Sommaire

Présidence de Mme Hélène Conway-Mouret

Secrétaires :

Mme Françoise Gatel, M. Dominique de Legge.

1. Procès-verbal

2. La lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière. – Débat organisé à la demande du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen

M. Yvon Collin, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen

M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics

Débat interactif

Mme Nathalie Goulet ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics ; Mme Nathalie Goulet.

M. Emmanuel Capus ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics.

M. Jean-François Husson ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics ; M. Jean-François Husson.

M. Georges Patient ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics.

M. Pascal Savoldelli ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics.

Mme Sophie Taillé-Polian ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics.

M. Jean-Marc Gabouty ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics ; M. Jean-Marc Gabouty.

M. Michel Canevet ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics.

Mme Pascale Gruny ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics ; Mme Pascale Gruny.

M. Vincent Éblé ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics.

M. Marc Laménie ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics ; M. Marc Laménie.

M. Alain Duran ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics ; M. Alain Duran.

Mme Marie-Christine Chauvin ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics ; Mme Marie-Christine Chauvin.

M. Yves Bouloux ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics ; M. Yves Bouloux.

M. Daniel Gremillet ; M. Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics.

Conclusion du débat

M. Jean-Claude Requier, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen

3. Le cannabis, un enjeu majeur de santé publique. – Débat organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste

Mme Esther Benbassa, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste

Mme Chantal Deseyne

Mme Laurence Cohen

Mme Laurence Rossignol

M. Joël Labbé

Mme Jocelyne Guidez

M. Daniel Chasseing

M. Michel Forissier

M. Olivier Cadic

Mme Pascale Gruny

M. Adrien Taquet, secrétaire d’État auprès de la ministre des solidarités et de la santé

4. Ordre du jour

compte rendu intégral

Présidence de Mme Hélène Conway-Mouret

vice-présidente

Secrétaires :

Mme Françoise Gatel,

M. Dominique de Legge.

Mme la présidente. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quatorze heures trente-cinq.)

1

Procès-verbal

Mme la présidente. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

La lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière

Débat organisé à la demande du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, sur le thème : « La lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière. »

Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.

Je vous rappelle que l’auteur de la demande du débat dispose d’un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répond pour une durée équivalente.

À l’issue du débat, le groupe auteur de la demande dispose d’un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.

Dans le débat, la parole est à M. Yvon Collin, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)

M. Yvon Collin, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, au sein de l’Union européenne, la souveraineté fiscale des États, confortée par la règle de l’unanimité, conduit le plus souvent au chacun pour soi.

Le projet de taxe dit « Gafa » – pour Google, Apple, Facebook et Amazon –, dont nous avons débattu la semaine dernière, est l’illustration la plus récente d’une divergence d’approches entre plusieurs pays européens. Je note toutefois avec satisfaction que la Commission européenne a ouvert, en janvier dernier, le débat sur l’idée d’une transition progressive vers la majorité qualifiée en matière fiscale, ce dont nous nous félicitons.

En attendant, cette absence de convergence entre les politiques fiscales permet soit une concurrence déloyale entre les États membres, soit la mise en œuvre de systèmes d’évasion fiscale.

Aussi, le RDSE a souhaité inscrire à l’ordre du jour de nos travaux la question de la fraude transfrontalière à la TVA, un fléau qui crée un manque à gagner colossal pour les administrations publiques.

En effet, chaque année, la Commission européenne déplore l’ampleur des pertes. Dans son dernier rapport, ce sont près de 147 milliards d’euros qui ont été captés en 2016 par la fraude à la TVA, dont 20 milliards d’euros pour la France. La seule fraude à la TVA transfrontalière s’élèverait à 50 milliards d’euros, soit presque un tiers du budget de l’Union européenne.

Bien que l’écart de TVA ait diminué depuis quelques années, les résultats varient d’un pays à l’autre. La Suède et la Croatie ne perdent que, si j’ose dire, 1 % de leurs recettes théoriques, tandis que l’Italie et la Grèce en perdent respectivement 25 % et 30 %. La France se situe dans une position médiane, avec un écart de TVA resté stable à 12 %, mais le montant de la fraude a tendance à augmenter en valeur absolue.

Comme vous le savez, monsieur le ministre, s’agissant en particulier de la fraude à la TVA transfrontalière, celle-ci s’appuie principalement sur le système dit « carrousel », une technique assez futée qui implique plusieurs entreprises d’une même chaîne commerciale présente dans au moins deux États membres de l’Union, réalisant entre elles des acquisitions intracommunautaires et des livraisons intracommunautaires et/ou des importations et des exportations.

Finalement, la fraude repose sur le non-reversement à l’État de la TVA par celui qui l’a collectée, un intermédiaire qui disparaît le plus souvent, rendant ainsi impossible le recouvrement de cette taxe. Exploitant les failles des circuits de collecte de la TVA transfrontalière, de véritables sociétés-écrans, encore appelées « sociétés taxis », se sont créées, dont certaines financeraient des activités criminelles, voire terroristes.

Quand on ne cherche pas à récupérer la totalité de la somme à des fins malveillantes, il peut s’agir de commercialiser, en bout de chaîne, des produits à des prix bien sûr nettement inférieurs aux prix du marché officiel, les gains des maillons intermédiaires étant financés par le Trésor du fait du non-reversement de la TVA. Ces pratiques affectent ainsi le fonctionnement normal du marché et créent des distorsions de concurrence pour les opérateurs respectueux de leurs obligations fiscales.

Il est donc urgent, monsieur le ministre, d’agir sur ce front, d’autant que la fraude au carrousel, que je viens d’évoquer, n’est ni nouvelle ni isolée.

On peut également citer les fausses factures liées à la vente de véhicules prétendument d’occasion, qui créent artificiellement de la TVA déductible, ou encore la fraude au régime 42 – celle-ci profite d’une suspension de TVA le temps que la marchandise circule. Cet ensemble d’escroqueries a été mis en place dès le lendemain de la création du marché unique.

Mes chers collègues, d’où vient cette vulnérabilité ?

À l’évidence, l’existence de vingt-huit régimes de TVA différents favorise bien entendu cette situation. N’est-il pas incohérent d’avoir un marché unique sous-tendu par une TVA encore assise sur des frontières ? On ouvre la porte à des fraudes et on complique la vie des entreprises sérieuses au travers de règles de facturation transfrontalières pas toujours simples, je le concède.

Rappelons aussi que le régime actuel de TVA pour les échanges entre les États membres de l’Union européenne date de 1993 et qu’il n’a jamais été corrigé en profondeur. Depuis lors, les échanges commerciaux se sont intensifiés, l’Europe s’est élargie et les communications électroniques se sont accélérées, ouvrant un peu plus le terrain de jeu des fraudeurs.

Dans ces conditions, il n’est pas inutile de rappeler à l’Union européenne ses responsabilités dans ce chantier, et ce d’autant plus que la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales est devenue une priorité pour nombre d’États membres.

Bien entendu – nous le savons pour avoir déjà avoir formulé des propositions en la matière –, la Commission européenne est mobilisée depuis 2016 sur la question de la TVA. À la fin de 2017, elle avait présenté un programme de réforme des règles de l’Union européenne en matière de TVA, qui, selon ses estimations, pourrait réduire de 80 % le montant de la fraude – c’était une bonne proposition.

L’idée générale, que la majorité de mes collègues du RDSE partage, est de mettre rapidement en place un espace de TVA unique à l’échelle de l’Union européenne.

Nous approuvons aussi les quelques mesures techniques simples qui seraient de nature à écarter la fraude : le prélèvement de la TVA directement sur les échanges transfrontaliers entre entreprises, la mise en place d’un guichet unique en ligne permettant à la fois le paiement par les entreprises dans leur langue d’origine et le reversement de la TVA d’un État vers l’État du consommateur final.

Le 22 juin 2018, le Conseil avait approuvé des mesures visant à accroître la coopération administrative, afin de renforcer la lutte contre la fraude à la TVA, notamment par une amélioration de l’échange d’informations ou encore le renforcement du réseau Eurofisc – c’est un début. Mais où en sommes-nous de cette collaboration entre les États membres ?

Nous en sommes bien conscients, je l’ai évoqué en introduction, la règle de l’unanimité ralentit, pour ne pas dire empêche, la mise en œuvre rapide d’une politique fiscale cohérente à l’échelle de l’Union européenne.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, alors que, partout en Europe, les citoyens réclament davantage de justice fiscale et que les gouvernements s’emploient à alléger les impôts sur les ménages, l’Union européenne doit se montrer plus volontaire pour édicter des règles de nature à mieux lutter contre la fraude et pour convaincre de l’intérêt d’une convergence plus forte entre les politiques fiscales.

Tout cela ne dispense pas bien entendu chacun des États membres d’améliorer leurs dispositifs nationaux. À cet égard, vous pourrez sans doute, monsieur le ministre, nous apporter des éclairages utiles, et peut-être faire des annonces, pour enrichir ce débat. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe de lUnion Centriste. – M. Jean Bizet applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-François Husson. M. le ministre monte à la tribune dans un silence de cathédrale… Où sont les marcheurs ?

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je remercie le groupe du RDSE, notamment le président Requier et M. Yvon Collin, qui s’est exprimé pour son groupe, d’avoir pris l’initiative d’organiser ce débat, un débat heureux tant les enjeux qui y sont associés en matière de finances publiques le justifient amplement.

Je le dis devant le président de la commission des finances et les sénateurs, l’examen du prochain projet de loi de finances nous donnera l’occasion de parler non seulement de la fiscalité locale, mais aussi de la lutte contre la fraude, en particulier d’un « paquet TVA ».

Le débat d’aujourd’hui, la série de questions-réponses et les échanges que nous avons eus dans le cadre des travaux du Sénat, singulièrement les vôtres, ainsi que les interpellations que M. le rapporteur général a faites au cours des deux dernières années nous permettent de prendre langue en vue d’inscrire des mesures dans le projet de loi de finances. Nous ne devons pas uniquement être dans le constat : il nous faut accompagner effectivement les mesures que vous proposez et celles que demande la Commission européenne.

La fraude à la TVA est un phénomène ancien, dangereux pour les recettes de l’État et, il faut bien le dire, protéiforme.

Ce phénomène est dangereux, tout d’abord, pour les recettes.

Vous le savez, l’impôt a été créé dans les années cinquante. Force est de constater que le problème se pose avec d’autant plus d’acuité avec l’instauration du marché unique – vous l’avez relevé vous-même, monsieur le sénateur – et l’augmentation du volume des importations intracommunautaires, réalisée notamment par le commerce électronique et les plateformes numériques, car la fraude est naturellement plus facile dans le cadre d’échanges communautaires, ainsi que vous l’avez rappelé.

Ce phénomène est dangereux, ensuite, pour les recettes de l’État.

Bien qu’elles soient difficilement chiffrables, les pertes de recettes fiscales douanières liées à la manipulation des flux ou à la dissimulation des recettes sont très importantes. De fait, avec un peu plus de 160 milliards d’euros, la TVA constitue la première ressource de l’État et la moitié des ressources fiscales nettes ; elle est d’ailleurs le deuxième prélèvement obligatoire après les cotisations sociales, devant la CSG, la contribution sociale généralisée, et, bien sûr, l’impôt sur le revenu, ainsi que l’impôt sur les sociétés.

Dans son étude annuelle sur le sujet, la Commission européenne a estimé que le manque à gagner de TVA pour la France représentait approximativement 20 milliards d’euros, soit presque 12 % des recettes potentielles que notre pays pourrait compter.

Pour l’Union européenne, le manque à gagner atteindrait plus de 150 milliards d’euros, vous l’avez dit, monsieur le sénateur, soit près de 13 % des recettes des vingt-sept États membres. Nous pouvons nous réjouir dans notre malheur d’avoir à peu près le même manque à gagner que la plupart des pays européens.

Le phénomène est protéiforme, enfin. Pour schématiser, il y a deux grandes familles de fraudes à la TVA.

Il existe une fraude sophistiquée, s’appuyant sur des réseaux complexes, de grande ampleur, parfois proches du crime organisé, comme vous l’avez indiqué, où évoluent de grands délinquants, et qui soustrait par la technique bien connue du carrousel des sommes très importantes aux caisses de l’État.

À l’inverse, ne l’oublions pas, il existe également une fraude diffuse, plus quotidienne, reposant certes sur de petits montants individuels – cela n’en reste pas moins de la fraude –, mais qui représentent des sommes très importantes lorsqu’on les met bout à bout.

En tout état de cause, une chose est sûre : une politique de lutte contre la fraude digne de ce nom, que le Sénat et l’Assemblée nationale souhaitent, tout comme le Gouvernement, ne peut se désintéresser de la fraude à la TVA, cette taxe étant, je le rappelle, notre première recette fiscale. Bien au contraire, ce doit être la préoccupation première. À cet égard, je le répète, je remercie le groupe du RDSE d’avoir inscrit ce débat à l’ordre du jour de vos travaux.

La fraude à la TVA est un sujet moins en vue dans le débat public que l’évasion fiscale internationale – moins d’émissions télévisées et moins de titres de journaux y sont consacrés – et l’optimisation agressive des grandes entreprises, un sujet certes important, il faut le relever, et médiatique – les gouvernements successifs ont essayé de faire des choses –, mais qui est peut-être moins important en termes de masses financières. L’audit en cours de la Cour des comptes nous le confirmera peut-être lors de l’examen du projet de loi de finances dont nous aurons à débattre.

Quoi qu’il en soit, traiter un sujet ne signifie pas ne pas traiter l’autre : il importe de s’y employer en même temps, monsieur le sénateur, et je remercie encore une fois le Sénat de s’être intéressé à cette question au travers des travaux de fond conduits par la commission des finances.

Le Gouvernement est pleinement mobilisé, mesdames, messieurs les sénateurs, à l’échelle européenne, au niveau national et en lien avec le législateur pour changer les choses, dès le projet de loi de finances pour 2020.

Face aux phénomènes que nous avons évoqués, ni nous, membres du Gouvernement, ni les parlementaires que vous êtes, ni l’Union européenne ne restons les bras croisés.

Au niveau communautaire, comme vous l’avez souligné, monsieur le sénateur, la Commission européenne est très active sur ces sujets depuis quelques années. Depuis 2015, les services électroniques – musique, logiciels, films – sont imposables dans l’État du consommateur en vertu du principe dit « de destination ».

Pour faciliter les obligations déclaratives des prestataires, un outil de déclaration centralisé, appelé « mini-guichet unique », a été mis en place. Ce système a fait ses preuves, puisque la France a obtenu en 2018 – vous le constaterez lors de l’examen du projet de loi de règlement – plus de 600 millions d’euros de recettes supplémentaires au titre de la TVA. Ce sont autant de fraudes en moins.

Une nouvelle directive relative à la TVA a été adoptée le 5 décembre 2017 par le Conseil de l’Union européenne, pour application à compter du 1er janvier 2021, pour ce qui concerne le e-commerce ; je proposerai que nous y revenions dès l’examen du prochain projet de loi de finances.

Par ailleurs, le Conseil a été saisi en mai 2018 d’une nouvelle proposition de directive visant à instituer un régime définitif de TVA et mettant fin au régime en vigueur depuis le 1er janvier 1993 en matière de flux intracommunautaires de marchandises entre entreprises.

Si les mécanismes prévus dans cette proposition doivent permettre d’éradiquer les schémas de fraudes au carrousel, qui représentent des montants importants, les négociations au Conseil prendront malheureusement du temps, et nous n’en verrons pas les bienfaits tout de suite.

Sachez que le Gouvernement est très mobilisé. Je le sais, Pierre Moscovici l’était également sur ce sujet, nous en avons discuté à plusieurs reprises. Le Parlement européen, à peine élu, s’y intéressera, et la prochaine Commission européenne devra être particulièrement attentive. La France prendra sa part, en vue de faire avancer rapidement les négociations, en dépit de la règle de souveraineté des États que vous avez évoquée.

Toutefois, ce n’est pas parce que les règles de fiscalité doivent être prises à l’unanimité et que cela demande du temps à l’échelle européenne qu’il ne faut pas avancer au niveau national.

Chaque mois, nous organisons une task force de lutte contre les fraudes à la TVA, pilotée par la DGFiP, la Direction générale des finances publiques, qui, sous mon autorité, réunit les grands services que sont la DNRED, la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières, le SNDJ, le service national de douane judiciaire, la BNRDF, la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, du ministère de l’intérieur, et le Service national des enquêtes de la DGCCRF, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.

Nous prouvons ainsi que les contacts sont permanents entre l’administration fiscale, au niveau central et aux échelons déconcentrés, et les parquets et les services d’enquêtes concernés. De même, nous coordonnons l’ensemble des services qui concourent à la lutte contre la fraude à la TVA. Il s’agit d’un phénomène pluriel et épars.

Divers sont les secteurs concernés : le bâtiment, les véhicules d’occasion, que vous avez cités, les logiciels de caisse programmés – j’ai rectifié quelque peu les mesures importantes prises par l’ancien gouvernement pour lutter contre la fraude à la TVA, afin de ne pas trop embêter nos artisans –, les locations saisonnières, le transport de personnes, les ventes à distance, les logiciels de caisse programmés pour éluder du chiffre d’affaires.

Nombreux sont donc les secteurs dans lesquelles les administrations dont j’ai la charge interviennent et améliorent constamment leurs outils, afin de recouvrer les sommes dues et sanctionner les auteurs de fraude.

Il ne faut pas considérer que les administrations sont trop tatillonnes avec les entreprises – bien sûr, la majorité des entreprises françaises ne fraudent pas – ; elles doivent être présentes pour lutter contre la fraude, afin de rétablir la juste concurrence entre entreprises et de favoriser l’emploi. D’ailleurs, les PME elles-mêmes le demandent, me semble-t-il.

Le sujet nous occupant plus particulièrement aujourd’hui étant la fraude à la TVA transfrontalière, je me contenterai d’évoquer les actions menées spécifiquement contre ce type de fraude ; je ne serai pas long, madame la présidente, car je vois que j’ai consommé mon temps de parole de huit minutes. Je répondrai ensuite aux questions qui me seront posées.

S’agissant de la lutte contre les carrousels de TVA, mes services ont procédé à plus de 350 demandes de suspension de numéro de TVA intracommunautaire pour des sociétés impliquées dans des schémas de carrousels très importants. Nous avons procédé à des signalements au titre de l’article 40 du code de procédure pénale : ceux qui ont été effectués par la DNEF, la Direction nationale d’enquêtes fiscales, ont visé plus de 213 personnes physiques ou morales et vingt-deux enquêtes sont en cours.

S’agissant du contrôle de la TVA intracommunautaire, l’ancien gouvernement a mis en place en 2015 un dispositif permettant aux prestataires de ne pas s’immatriculer à la TVA dans chaque État membre de consommation ; c’est un point très important. Nous étendrons ce dispositif à partir de 2021 ; la DGFiP réalisera, à titre de tests, un plan de contrôles coordonnés sur un échantillon d’entreprises actuellement enregistrées.

