ont choisi de déclencher un projet de référendum d’initiative partagée (RIP).

Le référendum d’initiative partagée est le dispositif prévu, depuis la révision constitutionnelle de 2008, à l’article 11 de la Constitution. Celui-ci prévoit qu’un référendum peut être organisé « à l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales ».

À ce jour, au moins 185 parlementaires…

M. Dominique Théophile. … issus de plusieurs partis d’opposition soutiennent ce projet de référendum. Le Conseil constitutionnel a en outre donné son feu vert à ce projet.

Cependant, il n’en va pas de même concernant la troisième condition, puisque la pétition en ligne recueille un peu plus d’un million de signatures sur les 4,7 millions que requiert le RIP,…

Mme Éliane Assassi. Vous avez essayé de vous connecter ?

M. Dominique Théophile. … et il ne reste que trente-cinq jours pour les atteindre.

S’il n’est pas question ici de discuter de l’utilisation du référendum d’initiative partagée, qui est un droit constitutionnel, le déclenchement du projet de RIP pour contester la privatisation d’ADP est, lui, sujet à caution.

M. Rachid Temal. Pourquoi ?

M. Dominique Théophile. En effet, la Constitution empêche explicitement d’abroger par un RIP une disposition législative promulguée depuis moins d’un an. C’est le cas de la loi Pacte.

M. Fabien Gay. Et l’avis du Conseil constitutionnel, vous en faites quoi ?

M. Dominique Théophile. Le RIP doit demeurer un outil permettant d’introduire des respirations de démocratie directe dans un système de démocratie représentative, que nous incarnons ici.

Il est cependant à craindre, au-delà du cas particulier d’ADP, que l’initiative de nos collègues puisse ouvrir une brèche susceptible de fragiliser le système de représentation politique. (Exclamations sur les travées des groupes CRCE et SOCR.)

M. Rachid Temal. Démagogie !

M. Dominique Théophile. Jusqu’à présent, la mise en œuvre du RIP, inscrit dans la Constitution en 2008, paraissait suffisamment exigeante pour que la procédure ne soit utilisée que dans des circonstances exceptionnelles. Il ne me semble pas que cette initiative soit fidèle à la volonté du constituant de 2008.

M. Patrick Kanner. Le Conseil constitutionnel a validé la démarche !

M. Dominique Théophile. Ne créons pas d’instrument qui pourrait…

M. Rachid Temal. Déranger Macron ! (Sourires sur les travées du groupe SOCR.)

M. Dominique Théophile. … entraîner un dysfonctionnement de la démocratie parlementaire et compromettre la bonne gouvernance de notre pays. (Protestations sur les travées des groupes CRCE et SOCR. – Brouhaha.)

M. le président. Mes chers collègues, je vous prie de laisser parler l’orateur.

Veuillez poursuivre, monsieur Théophile.

M. Dominique Théophile. La France a un besoin évident de renouveau démocratique et d’une plus grande participation directe des Français aux choix politiques, notamment sur le plan local. Le mouvement des « gilets jaunes » en a souligné l’urgence.

En définitive, il me semble qu’à l’occasion d’une future réforme constitutionnelle,…

M. Patrick Kanner. Elle est où ?

M. Dominique Théophile. … il faudra revenir à l’esprit du constituant de 2008, en corrigeant les failles du recours au RIP, mais aussi en l’assouplissant et en simplifiant ses règles. Je pense à la possibilité, comme l’a proposé le Président de la République, que l’initiative puisse provenir d’au moins un million de citoyens dénombrés, via une pétition. Ce serait de nature à concilier la légitimité populaire, qui est le fondement de la démocratie, et le respect des institutions, qui en est la condition. (M. Arnaud de Belenet applaudit.)

M. Patrick Kanner. Déposez-la donc, votre réforme constitutionnelle !

M. le président. Mes chers collègues, je demande que chaque orateur puisse s’exprimer dans le calme.

La parole est à Mme Laurence Cohen.

Mme Laurence Cohen. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, comme l’a souligné ma collègue Éliane Assassi, en ce début d’année, il est essentiel, au vu des enjeux, de mener ici au moins un débat sur ADP.

