M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

Mme Catherine Troendlé, rapporteur. La création d’un nouveau régime de contrôles de police judiciaire spécifique aux manifestations présente un intérêt opérationnel majeur pour les forces de l’ordre, dans la mesure où il offrira beaucoup plus de souplesse pour l’organisation des dispositifs de contrôle.

La commission des lois a, en conséquence, décidé de souscrire à la rédaction de l’article 1er dans sa rédaction issue de l’Assemblée nationale. Elle émet un avis défavorable sur cet amendement de suppression.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Christophe Castaner, ministre. Même avis.

M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour explication de vote.

M. Pierre Ouzoulias. Monsieur le ministre, c’est à vous que je m’adresse, puisque la présente proposition de loi a été soutenue par le Gouvernement ; il faut l’assumer.

Vous nous avez dit avoir participé autrefois à des manifestations. D’évidence, c’est pour vous une expérience un peu ancienne et oubliée. (Mme Marie-Pierre de la Gontrie sesclaffe.) En effet, si, comme moi, vous aviez participé, sous la précédente mandature, aux manifestations contre un gouvernement que vous défendiez et contre une loi que vous avez votée, vous sauriez que les personnes qui souhaitaient rejoindre les cortèges ont été systématiquement fouillées.

Je suis au grand regret de devoir vous apprendre que ce que vous nous présentez aujourd’hui comme une mesure qui réglera absolument tous les problèmes correspond à une pratique fréquente depuis trois ou quatre ans. Ainsi, à l’occasion de certaines des manifestations que j’évoquais, je me suis vu confisquer les lunettes de piscine et le liquide physiologique que j’avais emportés pour protéger mes yeux fragiles, au motif qu’il pouvait s’agir d’armes par destination…

C’est là non pas un exercice rhétorique, monsieur Grosdidier, mais le récit de l’expérience concrète de quelqu’un qui s’est vu appliquer des mesures censées résoudre tous les problèmes.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour explication de vote.

M. Jean-Yves Leconte. Notre collègue Pierre Ouzoulias vient de nous indiquer qu’il est déjà possible de contrôler ce que transportent des personnes souhaitant rejoindre une manifestation. Sur ce point, l’article 1er est donc inutile, mais il donne aussi de nouveaux pouvoirs au procureur de la République pour restreindre l’exercice de la liberté d’aller et venir.

M. François Grosdidier. C’est un magistrat !

M. Jean-Yves Leconte. Nous le savons, depuis déjà longtemps, notre parquet est dans le collimateur de la Cour européenne des droits de l’homme, en raison de son lien organique avec la Chancellerie. C’est d’ailleurs pourquoi il y a eu, en 2013, un projet de réforme du Conseil supérieur de la magistrature. Cependant, jusqu’à présent, rien n’a été fait sur ce plan.

Il n’est donc pas possible aujourd’hui de considérer que le parquet est suffisamment indépendant pour garantir la liberté d’aller et venir dans des conditions correctes. C’est la raison pour laquelle il n’est pas envisageable, en l’absence d’une réforme du parquet, de continuer à donner de nouvelles prérogatives au procureur en matière de garantie des libertés individuelles. Ne pouvant souscrire aux dispositions de l’article 1er, nous voterons cet amendement de suppression. (Mme Marie-Pierre de la Gontrie applaudit.)

M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 19.

(Lamendement nest pas adopté.)

M. le président. L’amendement n° 12, présenté par M. Grand, est ainsi libellé :

Alinéa 2, première phrase

Remplacer les mots :

et 1° ter

par les mots :

, 1° ter et 2

La parole est à M. Jean-Pierre Grand.

M. Jean-Pierre Grand. L’article 1er rend possibles l’inspection visuelle des bagages et la visite de véhicules aux fins de recherche et de poursuite de l’infraction de participer à une manifestation ou à une réunion publique en étant porteur d’une arme. Sur réquisitions écrites du procureur de la République et sous le contrôle d’un officier de police judiciaire, il autorise les agents de police judiciaire et les agents de police judiciaire adjoints de la police et de la gendarmerie nationales à les assister pour ces contrôles.