Enfin, s’agissant de la lutte contre la TVA à l’import dans le cadre du dispositif d’autoliquidation de la TVA, la DGFiP et les douanes travaillent actuellement à fiabiliser et automatiser le rapprochement des données. À mon arrivée au ministère, j’ai découvert que les douanes et la DGFiP, au sein du même ministère, ne travaillaient pas forcément ensemble en matière d’échange de données…

Nous allons lutter très fortement contre les fausses déclarations à la TVA. Le logiciel de data mining et les rapprochements juridiques permis par la dernière loi relative à la lutte contre la fraude y concourront.

Sur le plan législatif, enfin,…

Mme la présidente. Vous avez très largement dépassé votre temps de parole, monsieur le ministre ! Je rappelle que quinze questions-réponses suivent.

M. Gérald Darmanin, ministre. J’accélère, madame la présidente. J’aborderai les derniers sujets en répondant aux questions.

Permettez-moi simplement de souligner que, sur le plan législatif, les récents débats que nous avons eus lors de l’examen de la loi Fraude, comme lors de celui des deux dernières lois de finances, montrent l’importance de la question du e-commerce.

J’aurai l’occasion d’évoquer ultérieurement les propositions que je formulerai, notamment dans le cadre du projet de loi de finances, et qui seront bien sûr complétées par les amendements des sénateurs. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, ainsi que sur des travées du groupe Union Centriste.)

M. Jean Bizet. Très bien !

Débat interactif

Mme la présidente. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.

Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question, suivie d’une réponse du Gouvernement pour une durée équivalente.

Dans le cas où l’auteur de la question souhaite répliquer, il dispose de trente secondes supplémentaires, à la condition que le temps initial de deux minutes n’ait pas été dépassé.

Dans le débat interactif, la parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet. Monsieur le ministre, je veux tout d’abord vous remercier de l’excellent choix que vous avez fait pour diriger la mission sur la fraude sociale. (Sourires.) J’espère que ma collègue Carole Grandjean et moi-même serons à la hauteur. Je vous remercie également d’avoir respecté les engagements que vous aviez pris en commission des finances.

Lors de votre audition par la commission des finances sur ce sujet, vous aviez indiqué qu’un logiciel de détection précoce de la fraude à la TVA était en place dans votre ministère. La question qui se pose aujourd’hui et que tout le monde va poser est la suivante : comment pouvons-nous harmoniser les procédures au niveau européen, c’est-à-dire renforcer le réseau Eurofisc, bien entendu, ainsi que le partage des données, comme vous venez de le dire ?

Où en êtes-vous de ce logiciel de détection précoce des données ? Comment comptez-vous améliorer encore la coordination avec les pays européens, dans la mesure où il s’agit d’un impôt européen ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Vous me dites que j’ai fait un excellent choix, madame la sénatrice… C’est le Premier ministre qui vous a envoyé une lettre de mission, mais nous ne pouvons évidemment que partager votre enthousiasme.

Vous m’interrogez sur la coopération européenne. Il est vrai qu’il s’agit d’un impôt européen, que les règles sont européennes et que la question des frontières est essentielle. La fraude intracommunautaire peut être très importante. Pour autant, cet impôt est perçu à l’échelon national.

Je veux le dire devant la représentation nationale – nous aurons de nouveau cette discussion dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances –, la multiplication des taux réduits de TVA ou des taux différenciés favorise parfois la fraude et nuit à l’interprétation du contrôle. On ne peut pas vouloir à la fois lutter absolument contre la fraude et réduire les taux pour de nombreuses raisons, qui sont toujours très bonnes… Je le rappelle, nous avons par exemple réduit le taux de TVA qui est applicable aux droits d’entrée pour la visite des parcs zoologiques.

La douane, bien sûr, et la DGFiP, évidemment, travaillent à la mise en place de ce logiciel. Je lis de temps en temps dans la presse que quelques grandes sociétés estiment étonnant que l’administration ne travaille pas avec elles. Mais ce n’est pas parce que nous ne travaillons pas avec elles que nous ne travaillons pas avec des sociétés d’informatique !

D’ailleurs, les services de l’État ont des données sensibles, parfois secrètes, en lien avec des enquêtes ou qui protègent le secret fiscal ou celui des affaires. Nous devons veiller à ne pas travailler avec les sociétés pour lesquelles nous aurions un doute quant à l’enregistrement et à l’utilisation des données. Ce point, très important, concerne le ministère de l’intérieur, ainsi que les services placés sous mon autorité.

Nous travaillons en coopération avec les pays européens pour avoir un maximum d’informations. Ce chantier est si important que nous devons travailler sur la coopération européenne et sur la coopération au sein de notre ministère.

Je l’ai rappelé précédemment, le rapprochement numérique et le rapprochement des fichiers sont essentiels pour les douanes et la DGFiP, pour que ces services exploitent ces données. Toutefois, nous aurons sans doute l’occasion de vous rassurer, madame la sénatrice, lors de l’examen du prochain projet de loi de finances.

Mme la présidente. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour la réplique.

Mme Nathalie Goulet. Monsieur le ministre, je n’étais pas du tout inquiète ! Ma question était liée non pas au contrôle, mais au suivi du travail en cours, car la tâche est immense – nul n’en doute – et le sujet vraiment très important.

Le logiciel de data mining est sûrement très bien, et je n’ai aucune raison de privilégier une société plus qu’une autre. D’ailleurs, vous avez bien fait d’évoquer la question des données sensibles.

Par ailleurs, l’avènement d’un parquet européen devrait permettre de multiplier les procédures engagées au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, que vous avez évoquées, et d’harmoniser au niveau européen le suivi de ces procédures.

En effet, il n’y a pas de fraude transfrontalière sans coopération. Il conviendra donc de travailler sur la coopération judiciaire, qui est une question très importante. À cet égard, il faudra disposer de plus de personnels encore.

Mme la présidente. La parole est à M. Emmanuel Capus.

M. Emmanuel Capus. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’invention de Maurice Lauré est aujourd’hui l’une des premières sources de recettes fiscales en Europe. Elle constitue près de la moitié de celles de l’État français.

La TVA est aussi devenue l’objet de fraudes très rentables : selon Europol, elle est la première ressource du crime en Europe, devant le trafic de drogue.

La création du marché unique européen a permis à la fraude, notamment à celle de type carrousel, de se développer, vous l’avez dit, monsieur le ministre. Les fraudeurs profitent de l’exonération de la livraison intracommunautaire et jouent sur les délais de recouvrement de la TVA. Ils parviennent alors à se faire rembourser une taxe qu’ils n’ont jamais payée.

En 2016, ce sont 147 milliards d’euros qui auraient dû être collectés au titre de la TVA, mais qui ont échappé aux États membres. Le montant de cette fraude est monumental ; il faut y voir un manque à gagner considérable pour les gouvernements européens, et donc pour les contribuables, mais aussi des sommes astronomiques détournées par des réseaux mafieux, parfois même terroristes. Des fraudes à la TVA organisées en Scandinavie ont ainsi concouru au financement d’activités terroristes d’Al-Qaïda !

Il est urgent de réagir, mais les États européens peinent à se mobiliser sur un sujet qui requiert l’unanimité. L’Union a fait un premier pas avec la mise en place de l’outil d’analyse des réseaux de transactions, ou TNA, que l’on vient d’évoquer.

Ma question est donc simple : monsieur le ministre, pensez-vous que cet outil permettra de réduire significativement la fraude et d’appréhender les auteurs de ces infractions ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Monsieur le sénateur, votre question est proche de celle qu’a posée Mme Goulet : il s’agit de data mining et de l’utilisation de ces outils par les data scientists pour mieux identifier la fraude à la TVA.

Pour parachever ma réponse précédente, ce sont plus de trente équivalents temps plein dont les postes n’existaient pas il y a encore deux ans qui travaillent sur le sujet dans le ministère. Nous devons évidemment travailler aussi à l’échelle européenne.

Votre intervention me donne l’occasion, monsieur Capus, de compléter les propositions que je présenterai dans le cadre du prochain projet de loi de finances en lien avec vous, mesdames, messieurs les sénateurs.

Tout d’abord, la directive européenne doit être mise en application en 2021 et concernera seulement des montants inférieurs à 150 euros. Je souhaite que nous mettions en œuvre ses dispositions en France dès l’année prochaine, et non en 2021, et ce quel que soit le montant des transactions. C’est un point très important.

Ensuite, nous allons instaurer la facturation électronique, qu’utilise déjà l’État, pour toutes les entreprises françaises, que nous accompagnerons dans ce processus, singulièrement les plus petites d’entre elles. Ce procédé présente l’énorme avantage de nous permettre de récupérer toutes les données – numéros de SIRET, échanges de facturation, prête-noms – et de les entrer dans un système électronique, afin d’identifier en un seul clic ce que les agents peuvent des mois à repérer et qui échappe parfois aux contrôles fiscaux. Cette facturation électronique va également nous aider à utiliser l’outil que vous avez évoqué.

Nous établirons aussi une liste noire des plateformes, notamment étrangères, qui ne respectent pas les règles. Cela concerne deux types d’acteurs : ceux qui vendent le produit sans TVA, c’est-à-dire moins cher que le prix du marché officiel, et font ainsi une concurrence malsaine aux plateformes françaises ou à celles qui jouent le jeu ; ceux qui incluent la TVA au prix de vente, l’encaissent, mais ne la reversent jamais. De telles pratiques peuvent avoir lieu sur quelques plateformes étrangères que nous ne pouvons pas contrôler. Nous dresserons donc cette liste noire, les noms qu’elle comportera seront connus, et nous infligerons des amendes très élevées à ceux qui ne jouent pas le jeu des plateformes européennes ou françaises.

Enfin, c’est un point central, nous demanderons aux entrepôts logistiques de tenir un registre électronique des millions de petits colis qui arrivent dans notre pays tous les jours et dont on ne connaît pas forcément le vendeur. De surcroît, on ne sait pas si celui-ci paye ou non la TVA. Ces données et l’outil que vous évoquiez nous permettront de lancer les contrôles de la DGFiP ou des douanes.

Ces mesures très importantes feront partie du prochain projet de loi de finances.

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-François Husson. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Jean-François Husson. Monsieur le ministre, la TVA a été inventée en France au milieu du siècle dernier. Elle a prospéré depuis lors en faisant le tour du monde. La fraude à cette taxe, compte tenu des sommes en jeu, est un vrai sujet depuis longtemps.

S’agissant du e-commerce, je prends acte de vos annonces qui rejoignent d’ailleurs ce que proposait le rapporteur général, Albéric de Montgolfier, à l’occasion de son travail sur le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude.

En parallèle, depuis près de trente ans, la fraude dite carrousel, qui représente 50 milliards d’euros à l’échelle de l’Europe, se poursuit. Elle existe depuis la mise en place du marché unique en 1993. Les criminels ont donc eu le temps d’affiner leurs stratégies de détournement pour échapper aux règles et ne pas s’acquitter de la taxe.

Libération, qui fait partie des trente-quatre journaux européens qui ont dénoncé cette fraude massive au début du mois, rappelle la dernière étude menée sur le sujet par Europol, selon laquelle nous ne confisquons actuellement qu’à peine plus de 1 % des profits criminels.

La Commission européenne a proposé une refonte du système de TVA transfrontalière en novembre 2017. Cela implique une modification des règles fiscales, qui exige l’unanimité des États membres. Nous l’attendons depuis un quart de siècle !

Monsieur le ministre, le Président de la République se targuait, au moment de son élection, de pouvoir changer l’Europe. Pouvez-vous, dès lors, nous indiquer ce que vous comptez faire pour que l’Europe aboutisse enfin à cette harmonisation souhaitée et attendue des différents systèmes de collecte de TVA ? C’est d’abord une question de justice, notamment fiscale !

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Monsieur le sénateur, vous avez raison et je partage, comme beaucoup de Français, le constat de cette lenteur, même si la Commission avance, et avance bien, tout en se heurtant à la règle de l’unanimité en matière de fiscalité. Celle-ci peut d’ailleurs constituer un avantage pour les pays membres, en ce qu’elle respecte leur souveraineté, mais elle est un désavantage lorsqu’il s’agit de mettre en place une politique fiscale cohérente, sinon commune. Je propose justement que nous n’attendions pas.

L’une des propositions que nous pourrions avancer, notamment dans le projet de loi de finances, sans attendre la décision des États, c’est qu’il revienne à la plateforme étrangère qui commerce de payer la TVA. Je suggère au Sénat de s’y intéresser.

Ainsi, à l’arrivée dans l’entrepôt logistique qui dessert notre pays de toute commande sur internet, alors que nous ne savons pas qui est le vendeur, si celui-ci paye la TVA, voire si la TVA est incluse dans le prix, la plateforme X ou Y, dont nous ne sommes pas certains qu’elle joue le jeu en l’espèce, devra acquitter la TVA, puisque nous connaîtrons la liste des colis reçus. De cette manière, nous ne demanderons pas la TVA à un vendeur situé au fin fond de la Chine, des États-Unis ou de l’Amérique du Sud, mais à la plateforme présente en France.

La taxe sera ainsi payée à la source et fera entrer des montants très importants dans les caisses de l’État. Le Sénat aura sans doute l’occasion d’évaluer, après un an ou deux, ce dispositif, dont vous indiquez, à raison, qu’Albéric de Montgolfier, votre groupe et nombre de vos collègues, l’ont déjà demandé.

Celui-ci exige un travail important, mais nécessaire, de la part des services de la DGFiP et des douanes, de même qu’un effort également important de la part des entrepôts logistiques, lesquels doivent s’équiper et établir la liste des colis par informatique. C’est ce que l’on doit à la lutte contre une fraude manifestement massive.

Cette proposition ne signifie pas que la France doit laisser tomber le combat européen, mais elle peut avancer et surtransposer, pour le coup, pour aller plus vite et plus loin. Il me semble qu’une telle démarche est dans l’esprit général de la Commission européenne et conforme à ce que vous souhaitez.

En outre, elle tend à rétablir l’équilibre entre, d’un côté, les plateformes françaises et, de l’autre, leurs concurrents étrangers qui ne joueraient pas le jeu de la fiscalité.

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-François Husson, pour la réplique.

M. Jean-François Husson. Monsieur le ministre, s’agissant de la proposition que vous faites concernant la France, vous savez pouvoir compter sur le soutien du rapporteur général de la commission des finances, et, me semble-t-il, du Sénat.

Vous appelez également à un travail européen. Lors d’un récent entretien, le directeur général de la fiscalité à la Commission européenne a déclaré que, jusqu’à maintenant, l’Europe ne bougeait pas. Cela dure depuis vingt-cinq ans !

Attention à ne pas repousser une fois encore le délai, alors que le dossier est éminemment important pour récupérer de l’argent !

Mme la présidente. La parole est à M. Georges Patient.

M. Georges Patient. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la fraude à la TVA est perçue comme un véritable enjeu public qui représente quelque 20 milliards d’euros de perte de recettes pour le fisc français.

Originaire d’un département d’outre-mer, j’ai voulu savoir si les départements et régions d’outre-mer, les DROM, qui font partie du territoire douanier de l’Union européenne, étaient eux aussi concernés par cette fraude. Je n’ai pu obtenir aucun renseignement ni aucune donnée auprès des services des douanes sur ce sujet. Il faut croire que la fraude à la TVA n’existe pas dans les territoires d’outre-mer ! Est-ce un fait vertueux ou est-ce dû aux régimes spécifiques instaurés pour les échanges entre l’Union européenne et les DROM ?

En effet, il est vrai que si la TVA est applicable dans les départements de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Réunion, ceux-ci sont toutefois, en raison de leur éloignement et de leurs spécificités, considérés comme territoires d’exportation par la France métropolitaine par rapport aux autres États membres de l’Union européenne. À ce titre, les formalités douanières sont maintenues dans leurs échanges avec l’Union européenne, avec l’obligation de conserver les preuves de la réalité de l’exportation.

Il convient aussi de préciser que la TVA n’a été introduite ni à Mayotte ni en Guyane et que les collectivités d’outre-mer sont exclues du territoire fiscal de la TVA.

Reste pendante la question de la TVA sur les ventes en ligne, qui pullulent dans les outre-mer, au grand dam des commerces locaux. Dans ce domaine il existe très certainement des cas de fraudes explicites, comme des produits sans facture ou sans TVA facturée au client. Cet avantage concurrence dangereusement le commerce local.

Monsieur le ministre, le temps n’est-il pas venu d’instaurer également des règles proportionnées et plus justes dans les départements d’outre-mer ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Monsieur le sénateur, le régime n’est pas uniforme sur le territoire national. Vous avez indiqué vous-même que la TVA ne s’appliquait pas partout ; des taux différenciés sont en vigueur et certains territoires pratiquent l’octroi de mer, qui est perçu par les collectivités ultramarines.

S’il fallait appliquer la TVA sur l’ensemble du territoire national, y compris dans les territoires ultramarins, quelques discussions seraient nécessaires dans la mesure où, jusqu’à preuve du contraire, à l’exception du point que nous avons donné aux régions, les recettes de cette taxe ne sont pas attribuées aux collectivités locales. Cela nous renvoie aux débats que nous aurons dans quelques mois sur la fiscalité locale.

Au regard de la cohérence de la politique fiscale du Gouvernement et de l’histoire de notre pays, je n’y vois pas malice : c’est un système qui fonctionne.

Y a-t-il une fraude à l’octroi de mer ou à la TVA différenciée ? Sans doute : dès lors qu’il y a de l’argent à gagner, il y a de la fraude, qu’il faut limiter.

Nous ne connaissons pas le montant de la fraude à la TVA à l’échelon national, car celle-ci, par définition, est cachée. La Commission européenne a fait une évaluation, que nous prenons au sérieux. S’agit-il toutefois de 18 milliards, de 20 milliards ou de 22 milliards d’euros ? L’estimation est difficile, mais nous savons que le montant de la fraude est élevé étant donné l’importance de cet impôt.

Il faudra pourtant que nous étudiions plus précisément, s’agissant de l’octroi de mer et de la TVA, en lien avec les collectivités locales d’outre-mer, comment mettre en place ce paquet TVA dans le cadre du projet de loi de finances. Je suis à votre disposition pour cela.

Vous avez posé une seconde question concernant les commandes sur internet par des habitants de Mayotte ou de Guyane, par exemple à des plateformes chinoises, américaines qui ne joueraient pas le jeu de la fiscalité.

Il n’y a alors aucune différence : les propositions que j’ai énoncées pour que cette TVA, qui garantit la solidarité nationale, entre dans les caisses de l’État pourraient valoir également pour les territoires ultramarins – name and shame, paiement à la source par les plateformes, obligation pour les entrepôts logistiques de tenir un registre, facturation électronique – quel que soit leur statut juridique.

Mme la présidente. La parole est à M. Pascal Savoldelli.