Chacun le sait, au groupe CRCE, nous nous sommes mobilisés, et nous continuons de le faire pour créer les conditions d’un référendum. Alors que la privatisation d’ADP, dont la superficie est de 6 686 hectares, risque de devenir la plus grosse de l’histoire française, nos concitoyennes et concitoyens ne bénéficient d’aucune information officielle leur permettant de donner leur avis. C’est un déni démocratique, mon cher collègue Théophile ! Nous sommes intervenus à plusieurs reprises auprès du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pour qu’une campagne d’information soit lancée, ce qui n’a malheureusement pas abouti, en tout cas jusqu’à présent.

Permettez-moi de souligner sans chauvinisme que le Val-de-Marne est le deuxième département ayant le plus voté en faveur de la tenue d’un tel référendum.

Mme Catherine Procaccia. À cause d’Orly !

Mme Laurence Cohen. Plus de 38 400 personnes se sont exprimées, soit pratiquement 5 % des électeurs. Sur la France entière, ce sont plus d’un million de personnes qui exigent la tenue d’un référendum sur la privatisation, ou non, du groupe ADP.

Je tiens à ce propos à saluer les actions que nous avons menées, comme à la Fête de l’Humanité au mois de septembre dernier sur l’initiative de notre groupe, ou encore lors du meeting organisé au mois de juin dernier à la Bourse du travail de Saint-Denis sur l’initiative de mon collègue député Stéphane Peu, qui réunissait des parlementaires de toutes sensibilités politiques, du PCF au PS, en passant par la France insoumise, Les Républicains, Génération.s et Europe Écologie Les Verts. Sans compter les dizaines d’actions sur nos territoires.

Les enjeux sont majeurs. Je pense tout d’abord aux conséquences économiques. En moyenne, Aéroports de Paris rapporte 170 millions d’euros de dividendes chaque année à l’État. En cas de privatisation, non seulement cette source de revenus disparaîtrait, mais, en plus, l’État devrait s’acquitter d’indemnisations supplémentaires particulièrement vertigineuses : près d’un milliard d’euros pour indemniser financièrement les actionnaires minoritaires actuels, qui risqueraient, après les soixante-dix ans de privatisation prévus par la loi, d’être expropriés pour une nouvelle nationalisation, alors même qu’il est également prévu que l’État rachète son dû dans soixante-dix ans.

Ainsi., l’État y perdrait triplement : un milliard d’euros d’indemnités en faveur des actionnaires minoritaires ; 170 000 euros de bénéfices en moins par an, c’est-à-dire presque 12 milliards d’euros sur soixante-dix ans ; et, bien entendu, le prix qu’il faudrait payer pour racheter ADP dans soixante-dix ans ! Monsieur le secrétaire d’État, quand on cherche de l’argent : là, il y en a !

C’est à l’encontre de tout bon sens, alors même qu’ADP est une entreprise rentable qui offre de nombreuses perspectives prospères pour l’avenir, comme le laissent présumer le nouveau terminal 4 à Roissy, prévu pour 2025, ou les récents aménagements de l’aéroport d’Orly. Le Gouvernement prétend vouloir investir dans un fonds pour l’innovation grâce aux recettes de cette privatisation. Les recettes annuelles d’ADP, en constante hausse, ne pourraient-elles financer ce fonds sur plusieurs années ?

Le deuxième enjeu capital soulevé par la privatisation d’ADP est politique. Comme le rappelle le professeur de droit public Paul Cassia, cette opération soulève un problème relevant de la souveraineté même de l’État français. En effet, plus de 100 millions de passagers transitent chaque année par cette plateforme pour entrer sur le territoire ou en sortir, faisant d’ADP la plus grande frontière française. Pas moins de 80 % des visiteurs étrangers passent par ADP, qui possède donc des infrastructures sensibles ! Privatiser ces infrastructures signifie nécessairement menacer la capacité de l’État à contrôler intégralement et sans intermédiaire les entrées et sorties du territoire, qui vont in fine dépendre de son dialogue avec un groupe privé.

Un troisième enjeu particulièrement important est le risque d’anticonstitutionnalité d’une telle privatisation. En effet, cette opération entre directement en contradiction avec le neuvième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » C’est sur cette base que le législateur avait déjà refusé la privatisation d’ADP en 2005.

Cette privatisation potentielle soulève également un enjeu fort lié aux risques de suppressions d’emplois et de précarisation d’une partie des salariés d’ADP. Pour rappel, près de 90 000 salariés travaillent à Roissy et plus de 25 000 à Orly, sans compter les emplois induits.