À l’origine, la proposition de loi sénatoriale prévoyait également la possibilité que des agents de sécurité privée ou des agents de police municipale puissent également les assister. Cette possibilité a été supprimée en première lecture par notre commission des lois.

Si le maintien de l’ordre ne figure pas dans les missions des policiers municipaux, ceux-ci sont régulièrement appelés en renfort sur des opérations de sécurisation, notamment lors de manifestations des « gilets jaunes » en province, en particulier sur les ronds-points.

Troisième force de sécurité, les policiers municipaux voient la mutation de leur profession avancer très lentement, par étapes successives : équipement en caméras-piétons, en munitions, accès aux fichiers, etc.

Conscient de la nécessité d’un vote conforme, je retirerai cet amendement, mais je souhaitais évoquer la situation de ces personnels. J’espère que l’examen du projet de loi de transformation de la fonction publique sera l’occasion de renforcer leur formation, pour leur permettre ensuite d’assister la police et la gendarmerie, toujours avec l’accord du maire.

Enfin, vous ne pouvez ignorer, monsieur le ministre, que les manifestations du samedi et les troubles qu’elles occasionnent ont pour conséquence une hausse du nombre des cambriolages, qui a par exemple augmenté de plus de 45 % dans les communes à l’est de Montpellier. Il est donc temps que tout cela s’arrête !

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

Mme Catherine Troendlé, rapporteur. M. Grand souhaiterait rétablir la possibilité, pour les agents de police municipale, d’effectuer des contrôles de bagages ou de véhicules dans le cadre de manifestations.

Cela ne nous semble pas souhaitable, pour des raisons opérationnelles : compte tenu de l’évolution rapide des événements lors des manifestations, ces agents pourraient en effet se trouver impliqués dans des opérations de maintien de l’ordre. Or il s’agit de missions pour lesquelles ils ne sont ni formés ni autorisés à intervenir.

Nous ne pouvons donc pas accepter un tel amendement.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Christophe Castaner, ministre. Je partage l’avis de Mme la rapporteure. Au demeurant, il y a également un problème d’ordre constitutionnel. La modification du texte intervenue à l’Assemblée nationale a placé le processus sous l’autorité d’un procureur, donc du ministère de la justice. Or, aux termes d’une décision du Conseil constitutionnel du 10 mars 2011, il n’est pas possible de solliciter des polices municipales ou des sociétés privées pour l’exécution d’une mission de police judiciaire.

M. Jean-Pierre Grand. Je retire l’amendement, monsieur le président.

M. le président. L’amendement n° 12 est retiré.

Je mets aux voix l’article 1er.

(Larticle 1er est adopté.)

Article 1er (Texte non modifié par la commission)
Dossier législatif : proposition de loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations
Article 3 (Texte non modifié par la commission)

Article 2

(Non modifié)

La section 1 du chapitre Ier du titre Ier du livre II du code de la sécurité intérieure est complétée par un article L. 211-4-1 ainsi rédigé :

« Art. L. 211-4-1. – Lorsque, par ses agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations, une personne constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public, le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police peut, par arrêté motivé, lui interdire de participer à une manifestation sur la voie publique ayant fait l’objet d’une déclaration ou dont il a connaissance.

« L’arrêté précise la manifestation concernée ainsi que l’étendue géographique de l’interdiction, qui doit être proportionnée aux circonstances et qui ne peut excéder les lieux de la manifestation et leurs abords immédiats ni inclure le domicile ou le lieu de travail de la personne intéressée.

« Le représentant de l’État dans le département de résidence de la personne concernée ou, lorsqu’elle réside à Paris, le préfet de police peut également imposer à la personne faisant l’objet d’une interdiction de participer à une manifestation de répondre, au moment de la manifestation, aux convocations de toute autorité qu’il désigne. Cette obligation est proportionnée à la menace mentionnée au premier alinéa.

« Lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que la personne mentionnée au même premier alinéa est susceptible de participer à toute autre manifestation concomitante sur le territoire national ou à une succession de manifestations, le représentant de l’État dans le département de résidence de la personne concernée ou, lorsqu’elle réside à Paris, le préfet de police peut, par arrêté motivé, lui interdire de prendre part à toute manifestation sur l’ensemble du territoire national pour une durée qui ne peut excéder un mois.