M. Pascal Savoldelli. Monsieur le ministre, nous sommes tous conscients dans cet hémicycle de la gangrène que représente la fraude à la TVA pour notre économie. Nous savons tous que des réseaux criminels s’affranchissent de cette taxe, alors que les petits artisans, les commerçants, les entrepreneurs contribuent, eux, en toute honnêteté ; nous savons tous que ces flux alimentent les pires trafics de groupes criminels, jusqu’au financement d’organisations terroristes.

À ce mal qui s’attaque à la première ressource financière de l’État, il faut une réponse adaptée et forte. Ces dernières années, les gouvernements successifs ont fait le choix de la judiciarisation renforcée de la lutte contre la fraude à la TVA. En cas de doute, l’administration fiscale saisira ainsi de plus en plus souvent le parquet.

Pourtant, cette stratégie bute sur un obstacle majeur : l’insuffisance des moyens dévolus aux magistrats et aux juridictions pour remplir cette mission, insuffisance d’autant plus criante que les modus operandi de la fraude fiscale en général, et de la fraude à la TVA en particulier, ont évolué.

Dans un référé de 2018, la Cour des comptes soulignait que seuls 30 % des fraudes financières débouchaient sur une poursuite pénale. Le projet européen rassemblant quarante rédactions et intitulé Grand Theft Europe, dans une étude fouillée, relève que le parquet national financier ne traite actuellement que cinquante-quatre affaires de fraude à la TVA. Son activité ne lui permet de s’attaquer qu’à un total de 918 millions d’euros indûment détournés des caisses de l’État, quand on estime à près de 20 milliards d’euros le coût de la fraude à la TVA en France.

Ces chiffres résultent non pas d’un déficit d’implication des services répressifs et judiciaires – je tiens d’ailleurs à saluer le travail de leurs agents sur le terrain –, mais d’une désorganisation de nos services et d’une difficulté à orienter les affaires. Ils révèlent surtout un manque de moyens criant. Comment s’en étonner, dès lors que les effectifs du parquet national financier sont restreints à dix-huit magistrats et dix-huit personnels d’appui ?

Ainsi, la première conséquence de ce manque de moyens est le faible nombre de dossiers effectivement traités. Deux autres en découlent : la lenteur des procédures et la focalisation, rappelée par le Syndicat de la magistrature, de la réponse judiciaire sur des montants relativement modestes, de l’ordre de 300 000 euros en moyenne, qui conduit à évacuer les grands trafics internationaux en matière de TVA.

Monsieur le ministre, j’ai deux questions. Quels moyens supplémentaires comptez-vous affecter à l’appareil judiciaire pour prendre toute la mesure de la fraude à la TVA ? Face à la complexification des affaires, qu’il faut reconnaître, quelles pistes de coopération judiciaire internationale envisagez-vous aujourd’hui ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Monsieur le sénateur, je partage vos constats, mais pas votre proposition de moyens supplémentaires pour la justice.

Nous en avons débattu lors de la suppression du verrou de Bercy : nous constatons parfois – nous pouvons le regretter – que les magistrats, qui sont indépendants et dont il ne m’appartient pas de juger les décisions, infligent peu de condamnations, notamment à des peines de prison ferme, aux auteurs de délits proprement fiscaux, sans lien avec le crime organisé, la délinquance de droit commun ou les trafics.

Cela tient-il aux services instructeurs, en particulier au fait que la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, la BNRDF, ou les polices judiciaires ne sont pas strictement expertes en fiscalité ? Il s’agit en effet d’une matière très compliquée, qui est l’apanage de spécialistes. C’est la raison pour laquelle nous avons créé la police fiscale, une action dont nous tirerons les conséquences. Le service d’enquêtes douanières a d’ailleurs obtenu de très beaux résultats dans des affaires qui ont débouché sur des condamnations par la justice, parce que, entre douaniers et agents du fisc, des spécialistes y avaient travaillé.

Je ne suis donc pas certain que la discussion que nous avons au sujet de la justice se résume à un manque de moyens, en tout cas humains.

En revanche, nous devons nous poser la question des moyens juridiques : nous proposerons peut-être dans le cadre du prochain projet de loi de finances que les agents du fisc puissent faire des coups d’achat sous pseudonyme, afin d’identifier ceux qui ne payent pas la TVA, comme le font les douaniers lorsqu’ils luttent, par exemple, contre le tabac illicite. On peut ajouter trois cents agents du fisc dans les services judiciaires, si vous le souhaitez, mais s’ils n’ont pas cette faculté, ils rencontreront des difficultés.

L’un de nos grands problèmes était l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvions de sanctionner les plateformes complices de ceux qui ne payaient pas la TVA. Vous avez rendu cette sanction possible en adoptant la loi relative à la lutte contre la fraude, acceptant l’idée que nous puissions sanctionner les intermédiaires, comme les conseils véreux. Nous le ferons pour les plateformes qui ne jouent pas le jeu. Là encore, on peut ajouter des moyens humains, mais sans les moyens juridiques de condamner, cela ne servirait pas à grand-chose.

Enfin, il est très important, pour lutter contre la fraude à la TVA, de repérer tout de suite les faux numéros d’entreprises, afin de bloquer très vite les montants de fraude. Ce n’est pas simplement une question de moyens physiques, il nous faut les moyens matériels et informatiques pour détecter et bloquer très rapidement ces numéros délictueux.

Le sujet nécessite donc, bien sûr, un peu de moyens humains, mais aussi beaucoup de moyens juridiques, que nous proposons de mettre en place dans le prochain projet de loi de finances, lequel aura une dimension de lutte contre la fraude.

Mme la présidente. La parole est à Mme Sophie Taillé-Polian.

Mme Sophie Taillé-Polian. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis une trentaine d’années, les États de l’Union européenne coopèrent, mais le constat est toujours le même : on estime que, au total, quelque 150 milliards d’euros sont perdus chaque année. On mesure la dimension de ce problème lorsque l’on sait que le budget de la politique agricole commune s’élève à 58 milliards d’euros.

L’Europe s’est dotée d’outils de lutte contre la fraude, notamment la fraude à la TVA transfrontalière, comme l’unité de coordination de la lutte antifraude, l’UCLAF, créée en 1988 et devenue en 1999 l’Office européen de lutte antifraude, ou OLAF, qui jouit d’un pouvoir d’enquête indépendant. Le bilan de l’activité de cet organisme, qui coûte 60 millions d’euros, est très intéressant, car ses investigations permettent d’identifier des fraudes qui font l’objet de recouvrements se chiffrant en milliards d’euros. Cet investissement est donc très profitable.

Ces enquêtes administratives se heurtant toutefois à l’absence d’une instance juridique européenne, la décision a été prise de créer un parquet européen, qui sera opérationnel dans les vingt-deux pays de l’Union qui ont accepté d’y participer, car il s’agit d’une coopération renforcée. La Commission européenne est chargée de sa mise en œuvre.

Monsieur le ministre, je souhaite vous interroger sur le temps nécessaire à l’installation de ce parquet européen. Le processus se poursuit-il correctement ? Nous voyons bien que c’est urgent, mais on nous parle d’une mise en place en 2020 ou 2021 ! Cette création nous paraît une bonne réponse, mais va-t-elle assez vite ?

Selon vous, en outre, ce parquet suffira-t-il, tel qu’il est dimensionné aujourd’hui, à répondre à l’ampleur des problématiques qu’il devra prendre en charge ?

Quelle est l’action de la France à ce sujet et quand verrons-nous ce dispositif à l’œuvre ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Madame la sénatrice, il me semble que votre question s’adresse plutôt à la garde des sceaux, car je ne suis pas un grand connaisseur de la date à laquelle le parquet européen sera opérationnel.

Comme je l’ai indiqué, la France considère que le processus est un peu lent et relève une divergence entre la volonté de la Commission, des États et des peuples – lutter par la coopération contre cette fraude, laquelle existe depuis la création du marché unique, dont elle est une sorte de conséquence – et la lenteur consécutive à la règle de l’unanimité ou aux difficultés à accepter un parquet européen ou des régulations communes.

Toutefois, indépendamment du moment, dont je ne peux vous donner la date, où elle fera pression sur le Parlement européen, sur les États et sur la Commission à propos de l’installation de ce parquet, la France peut avancer très vite seule.

Elle va le faire, notamment en adoptant des solutions visant à lutter contre des fraudes très importantes, en mettant en place, par exemple, une sorte de TVA à la source. Cela représente des milliards d’euros ! Je sais que le parti communiste m’approuve, car j’ai souvent parlé avec M. Roussel, à l’Assemblée nationale, de faire payer les entreprises à la source.

Je suis prêt, également, à discuter de la possibilité de scinder la TVA. Les banques pourraient jouer le rôle de répartiteur entre ce qui revient à l’État et ce qui revient à l’entreprise. Je sais toutefois que l’administration fiscale y est rétive depuis longtemps, et que cela pose d’autres problèmes. Pourtant, les refacturations et les temps d’attente sont propices à la fraude.

Nous devons avancer indépendamment de l’Europe, mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire pression sur les instances européennes pour avancer en même temps.

Nous avons beaucoup de choses à faire, mais, s’agissant d’un impôt très important qui concerne l’entreprise et le consommateur, il faudra faire attention, car la question est très technique. On m’a d’ailleurs proposé de procéder par ordonnances, mais je préfère inscrire directement ces mesures dans le projet de loi de finances. La tâche sera très compliquée, sans doute, mais le règlement de cette question très importante avancera, malgré la vitesse d’escargot qu’adoptent parfois les instances européennes.

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Marc Gabouty.

M. Jean-Marc Gabouty. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans le cas d’échanges transfrontaliers, on assiste à des fraudes à la TVA, notamment à des fraudes carrousel. Depuis une dizaine d’années, la stratégie de l’administration fiscale consiste à réprimer également le comportement du fournisseur ou de l’acquéreur qui aurait traité sciemment avec des clients ou des vendeurs défaillants.

Cette approche est tout à fait pertinente ; elle a un effet dissuasif et permet de sanctionner tout acte de complicité avéré, qui peut alors faire l’objet d’un redressement fiscal, mais aussi d’une procédure pénale. Il s’agit là de procédures totalement indépendantes, ce qui ne pose pas de problème de principe si leurs résultats sont convergents.

En revanche, une entreprise dont l’absence de complicité a été reconnue et dont la responsabilité a été entièrement dégagée dans le cadre de la procédure pénale, dont la bonne foi a donc été admise, peut faire l’objet d’un redressement fiscal maintenu, en particulier si l’entreprise fraudeuse a disparu ou a organisé son insolvabilité. L’administration fiscale se retourne alors vers celle qui a encore de l’argent, alors que sa complicité n’est pas avérée.

Pour les entreprises subissant cette double peine, qui concerne parfois des sommes qu’elles n’ont même pas encaissées, n’est-il pas indispensable de définir un dispositif d’harmonisation des procédures de manière à prévenir des dégâts collatéraux injustes ?

Le déploiement d’une stratégie d’implication des entreprises complices, parfaitement justifié, ne doit-il pas être mieux encadré pour éviter de mettre en difficulté des entreprises qui n’ont pas commis de fraude ? Ces cas sont minoritaires, mais ils existent.

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Merci, monsieur le sénateur, d’avoir souligné l’efficacité des services fiscaux et de la stratégie adoptée depuis un certain temps sur la TVA, malgré les trous dans la raquette que nous allons combler.

Votre question est pleine de bon sens. Vous avez adopté la loi pour un État au service d’une société de confiance, dite « du droit à l’erreur », grâce à laquelle la bonne foi est reconnue par nature. Ce texte s’applique parfaitement au cas que vous décrivez.

Je ne suis pas moi-même informé de situations particulières conformes à ce que vous expliquez, mais il en existe sans doute. Si vous connaissez des gens dont nous sommes certains qu’ils n’ont pas participé à la fraude, ou au moins pour lesquels l’administration ne dispose d’aucun élément laissant penser le contraire, alors que l’on se retourne vers eux en leur imposant cette double peine, n’hésitez pas à nous le faire savoir.

L’administration fiscale devrait d’elle-même considérer qu’elle n’a pas à se retourner contre eux, mais si elle le faisait, par habitude ou par volonté de récupérer les sommes en cause – c’est légitime, car c’est ce qu’on lui demande, même si cela peut contredire la réalité des choses –, je vous prie de faire remonter l’information.

Dans votre introduction, vous évoquiez des différences entre les jurisprudences administratives et les jurisprudences pénales ; nous en avions discuté au sujet du verrou de Bercy. Il n’y a pas de primauté d’une juridiction sur l’autre et la difficulté est dans la cohérence entre les décisions du juge administratif, qui est le juge de l’impôt, et celles du juge pénal. Nous avons tous envie, en effet, de pénaliser les cols blancs, ceux dont la seule crainte n’est pas une énième amende, mais bien une peine de prison.

La difficulté de coordination vient du fait qu’aucune de ces deux juridictions ne l’emporte sur l’autre. Depuis la fin du verrou de Bercy, cela concerne également les particuliers.

Il convient d’éviter de se livrer à des absurdités shadokiennes et, tout en respectant l’indépendance du juge administratif comme celle du juge judiciaire, de faire preuve de bon sens dans l’application des jugements. Telle est la consigne qui est donnée à l’ensemble des administrations françaises, singulièrement à l’administration fiscale, soulignée par la loi précitée.

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Marc Gabouty, pour la réplique.

M. Jean-Marc Gabouty. Je vous remercie, monsieur le ministre. En effet, un contribuable ou un citoyen ne peut pas comprendre, alors qu’il a été totalement innocenté dans le cadre d’une procédure pénale engagée par l’État, qu’on le recherche en paiement pour un redressement fiscal. Son sort peut même dépendre de la solvabilité du fraudeur ! C’est ubuesque, et l’indépendance des procédures pose tout de même problème.

Mme la présidente. La parole est à M. Michel Canevet.

M. Michel Canevet. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je veux remercier le groupe du Rassemblement Démocratique Social et Européen d’avoir organisé ce débat sur un sujet qui préoccupe le Sénat depuis de nombreux mois, sinon de nombreuses années.

Je suis très heureux, monsieur le ministre, que vous vous en soyez effectivement emparé pour avancer, tant il est vrai que ces situations scandalisent l’opinion publique dans notre pays.

À cet égard, le groupe Union Centriste dans son ensemble se félicite que Nathalie Goulet ait été chargée de définir des pistes pour lutter contre la fraude sociale, ce qui est extrêmement important.

Avant d’aborder la question de la fraude à la TVA transfrontalière, je veux appeler votre attention, monsieur le ministre, sur la situation dans le pays de Cognac. La délégation sénatoriale aux entreprises se trouvait dans cette région, qui est fortement exportatrice. La production de cognac est en effet très excédentaire dans la balance commerciale française et, jusqu’à présent, la filière bénéficiait d’une exonération de TVA sur les achats, que l’administration fiscale semble vouloir remettre en cause.

J’attire l’attention du Gouvernement sur ce sujet, parce qu’il s’agit d’une industrie particulièrement intéressante pour l’économie de notre pays, dont il conviendrait de ne pas altérer le développement.

J’en viens à ma question. Les élections européennes ont eu lieu dimanche dernier ; nous en sommes maintenant à la mise en œuvre des orientations. Le Gouvernement va-t-il véritablement porter un message sur la nécessité d’appréhender la lutte contre la TVA à l’échelle européenne, puisque l’on sait bien que ce phénomène dépasse les frontières nationales ? Il faut affirmer à Bruxelles, dès le départ, la volonté de lutter contre cette fraude. On sait bien aussi, en effet, que les relations internationales sur le sujet conduisent à des situations de fraude.

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Tout d’abord, monsieur le sénateur, nous recevrons les producteurs de cognac quand vous le souhaitez. Ceux-ci m’ont d’ailleurs porté chance, puisque j’ai fait mon premier déplacement relatif à la mise en place du prélèvement de l’impôt à la source dans ce territoire, à l’occasion de la visite d’une grande entreprise qui exporte plus de 98 % de sa production. Le prélèvement à la source s’est bien passé, en commençant par Cognac !

S’agissant de la TVA, il n’y a pas de volonté nationale de notre part. Nous recevrons les producteurs, si c’est nécessaire. Il vous revient de nous indiquer si tel est le cas.

J’en viens au point précis que vous évoquez, la coordination européenne. Les élections ayant eu lieu, il faut attendre l’installation de la Commission et la réunion des chefs d’État. On l’a répété à plusieurs reprises depuis le début de ce débat, l’unanimité en matière fiscale est un problème. Mais cela n’empêche pas la France d’être en avance sur ces sujets. Ainsi, elle est en avance sur la taxe Gafa ; faute d’accord à l’échelon européen, elle donne l’exemple. En partie grâce à vous, elle est en avance sur les propositions destinées à lutter contre la fraude à la TVA, à une nuance près : nous avons encore plus de moyens que pour la taxe Gafa pour récupérer les recettes légitimement dédiées à notre budget.

Puisqu’il me reste quelques secondes, monsieur le sénateur, je veux souligner à quel point la proposition du Gouvernement de prélèvement de la TVA à la source, qui devra sans doute être améliorée, est innovante pour l’administration fiscale et pour les entreprises. Nous voulons une exécution assez rapide puisque nous proposons son entrée en vigueur l’année prochaine. Il s’agit de prélever la TVA à la source pour ces plateformes étrangères sur lesquelles une partie de nos compatriotes achètent. Ceux qui sont scandalisés par l’optimisation fiscale et la fraude fiscale sont en effet les mêmes qui consomment sur ces plateformes ! D’aucuns doivent parfois résoudre de petits problèmes de cohérence, et nous allons les y aider !

Nous voulons donner les moyens de lutter contre ces plateformes qui n’affichent pas la part revenant à la TVA. On ne sait pas qui est le vendeur du produit qui arrive dans les grands centres logistiques, et les colis se comptent par millions !, sans qu’aucune fiscalité n’ait été payée. Notre proposition va vraiment révolutionner notre façon d’acheter et permettre aux entreprises françaises de combattre avec des armes fiscales égales à celles de leurs concurrents tout en faisant entrer quelques milliards d’euros dans les caisses de l’État.

En Italie, je crois savoir que le montant se situe entre 2,8 à 3 milliards d’euros grâce à la mise en place d’un système à peu près similaire à celui que nous vous proposons. Ce ne serait pas si mal de faire rentrer une telle somme dans les caisses de l’État en 2021, sans augmenter les impôts, au simple titre de la lutte contre la fraude !

Mme la présidente. La parole est à Mme Pascale Gruny.

Mme Pascale Gruny. Chaque année, des milliards d’euros de TVA finissent dans les poches des fraudeurs, des criminels, voire même des terroristes, qui exploitent les failles des circuits de collecte transfrontalière. L’Europe de la fraude est bel et bien une réalité !

Puisque cette fraude est désormais européenne, la répression doit être européenne.

C’est tout le sens du futur parquet européen, qui devrait commencer ses activités fin 2020 ou début 2021, et qui aura pour mission de lutter contre la grande criminalité transfrontalière, dont la fraude à la TVA.

Sa mise en place et l’exercice de ses activités soulèvent des questions nombreuses et complexes en matière de budget, d’indépendance, ou encore de compétence.