Et que dire de l’enjeu écologique d’une telle privatisation à une époque où nous subissons directement les conséquences du réchauffement climatique ? Que dire des conséquences sur la vie des riverains ? Je pense particulièrement aux nuisances sonores ! Il est à craindre qu’une privatisation d’ADP n’aggrave la situation, en intensifiant le trafic aérien et en remettant en cause le couvre-feu actuel, qui interdit le survol des avions entre vingt-trois heures trente et six heures du matin.

Enfin, une privatisation aboutirait nécessairement à une augmentation des tarifs et à un remaniement qui pourraient menacer certaines lignes, par exemple celles reliant la France hexagonale à ses territoires d’outre-mer. À La Réunion, un collectif d’usagers, Réunion ADP, craint particulièrement les hausses des taxes aéroportuaires, qui correspondent actuellement à 50 % du prix d’un vol. Alors que des milliers d’étudiants ultramarins viennent chaque année faire leurs études en France métropolitaine, comment garantir leur mobilité sans hausse supplémentaire ?

Au regard des nombreuses conséquences que je viens d’évoquer, l’organisation d’un référendum sur la privatisation d’Aéroports de Paris relève d’une exigence démocratique. Il y va du droit des citoyennes et des citoyens à protéger le devenir des biens communs et des services publics. Il y va également du devoir de l’État d’écouter les mobilisations inédites et les nombreuses voix, toutes sensibilités politiques confondues, qui, depuis des mois, exigent le dialogue, donc ce référendum. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SOCR.)

M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants.)

M. Claude Malhuret. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, voilà tout juste un an, nous examinions le projet de loi Pacte. Parmi toutes les mesures de bon sens attendues de longue date par les entrepreneurs et les salariés français, une disposition de ce texte cristallisait les tensions politiques. Il s’agissait de la privatisation d’Aéroports de Paris. Un an après, nous nous réunissons de nouveau dans notre hémicycle pour aborder cet épineux sujet.

Cependant, l’objectif de ce débat n’est pas de remettre le même ouvrage sur le métier. Car, depuis lors, les termes du débat ont changé. Une proposition de loi référendaire a été déposée contre cette privatisation.

La question qui nous est posée aujourd’hui est la suivante : l’organisation de ce référendum est-elle une exigence démocratique ? Nous devons donc définir ce que signifie l’expression « exigence démocratique ». On peut l’entendre de deux façons. D’une part, s’agit-il d’une demande du peuple français suffisamment forte pour justifier l’organisation d’une large consultation ? D’autre part, s’agit-il d’une obligation institutionnelle fondée sur un principe de notre droit ?

Commençons par la demande populaire. J’éviterai pour ma part de me poser en porte-voix du peuple français. Je me contenterai de me référer à des critères objectifs. Or nous disposons en la matière d’un baromètre assez précis.

En effet, en choisissant la voie du référendum d’initiative partagée, les parlementaires ayant cosigné la proposition de loi référendaire ont sollicité le soutien de nos concitoyens. La proposition ne pourra être adoptée que s’ils parviennent à réunir les signatures de 10 % du corps électoral, soit quelque 4,7 millions de Français, dans les neuf mois suivant le dépôt de la proposition.

À quelques semaines de l’échéance, les soutiens ne dépassent guère le million de signatures, soit à peine 2 % du corps électoral. Difficile, dans ce contexte, de parler de demande populaire forte… (Rires sur les travées des groupes CRCE et SOCR.) Eh oui ! J’en suis désolé pour vous, chers collègues.

J’en viens à l’obligation institutionnelle. Dans le cas où le seuil des 4,7 millions de signatures ne serait pas atteint, la proposition de loi référendaire resterait lettre morte. Dès lors, aucune loi de la République ne pourrait contraindre le pouvoir exécutif à organiser un référendum.

En somme, il apparaît qu’un référendum sur la privatisation d’ADP n’a rien d’une « exigence démocratique ». Nos institutions ne nous y obligent pas, et le peuple ne le demande pas. (Exclamations sur les travées des groupes CRCE et SOCR.)