« Lorsque la manifestation a fait l’objet d’une déclaration, l’arrêté pris sur le fondement des premier ou quatrième alinéas est notifié à la personne concernée au plus tard quarante-huit heures avant son entrée en vigueur. Lorsque le défaut de déclaration ou son caractère tardif a empêché l’autorité administrative de respecter ce délai, l’arrêté est exécutoire d’office et notifié à la personne concernée par tout moyen, y compris au cours de la manifestation.

« Lorsque l’arrêté pris sur le fondement des mêmes premier ou quatrième alinéas fait l’objet du recours prévu à l’article L. 521-2 du code de justice administrative, la condition d’urgence n’est pas requise.

« Le fait pour une personne de participer à une manifestation en méconnaissance de l’interdiction prévue aux premier ou quatrième alinéas du présent article est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende.

« Le fait pour une personne de méconnaître l’obligation mentionnée au troisième alinéa est puni de trois mois d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende. »

M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard, sur l’article.

M. Guillaume Gontard. Les épisodes violents que connaissent certains mouvements sociaux ne justifient pas tout. En tant que législateurs, nous avons le devoir de ne pas céder à l’urgence du moment ou aux passions de l’instant. Légiférer, c’est faire la part des choses ; c’est mettre de la distance entre l’actualité et la loi, au nom de l’intérêt général. Les « unes » de la presse et les journaux télévisés passent et s’enchaînent, le droit reste.

Je me permets de vous alerter, car ces lois de circonstance s’accumulent, se superposent et affaiblissent peu à peu notre État de droit. Répondre à la violence par la violence, à la révolte par des lois autoritaires, c’est entrer dans le jeu de ceux qui défient l’État, qui accusent notre démocratie d’hypocrisie et de posture lorsqu’elle affirme être le rempart des droits humains. Une démocratie qui a recours à des lois liberticides pour se défendre prend le risque de perdre son fondement.

La manifestation est indissociable de notre histoire. Elle a permis l’avènement de la République en 1789 et celui de la démocratie en 1848. Elle est le terreau des conquêtes sociales, notamment celles de 1936 ou de 1968. Elle a accompagné la libération de Paris, les victoires de la France en Coupe du Monde ou le profond soutien à la liberté de la presse et à la République exprimé en 2015. Le droit de manifester est consacré par l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui en fixe d’ailleurs la limite, encadré par la loi de 1935.

Le dispositif de l’article 2 du présent texte relève d’une interprétation beaucoup trop zélée de la notion de « trouble à l’ordre public », mentionnée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et ne respecte vraisemblablement pas nos droits constitutionnels. En permettant de sanctionner a priori des manifestants sur la base de simples soupçons, il ouvre le règne de l’arbitraire et piétine les libertés publiques. En confiant à une autorité administrative plutôt qu’à une autorité judiciaire la charge de déterminer une sanction, il contrevient à la séparation des pouvoirs et aux garanties apportées par l’ordre judiciaire. En désignant subjectivement qui a le droit de manifester et qui ne l’a pas, cet article est un redoutable outil pour réduire les oppositions politiques au silence. Un tel outil n’a pas sa place dans un régime démocratique.

Chers collègues, dans les Lettres persanes, Montesquieu disait ironiquement qu’il ne fallait toucher à la loi « que d’une main tremblante ». Il est parfois bon de prendre cette recommandation au pied de la lettre. D’ailleurs, même la main de Jupiter tremble, puisque ce dernier, inquiet, envisage de saisir le Conseil constitutionnel pour « nettoyer » cette future loi de ses scories autoritaires. Le Parlement se grandirait à éviter le ridicule d’un tel scénario. Alors, oui, défendons la démocratie et la République ! (M. Pascal Savoldelli applaudit.)

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, sur l’article.