Pour le moment, la forme retenue abandonne l’idée d’un parquet fédéral pour lui préférer une structure hybride, à la fois centrale et décentralisée, afin de respecter les traditions et les ordres juridiques internes.

Concrètement, le procureur européen pourra déclencher les poursuites et mener lui-même l’enquête, mais les personnes poursuivies seront déférées devant les juridictions nationales, et non devant la Cour de justice européenne.

Dans la mesure où il s’agit d’une compétence partagée, l’articulation avec le droit interne devra être précisément définie. En France, une collaboration étroite sera nécessaire avec le parquet national financier et les juridictions interrégionales spécialisées.

Dès lors, monsieur le ministre, ma question est double : quelle ambition la France entend-elle donner à ce futur parquet européen, plus précisément en matière de lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière ? Comment le Gouvernement envisage-t-il la coordination entre les services nationaux compétents en la matière et le parquet européen ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Comme je l’ai dit à votre collègue du groupe socialiste et républicain, cette question, madame la sénatrice, s’adresse en réalité à Mme la garde des sceaux, car elle concerne la coordination de la justice.

En ma qualité de ministre de l’action et des comptes publics, j’ai, en lien avec les assemblées parlementaires, travaillé pour remettre la justice au cœur de la lutte contre la fraude fiscale. Bien sûr, il y a en la matière une part administrative, avec les difficultés évoquées à l’instant, et une part pénale très importante. Les entreprises, comme les particuliers, sont exposées à des condamnations pénales. Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de sujets à dimension européenne, une réponse européenne s’impose. Le ministère dont j’ai la charge y est habitué. Les douanes travaillent à cette échelle, par nature et par construction.

Je rappelle que même si la fraude se situe à l’échelon européen, la recette doit normalement entrer dans les caisses de l’État français. C’est dire que notre pays ne peut pas se désintéresser de la question. Comme vous l’avez indiqué vous-même, il doit assurer une bonne coordination. De surcroît, la fraude – surtout les grandes fraudes –, se faufilant entre les trous de la raquette européenne, franchit les frontières assez facilement. Les grands fraudeurs font des montages à l’échelle communautaire, voire internationale, d’autant que le crime organisé est, lui aussi, international. Nous devons donc accompagner ce parquet européen et établir un lien très important avec lui, comme avec les services des renseignements de chaque pays.

J’ai confiance. Le sujet est moins la future coordination avec le parquet européen que la date de la mise en place de ce dernier. Quand sera-t-il au rendez-vous ? Comme votre collègue du groupe socialiste et républicain, vous avez interrogé Mme Belloubet sur ce point. Je lui ferai part de vos interrogations.

Mme la présidente. La parole est à Mme Pascale Gruny, pour la réplique.

Mme Pascale Gruny. Je comprends bien que ce sujet relève plutôt du ministère de la justice, mais je pense qu’il est important, quoi qu’il en soit, de s’employer à favoriser le plus de coordination possible, à tous les niveaux.

Certes, comme vous l’avez dit, monsieur le ministre, les différences de taux peuvent accentuer la fraude. Cela étant, selon les juridictions, les interprétations sont très diverses et le traitement n’est pas le même partout, ce qui milite pour une coordination renforcée à tous les échelons.

Mme la présidente. La parole est à M. Vincent Éblé.

M. Vincent Éblé. Madame la présidente, monsieur le ministre, chers collègues, très bon sujet retenu par mes collègues du groupe du RDSE – je les en remercie ! Il mobilise largement, au-delà d’ailleurs des membres de la commission des finances, cet après-midi dans l’hémicycle, et c’est tout à fait heureux. Nous sommes donc nombreux en séance et plusieurs points – je suis le dixième à intervenir dans le débat – ont déjà été abordés.

Pour ma part, je voudrais, au-delà des fraudes de type carrousel, évoquées, par exemple, par Jean-Marc Gabouty, centrer mon propos sur la TVA due par les vendeurs, en particulier étrangers, présents sur les plateformes en ligne, sujet dont a parlé Jean-François Husson.

À plusieurs reprises, les travaux de la commission des finances ont mis en évidence l’ampleur de la fraude de cette nature, notamment dans le cadre des conclusions de son groupe de travail sur la fiscalité et le recouvrement de l’impôt à l’heure du numérique. Ce groupe de travail avait déjà formulé, en septembre 2015, voilà donc quatre ans, une série de propositions destinées à assurer les conditions du paiement de la TVA lors des transactions effectuées sur ces plateformes.

Le plan d’action de la Commission européenne concernant la TVA en matière électronique, adopté par le Conseil en décembre 2017, a certes reconnu l’ampleur du problème, mais il n’a pas apporté une réponse, semble-t-il, satisfaisante aux difficultés rencontrées en la matière.

C’est pour cette raison que le Sénat a été à l’origine de l’ajout de l’article 11 dans la loi relative à la lutte contre la fraude. Cet ajout visait à apporter une réponse à la hauteur des enjeux en introduisant une responsabilité solidaire des plateformes en ligne pour le paiement de la TVA due par les vendeurs qui y exercent leur activité dans le cas où la plateforme n’aurait pas pris les mesures nécessaires pour assurer la régularisation des vendeurs qui lui auraient été formellement signalés par l’administration fiscale. Cette disposition s’inspire directement de mesures mises en place au Royaume-Uni.

Monsieur le ministre, pourriez-vous nous éclairer sur la façon dont l’administration fiscale prépare, en lien avec les acteurs concernés, la mise en œuvre de cette responsabilité solidaire, qui entrera en vigueur au 1er janvier 2020 ?

De plus, la directive du 5 décembre 2017 a créé un régime particulier pour les ventes à distance de biens importés de pays tiers d’une valeur maximale de 150 euros. Ce régime entre en vigueur le 1er janvier 2021, un an plus tard. La responsabilité de la collecte de la TVA auprès du client final reposera pour ces envois sur la plateforme électronique ayant facilité la transaction. Mais qu’en est-il pour les envois d’une valeur supérieure à 150 euros ?

Mme la présidente. Il faut conclure, monsieur le président !

M. Vincent Éblé. Pouvez-vous nous présenter, monsieur le ministre, les intentions du Gouvernement sur ce point particulier ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Je pense avoir répondu à votre seconde question, mais je vais bien volontiers me répéter, monsieur le sénateur. La directive européenne s’appliquera à partir de 2021 aux envois de moins de 150 euros. Notre dispositif, quant à lui, s’appliquera à tous les envois dès 2020. Nous allons y travailler dans le cadre du prochain projet de loi de finances. Nous allons surtransposer dans le bon sens, me semble-t-il !

Vous m’interrogez aussi sur l’application du sous-amendement relatif à la solidarité des plateformes que vous aviez déposé lors de la discussion du dernier projet de loi de finances. Vous l’avez rappelé, la loi prévoit une application à compter du 1er janvier 2020, ce qui nous laisse encore un petit peu de temps. L’arrêté d’application fait actuellement l’objet de concertations, notamment avec l’Union européenne. Je pense, monsieur le président de la commission des finances, pouvoir m’engager pour une publication au 1er août, en tout état de cause avant l’examen du prochain projet de loi de finances. Je veux vous permettre de savoir exactement quelles sont les modalités d’application de votre dispositif retenues par le Gouvernement. Évidemment, tout sera prêt pour le 1er janvier 2020.

Mme la présidente. La parole est à M. Marc Laménie.

M. Marc Laménie. Merci à mes collègues du groupe du RDSE d’avoir permis l’organisation de ce débat, dont l’enjeu est particulièrement important en termes de finances publiques.

Il y a quelque temps, le président de la commission des finances et le rapporteur général avaient pris l’initiative d’organiser, à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, une visite intéressante pour mesurer l’ampleur de la fraude, notamment la contrefaçon, et l’importance des services de l’État déployés pour y remédier : nous les avons vus à la tâche. L’administration des douanes intervient en partenariat avec La Poste et d’autres grands services.

Je suis l’élu d’un département frontalier, les Ardennes, et je sais, monsieur le ministre, que vous connaissez bien les problématiques des départements frontaliers. Je veux donc vous interroger sur la situation des buralistes, confrontés à l’achat du tabac en Belgique.

Parmi d’autres exemples, et on pourrait malheureusement les multiplier, il y a aussi celui du carburant acheté en Belgique, voire au Luxembourg qui n’est pas non plus très éloigné de notre frontière. Quelles mesures envisagez-vous de prendre pour lutter contre tous ces phénomènes et trouver des solutions ? Avez-vous une idée de la masse financière qui échappe ainsi aux caisses de l’État ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Monsieur le sénateur, votre question est large. Vous êtes parti de la TVA, puis, vous êtes passé aux buralistes, qui nous ont conduits en Belgique, mais elle est intéressante. Vous m’interrogez sur la différence de fiscalité pratiquée au sein de l’Union européenne.

Vous le savez, la fixation du prix du tabac relève de la compétence souveraine de chacun des États. Le seul pays où ce prix est supérieur à celui que pratique la France est la Grande-Bretagne, qui a choisi de quitter l’Union. Nous sommes donc les derniers. Eh bien, tant mieux ! Nous avons une politique très active de lutte contre le tabagisme. On dit que le Gouvernement augmente le prix du tabac pour remplir ses caisses. Or les recettes fiscales ne couvrent que le quart des dépenses de santé provoquées par la consommation du tabac et prises en charge par la sécurité sociale.

Plusieurs politiques de lutte contre le tabagisme ont été menées ; elles ont visé la prévention, et nous constatons ces derniers temps, une augmentation très importante des substituts nicotiniques. Selon les observatoires, on compte 1,6 million de fumeurs en moins depuis deux ans. Notre politique s’inscrit dans la continuité de celle qui fut conduite par les gouvernements qui nous ont précédés – je pense au paquet neutre, à la hausse du prix du tabac, à l’interdiction de fumer dans les lieux publics édictée sous la présidence de Jacques Chirac.

Nous déplorons en effet l’absurdité de la situation que vous avez décrite, monsieur le sénateur. Vous la connaissez dans les Ardennes, je la connais dans le Nord. Nous savons qu’il est possible de traverser très rapidement une frontière qui n’en est pas une pour acheter des cigarettes moins cher. Et les buralistes, très légitimement, nous le signalent et s’en plaignent. Cela dit, les frontières existent de moins en moins, avec les envois de paquets de tabac par internet. Cela explique d’ailleurs pourquoi les brigades des douanes changent leurs habitudes et leur façon de contrôler. Il est parfois aussi sinon plus important de contrôler les colis qui arrivent à Chilly-Mazarin que de contrôler la frontière franco-belge dans les Ardennes ou le Nord.

Nous défendons l’idée que le tabac est un sujet non de fiscalité, mais de santé publique. À ce titre, la Commission européenne, les États, le Parlement européen doivent imposer un prix unique. La Commission européenne a arrêté une même ligne sur plusieurs grands sujets de santé publique. Elle doit le faire désormais sur le tabac. C’est notamment ce que défendaient les candidats de la liste soutenue par la Président de la République et par la majorité. J’espère que tous les élus s’y attelleront.

Mme la présidente. La parole est à M. Marc Laménie, pour la réplique.

M. Marc Laménie. Merci, monsieur le ministre ! On le sait, le combat est particulièrement important, la tâche reste immense. Il faut croire à la réussite ! Nous y parviendrons avec l’ensemble des services et le concours de tous les États.

Mme la présidente. La parole est à M. Alain Duran.

M. Alain Duran. Comme l’ont rappelé les orateurs précédents, les mécanismes de fraude à la TVA transfrontalière grèvent, chaque année, de plusieurs dizaines de milliards d’euros les finances publiques françaises. Or nous devons défendre une fiscalité équitable, par laquelle chacun participe à l’effort contributif à juste proportion de ses capacités : c’est le fondement même de l’État social.

Monsieur le ministre, le mouvement des gilets jaunes a révélé au grand jour ce sentiment d’injustice fiscale qui couvait, depuis de longues années, parmi certains de nos administrés.

Sans doute lassés de voir des alchimistes du chiffre transformer discrètement, mais efficacement l’optimisation fiscale en évasion fiscale, ces citoyens ont souhaité exprimer – avec plus ou moins d’habileté – leur crainte de voir le pacte social dévoyé par ces pratiques qui nuisent à tous : la fraude à la TVA transfrontalière coûte des centaines d’euros par an à chaque Français.

Mon département, l’Ariège, frontalier de l’Espagne et de l’Andorre, est particulièrement confronté aux problématiques induites par les variations de taux de TVA entre des pays voisins. Je prendrai l’exemple du taux unique de TVA à 4,5 % qui est appliqué en Andorre – soit, pour le taux normal, trois points et demi de moins que la Suisse, ou treize points et demi de moins que le Luxembourg, qui est l’État membre de l’Union européenne au taux normal le plus faible.

Ce taux unique, qui est inférieur au taux réduit appliqué en France et dans la plupart des États membres de l’Union européenne, affecte l’activité des entreprises frontalières exerçant dans certains secteurs d’activité de l’économie réelle. La TVA, qui était un impôt moderne lors de sa création, n’est pas parvenue à appréhender les évolutions induites par la dématérialisation des flux économiques et par l’évolution des modes de consommation.

Monsieur le ministre, alors que Bernard Cazeneuve avait proposé à l’hiver 2017 la possibilité de mettre en place des aménagements fiscaux pour les zones frontalières des Hauts-de-France et de Lorraine, quelles mesures entendez-vous prendre, afin de lutter contre le dumping fiscal pratiqué par des pays voisins non membres de l’Union européenne en matière de TVA ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Monsieur le sénateur, vous intervenez en douzième position, et j’ai déjà répondu en grande partie à vos questions.

D’abord, vous avez raison, il faut moderniser cet impôt ancien, qui remonte aux années cinquante et qui a été copié. C’est l’impôt qui apporte le plus de recettes dans les caisses de l’État.

Le problème appelle évidemment une réponse communautaire, à l’intérieur comme à l’extérieur du marché commun.

Cependant, je ne partage pas tout à fait votre opinion sur le fait que la TVA serait devenue un impôt inadapté, la fraude pouvant naître des différences d’optimisation entre les pays et parfois d’une optimisation agressive.

C’est malheureusement le cas de tous les impôts. Si nous avions une discussion sur les prix de transfert ou sur l’impôt sur les sociétés, elle ferait apparaître des montages. Il est clair que le marché électronique bouscule notre fiscalité, qui ne s’est pas adaptée, c’est vrai, aussi vite que le monde moderne de la consommation et de la vie entrepreneuriale.

Indépendamment du fait qu’elle soit ou non juste et en dehors de nos opinions politiques, nous devons relever deux grands défis en matière de fiscalité : ceux de la fiscalité écologique et de la fiscalité numérique. La création de richesses résulte désormais en grande partie du numérique. Outre sur des échanges d’hommes, l’économie est basée aujourd’hui – c’est sans doute encore plus compliqué pour les territoires que vous évoquez, et je connais bien le problème, étant frontalier non de l’Andorre, mais de la Belgique – sur des échanges de logistique. Or comment taxer des flux logistiques ? C’est une question très importante à laquelle les gouvernements sont confrontés.

Oui, il faut une réponse européenne, avec la difficulté d’avoir un système douanier européen, des contrôles aux frontières européennes, non seulement pour les hommes eu égard aux migrations, mais aussi pour les marchandises.

Et il faut s’adapter à l’ère nouvelle, déterminer où se trouve la création des richesses, comment s’organise la triche. Il faut attraper les gros tricheurs. Les voitures des gendarmes roulant souvent moins vite que celles des voleurs, il revient au ministère de l’intérieur d’acheter des véhicules aussi rapides que ceux des voleurs. Il faut agir de la même façon en matière de fiscalité. Telles sont les raisons pour lesquelles nous vous proposons ces évolutions.

Mme la présidente. La parole est à M. Alain Duran, pour la réplique.

M. Alain Duran. Monsieur le ministre, je vous remercie de votre réponse. Je voulais parler des entreprises proches de la frontière, confrontées à une concurrence déloyale. Pour être difficilement mesurable, le phénomène n’en existe pas moins. Il mérite toute notre attention, parce qu’il met en difficulté, voire en grand danger, nos entreprises.

Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Christine Chauvin.

Mme Marie-Christine Chauvin. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je m’associe bien sûr à ce qui a été dit sur l’importance du problème de fraude à la TVA transfrontalière.

Je ne reviendrai pas sur le mécanisme complexe de cette fraude. La perte est de 147 milliards d’euros dans l’Union européenne, soit trente fois les recettes attendues d’une éventuelle taxe Gafa.

Cet écart de TVA a diminué dans une large majorité d’États membres. Ainsi, la Suède et la Croatie ne perdent que 1 % de leurs recettes théoriques. En France, l’écart est de 12 % et a même augmenté de 1 milliard d’euros pour s’établir à environ 21 milliards d’euros.

Alors que nos déficits budgétaires sont abyssaux et récurrents, que l’État s’évertue à trouver de difficiles économies et, au final, augmente les impôts des Français, cet écart de TVA serait mieux dans ses caisses !

Hélas, cette fraude dure depuis plusieurs années ! Les conséquences ne sont pas seulement financières. Dans le Jura, nombre d’entreprises travaillent dans le domaine de l’import-export. Certaines ont été victimes de ces pratiques frauduleuses. Ces malversations peuvent nuire à l’image de nos petites et moyennes entreprises exportatrices et vertueuses. Ce fait doit être pris en considération.

La solution n’est pas seulement à l’échelon de l’Union européenne, dont les décisions en matière fiscale butent sur la règle de l’unanimité. La lutte la plus efficace reste à l’échelle des États.

Les progrès technologiques offrent de nouvelles opportunités pour le contrôle. Ils doivent être complétés par une indispensable réforme fiscale de la TVA.

Êtes-vous prêt, monsieur le ministre, à développer des moyens informatiques performants, à revoir les modalités d’encaissement de la TVA et à sanctionner plus fortement les fraudeurs ?

Êtes-vous prêt, à l’avenir, à avancer au même rythme que les autres pays européens ?

Envisagez-vous une réforme efficace contre la fraude fiscale ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Je n’utiliserai pas en totalité mon temps de parole, madame la présidente, non par non-respect envers Mme la sénatrice et envers sa question, mais parce que je crois y avoir répondu à de nombreuses reprises.

Je le répète, madame Chauvin, votre souci est partagé par le Gouvernement et je remercie, une fois encore, le groupe du RDSE d’avoir permis ce débat.

Le projet de loi de finances que je présenterai en septembre, au nom du Gouvernement, comportera deux grands points de fiscalité : le règlement de la fiscalité locale, qui vous intéressera, je l’imagine, toutes et tous, et la lutte contre la fraude – singulièrement la fraude à la TVA, et j’ai dit à quel point nous manquons d’outils juridiques pour la combattre.