M. Pierre-Yves Collombat. Qui connaît le peuple ?

M. Claude Malhuret. Je comprends que cela vous ennuie, mais il faut bien constater la réalité.

La deuxième question porte sur la décision du Conseil constitutionnel jugeant recevable cette proposition de loi référendaire. Cette décision a suscité de nombreuses critiques, notamment celles, dans une tribune parue le 14 mai dernier dans Le Monde, de deux constitutionnalistes de renom, qui considéraient que le Conseil constitutionnel avait commis une double faute, à la fois juridique et démocratique, en jugeant recevable cette proposition de loi.

M. Fabien Gay. Il y a eu encore plus de tribunes de constitutionnalistes pour dire l’inverse !

M. Claude Malhuret. Leur argumentation s’appuie notamment sur le fait que cette procédure ne respecterait pas l’esprit de réforme constitutionnelle de 2008 ayant instauré le référendum d’initiative partagée.

En effet, une proposition de loi référendaire ne peut avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an. L’initiative de nos collègues a donc joué sur le calendrier et, pour ainsi dire, sur les mots, en visant à abroger une disposition votée par les assemblées, mais non promulguée par le pouvoir exécutif.

Ces critiques ont été entendues par le Conseil constitutionnel lui-même, dont le président a cru nécessaire de justifier sa décision, fait rarissime, en publiant un communiqué. Petite parenthèse : ce communiqué rappelle préalablement que le Conseil constitutionnel a validé la loi Pacte, y compris les articles prévoyant la privatisation d’ADP, ce que l’on oublie trop souvent. J’ai donc été étonné d’entendre dire à l’instant que ces articles étaient anticonstitutionnels. N’en déplaise à ceux qui ont déclenché la procédure de référendum, cette privatisation a donc force de loi, et il y a tout lieu de penser que cela le restera, tant nous sommes loin aujourd’hui des 4,7 millions de signatures.

Mais là n’est pas l’essentiel. L’essentiel est que, dans le vocabulaire très particulier et très prudent du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius indique qu’il y a « matière à réflexion sur la manière dont cette procédure » – celle du référendum d’initiative partagée – « a été conçue ». En français de tous les jours, cela signifie que le législateur s’est pris les pieds dans le tapis en 2008, et Laurent Fabius suggère donc à mots couverts qu’il faudra y revenir lors d’une prochaine révision constitutionnelle.

Quelle est en effet la conséquence importante et fâcheuse du texte constitutionnel tel qu’il est aujourd’hui rédigé ? C’est la faille dans laquelle se sont engouffrés les parlementaires ayant lancé la procédure de demande de référendum un jour avant la promulgation de la loi. Avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel, on va désormais pouvoir proposer un référendum sur tous les sujets pendant même l’examen de la loi. Cela revient à opposer démocratie directe et démocratie représentative, alors qu’elles étaient jusqu’à présent complémentaires, et à opposer au même moment les deux expressions de la volonté nationale que sont le vote des représentants du peuple et le référendum. Dans ces conditions, cette forme de démocratie participative vise moins à compléter les mécanismes de la démocratie représentative qu’à leur faire échec.

C’est un problème grave. Il nécessitera, comme je l’ai déjà souligné, une clarification de l’article 11 de la Constitution lors de la prochaine révision constitutionnelle. Si nous ne le faisons pas, nous aurons laissé, nous, parlementaires, discréditer le travail des assemblées en le soumettant aux impératifs de la démocratie plébiscitaire. Et nous connaissons tous l’écueil principal de cette démocratie plébiscitaire : elle conduit les citoyens à se prononcer pour ou contre un gouvernement plutôt que pour ou contre une mesure, aussi importante soit-elle pour le pays.

M. Claude Malhuret. Nous sommes au cœur des débats qui portent depuis un an sur les rapports de la démocratie représentative et de la démocratie directe. J’ai exprimé à d’autres occasions les graves inquiétudes que m’inspirent les dérives vers la démocratie directe, démocratie d’émotion quand ce n’est pas démocratie de l’émeute ! (Exclamations sur les travées du groupe CRCE.)

Dans les circonstances que traverse aujourd’hui notre pays, et alors que la vague populiste menace un peu partout les régimes démocratiques (Vives exclamations sur les travées du groupe CRCE.),…

M. Pierre-Yves Collombat. On l’attendait !

M. Claude Malhuret. … il est plus que jamais essentiel de lui résister. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Indépendants et LaREM, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Républicains. – Protestations sur les travées des groupes CRCE et SOCR. – Brouhaha.)