Mme Esther Benbassa. Par la loi du 8 juin 1970, le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas appelait à réprimer les participants et organisateurs de rassemblements. Ce texte avait été jugé liberticide et abrogé sous la présidence de François Mitterrand. Force est de constater que l’histoire bégaie…

L’article 2 tend à autoriser les préfets à prononcer des interdictions de manifester, pouvant être assorties d’obligations de « pointage » à l’encontre de toute personne susceptible de représenter une menace pour l’ordre public. La mesure permettrait donc d’empêcher certains individus de se rendre aux manifestations à titre préventif et sans qu’aucune condamnation pénale ait été prononcée à leur encontre.

Un tel article porte atteinte au principe de légalité des délits et des peines. Comment, en effet, les autorités préfectorales pourraient-elles juger de la culpabilité d’un individu et prononcer des mesures attentatoires à la liberté d’aller et venir au regard de prétendues menaces ? Cette mesure illustre la frénésie sécuritaire qui atteint l’exécutif ; elle n’est qu’un instrument dangereux, qui ouvre la voie à l’arbitraire.

L’Assemblée nationale a ensuite complété le dispositif par une énième disposition liberticide : l’extension de la mesure d’interdiction de manifestation pour la personne à l’ensemble du territoire national, pour une durée pouvant aller jusqu’à un mois. Cet ajout apparaît totalement disproportionné et non justifié par la nécessité de sauvegarder l’ordre public. La nouvelle rédaction de l’article 2 a été décriée par l’opposition, et le président Macron semble lui-même pris de doutes, puisqu’il a préféré saisir le conseil des Sages pour qu’il vérifie la constitutionnalité du dispositif.

Mes chers collègues, une telle mesure, particulièrement attentatoire aux libertés fondamentales, n’ayant pas sa place dans notre État de droit, nous espérons sa censure par le Conseil constitutionnel. Nous voterons contre cet article.

M. le président. La parole est à M. François Grosdidier, sur l’article.

M. François Grosdidier. Légiférer, c’est, certes, mettre de la distance avec l’actualité, mais sûrement pas une distance stratosphérique, en se situant dans un autre monde.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Ça, il y a peu de risques !

M. François Grosdidier. Contrairement à ce que semblent considérer ceux qui parlent d’un texte de circonstance, les casseurs ne sont pas un épiphénomène.

Mme Esther Benbassa. Ils sont 300 !

M. François Grosdidier. Il s’agit d’un phénomène profond, qui devient récurrent, et même permanent. Le propre de la loi est de s’adapter à une société qui change, faute de quoi elle devient lettre morte.

On entend tout et n’importe quoi : non, avec ce texte, nous n’attentons pas à la liberté de manifester ! Ce droit fondamental est garanti par la Constitution et par les traités européens et internationaux.

Qui est visé au travers de cet article ? Tous les citoyens ? Non !

Mme Éliane Assassi. Si ! Tous les citoyens, puisqu’ils n’auront plus le droit de manifester !

M. François Grosdidier. Tous les opposants ? Non ! Seulement les personnes constituant « une menace à l’ordre public d’une particulière gravité » par leurs « agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent ».

En outre, le texte précise bien que la mesure doit être proportionnée, le juge administratif opérant un contrôle très strict de cette proportionnalité.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Ce n’est pas possible !

M. François Grosdidier. Il faut être dans le déni de réalité, dans l’aveuglement idéologique ou dans la mauvaise foi la plus totale pour prétendre qu’une telle interdiction pourrait toucher des militants pacifiques en raison de leurs convictions ! (Protestations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et du groupe socialiste et républicain.) Il faut aussi mépriser le juge administratif pour penser que de tels abus de droit ne seraient pas sanctionnés !

Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Vous n’avez pas écouté ce que nous disions !

M. le président. La parole est à M. Yves Daudigny, sur l’article.

M. Yves Daudigny. Je condamne sans ambiguïté toutes les formes de violence. Comme vous, mes chers collègues, j’ai été choqué par les images de policiers agressés, de symboles attaqués, de commerces vandalisés. J’ai vu des gens animés d’un pur désir de destruction, qui doivent être réprimés.

Mais on ne peut juger du droit de manifester à la seule aune des débordements qu’il peut entraîner. Les délits et les crimes doivent être punis, mais il n’y a plus de démocratie si le préfet les présume pour interdire l’exercice d’une liberté.