Toute une série de questions devra être abordée. Comment créer le prélèvement à la source de la TVA pour les plateformes étrangères ? Comment faire en sorte, à l’instar de ce qui est pratiqué en Grande-Bretagne, que les entrepôts logistiques connaissent obligatoirement l’identité de tous les vendeurs des millions de colis qui arrivent sur le territoire national du fait de la mondialisation ? Comment l’Italie, l’Espagne, le Portugal – ces pays du Sud qui devaient lutter contre un marché caché, contre la fraude à la TVA – ont-ils mis en place des systèmes informatiques ? Nous aurons une discussion autour de la sanction, des achats cachés par les agents de la DGFiP, des achats sous pseudonyme, de la condamnation des opérateurs qui pourraient être considérés comme en lien avec ceux qui dissimulent l’argent et ne le reversent pas.

C’est une révolution fiscale que nous proposerons dans le cadre du projet de loi de finances. Certaines propositions vont un peu plus loin, notamment la TVA scindée. Est-ce à la banque de donner directement de l’argent à l’État et de reverser à l’entreprise le net, plutôt que de laisser celle-ci faire le calcul avec ou sans TVA ?

La lutte contre la fraude tient aussi, madame la sénatrice – je le redis une nouvelle fois – à la simplicité de notre fiscalité. Plus vous multiplierez les taux de TVA réduits, plus nous créerons des niches de concert, plus nous faciliterons la fraude. Car elle s’insinue dans les espaces peu clairs. Le montant que vous évoquez ne concerne pas seulement la fraude à la TVA. Il arrive que des entreprises se trompent de bonne foi. Lorsque j’étais jeune élu, on m’a raconté cette anecdote de la différence de TVA portant sur la quiche chaude ou sur la quiche froide. Selon les produits fiscaux retenus, nous créons tous collectivement des monstres fiscaux.

La simplicité de la loi votée par le Parlement sur proposition du Gouvernement aidera à ne pas se tromper.

Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Christine Chauvin, pour la réplique.

Mme Marie-Christine Chauvin. Merci, monsieur le ministre, de votre réponse et de celles que vous avez données dans le courant de l’après-midi.

Les mesures que vous décrivez vont certes dans le bon sens, pour les entreprises jurassiennes, comme pour l’ensemble des entreprises françaises.

Toutefois, hélas, nous avons beaucoup de retard. Cette perte pour les caisses de l’État est supportée par le contribuable français.

À l’heure où nos compatriotes demandent plus de justice fiscale, il est extrêmement important de leur envoyer des messages forts. La lutte contre cette fraude y prend maintenant toute son importance.

Il est donc vraiment urgent d’agir, monsieur le ministre !

Mme la présidente. La parole est à M. Yves Bouloux.

M. Yves Bouloux. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la lutte contre la fraude doit être une priorité, d’abord, pour des raisons morales et de justice, ensuite, en raison des pertes qu’elle représente pour nos finances publiques.

Si l’on retient les chiffres déjà cités de la Commission européenne, l’écart de TVA annuel dû à la fraude et l’évasion fiscales représente, pour l’ensemble de l’Union européenne, plus de 147 milliards d’euros.

S’agissant de la lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière, je relève trois problématiques particulières.

Premièrement, il s’agit d’un problème commun européen, à dimension variable selon les États membres, et relevant de leur responsabilité.

Deuxièmement, le nouvel outil à la disposition des États, depuis le 2 octobre dernier, pour lutter contre la fraude à la TVA, le mécanisme d’autoliquidation, ne peut être appliqué par la France compte tenu des critères stricts de mise en œuvre de ce mécanisme dérogatoire et temporaire. L’écart de TVA en France n’est « que » de 12,3 % du total des recettes de TVA attendues. Or il faut un seuil de 25 % de l’écart de TVA dû à la fraude carrousel.

Troisièmement, la lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière s’insère dans la problématique plus vaste de la fraude à la TVA et, plus largement, de la fraude et de l’évasion fiscales, ou de la fraude tout court, avec des causes multiples – les erreurs de calcul, les faillites, les cas d’insolvabilité – et des enjeux multiples.

Monsieur le ministre, vous venez d’annoncer que Bercy souhaite renforcer la lutte contre la fraude à la TVA. Je vous en félicite.

Ma question est double : la problématique de la fraude à la TVA transfrontalière justifie-t-elle des mesures et méthodes spécifiques, au-delà des dispositions usuelles ?

Quelle est la nature des dispositifs envisagés ? Avez-vous évalué leur coût pour les finances publiques, d’une part, pour les entreprises, d’autre part ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Monsieur le sénateur, le Gouvernement propose un véritable arsenal de lutte contre la fraude à la TVA parce que les montants sont importants. Vous les avez rappelés. On joue du marché commun pour faire de la fraude intracommunautaire.

Selon la Commission européenne, le montant a été évalué à 20 milliards d’euros de manque à gagner pour les caisses de l’État, soit l’équivalent de 12 % de nos recettes fiscales. La moyenne pour l’Union européenne est de 13 %. Vous le constatez, on fait à peu près aussi bien que les autres, si je puis dire.

Plusieurs pays, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, ont mis en place des systèmes de lutte contre la fraude à la TVA. Nous nous inspirons de tous ceux qui fonctionnent pour appliquer, dès l’année prochaine, un mécanisme approprié sur le territoire national.

Je ne peux pas vous indiquer exactement le montant de la fraude, par définition cachée, car il est très difficile de le connaître. Le Président de la République, dans ses annonces postérieures au grand débat, a demandé au Premier président de la Cour des comptes de lui présenter, ainsi qu’au Gouvernement et au Parlement, un rapport expliquant le mieux possible quelle est la fraude, quels sont les montages et les impôts les plus fraudés. Ce rapport nous sera rendu avant la discussion du prochain projet de loi de finances, nous permettant de disposer d’un montant réaliste de la fraude.

J’entends beaucoup de chiffres cités par des gens qui semblent imaginer qu’il suffirait de lutter contre la fraude pour se dispenser de faire des efforts en matière de politique économique. Nos propositions nous permettront d’objectiver un certain nombre de choses, y compris en matière de lutte contre la fraude à la TVA.

Je le répète, après l’avoir dit à la tribune, l’évasion fiscale est importante et doit bien sûr être condamnée, car elle poignarde moralement le pacte républicain !

La fraude à la TVA, qui n’est pas forcément évidente et ne fait pas la une des journaux, représente un montant très important, peut-être plus élevé encore que celui de l’évasion fiscale, à laquelle nous pensons classiquement.

C’est un point essentiel, et je remercie le groupe du RDSE de nous permettre de défricher le débat avant la discussion du projet de loi de finances.

Mme la présidente. La parole est à M. Yves Bouloux, pour la réplique.

M. Yves Bouloux. Je remercie M. le ministre de sa réponse.

Mme la présidente. La parole est à M. Daniel Gremillet.

M. Daniel Gremillet. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, casse du siècle, arnaque au carbone, escroquerie de la mafia du CO2… La fraude à la TVA sur les quotas carbone, révélée en décembre 2009 par Europol, a fait l’objet de nombreuses qualifications.

La combine est simple. Des fraudeurs achetaient des quotas de CO2 hors taxe en passant par des sociétés basées à l’étranger pour les revendre en France à un prix incluant la TVA, une TVA collectée, mais jamais reversée à l’État français.

Fruit de la délinquance financière, l’affaire a provoqué une véritable onde de choc, et pour cause ! Au-delà des sommes d’argent concernées et du préjudice financier pour les États et la collectivité, dont on peut rappeler qu’il a été de l’ordre de 1,6 milliard d’euros pour le budget français et de 5 milliards d’euros pour l’Union européenne, cette vaste escroquerie a une résonnance particulière dès lors qu’elle révélait les failles d’un système qui avait érigé la vertu en axe constitutif : inciter les entreprises les plus polluantes à réduire leurs émissions sous peine d’être sanctionnées financièrement.

On le sait, le caractère immatériel des transactions, la vitesse de rotation des quotas et la faiblesse du contrôle exercé sur le marché ont favorisé la fraude à la TVA sur les quotas carbone : les abus se sont multipliés.

Cette fraude a frappé une politique centrale de l’Union européenne, consacrée à la lutte contre le changement climatique, ce qui est plus dérangeant encore : une telle action n’aurait pas dû souffrir la moindre approximation, étant donné l’objectif d’exemplarité qui lui avait été assigné.

La fraude à la TVA a non seulement lésé les finances publiques, mais porté préjudice à la politique climatique dans son ensemble et pénalisé les entreprises.

Les dispositions mises en œuvre à titre temporaire vont-elles devenir permanentes ? Quelle est la position du Gouvernement en la matière ? Comment la France entend-elle articuler la réforme de la TVA avec celle des quotas de CO2, qui doit entrer en vigueur d’ici à 2021 ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Gérald Darmanin, ministre de laction et des comptes publics. Monsieur le sénateur, je peux vous l’assurer, la fraude à laquelle vous faites référence a cessé, et pour cause : la TVA n’est plus appliquée aux quotas carbone. Peut-être aurons-nous l’occasion d’aborder cette question plus en détail, en lien avec mes services.

Au titre des certificats, une autre fraude massive a été détectée. Avec Tracfin, avec les services du ministère de la transition énergétique, placés à l’époque sous l’autorité de M. Nicolas Hulot, et avec la DGFiP, nous avons mis en place une politique fiscale pour lutter spécifiquement contre ce détournement, qui, à l’évidence, permettait un recyclage d’argent. Le bilan de notre action doit encore être dressé. Quant aux fraudes portant sur les quotas carbone, comme dirait Fernand Raynaud, « ça a eu payé, mais ça ne paye plus ». (Sourires.) Aussi, je tiens à vous rassurer.

À l’instar des niches fiscales, les dispositifs que nous déployons au titre de la transition écologique sont susceptibles d’être détournés : les passagers clandestins peuvent utiliser à leur profit les politiques publiques, abuser de la bonne foi des entrepreneurs, voire de ceux qui commandent les travaux et les aménagements.

Plus largement encore, les fraudes peuvent naître de toute incitation fiscale. Plus celle-ci est généreuse, plus les personnes mal intentionnées sont tentées de s’engouffrer dans la brèche. Mais, au sujet des certificats, nous avons eu une réaction très forte, grâce à laquelle des recettes supplémentaires vont arriver dans les caisses de l’État : vous le constaterez en examinant les prochains projets de loi de règlement.

Conclusion du débat

Mme la présidente. Pour clore ce débat, la parole est à M. Jean-Claude Requier, pour le groupe auteur de la demande.

M. Jean-Claude Requier, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens avant tout à remercier Yvon Collin. Vice-président, depuis vingt-huit ans, de la commission des finances, notre collègue a insisté pour que nous inscrivions ce débat, technique, mais très important, dans la niche réservée à notre groupe,…

M. Gérald Darmanin, ministre. Il a bien fait !

M. Jean-Claude Requier. … ce que nous avons fait avec grand plaisir. D’ailleurs, malgré son caractère aride, le sujet proposé a suscité un intérêt dont je me félicite.

Monsieur le ministre, en la matière, il est rare que nous ne suggérions pas des dépenses nouvelles…

M. Gérald Darmanin, ministre. C’est vrai !

M. Jean-Claude Requier. Nous préconisons en principe de baisser la TVA, d’accorder telle ou telle subvention. En l’occurrence, c’est le contraire : nous vous proposons de récupérer de l’argent, plus précisément, 20 milliards d’euros, ce qui n’est pas rien !

M. Jean-Claude Requier. C’est donc un débat à 20 milliards d’euros : si nous relevons le défi, telle est la somme qui entrera dans les caisses de l’État.

En récapitulant la liste des intervenants, on devine la patte de la commission des finances… (Sourires.) Mais les membres d’autres commissions se sont également exprimés. À l’évidence, ce sujet intéresse le Sénat tout entier : il y va en effet de l’équilibre budgétaire et, plus largement, de nos finances publiques, de la justice sociale et de la justice fiscale.

En introduction, Yvon Collin a présenté les enjeux essentiels, mais souvent mal connus du grand public, liés à la fraude à la TVA dans l’Union européenne. Celle-ci représente une part importante de l’ensemble de la fraude. Elle n’est d’ailleurs pas sans rappeler un autre fléau, que nous venons d’évoquer et qui a été récemment porté à l’écran : la fraude à la taxe carbone. Quant à la fraude au carrousel, parfois liée à la criminalité organisée, elle reste un mal endémique. Elle entraîne à la fois un manque à gagner colossal pour les budgets nationaux et une concurrence indue pour les entreprises vertueuses, qui, elles, acquittent les montants qu’elles doivent et obéissent aux règles fiscales.

Le renouvellement des dirigeants de l’Union européenne à l’issue des dernières élections doit être l’occasion de donner une nouvelle impulsion politique, en particulier vers l’harmonisation fiscale, que la France appelle de ses vœux depuis si longtemps. Nous le savons, ce travail passera tôt ou tard par une remise en question du vote à l’unanimité du Conseil de l’Union européenne en matière fiscale.

Fondée sur le détournement du seuil d’exonération de 22 euros, la fraude liée au commerce avec l’extérieur de l’Union européenne inflige également un manque à gagner important à l’Union et aux États membres. Il est inacceptable que 65 % des envois en provenance des pays tiers ne respectent pas les règles de l’Union européenne en la matière.

En conséquence, la suppression de ce seuil dans la nouvelle directive est nécessairement une bonne nouvelle : on nous annonce que cette mesure sera transposée dans le prochain projet de loi de finances, et nous nous en réjouissons. Des entreprises comme Amazon ou Alibaba pourraient in fine ne pas être concernées par la future taxe sur les services numériques, adoptée par notre assemblée pas plus tard que la semaine dernière : il faudrait, a minima, qu’elles s’acquittent de la TVA !

Monsieur le ministre, vous avez cité avec raison la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, qui a d’ores et déjà apporté des réponses. La police fiscale de Bercy doit être un gage d’efficacité, et elle doit agir en coopération avec les autres services.

Toutefois, certaines mesures adoptées par le Sénat restent en suspens, comme l’instauration d’une responsabilité solidaire des plateformes en ligne en matière de TVA due par les vendeurs et les prestataires, ou encore le paiement scindé de la TVA dans le commerce en ligne.

Les comparaisons internationales sont décidément instructives : l’Inde, qui dénombrait quatorze régimes de TVA différents, a ainsi adopté un régime unifié en 2017 ! Le reste du monde s’organise, et l’Europe se doit d’agir plus vite. La coexistence de vingt-huit régimes nationaux reste un chantier de simplification majeur.

Enfin, pour un impôt comme la TVA, il faut insister sur la responsabilité individuelle de chacun. Vous l’avez rappelé, il ne faudrait pas oublier la fraude diffuse ; elle semble bénigne au niveau individuel, mais finit par avoir de graves conséquences. Face à ces enjeux, il faut alerter davantage encore nos concitoyens, qui, comme on l’a vu récemment, sont toujours sensibles à la justice fiscale : c’était aussi l’objet de notre discussion.

Mes chers collègues, ce débat a permis d’illustrer deux valeurs qui nous sont chères ; deux valeurs symbolisées par le serpent et le miroir gravés aux dossiers des anciens sièges du Sénat conservateur, disposés en salle des conférences ; deux valeurs, enfin, qui siéent si bien à la Haute Assemblée : la sagesse et la réflexion ! (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe Union Centriste.)

M. Yvon Collin. Très bien !

Mme la présidente. Mes chers collègues, nous en avons terminé avec le débat sur le thème : « La lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière. »

Nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à seize heures dix, est reprise à seize heures quinze.)

Mme la présidente. La séance est reprise.

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Le cannabis, un enjeu majeur de santé publique

Débat organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, sur le thème : « Le cannabis, un enjeu majeur de santé publique. »

Dans le débat, la parole est à Mme Esther Benbassa, pour le groupe auteur de la demande.

Mme Esther Benbassa, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je précise avant tout que ce débat porte uniquement sur le cannabis thérapeutique – la transcription de son intitulé a fait l’objet d’une omission.

En France, 300 000 à 1 million de personnes pourraient être concernées par le cannabis à visée médicale.

Cet usage n’est pas nouveau. Sa présence était déjà attestée dans le droguier suméro-akkadien, en Égypte, de même que dans les médecines indienne et chinoise. Aujourd’hui, une vingtaine des vingt-huit pays que compte l’Union européenne, douze pays hors de l’Union européenne et vingt-neuf États américains autorisent, à différents niveaux, le cannabis à usage médical.

Agnès Buzyn, ministre des solidarités et la santé, déclarait elle-même dès le mois de mai 2018 : « C’est peut-être un retard que la France a pris quant à la recherche et au développement du cannabis médical. D’autres pays l’ont fait. J’ai demandé aux différentes institutions qui évaluent les médicaments de me faire remonter l’état des connaissances sur le sujet, parce qu’il n’y a aucune raison d’exclure, sous prétexte que c’est du cannabis, une molécule qui peut être intéressante pour le traitement de certaines douleurs très invalidantes. »

Le 10 septembre 2018, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, l’ANSM, a ainsi annoncé la création d’un comité scientifique spécialisé temporaire, ou CSST, portant sur l’évaluation de la pertinence et de la faisabilité de la mise à disposition du cannabis thérapeutique en France. À la suite de trois auditions, au cours desquelles s’est dégagé un large consensus, cette instance a jugé « pertinent d’autoriser l’usage du cannabis à visée thérapeutique pour les patients dans certaines situations cliniques, en cas de soulagement insuffisant ou d’une mauvaise tolérance des thérapeutiques, médicamenteuses ou non, accessibles ».

Les situations thérapeutiques retenues par les experts pour l’usage du cannabis à des fins médicales sont les suivantes : les douleurs réfractaires aux thérapies accessibles, certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes, le cadre des soins de support en oncologie, les situations palliatives et la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques.

Ce comité souhaite qu’un suivi des patients soit mis en place sous forme d’un registre national, pour que soient comparés les bénéfices et les risques du cannabis thérapeutique, pour qu’une évaluation des effets indésirables soit régulièrement faite par les réseaux de pharmacovigilance et d’addictovigilance et pour que la recherche soit favorisée. De même, afin que l’ensemble de ces propositions soit appliqué, il préconise une évolution de la législation.

En raison des risques qu’elle comporte pour la santé, le comité exclut la voie d’administration fumée et annonce que les différentes modalités d’administration seront précisées ultérieurement : il s’agit là d’une question essentielle.

Le 26 juin prochain, l’ANSM devrait rendre un avis quant aux perspectives françaises en matière de production et de mise à disposition.

Aujourd’hui, pour soulager leurs douleurs, beaucoup de malades se procurent du cannabis dans l’illégalité. Certains sont condamnés à des peines de prison pour la culture d’un simple plant destiné à apaiser leurs souffrances, l’usage thérapeutique de cette plante étant interdit en France. Les juges du fond ne retiennent qu’exceptionnellement l’état de nécessité.

En attendant l’avis définitif de l’ANSM, les malades ont recours à différentes méthodes de consommation.