M. le président. La parole est à Mme Anne-Catherine Loisier.

Mme Anne-Catherine Loisier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nos collègues du groupe CRCE nous invitent à un débat que je formulerai en ces termes : le vote du Parlement en faveur de la privatisation d’ADP ne répondrait-il pas aux exigences démocratiques ?

Si l’objectif de créer un Fonds d’innovation pour les entreprises, inscrit dans la loi Pacte, n’a pas été contesté, la méthode a interrogé dès le début, s’agissant de la perte de participation majoritaire de l’État dans le capital d’entreprises du transport aérien, de la régulation des jeux et de la transition énergétique, des entreprises rentables, prospères, versant chaque année plusieurs centaines de millions d’euros de dividendes à l’État, et pour lesquelles un copilotage étatique était jusqu’alors considéré comme d’intérêt public, voire stratégique ! En seulement dix ans, le chiffre d’affaires d’ADP a quasiment doublé, passant de 2 500 milliards d’euros en 2008 à près de 4 500 milliards d’euros en 2018.

Au final, les privatisations de la Française des jeux et d’Engie ont été actées par les deux assemblées, le Sénat ayant rejeté celle d’ADP. L’accord du Parlement était donc obtenu, dans le plus strict respect des institutions et des principes démocratiques, mais pas nécessairement dans celui de l’opinion publique.

Tandis que l’État s’efforçait de diminuer ses dépenses et de consolider ses recettes, l’opinion publique, alimentée par les mouvements sociaux et politiques, s’interrogeait chaque jour davantage sur l’intérêt de vendre des actifs rentables et de renoncer à des rentrées d’argent récurrentes, appauvrissant l’État.

Le mouvement des « gilets jaunes », avec ses revendications de justice sociale et de meilleure redistribution des richesses, a rebondi sur le dossier de la privatisation du groupe ADP, perçue comme une « spoliation » du patrimoine des Français, d’autant que les chiffres du groupe explosaient, ADP devenant le numéro 1 mondial de la gestion aéroportuaire en nombre de passagers et le détenteur du premier aéroport de l’Union européenne, Roissy-Charles-de-Gaulle, à la suite du Brexit.

En avril dernier, 185 de nos collègues se sont associés pour lancer une première procédure de référendum et tenter d’arrêter la privatisation du groupe ADP.

Dans le même temps, le président Macron ouvrait une faille en se déclarant favorable au RIP et en proposant d’abaisser le seuil des soutiens à un million de signatures pour le rendre plus accessible. Dès lors, comment ne pas mettre en actes les paroles du Président de la République ?

À mon sens, l’exécutif s’est mis lui-même dans une impasse démocratique, qu’il appréhende maintenant en raison d’un climat social il est vrai peu propice à un vote apaisé.

Mais existe-t-il une alternative dans le contexte que nous connaissons ? Le vote du Parlement suffit-il encore à légitimer le choix de privatiser ADP face à une proposition de loi référendaire qui dépasse aujourd’hui le million de soutiens, en dépit d’une information quasi inexistante et d’un accès pour le moins complexe ?

Mme Anne-Catherine Loisier. Tout choix politique s’inscrit dans un contexte, mes chers collègues. C’est, me semble-t-il, l’enchaînement des événements de ces derniers mois et les déclarations maladroites de l’exécutif qui, aujourd’hui, confèrent à la consultation des citoyens par référendum une légitimité en quelque sorte supérieure et complémentaire à celle du vote du Parlement.

L’argument qui met en avant les 10 % de soutiens nécessaires à l’organisation d’un référendum n’est plus audible après les propos du Président de la République, qui qualifiait de « signal déjà fort » la mobilisation d’un million de signatures.

Le référendum sur la privatisation d’ADP est désormais le talon d’Achille du Gouvernement, avec ce dilemme : faut-il prendre le risque de le perdre ou l’esquiver ?

Refuser un référendum, c’est discréditer, une fois de plus, la parole du politique. Dans le contexte et avec les menaces que nous connaissons, ce serait vécu comme un nouvel acte de défiance d’un président qui n’écouterait plus les Français, et craindrait même de leur laisser la parole.

Le risquer, c’est en revanche se présenter comme le garant d’une démocratie assumée.

Je conclurai par une formule souvent employée par le Président de la République : « N’ayez pas peur ! » (Applaudissements sur les travées des groupes SOCR et CRCE. - MM. Sébastien Meurant et Olivier Paccaud applaudissent également.)