Ce texte, en particulier son article 2, vise les « gilets jaunes », sous couvert de juguler l’action des casseurs, que le droit pénal ordinaire permet déjà de réprimer. Il limite l’exercice du droit de manifester, pas les actes violents. Il intimide le citoyen, et non le délinquant.

Le progressisme affiché n’est sûrement pas tourné vers les libertés publiques. Il est alimenté par un courant hostile aux libertés qui s’appuie sur chaque débordement particulier pour demander la suppression d’une liberté générale.

Hélas ! la mode est aujourd’hui d’accueillir la liberté avec des sarcasmes, de la regarder comme un fossile. La contradiction politique entre la lutte contre le populisme revendiquée par le Gouvernement et cette proposition de loi est stupéfiante ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et sur des travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)

M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi, sur l’article.

Mme Éliane Assassi. Je dois avouer mon étonnement : nous discutons, qui plus est en toute connaissance de cause, d’un article dont l’inconstitutionnalité est certaine…

Certes, le rapport du Sénat se montre assez prudent sur ce point, et les représentants du ministère de l’intérieur auditionnés ont écarté tout risque d’inconstitutionnalité, réduisant les modifications apportées à l’Assemblée nationale à de simples mesures opérationnelles.

Pourtant, les difficultés constitutionnelles posées par l’article 2 sont remontées jusqu’au Président de la République, qui a choisi de saisir le Conseil constitutionnel pour lever les doutes qui s’expriment, bien au-delà de cet hémicycle.

Un premier doute porte sur la proportionnalité de la mesure, notamment sur l’extension possible de son application à l’ensemble du territoire national pour un mois. On voit très bien l’enjeu pour le ministère : éviter, d’une part, la surcharge des services préfectoraux, qui pourraient se retrouver dépassés, et, d’autre part, les stratégies de contournement, consistant à « délocaliser » sa participation à une manifestation. La jurisprudence du Conseil constitutionnel est constante en la matière : la limitation de l’exercice d’une liberté fondamentale constitutionnellement garantie doit être « justifiée par la nécessité de sauvegarder l’ordre public » et « proportionnée à cet objectif ». Cet impératif n’est ici pas respecté, eu égard à la très large extension du dispositif.

Un deuxième doute concerne le champ d’application. Cela rejoint la question de la proportionnalité. On laisse au préfet le soin de déterminer librement les « agissements » ayant justifié l’interdiction administrative et les manifestations interdites. Cet article a, finalement, une vertu : pour la première fois, le Conseil constitutionnel devrait statuer sur la valeur juridique du terme « agissements » et sur son caractère suffisamment précis ou non. Mais, en attendant, on se retrouve avec un préfet tout-puissant, qui pourrait très bien – il le fait déjà dans le cadre des interdictions administratives de stade, dont s’inspire l’interdiction administrative de manifester – interdire la participation à toutes les manifestations publiques à des personnes coupables, par exemple, d’avoir dessiné des tags !

Oui, les représentants du ministère ont tenté de nous rassurer, mais il ne faut jamais oublier que si les majorités et les décideurs politiques passent, les mentions juridiques, elles, restent !

M. le président. La parole est à M. Loïc Hervé, sur l’article.

M. Loïc Hervé. L’intérêt des travaux parlementaires est de permettre au juge administratif ayant à se prononcer sur un cas d’appréhender dans quel esprit la loi a été rédigée. Si, par hasard ou par miracle, l’article 2 devait passer sans encombre sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel, le juge administratif sera peut-être amené à se pencher sur les travaux du Sénat.