Certains d’entre eux fument du cannabis coupé de tabac, qui, en raison d’un taux élevé de THC, provoque un effet psychotrope non adapté à leur situation. L’effet thérapeutique repose effectivement sur un équilibre entre les molécules de THC et de CBD. Lorsqu’ils se détournent du cannabis récréatif, les malades essaient parfois des produits à base de molécules de cannabidiol – le fameux CBD. Mais la loi française interdit également ces produits, sauf s’ils sont issus de variétés de chanvre autorisées, des graines et des fibres de ces plantes, et non des fleurs, et que leur taux de THC est inférieur à 0,2 %. Pourtant, à cette dose, les effets resteraient insuffisants pour apaiser les douleurs de certains malades.

D’autres malades s’approvisionnent à l’étranger pour un coût non négligeable, entre 500 et 2 000 euros par mois.

Des personnes malades, obligées de se livrer à l’automédication en pratiquant l’auto-culture ou en se fournissant sur le marché noir sans suivi médical ni garantie quant à la qualité des produits, se placent également dans l’illégalité.

Une autorisation de mise sur le marché pour le Sativex, un spray sublingual composé d’extraits de cannabis naturel, avait été délivrée en 2014. Mais, très restrictive quant aux conditions de prescription, elle est restée à l’état théorique. D’ailleurs, ce médicament est indisponible faute d’accord sur son prix de vente entre le comité économique des produits de santé et le laboratoire qui le distribue.

Le cannabis thérapeutique est un enjeu majeur de santé publique. Le Premier ministre a, lui aussi, déjà exprimé le souhait qu’une réflexion soit engagée quant à sa légalisation.

D’après une enquête menée par l’IFOP pour Terra Nova et ÉCHO Citoyen et publiée le 16 juin 2018, 82 % des sondés sont favorables à l’usage du cannabis sur prescription médicale, 73 % sont convaincus du devoir de l’État en matière de financement de la recherche sur les usages thérapeutiques du cannabis et 62 % considèrent que le cannabis médical doit être enfin accessible sous toutes ses formes, voire remboursable par la sécurité sociale.

Les patients souffrants attendent que la possibilité de prescrire du cannabis n’incombe pas aux seuls médecins spécialisés. Il convient d’élargir l’accessibilité au traitement, surtout pour les patients résidant dans des territoires touchés par la désertification médicale.

En Europe, seule la Grande-Bretagne s’est orientée vers une prescription par un spécialiste : les autres États concernés ont opté pour les généralistes.

Cela dit, il faudra rendre effective la disponibilité du médicament dès sa légalisation. À cette fin, il faudrait veiller à ce que le champ de prescription ne soit pas défini de manière complexe et restrictive. En l’occurrence, une rapide formation publique des médecins habilités à prescrire ce traitement serait également nécessaire. En parallèle, il conviendrait d’élargir les situations thérapeutiques retenues par l’ANSM pour l’usage du cannabis médical.

Le remboursement par la sécurité sociale du cannabis thérapeutique, éventuellement avec le concours des mutuelles, fait également partie des revendications des patients.

Le problème de l’approvisionnement et celui de la production, dont l’économie française devrait profiter, se poseront bien sûr dès la légalisation.

Il est primordial de mettre en place les modalités de production et de transformation. Il est aussi question de l’approvisionnement entre l’autorisation du cannabis thérapeutique en France et la mise à disposition des produits issus de la production domestique. Pendant l’année de battement, il sera nécessaire d’importer des produits conformes aux normes de qualité et de respect de l’environnement, en l’occurrence des produits issus de l’agriculture bio.

La distribution devrait se faire en pharmacie, afin de desservir l’ensemble des territoires.

Enfin, il est indispensable d’autoriser différentes formes de préparations issues du cannabis, afin de répondre à la diversité des pathologies traitées.

Mes chers collègues, ne confondons pas cannabis thérapeutique et cannabis récréatif. L’utilisation des opiacés n’a pas transformé notre pays en fumerie d’opium : de même, l’autorisation réglementée du cannabis thérapeutique ne devrait pas conduire à la généralisation des volutes récréatives ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – Mme Laurence Rossignol et M. Joël Labbé applaudissent également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Chantal Deseyne. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Chantal Deseyne. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je précise d’emblée que l’usage thérapeutique du cannabis est déjà permis en France : un décret de juin 2013 autorise en effet la commercialisation de médicaments dérivés du cannabis.

De plus, en septembre 2018, l’ANSM a créé un comité scientifique spécialisé temporaire sur l’évaluation de la pertinence et de la faisabilité de la mise à disposition du cannabis thérapeutique en France.

En décembre dernier, ce comité a estimé qu’il serait pertinent d’autoriser l’usage du cannabis dans certaines situations, comme soin de support en oncologie, ou dans le traitement de certaines douleurs résistantes, en particulier dans le cas de la sclérose en plaques.

Je le rappelle à la suite d’Esther Benbassa : ce comité souhaite qu’un suivi des patients traités soit mis en place sous forme d’un registre national, pour assurer une évaluation des bénéfices et des risques inhérents à l’utilisation du cannabis thérapeutique. Il a également insisté sur l’importance de la recherche dans ce domaine.

Ce point d’étape étant fait, j’en viens au débat d’aujourd’hui. Inscrit à l’ordre du jour sur l’initiative du groupe CRCE, il porte plus précisément sur l’accès des patients au cannabis, présenté comme un enjeu majeur de santé publique.

Pour ma part, j’estime que la lutte contre les addictions est un enjeu majeur de santé publique.

Sur la base de l’avis du comité de l’ANSM, il me semble que les deux questions qui se posent désormais sont les suivantes : quelle sorte de médicament est le cannabis ? À quels malades le cannabis thérapeutique pourrait-il être prescrit, et sous quelle forme ?

Le cannabis est utilisé depuis plus de 5 000 ans pour des indications variées. Et pourtant, les académies de médecine et de pharmacie restent réservées quant à une légalisation du cannabis thérapeutique, en raison de ses effets secondaires psychiques et physiques.

Il faut souligner et sans cesse rappeler que le cannabis est une vraie drogue psychotrope qui agit durablement sur l’organisme : ce n’est pas une substance anodine.

Les effets négatifs de sa consommation sur la santé sont nombreux. En voici quelques-uns : altération de la mémoire et du champ visuel, troubles de l’équilibre, troubles de la concentration, crises d’angoisse, dépression, repli sur soi, schizophrénie, AVC, etc. Un lien a également été établi entre l’importance de l’utilisation du cannabis et la survenue d’idées suicidaires.

Avant de prescrire un médicament, tout médecin doit avoir la conviction que les avantages qu’en retirera le patient sont supérieurs aux risques qu’il court. Pour ce qui est du cannabis thérapeutique, le rapport des bénéfices et des risques devrait pouvoir être évalué au cas par cas, indication par indication.

Même si la situation est un peu différente, il ne faut pas perdre de vue les leçons de la crise actuelle des opioïdes, responsables de dizaines de milliers de morts en Amérique du Nord.

Ne laissons pas croire que le cannabis est un médicament. Se pose en réalité la question de savoir s’il n’existerait pas d’autres molécules que le cannabis pour soulager ces douleurs.

L’usage du cannabis thérapeutique ne doit pas laisser penser à une éventuelle innocuité de cette drogue et transformer ce débat en un cheval de Troie pour la libéralisation de la consommation du cannabis. Actuellement, le rapport entre les bénéfices et les risques est le suivant : tous les bénéfices sont pour les dealers et les trafiquants, tous les risques pour les patients !

Mme Esther Benbassa. Oh, ça va !

Mme Chantal Deseyne. Si le cannabis thérapeutique venait à être libéralisé, comment les pouvoirs publics pourront-ils encadrer la production du cannabis et éviter que les marchés parallèles n’en profitent ?

La voie d’administration est aussi une variable qui a son importance. La fumée doit être exclue, car, lorsque celle-ci est inhalée, elle est plus dangereuse que celle du tabac. De plus, l’effet du cannabis est rapide et peu durable s’il est fumé. La vaporisation permet en outre de mieux maîtriser les doses.

En raison des nombreux effets délétères sur la santé que je viens de rappeler, j’estime que le cannabis ne devrait être prescrit qu’en dernier recours, après l’échec des traitements classiques, et selon un certain nombre d’indications précises.

Le traitement à base de cannabis doit par ailleurs être contre-indiqué chez les patients qui présentent des troubles psychiatriques et chez les femmes enceintes. Il doit être assorti d’une interdiction de conduire. En plus de ce suivi, il est nécessaire de mettre en place un dépistage régulier des comportements addictifs que pourraient développer certains patients.

Enfin, en ma qualité de rapporteur du budget de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, la Mildeca, je souhaite que le Gouvernement s’engage à sensibiliser la population sur les effets délétères du cannabis et à établir un repérage précoce des adolescents susceptibles de développer un usage problématique ou addictif du cannabis.

Mme la présidente. Il faut conclure !

Mme Chantal Deseyne. Je conclus, madame la présidente.

Le cannabis thérapeutique est bien un enjeu de santé publique dont nous devons nous préoccuper. C’est pourquoi j’appelle à la plus grande prudence quant à la mise en œuvre du cannabis dit thérapeutique.

Je ne manquerai jamais de rappeler que le cannabis est bien une drogue…

Mme Esther Benbassa. L’opium aussi !

Mme Chantal Deseyne. … qui peut soulager certaines douleurs, mais qu’il n’est en aucun cas un médicament naturel à même de guérir. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste. – M. Daniel Chasseing applaudit également. – Mme Laurence Rossignol fait la moue.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Cohen.

Mme Laurence Cohen. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier ma collègue Esther Benbassa d’avoir lancé ce débat au nom de notre groupe.

Le cannabis déclenche des débats passionnés, parfois au gré des faits divers, ce qui nous éloigne le plus souvent d’une analyse sérieuse et fondée sur des données scientifiques objectives. Les progrès de la médecine et de la recherche conduisent pourtant à faire évoluer les mentalités et, donc, les législations un peu partout dans le monde.

Mais je veux le rappeler : le sujet dont nous discutons aujourd’hui est celui du cannabis thérapeutique, qui n’a rien à voir avec le cannabis dit récréatif.

Quelle est la situation dans notre pays ?

Le 10 septembre 2018, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé a mis en place un comité scientifique spécialisé temporaire, présidé par le professeur Nicolas Authier, pour juger de la pertinence et de la faisabilité de la mise à disposition du cannabis thérapeutique.

Le 13 décembre 2018, ce comité a reconnu la pertinence médicale du cannabis thérapeutique et validé son utilisation dans plusieurs cas précis : douleurs réfractaires aux autres thérapies, médicamenteuses ou non – il ne s’agit pas de prescrire le cannabis n’importe comment –, formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes, soins de support en oncologie, situations palliatives et spasticité douloureuse de la sclérose en plaques. Aussi, les troubles évoqués par Chantal Deseyne ne concernent absolument pas le cannabis thérapeutique.

Ce comité a également conclu qu’il était crucial de financer et de poursuivre la recherche, ainsi que de faire évoluer la législation en veillant au mode d’administration. Ce dernier point est extrêmement important.

Le 13 février 2019, le Parlement européen s’est lui aussi prononcé en faveur d’une proposition de résolution sur le cannabis thérapeutique, invitant à soutenir la recherche et à établir des normes dans l’intérêt des patients.

Le gouvernement français lui-même n’est pas resté étranger à ce débat. Les déclarations dans les médias de la ministre des solidarités et de la santé, Mme Agnès Buzyn, sont sans équivoque. Dès le mois de mai 2018, elle a ainsi affirmé sur Public Sénat que l’idée était de « ne pas fermer la porte à un produit qui pourrait aider certains de nos concitoyens pour des maladies sur lesquelles nous n’avons pas beaucoup de propositions de médicaments à faire. » Plus récemment, le Premier ministre, M. Édouard Philippe, a quant à lui trouvé « absurde de ne pas se poser la question » de la légalisation du cannabis thérapeutique.

Aujourd’hui, le cannabis thérapeutique est légal dans une trentaine de pays comme le Canada, les Pays-Bas, Israël, une partie des États-Unis, et vingt et un pays de l’Union européenne. Il est donc d’ores et déjà possible de tirer des conclusions sur son utilisation et de s’appuyer sur des données scientifiques pour prouver ses vertus.

Il me semble par conséquent très important, monsieur le secrétaire d’État, que le Gouvernement s’appuie, non seulement sur les avis et recommandations du comité scientifique et du Parlement européen, mais également sur les expériences menées à l’étranger, pour agir rapidement. Il importe notamment de déterminer les modalités d’usage du cannabis thérapeutique et la filière de production : importation ou constitution d’une filière nationale publique ?

Il est impératif d’avancer sur ces questions pour répondre de manière adéquate à la souffrance de nombreux patients pour lesquels l’auto-culture ou l’utilisation illégale de produits issus du marché noir, avec tous les risques que l’automédication peut comporter, est le seul recours.

Il faut se montrer plus audacieux en donnant des pouvoirs décisionnels aux fédérations d’addictologie, aux patients et aux différents experts. Il faudrait également oser poser la question du remboursement par la sécurité sociale.

Monsieur le secrétaire d’État, il semblerait que des expérimentations encadrées du cannabis puissent être menées d’ici à la fin de l’année : pouvez-vous nous le confirmer et nous en préciser les modalités ? En tout état de cause, il est fondamental que ces expérimentations soient larges, afin de prendre en considération plusieurs types de souffrance et de mieux répondre aux attentes des différentes personnes concernées.

Le 7 décembre 2018, une réunion du groupe CBD – cannabidiol – a eu lieu au Sénat sur l’initiative de l’association InterChanvre et de l’Union des transformateurs de chanvre. Deux enjeux majeurs ont été identifiés : d’une part, l’intérêt économique incontestable de la filière et, d’autre part, la sécurité alimentaire dans le cadre des compléments alimentaires, avec la volonté d’éviter toute promotion du cannabis illégal.

En effet, la France est le leader européen, le premier producteur de chanvre avec 17 000 hectares plantés, 1 400 producteurs et près de 1 800 emplois. Ce marché a donc un fort potentiel et trouvera des débouchés dans divers domaines, comme l’alimentation ou les cosmétiques. Notre pays pourrait par conséquent être pionnier dans ce domaine.

Les techniques de culture et d’extraction nécessitent des financements et une clarification de la réglementation, notamment pour ce qui concerne les méthodes visant à se débarrasser du THC. En effet, alors que la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, la Mildeca, explique que le CBD n’est pas interdit en tant que molécule, il l’est de fait régulièrement. D’où l’importance de le produire de manière synthétique pour qu’il ne présente plus aucune trace de THC et, donc, ne puisse plus être soumis à cette interdiction.

Enfin, il manque une législation européenne claire et harmonisée à ce sujet : les réglementations varient d’un pays à l’autre, ce qui rend difficiles les importations et les exportations, ainsi que la constitution d’un véritable marché européen.

Le cadre juridique actuel, très contraint, en particulier en ce qui concerne l’interdiction de l’utilisation de la fleur et de la feuille, nécessiterait un assouplissement et, par conséquent, une intervention du Gouvernement, monsieur le secrétaire d’État.

Face à tous ces enjeux médicaux, sociaux et économiques, il me paraît crucial, comme à ma collègue Esther Benbassa et à l’ensemble des membres de notre groupe, de légaliser le cannabis thérapeutique en France et d’en finir avec une certaine hypocrisie, voire une certaine frilosité ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et du groupe socialiste et républicain. – M. Joël Labbé applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Rossignol.

Mme Laurence Rossignol. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je commencerai mon propos en vous contant l’histoire de deux amies proches qui ont été atteintes d’un cancer du sein et ont subi des chimiothérapies très lourdes.

L’une et l’autre – elles ne se connaissent pas d’ailleurs – m’ont confié que si elles n’avaient pas eu de quoi fumer un peu de cannabis tous les soirs, elles ne seraient pas parvenues à endurer la chimio. Ce qui leur a permis de supporter la douleur liée à la chimio – il n’y a pas que la douleur due à la maladie, il y a aussi la douleur provenant du traitement –, c’est de pouvoir fumer du cannabis.

Pour affronter leur cancer et les traitements, ces deux femmes d’une cinquantaine d’années, mères de famille, ont été obligées de devenir des délinquantes, mais aussi de transformer leurs enfants en délinquants. En effet, quand vous êtes une femme de cinquante ans vivant une vie « normale » et que vous apprenez que le cannabis peut vous soulager, vous savez que ce n’est pas à l’épicerie du coin que vous en trouverez.

Elles en ont donc parlé à leurs enfants parce que, comme tous les enfants de cet âge, ils connaissaient au moins une personne qui elle-même connaissait quelqu’un qui savait où se procurer du cannabis. Et ce sont leurs enfants qui sont allés leur chercher du cannabis.

La loi, telle qu’elle est aujourd’hui, transforme de bons citoyens voulant lutter contre la souffrance, ainsi que leurs familles, en délinquants. Il y a là quelque chose d’extrêmement choquant !

Mes amies m’ont raconté leur histoire alors que j’étais moi-même ministre. Elles m’ont demandé à l’époque si rien ne pouvait être fait pour elles. Je leur ai alors répondu : « Vous savez, en France, le débat sur le cannabis n’est pas simple ! »

Je sais que le Gouvernement n’est pas fermé sur cette question, qu’il est même ouvert. Je ne rappellerai pas les démarches qu’il a engagées et que mes collègues ont déjà rappelées. Je crois toutefois que le sujet mérite que nous nous intéressions quelques instants à notre rapport à la douleur, à cette histoire de la douleur dans notre culture et dans notre civilisation.

Sur le plan médical, la douleur a longtemps été considérée comme un signal utile, un signal d’alarme informant d’une agression contre l’organisme. Les médecins l’appréciaient, car elle faisait partie des signaux cliniques et aidait à progresser dans le diagnostic.

Ensuite, qu’on le veuille ou non, nous sommes le produit d’une histoire marquée par le stoïcisme : résister à la douleur est courageux. Ne pas y résister est beaucoup moins honorable.

Enfin, nous sommes le produit d’une civilisation dans laquelle il y a une sorte de fatalité à la douleur. On adresse même une injonction aux femmes : « tu enfanteras dans la douleur ! »

Mme Esther Benbassa. Tout à fait !

Mme Laurence Rossignol. Notre rapport à la douleur, et, donc, au traitement de la douleur, s’inscrit dans une culture et une histoire pesante, mais aussi morale. Ce rapport est en effet d’ordre non pas simplement sanitaire, mais aussi moral. Et la France a longtemps accusé un retard certain en matière de prise en charge de la souffrance. Nous avons récemment beaucoup progressé dans ce domaine grâce au lancement de plusieurs plans de lutte contre la douleur.

Toutefois, dans une enquête EPIC – European Pain In Cancer Survey – conduite en 2007 – ce n’est pas si lointain, et certains pays étaient déjà entrés dans la modernité à cette date ! –, environ 62 % des patients atteints d’un cancer en France déclaraient souffrir de douleurs quotidiennes, contre 24 % seulement des patients atteints des mêmes pathologies en Suisse !

Cet écart est significatif de la manière dont nous avons pris du retard dans le traitement de la douleur, à la fois par morale, par tradition médicale, dirais-je, et par peur de la drogue. Une collègue l’a d’ailleurs fort bien dit : n’oublions pas que le cannabis est une drogue. Mais, ma chère collègue, c’est le cas d’à peu près toutes les substances médicamenteuses ! (Mme Esther Benbassa rit et Mme Laurence Cohen opine.)

Qui oserait proposer dans cette enceinte de priver de morphine les patients atteints de maladies graves ou en fin de vie, ou même des patients souffrant de maladies moins graves, mais qui en auraient besoin à un moment donné ? La morphine est pourtant bien une drogue !

Mme Esther Benbassa. Oui, comme les opiacés !

Mme Laurence Rossignol. Je suis sûre que certains d’entre vous, mes chers collègues, ont déjà été contraints de prendre des opiacés à cause de douleurs de dos, pour pouvoir tenir le coup après avoir beaucoup manifesté et battu l’estrade ici et là. Cette approche par le biais de la notion de drogue ne me paraît donc ni pertinente ni utile pour soulager la souffrance.

Et puis je ne suis pas certaine que notre pays soit bien placé pour donner des leçons sur ce qu’est une drogue. Nous sommes le deuxième plus gros consommateur de benzodiazépine en Europe, traitement prescrit sans aucune retenue par de nombreux médecins. Nous sommes un pays dans lequel les somnifères, les tranquillisants et tout un tas de substances psychoactives sont très facilement accessibles, alors qu’ils produisent une accoutumance probablement encore plus grande que celle que provoque le cannabis.

Bien sûr, il y a des risques pour la santé. Mais si vous lisez la notice de n’importe lequel des médicaments que vous prenez régulièrement, vous vous apercevrez qu’aucun médicament n’est sans risque pour la santé. Le médicament neutre pour la santé n’existe pas ! C’est pourquoi cette approche sous l’angle du risque pour la santé ne me paraît pas non plus devoir être retenue. Ou alors, il faut l’appliquer à l’ensemble de la pharmacopée, ce qui montre bien la limite de notre réflexion.

Enfin, il faut bien entendu rappeler que la question du cannabis thérapeutique diffère de celle de l’usage du cannabis.

Cependant, la question du cannabis est aussi un sujet de santé publique. On ne peut pas s’en tenir à nos fondamentaux actuels en la matière sans évaluer le rapport exact entre l’efficacité de notre législation et le niveau de consommation de cannabis.

Aujourd’hui, notre pays a l’une des réglementations les plus répressives en matière d’usage du cannabis, mais aussi d’accès au cannabis thérapeutique, et pourtant la consommation la plus élevée.

J’ai la liste des pays qui l’ont légalisé : l’Allemagne, l’Argentine, l’Australie, l’Autriche, le Brésil, le Canada, le Chili, Chypre, la Colombie, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, quatorze États des États-Unis, la Finlande, la Grèce, le Mexique, la Norvège, la Nouvelle-Zélande, etc. Nous sommes désormais bien seuls à rester campés sur nos positions et à rester crispés sur cette question.

Mme Laurence Cohen. C’est vrai !

Mme Laurence Rossignol. Je ne connais aucune autre politique publique pénale qui soit autant mise en échec sans jamais être remise en question que celle de lutte contre l’usage du cannabis ou des « drogues douces », comme on les appelait à une époque.

Je ne prétends pas avoir la solution ou détenir la bonne réponse, mais je sais que ce débat devrait a minima cesser d’être tabou, ne serait-ce qu’au regard de nos exigences en matière d’évaluation des politiques pénales.

Pourquoi faut-il, à mon sens, que le Gouvernement poursuive et accélère la démarche qu’il a engagée en faveur du cannabis thérapeutique ? Parce que ce que les gens consomment quand ils se procurent du cannabis par eux-mêmes est vraiment toxique. Et c’est ainsi non pas uniquement parce que le produit est toxique, mais parce qu’il n’est pas contrôlé !

Quand la police opère une saisie et que les scientifiques analysent ce cannabis, on découvre des substances que l’on n’aurait même pas imaginées : du pneu, du cirage et mille autres matières toutes plus toxiques que le produit lui-même. Il y a donc également urgence à garantir à certains malades – pas à tous, probablement ! – qui ont besoin d’antidouleurs supplémentaires, que le cannabis peut leur procurer, de pouvoir compter sur des circuits contrôlés et sécurisés sur le plan sanitaire.

En conclusion, monsieur le secrétaire d’État, vous nous trouverez auprès de vous et nous vous soutiendrons dans la démarche que vous avez entreprise en faveur d’un accès facilité au cannabis thérapeutique et à un cannabis mieux contrôlé sur le plan sanitaire. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)

Mme la présidente. La parole est à M. Joël Labbé.

M. Joël Labbé. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, tout d’abord, je tiens à saluer et remercier ma collègue et amie Esther Benbassa et le groupe CRCE d’avoir proposé ce débat.

Cette thématique m’a toujours intéressé et m’intéresse plus encore depuis quelque temps, puisque je travaille intensément sur la question des plantes médicinales depuis que j’ai été le rapporteur de la mission sénatoriale sur le sujet.

Le cannabis est une plante médicinale par excellence. Elle est très particulière, puisqu’elle a aussi des usages récréatifs illégaux – faut-il le rappeler ? – et est considérée aujourd’hui comme un stupéfiant. Mais le cannabis reste néanmoins une plante dont l’intérêt médical est de mieux en mieux connu et reconnu.

La mission sénatoriale sur le développement de l’herboristerie et des plantes médicinales a renforcé ma conviction sur le réel potentiel de la médecine par les plantes. J’ai découvert via ce travail la notion de « totum » : une plante ne peut pas être résumée à quelques principes actifs isolés.

C’est le cas pour le cannabis, qui n’est pas réductible au THC et au CBD, deux de ses principes actifs autorisés en France dans certains médicaments. Cette plante contient des dizaines de molécules qui agissent en synergie et qui en font l’intérêt thérapeutique. Il est donc très intéressant que des patients en souffrance puissent y avoir accès.

J’ai également été conforté dans ma conviction par le travail du député de la Creuse, Jean-Baptiste Moreau, qui m’a associé à l’organisation d’un colloque sur le sujet en décembre dernier à l’Assemblée nationale. Les témoignages des patients et des médecins présents sur l’intérêt de cette plante étaient édifiants : celle-ci permet de soulager les douleurs de personnes en grande souffrance, aujourd’hui contraintes de s’exposer à des poursuites pénales pour se procurer le traitement qui les soulage, et ce sans suivi et sans garantie en termes de qualité du produit, comme l’a rappelé ma collègue.

La légalisation d’une telle plante suppose bien sûr un contrôle et une organisation, notamment des circuits de distribution, ainsi qu’un suivi des patients, afin de mieux connaître les effets du cannabis, pour lesquels les données scientifiques doivent encore être complétées.

Si cette plante présente potentiellement des risques qu’il faudra surveiller et prendre en compte, ceux-ci sont à mettre en balance avec ceux d’antidouleurs dérivés de l’opium, comme la morphine qui peut rendre dépendant et être mal tolérée. Ainsi, à l’échelon national, le Comité éthique et cancer n’a pas identifié d’effets néfastes justifiant de s’opposer à la consommation du cannabis à usage thérapeutique.

S’il faudra être vigilant sur les dispositifs de contrôle et de suivi, il faudra aussi veiller à ce que le traitement soit réellement accessible pour tous les patients.

Pour moi, la légalisation du cannabis thérapeutique est également une opportunité économique : en effet, cette plante peut être cultivée localement, la France étant un leader de la filière chanvre. Le rapport de la mission sénatoriale sur les plantes médicinales, que j’ai déjà cité, recommande à cet égard de « lever les obstacles réglementaires au développement d’une filière de production française de chanvre à usage thérapeutique ».

Tout en étant attentif à ne pas déstabiliser la filière existante, il y a là une opportunité de créer une production locale, qui réponde à un enjeu de santé, en faisant vivre nos territoires.

Pour toutes ces raisons, il est essentiel que la France s’oriente, comme de plus en plus de pays, vers la légalisation du cannabis thérapeutique. Sur ce sujet qui semblait auparavant tabou, et qui l’est encore pour certaines et certains, les annonces de Mme la ministre des solidarités et de la santé sont très encourageantes.

Je voudrais élargir mon propos : si l’intérêt du cannabis thérapeutique est réel et si sa consommation doit se faire de manière contrôlée, la question se pose autrement pour le chanvre bien-être ; il s’agit de la plante sans le THC qui provoque l’effet psychotrope du cannabis, mais avec du CBD, autre principe actif du cannabis, qui présente un intérêt en termes de bien-être. Il ne faudrait pas que le cannabis thérapeutique crée de fait un monopole pharmaceutique sur le CBD.

En effet, si la France interdit aujourd’hui le CBD, parce qu’il est un dérivé du cannabis, cette molécule est classée par l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, comme n’étant pas addictogène ou dangereuse. De plus, un recours est exercé contre la France sur la question de la conformité de l’interdiction du CBD issu du chanvre avec le droit européen.

Je suis convaincu que nous devons nous montrer attentifs sur le sujet et considérer l’opportunité de faire évoluer notre législation. Il faudra bien sûr étudier la question en appréciant les enjeux de santé publique, mais le CBD pourrait aussi présenter un intérêt dans le secteur des cosmétiques ou des compléments alimentaires. Une mission d’information sur le sujet devrait d’ailleurs voir le jour à l’Assemblée nationale en septembre prochain.

En conclusion, je souhaite de nouveau revenir aux plantes médicinales. Si la France bouge sur le cannabis thérapeutique, cette plante au statut compliqué du fait de son usage récréatif et psychotrope, j’espère que cela pourra ouvrir la voie à une plus large place des plantes médicinales dans la santé en général.

Car de nombreuses autres plantes, qui ne sont pas des stupéfiants et sont sans risques, et qui sont donc bien moins complexes à gérer que le cannabis, ont un véritable intérêt. Elles sont demandées et attendues par les patients et les consommateurs, mais leur place dans le système de soins reste insuffisante du fait d’une réglementation encore inadaptée.

Il est temps que la France, pays historiquement producteur et consommateur de plantes médicinales, leur donne enfin la place qu’elles méritent dans son système de santé. Aussi, dans le cadre de la discussion du projet de loi Santé, je déposerai trois amendements d’appel visant à la prise en compte des plantes dans notre système de soins. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Jocelyne Guidez.

Mme Jocelyne Guidez. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous ne sommes pas ici pour parler de légalisation du cannabis. Je tiens à réaffirmer devant vous que, à titre personnel et au nom du groupe Union centriste, je suis défavorable à une telle mesure.

Au même titre que l’usage irraisonné de l’alcool ou de la consommation d’autres substances, le cannabis est une drogue, source d’addictions et de drames humains. Cela mérite d’autant plus d’être rappelé que le cannabis est la substance illicite la plus consommée par les adolescents, chez lesquels existe un risque élevé de dépendance.

Néanmoins, le débat d’aujourd’hui mérite d’être apaisé, car il porte sur un tout autre sujet : le cannabis thérapeutique comme enjeu de santé publique.

La question que nous devons nous poser est simple : le cannabis peut-il avoir une utilité thérapeutique ?

Tout d’abord, rappelons qu’il possède des caractéristiques similaires à celles d’autres substances utilisées dans le milieu médical en toute légalité, comme la morphine ou l’atropine.

L’usage thérapeutique du cannabis permettrait de soulager des malades dont les douleurs ne faiblissent pas sous l’effet des antalgiques traditionnels. Aussi, dans un contexte où les prescriptions d’opiacés et les décès pour cause de surdosage ont explosé, les traitements à base de cannabis pourraient représenter une alternative. Le cannabis à usage thérapeutique peut s’imposer comme un antidote à la dérive médicamenteuse.

Dans une étude récente de l’université de Berkeley, environ 90 % des patients estimaient que le cannabis permettait de diminuer leur consommation d’opioïdes et qu’il était plus efficace pour traiter leur état. Cette substitution aurait pour effet de diminuer le coût de la prise en charge pour la sécurité sociale.

Aujourd’hui, vingt et un pays de l’Union européenne sur vingt-huit autorisent le cannabis à usage thérapeutique. En février dernier, les députés européens ont adopté une résolution demandant à établir une distinction claire entre le cannabis médical et les autres usages du cannabis. Ils souhaitent encourager le développement du cannabis thérapeutique, financer la recherche et définir un cadre légal.

En France, si l’usage de celui-ci est encore quasi totalement prohibé, les choses bougent.

Tout d’abord, le Premier ministre lui-même relevait à juste titre en avril dernier qu’« il serait absurde de ne pas se poser la question ». Je ne saurais mieux dire !

Par ailleurs, des professionnels et des institutions médicales étudient sérieusement la possibilité d’encourager le développement thérapeutique du cannabis.

Comme vous le savez, en décembre 2018, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé a estimé qu’il pourrait être pertinent, dans certaines situations, d’autoriser l’usage du cannabis pour les patients. Elle préconise de mettre en place une expérimentation à l’échelon national. Je trouve cette recommandation intéressante.

N’oublions pas, enfin, que l’expérimentation doit se faire au bénéfice exclusif des malades. En tant que membre de la commission des affaires sociales, je suis marquée par l’intérêt que nous portons, en France, à la lutte contre la douleur, mais aussi par notre manque d’imagination et d’innovation en la matière.

Nous devons penser aux malades, notamment à ceux qui sont contraints à l’illégalité en recourant au cannabis pour soulager leurs souffrances. Il est inacceptable de laisser quelques petits groupes mafieux, via le marché noir, avec les risques qu’il comporte, profiter de la détresse de ces personnes.

Pour finir, je veux parler des retombées économiques pour notre pays.

La production d’un tel cannabis pourrait apporter une solution à des territoires agricoles en perte de vitesse, suivant l’exemple d’autres pays. La plante de cannabis, peu exigeante, n’a pas besoin d’un sol riche ou profond. Elle nécessite peu d’eau, peu de traitements et peu d’engrais. La situation présente d’autant plus d’intérêt que la France est déjà le troisième producteur mondial de chanvre.

Alors, mes chers collègues, quelle que soit, aujourd’hui, notre opinion sur le sujet, admettons collectivement qu’il y a matière à s’interroger pour l’avenir. Ne tombons pas dans de vaines polémiques !

C’est pourquoi j’aimerais conclure en rappelant que, s’il y a parfois de mauvaises réponses, il n’y a jamais de mauvaises questions. Ainsi en va-t-il de la question du cannabis thérapeutique : elle mérite d’être posée ! (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)

Mme la présidente. La parole est à M. Daniel Chasseing.

M. Daniel Chasseing. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la question du cannabis, dont nous débattons aujourd’hui, sur l’initiative de Mme Esther Benbassa et du groupe CRCE, représente un enjeu majeur de santé publique.

Avant d’aborder la question du cannabis thérapeutique, j’évoquerai le cannabis récréatif, substance illicite la plus consommée en France.

En effet, 42 % des adultes âgés de 18 à 65 ans l’ont déjà expérimentée et 22 % en ont consommé au cours des douze derniers mois. La proportion est désormais équivalente chez les adolescents : parmi les jeunes de 17 ans, on estime aujourd’hui que quatre individus sur dix consomment du cannabis et 13 % des collégiens en fumeraient régulièrement.

Le cannabis n’est pas une drogue douce, si tant est qu’il y en ait !

Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, il agit longtemps à faible dose, contenant sept fois plus de goudron et de monoxyde de carbone que le tabac. L’alcool, combiné au cannabis, multiplie par quatorze le risque de provoquer un accident.

D’ailleurs, le lien est aujourd’hui clairement établi entre la consommation de cannabis et les accidents de la route. Les conducteurs sous influence de cette substance présentent un risque deux à trois fois supérieur à la normale d’être responsables d’un accident.

Le cannabis fumé présente une toxicité physiologique – effets cancérigènes ou vasculaires – bien supérieure à celle du tabac, mais aussi des risques psychologiques importants. Il peut causer des troubles psychiatriques, notamment dépressifs et psychotiques, susceptibles de favoriser la schizophrénie. Il entraîne surtout un déficit de l’attention, des troubles cognitifs, tout particulièrement en cas de consommation régulière précoce, car perturbant des zones cérébrales essentielles au développement psychique, intellectuel et relationnel des jeunes. J’ajoute que la substance, traversant le placenta, peut provoquer des dommages chez le fœtus, sur le cerveau et le poids.

On sait désormais, grâce aux saisies opérées par les forces de l’ordre, que les taux de THC contenu dans le cannabis commercialisé en France augmentent.

Le cannabis récréatif constitue donc un problème de santé publique grave : c’est la seule drogue qui demeure durablement dans l’organisme – pour un seul joint, elle séjourne une semaine dans le cerveau – et sa consommation peut entraîner dépendance et passage à une autre drogue.

L’usage thérapeutique du cannabis, quant à lui, peut se révéler dans de très rares cas plus efficace pour soulager les douleurs de patients atteints de maladies lourdes : dans le domaine de l’oncologie, pour la sclérose en plaques ou certaines formes d’épilepsie. Comme cela a déjà été signalé, des États américains, de même qu’Israël, l’ont autorisé et intégré à leur politique de santé publique.

Une expérimentation devrait prochainement voir le jour en France – j’y suis favorable – pour évaluer la pertinence de cet usage.

Trois médicaments sont déjà autorisés dans notre pays, pour quelques centaines de patients concernés : le Sativex, commercialisé dans dix-huit pays européens, qui n’est pas disponible en pharmacie, et deux autres médicaments pour lesquels le médecin doit obtenir de l’ANSM une autorisation temporaire d’utilisation nominative justifiant l’absence d’alternative thérapeutique.

L’étude précédemment mentionnée pourra, à mon sens, apporter des précisions concernant le traitement de la douleur, chronique – le cannabis n’aurait, là, pas d’efficacité –, mais surtout aiguë, ne cédant pas aux antalgiques habituels. Les cas sont exceptionnels, je le précise.

Il y aura un suivi des patients et, bien sûr, une exclusion de la voie d’administration fumée. Les prescriptions devraient être encadrées par des ordonnances sécurisées, comme pour les morphiniques. Il faudra indiquer et apprécier les effets secondaires, tels que la baisse de la vigilance, les décompensations psychiques et les risques d’addiction. La distribution, comme pour les antalgiques morphiniques, devrait se faire en pharmacie et, cela a été dit, on pourrait envisager une culture en France.

En d’autres termes, mes chers collègues, notre position est la suivante : oui à l’expérimentation du cannabis médical, avec – si validation – prescriptions sur ordonnances sécurisées et un travail sur les indications, contre-indications et effets secondaires ; non à une autorisation de prescriptions larges, qui pourraient évoluer vers un usage récréatif dont nous connaissons les graves effets indésirables – cognitifs, psychotiques, addictifs –, notamment chez les jeunes. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires.)

Mme la présidente. La parole est à M. Michel Forissier.