Le texte issu de l’Assemblée nationale pour l’alinéa 2 de l’article 2, dont certains collègues souhaitent l’adoption conforme, est ainsi rédigé : « Lorsque, par ses agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations, une personne constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public, le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police peut, par arrêté motivé, lui interdire de participer à une manifestation sur la voie publique ayant fait l’objet d’une déclaration ou dont il a connaissance. »

Monsieur le ministre, j’ai des interrogations, et vos réponses permettront peut-être d’éclairer, demain, le juge administratif. Que veut dire le terme « agissements » ? Dans le code pénal – le droit pénal a la réputation d’être un droit précis –, il apparaît sept fois, en référence à des incriminations pénales circonscrites et extrêmement précises. D’après le Larousse, le mot « agissement » signifie « manière d’agir », voire « manœuvre » ou « intrigue ». Je ne sache pas que le droit administratif ou le droit pénal doivent sanctionner des manœuvres ou des intrigues…

Enfin, les agissements visés sont-ils en lien avec une personne ou avec les circonstances d’une manifestation ?

Mme Éliane Assassi. Très bonne question !

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, sur l’article.

M. Jean-Yves Leconte. Au-delà de la remarque pertinente de notre collègue Loïc Hervé quant à la portée du terme « agissements », on attendrait, puisque vous prétendez viser les casseurs, la mention d’une peine, d’une condamnation. Or il n’y a pas, dans le texte, une ligne pour les réprimer. La seule peine prévue concerne les personnes qui ne se soumettraient pas à une interdiction de manifester ; il n’y a rien pour réprimer les actes que vous dénoncez ou pour fonder l’interdiction à une personne de manifester sur une condamnation judiciaire.

Le texte prévoit en revanche, avec les réserves qui viennent d’être exprimées, la possibilité pour le préfet d’interdire une personne de manifester sur la base d’actes qui mériteraient, le cas échéant, d’être traduits en justice. Mais manifester pour exprimer son opinion est tout de même un droit constitutionnel, auquel nous sommes tous attachés !

En 2015, notre pays a été confronté à de très graves attentats terroristes. Le gouvernement d’alors a puisé dans l’arsenal juridique, sur la base de l’état d’urgence, pour renforcer un certain nombre de mesures administratives, afin de prévenir la commission d’actes terroristes. En 2017, le gouvernement d’Emmanuel Macron a considéré qu’il fallait sortir de l’état d’urgence tout en en maintenant les mesures visant à prévenir de tels actes.

Aujourd’hui, nous parlons de prévenir non pas des actes terroristes, mais des manifestations ; c’est très différent ! À cette fin, il est prévu de donner des pouvoirs de police administrative aux préfets. En quatre ans, nous sommes passés de la lutte contre le terrorisme à la limitation de l’exercice d’une liberté constitutionnelle : c’est tout de même un glissement incroyable !

De belles âmes nous expliquent que certaines démocraties sont « illibérales ». Lorsque je considère certaines évolutions que connaît notre pays, je m’interroge… En tout état de cause, madame la rapporteure, chers collègues de la majorité sénatoriale, il n’est pas sérieux d’affirmer que ce texte vise à réprimer les actes des casseurs : ce n’est pas vrai !

M. le président. Monsieur Leconte, il faut conclure ! Votre temps de parole est largement dépassé.

M. Jean-Yves Leconte. En revanche, quelle évolution de notre conception des libertés et du pouvoir administratif en quatre ans !

M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, sur l’article.

M. Pierre Ouzoulias. Raisonnons sur un cas concret. L’incendie de la préfecture de la Haute-Loire, au Puy-en-Velay, aurait pu être extrêmement dramatique : des fonctionnaires auraient pu périr dans les flammes du bâtiment public qu’ils défendaient ! Trois suspects ont été arrêtés. La police judiciaire les connaissait. Elle a tout de suite écarté la circonstance aggravante d’agissements commis en bande organisée. Ces trois personnes ont été mises en examen. Elles n’appartenaient pas du tout à la nébuleuse extrémiste et n’étaient pas des anarcho-libertaires voulant venir aux mains avec le capitalisme : il s’agissait de trois voyous issus d’une petite délinquance parfaitement connue des services de police. Ils sont malheureusement le symptôme d’une déstructuration sociale de notre pays, dont nous devrions aujourd’hui gérer les causes, et pas seulement les effets de façon répressive. S’il y a de plus en plus de petits délinquants parmi les casseurs, allez-vous demain exiger la production d’un extrait de casier judiciaire vierge pour autoriser la participation à une manifestation ?