M. Michel Forissier. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, l’usage thérapeutique du cannabis refait débat depuis l’annonce du 13 décembre 2018 du comité d’experts de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, qui reconnaît pertinent de l’autoriser dans certaines situations cliniques, pour certains patients, selon des modalités précises à définir.

Il s’agit là d’un premier avis d’un premier groupement d’experts. Il reste plusieurs mois de travail de la part des professionnels de la santé avant une prise de décision politique, puisqu’il s’agit d’un enjeu majeur de santé publique.

La question du cannabis médical suscite beaucoup de passions, en France et partout dans le monde. Le sujet est évidemment sérieux : donner un cadre légal à la prescription médicale d’une drogue, pour pouvoir l’utiliser comme médicament antidouleur.

Les 4 février et 2 avril 2015, l’occasion nous a été donnée d’examiner une proposition de loi autorisant l’usage contrôlé du cannabis, présentée par Mme Esther Benbassa. Les trois articles de ce texte ayant été successivement supprimés par notre assemblée, nous n’avons même pas eu à procéder à un vote sur l’ensemble.

Mais, aujourd’hui, nous débattons d’un autre sujet : l’usage thérapeutique du cannabis dans un cadre strictement clinique, excluant naturellement les motivations auto-thérapeutiques ou récréatives.

Ce recours est encore controversé en raison des effets indésirables induits par cette substance.

Effectivement, l’analyse de l’intérêt thérapeutique du cannabis, dont l’usage n’est pas sans risque sur la santé du patient, doit être rattachée à une information scientifique exhaustive et faire l’unanimité des professionnels de santé. Ce travail d’expertise permettra de tirer des conclusions communes, lesquelles conduiront, dans un deuxième temps, à une phase d’expérimentation puis, dans un troisième temps, à une décision politique finale. Une nouvelle réunion du comité d’experts aura lieu le 26 juin.

Tout reste donc encore à préciser, me semble-t-il, avant d’ouvrir le recours à l’usage thérapeutique du cannabis.

Autrement dit, l’avenir du cannabis en France est encore incertain, même dans le circuit médical. De nombreux points sont à l’étude, comme la posologie adaptée à chaque patient, la formule pharmaceutique, le lieu de délivrance – pharmacie, hôpital, etc. Les experts poursuivent le travail, avant que n’intervienne la phase d’expérimentation.

Pour le moment, une trentaine de pays dans le monde et de nombreux États américains autorisent le cannabis thérapeutique. Parmi eux figurent le Canada, certains États de l’Union européenne, ainsi que la Suisse, la Norvège, Israël et la Turquie.

Le législateur est le garant de l’intérêt général, rappelons-le. Il ne remplirait pas sa mission en repoussant les limites d’une société dont le besoin fondamental est celui du repère.

Il ne nous appartient pas de minimiser ou de nier les incidences sur la santé de l’usage de la drogue. Le cannabis, soyons clairs, constitue un vrai enjeu de santé publique, car il n’y a pas de consommation de drogue sans effets nocifs sur la santé et le psychisme.

Vous l’aurez compris, monsieur le secrétaire d’État, je tiens à attirer l’attention sur la nécessaire vigilance des responsables politiques. Ces derniers doivent demander un bilan éclairé de l’usage thérapeutique du cannabis.

Les avancées scientifiques sont remarquables ; il y a une volonté forte de prendre en charge la douleur des patients, de soulager certains symptômes ou certains effets secondaires des traitements. À ce stade, les études sont encore lacunaires, mais les experts de la santé en France œuvrent pour examiner l’ensemble des modalités.

Ce qui compte à mes yeux, monsieur le secrétaire d’État, c’est le bénéfice pour le patient, en prenant bien entendu en considération les effets indésirables à court, moyen et long termes. J’entends par là que la situation d’une personne en fin de vie n’est pas la même que celle d’un jeune enfant ou d’un adolescent en construction.

Telles sont les réflexions que je tenais à apporter au débat.

Mme la présidente. La parole est à M. Olivier Cadic.

M. Olivier Cadic. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je remercie tout d’abord le groupe CRCE d’être à l’origine de ce débat posant la question du cannabis, comme enjeu majeur de santé publique. Cette démarche, utile, opportune, mérite d’être soutenue.

Tandis que nous parlons de l’usage thérapeutique du cannabis avec moult précautions et garde-fous, je veux partager avec vous mon regard d’élu des Français de l’étranger.

Voilà quelques jours, j’étais au Luxembourg, qui va devenir le premier pays européen à légaliser la culture, le commerce et la consommation du cannabis.

Précisons que l’achat de 30 grammes sera permis aux résidents majeurs, ce qui exclut les frontaliers – dommage pour certains – et, donc, le tourisme de la drogue. La consommation devra se faire en privé, c’est-à-dire ni dans la rue ni au travail. Une dépénalisation de la consommation est même envisagée pour les mineurs.

La réforme est portée par le ministre de la santé, Étienne Schneider, et celui de la justice, Félix Braz.

Rappelons qu’en octobre 2018 le Canada autorisait la vente et la consommation de cette drogue douce à des fins récréatives, emboîtant le pas à l’Uruguay et à la moitié, déjà, des États américains. Tous ont compris que poursuivre une politique de répression, c’était courir après une chimère, coûteuse et inutile, comme nous le faisons ici.

La consommation de cannabis en France est au plus haut niveau depuis vingt-cinq ans ! Plus d’un jeune sur quatre déclare avoir fumé du cannabis, comme le révélait, en novembre dernier, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies.

Cela pourrait étonner, mais les pays ayant légalisé ont placé l’enjeu de santé publique sur la qualité des produits. Oui, mes chers collègues, la qualité ! Au marché noir, il se vend effectivement n’importe quoi, et c’est sans compter les dangers psychiques et physiques qu’il y a à pousser les consommateurs vers ces réseaux criminels.

Interdire le cannabis n’empêche pas les gens de fumer ; cela les empêche juste de respecter la loi !

Tant que le cannabis sera interdit, il fera la fortune des narcotrafiquants, qui s’incarnent parfois jusque dans des États, à l’image de ce que l’on observe au Venezuela.

Je veux saluer le président Christian Cambon pour avoir invité ce matin M. Lorent Saleh, co-récipiendaire du prix Sakharov 2017 pour la liberté de l’esprit, à s’exprimer devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Emprisonné et torturé pendant plus de quatre ans au Venezuela, M. Saleh a témoigné avec force des atteintes quotidiennes aux droits de l’homme dans son pays.

Les témoignages, les ouvrages se multiplient pour mettre en lumière les agissements d’un régime criminel, organisant et exécutant le trafic de drogue à grande échelle, à l’aide des officiers de son armée. Je veux rendre hommage à Juan Guaido, Président de la République par intérim du Venezuela, et à tous ceux qui combattent avec courage à ses côtés pour libérer leur pays d’un système oppresseur.

Une fois encore, mes chers collègues, mon intention est de partager avec vous le regard extérieur que peut avoir un élu comme moi. D’un côté, nous avons sous les yeux un régime qui vit du trafic de stupéfiants et dont les proches viennent parfois se mettre à l’abri dans nos pays, avec le produit de leurs crimes. De l’autre, j’observe que nous poursuivons une personne qui, pour soulager sa douleur, fumera un peu de cannabis. Cherchez l’erreur ! (M. Joël Guerriau applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Pascale Gruny. (M. Jean-Paul Émorine applaudit.)

Mme Pascale Gruny. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, toutes les drogues sont nocives et socialement dangereuses. Le cannabis est une drogue comme les autres. Ce n’est pas un cas particulier, davantage comparable à l’alcool qu’à la cocaïne et à l’héroïne.

Fort heureusement, le législateur n’a jamais retenu cette approche. Les faits lui ont donné raison, puisque les travaux scientifiques ont démenti les discours sur la faible nocivité du cannabis et que le phénomène croissant des polytoxicomanies démultiplie les dangers liés à la consommation d’une seule drogue. Il n’existe pas de drogue douce !

Le débat sur les effets thérapeutiques du cannabis est légitime, car il faut se préoccuper de la santé des patients, notamment lorsque les thérapies classiques ne viennent plus à bout des douleurs. Beaucoup d’entre eux s’en procurent aujourd’hui dans l’illégalité, sans aucun suivi médical ni garantie sur la qualité des produits.

Mais engager une réflexion sur le cannabis thérapeutique, c’est aussi prendre le risque d’ouvrir la porte à la légalisation du cannabis récréatif. En vingt ans, la consommation de cette substance a doublé en France. Le geste se banalise, notamment chez les adolescents, qui sont devenus les champions d’Europe de la consommation de cannabis.

Ajoutons que la recherche sur son efficacité thérapeutique est encore balbutiante, et les résultats obtenus jusqu’à présent mitigés.

Nous disposons de trop peu d’études menées sur les humains pour savoir si le cannabis ou ses dérivés soulagent effectivement la douleur chronique. Quand elles existent, les recherches se fondent sur des déclarations subjectives, sur des évaluations personnelles de la douleur, ce qui en limite la validité.

Certains travaux ont suggéré une efficacité possible pour les maladies telle que la maladie d’Alzheimer, mais ils demandent à être confirmés. Un rapport de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies notait « des lacunes importantes dans les données scientifiques ».

Surtout, la possibilité d’une consommation excessive existe pour toute drogue affectant le fonctionnement du cerveau, et le cannabis ne fait pas exception à la règle. Comme pour le tabac, nombre de ses consommateurs peinent, eux aussi, à arrêter. Le cannabis a des effets dévastateurs sur la mémoire, il augmente les risques cardiaques et provoque des catastrophes sur la route.

Dès lors, ouvrir davantage l’usage du cannabis, soit-il thérapeutique, doit nous inciter à proposer, aussi, de nouvelles solutions pour en sortir.

Les centres thérapeutiques communautaires peuvent constituer une réponse adaptée aux toxicomanes.

Voilà quelques années, j’ai eu l’occasion de visiter celui de San Patrignano en Italie, un modèle à suivre dans l’accompagnement des toxicomanes dans leur sortie de la dépendance, mais qui est encore peu adapté en France.

La démarche de tels centres repose sur la rupture avec l’environnement familier et les fréquentations, encore plus sur l’apprentissage d’un métier. La participation à des travaux collectifs aide les personnes accueillies à se stabiliser sur le plan comportemental et psychologique en vue de leur réinsertion future. La communauté a vocation à remplir le vide laissé par la drogue et à leur permettre de retrouver une estime de soi.

L’encadrement permanent, le soutien psychologique et l’entraide des pairs sont essentiels pour le maintien dans l’abstinence, objectif qui n’est souvent atteint qu’imparfaitement dans le cadre d’une démarche strictement médicale.

Malheureusement, nous comptons seulement dix structures de ce type en France et, de fait, les listes d’attente sont longues.

Veillons donc, mes chers collègues, à ne pas créer un doute sur la dangerosité du cannabis et les conséquences de sa consommation.

Pour conclure et revenir au débat sur le cannabis thérapeutique, il est trop tôt, me semble-t-il, pour affirmer que les bénéfices potentiels du cannabis dépassent les risques encourus par ceux qui en consomment. Il est temps que la recherche approfondisse ses études pour établir la réalité des faits. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.

M. Adrien Taquet, secrétaire dÉtat auprès de la ministre des solidarités et de la santé. Madame la présidente, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je vous remercie de la tenue de ce débat, nous permettant d’aborder la question de l’usage thérapeutique du cannabis, qu’il faut clairement distinguer de la consommation de cannabis dite récréative, de son usage en tant que drogue, avec des effets délétères bien répertoriés sur la santé, mais aussi sur l’insertion sociale, en particulier des jeunes.

Cette question mérite d’être posée, et je vous remercie également de l’aborder sans polémique.

Plusieurs orateurs ont évoqué le cannabis récréatif. Nous pourrions en débattre, mais ce n’est pas le sujet du jour. La distinction liminaire que j’ai faite, et que vous avez été nombreux à faire, est néanmoins capitale, car elle renvoie à la double caractéristique du cannabis.

Ce produit est potentiellement nocif. Il peut entraîner des complications aiguës qui sont connues – augmentation ou diminution du rythme cardiaque, nausées, cas de psychose cannabique – et des complications chroniques, telles que les troubles de la mémoire, du sommeil, de la concentration, des formes de désocialisation, ou encore une augmentation du risque de cancers. Mais c’est également un produit doté de propriétés thérapeutiques.

Cela a été rappelé à plusieurs reprises, une modification de la réglementation sur le cannabis est intervenue en juin 2013.

Elle prévoit déjà que des médicaments contenant du cannabis puissent être utilisés, uniquement s’ils possèdent une autorisation de mise sur le marché délivrée en France ou par l’Union européenne. Ces spécialités pharmaceutiques à base de cannabinoïdes ont notamment passé une procédure rigoureuse, incluant, comme pour tout autre médicament, une appréciation du rapport entre bénéfices et risques.

Si vous le permettez, mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais tout de même revenir, dans un premier temps, sur les enjeux majeurs de santé publique liés au cannabis en tant que drogue, avant de me concentrer sur le cœur de notre débat.

Les niveaux d’usage de cannabis en France placent notre pays en tête des pays européens pour ce qui concerne la consommation régulière, surtout chez les jeunes.

Quelques chiffres doivent nous inciter à réfléchir.

On estime que 1,4 million de personnes consomment régulièrement – au moins dix fois par mois – du cannabis et que 700 000 personnes en consomment tous les jours, l’âge minimal de cet échantillon de population s’établissant à 11 ans.

Parmi les usagers actuels de cannabis, 20 % sont identifiés comme à risque élevé d’abus ou de dépendance.

Aujourd’hui, 80 % des consultations jeunes consommateurs, structures dédiées à l’écoute des jeunes de 11 à 25 ans et de leurs parents, concernent des usages répétés et problématiques de cannabis.

Ces quelques chiffres et observations appellent une réponse sanitaire adaptée à chaque public.

S’agissant du cannabis à usage thérapeutique, vous avez été nombreux à rappeler que, au sein de l’Union européenne, vingt et un pays sur vingt-huit l’autorisent.

Cette dynamique est allée crescendo au cours des dernières années : en 2013, la République tchèque et l’Italie ont adopté des dispositions législatives et réglementaires pour autoriser la protection et la réalisation de préparations magistrales à base de cannabis ; en 2015, ce fut le tour de la Hongrie ; en 2017, l’Allemagne, l’Irlande, ou encore la Slovénie leur ont emboîté le pas.

Actuellement, le cannabis thérapeutique recouvre des formes et des circuits de production, de prescription et de contrôle très variés selon les pays.

Ces exemples, comme certains d’entre vous l’ont appelé de leurs vœux, nous guideront pour établir les modalités d’un usage thérapeutique du cannabis dans notre pays adapté aux besoins de notre population.

Permettre un tel usage est aussi une priorité de la ministre des solidarités et de la santé, conformément aux déclarations que cette dernière a faites et à celles du Premier ministre qui ont suivi. Des travaux ont été engagés en ce sens.

Ainsi, la ministre a saisi l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé, afin de disposer d’un état des lieux, notamment des spécialités pharmaceutiques contenant des extraits de la plante de cannabis, ainsi qu’un bilan des connaissances relatives aux effets et aux risques thérapeutiques liés à l’usage de la plante elle-même.

L’ANSM a constitué, en septembre 2018, un comité scientifique spécialisé temporaire chargé d’évaluer la pertinence et la faisabilité de la mise à disposition, en France, du cannabis thérapeutique en tant que plante.

Le comité a exclu d’emblée la voie d’administration fumée, compte tenu des risques pour la santé, et, je le confirme, il y a peu de chance que cette voie d’administration soit retenue.

J’en profite, à deux jours de la Journée mondiale sans tabac, pour saluer les résultats que nous avons obtenus dans ce domaine : en deux ans, ce sont 1,6 million de nos concitoyens qui ont arrêté la cigarette. Comprenez qu’il serait contradictoire, en termes de politique publique, de combattre le tabac tout en promouvant la voie d’administration fumée !

En décembre 2018, le comité scientifique précédemment cité a estimé pertinent d’autoriser l’usage du cannabis à visée thérapeutique pour les patients concernés par certaines situations cliniques précises et limitées : douleurs réfractaires aux thérapies accessibles, certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes, situations palliatives, soins de support en oncologie et spasticité douloureuse de la sclérose en plaques.

Les travaux de ce comité se poursuivront jusqu’en juin prochain, pour définir le cadre de l’expérimentation et ses modalités de mise en œuvre, c’est-à-dire les prescripteurs autorisés, le circuit de distribution et de délivrance, les modalités d’administration et les formes pharmaceutiques, les dosages et concentrations en principes actifs dispensés. Je peux donc vous assurer, madame la sénatrice Laurence Cohen, que cette expérimentation aura bien lieu.

Il appartiendra ensuite au Gouvernement de se prononcer, en s’appuyant sur ces travaux, sur les indications et les modalités d’usage thérapeutique du cannabis, ainsi que de déterminer, le cas échéant, le circuit de distribution.

En parallèle, nous maintiendrons les interdits et continuerons, surtout, à renforcer nos politiques de prévention, qui constituent le cœur de notre action en la matière.

La prévention des addictions est présente dans le plan national de santé publique. Le principal levier repose sur le milieu scolaire avec, je le rappelle, plusieurs dispositifs : le développement des compétences psychosociales dès l’âge scolaire ; les actions d’information et de sensibilisation en milieu scolaire, notamment par les pairs, les « ambassadeurs de santé » ; le déploiement d’un service sanitaire visant à former une nouvelle génération de professionnels de santé, rompue à la pratique de la prévention, et à les faire intervenir en milieu scolaire.

Les consultations jeunes consommateurs, précédemment évoquées, sont aujourd’hui l’outil essentiel pour l’intervention précoce auprès des jeunes consommant des substances. Spécialisées dans les addictions, elles s’adressent aux jeunes – mineurs ou majeurs – et à leurs familles. Nous continuerons, bien évidemment, à les soutenir.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, si nous sommes favorables à une expérimentation de l’usage thérapeutique du cannabis, nous attirons l’attention sur l’importance de la préparation et l’encadrement d’une telle ouverture. Nous partageons tous, je pense, cette même préoccupation, cette régulation constituant, je le rappelle encore, un enjeu majeur de santé publique, comme souligné dans le libellé même du débat.

Quant à la prévention de la consommation de drogues, lesquelles incluent le cannabis, elle est un axe prioritaire de l’action de la ministre des solidarités et de la santé, et vous pouvez compter sur l’ensemble du ministère pour mener une politique constante et volontariste en la matière. (Applaudissements.)

Mme la présidente. Nous en avons terminé avec le débat sur le thème : « Le cannabis, un enjeu majeur de santé publique. »

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Ordre du jour

Mme la présidente. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au lundi 3 juin 2019, à quinze heures et le soir :

Projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé (texte de la commission n° 525, 2018-2019).

Personne ne demande la parole ?…

La séance est levée.

(La séance est levée à dix-sept heures trente.)

Direction des comptes rendus

ÉTIENNE BOULENGER