M. Bruno Retailleau. En d’autres termes, vous pouvez souhaiter ignorer vos ennemis, jusqu’au moment où eux décident de ne pas vous ignorer. Nous y sommes, évidemment.

Oui, nous sommes en guerre. La menace est là, elle est planétaire et, sur notre sol, elle est plus aigüe que jamais – les uns et les autres l’ont suffisamment rappelé –, elle est permanente et durable. Il faut nous armer sur tous les plans, y compris sur le plan juridique. Nous ne devons avoir qu’une seule obsession : la protection des Français et de la France face à cette barbarie, face à cette « fiction monstrueusement cohérente », pour citer, après Michel Mercier, Hannah Arendt.

C’est ce que nous avons entendu faire, monsieur le Premier ministre, en soutenant tous les textes de lutte contre le terrorisme, soit pas moins d’une demi-douzaine. Jamais la majorité sénatoriale ne vous a manqué, dès lors qu’il s’agissait de l’intérêt supérieur du pays. Jamais !

C’est avec le même esprit de responsabilité que nous avons accueilli, voilà très exactement quatre mois, les propositions du Président de la République. Sa déclaration contenait la proposition, qui nous avait alors surpris, de révision constitutionnelle, avec ses deux volets : l’état d’urgence et la déchéance de nationalité.

Concernant le premier volet, nous avons bien sûr eu quelques doutes, mais pas d’hésitation sur le fond, parce que mon groupe a toujours considéré qu’il n’existait pas d’opposition entre, d’une part, les libertés publiques et, d’autre part, l’ordre public. La liberté et la sécurité ne sont pas sœurs ennemies, elles sont sœurs siamoises !

Nos doutes, notre hésitation, Philippe Bas vient d’en rappeler magistralement les causes. Fallait-il une réforme de la Constitution ? Je me rends à ses arguments, comme à ceux que contient l’avis du Conseil d’État.

En revanche, concernant le second volet, la déchéance de nationalité, la situation a été différente. Le débat s’est très vite enflammé. J’y reviens un instant pour expliquer aussi complètement que possible la position de mon groupe et par souci de convaincre.

Je voudrais d’abord remercier le président de la commission des lois, Philippe Bas, et Michel Mercier. La rédaction de l’article 2 du projet de loi constitutionnelle issue des travaux de la commission s’est faite à deux mains, je le sais bien. Elle émane donc non pas de l’un ou l’autre de nos groupes, mais de la majorité sénatoriale entière, qui vous prouvera qu’elle est largement unie sur ce texte.

M. David Assouline. La gauche l’est aussi !

M. Bruno Retailleau. Elle a une portée symbolique, qui a souvent été convoquée, comme si cela devait minimiser cette réforme. Naturellement, personne dans cet hémicycle ne pense qu’on lutte contre le terrorisme à coups de révision constitutionnelle ! Il faut simplement y regarder de plus près.

Le prétendu État islamique, Daech, mène une guerre militaire, mais aussi une guerre symbolique. Symbolique, comme le carnage du Bataclan, comme le carnage de l’Hyper Cacher, comme le carnage de Charlie Hebdo. Symbolique aussi, comme ces mises en scène macabres et morbides de décapitations, symbolique encore, comme ces jeunes Français qui brûlent leur passeport et qui en font un feu de joie !

M. David Assouline. C’est bien qu’ils se moquent de leur nationalité !

M. Bruno Retailleau. Le symbole est important. Nous aurions bien tort d’abandonner le monopole de sa puissance à nos ennemis, à Daech.

Étymologiquement, le symbole est ce qui relie, ce qui produit du lien social, au moment même où notre société en manque tant et au moment, précisément, où les terroristes tentent de disloquer la communauté nationale par leurs attaques. N’ayons pas une conception uniquement matérialiste de notre appartenance à cette communauté nationale. Souvenons-nous des mots de John Gardner : « Le monde est un interminable défilé de symboles. »

Bien sûr, la déchéance de nationalité ne concernera – heureusement ! – que quelques individus, mais elle s’adresse à tous les Français, parce qu’elle nous renvoie à la conception que nous avons de notre être collectif, de notre pacte républicain. Je m’y arrête un instant.

Cette déchéance n’est pas une création juridique récente, monsieur le garde des sceaux, vous le savez mieux que quiconque. Elle est apparue dès la première constitution de septembre 1791 et elle est toujours présente, même incomplète, dans notre code civil. Ses traces anciennes sont donc toujours actuelles. Elles sont signifiantes : elles renvoient à ce que nous sommes.

Mes chers collègues, nous sommes non seulement la Nation dont la conscience d’elle-même est la plus ancienne, mais également celle qui a inventé une conception de cet être collectif. Nous sommes une nation civique. Qu’est-ce que cela signifie ? Que nous n’accordons rien à la naissance, mais tout à l’adhésion, au consentement ; rien à l’hérédité, mais tout, encore, à la volonté.

La nation civique n’est pas la nation ethnique, laquelle est fondée exclusivement sur le droit du sang. Elle est une nation élective, qui s’adresse à tous les hommes, quelles que soient leur race, leur religion, leur condition sociale. Renan avait eu cette phrase : « L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion ». C’est important en particulier pour notre langue, dont l’histoire est si belle.

Lorsque l’on se réfère à ce que nous sommes, à la République, nous évoquons son métabolisme. Depuis longtemps, et j’espère encore pour longtemps, même s’il fonctionne incomplètement aujourd’hui, ce métabolisme transforme un individu en citoyen. C’est cela, notre pacte national, c’est ainsi que fonctionne notre être collectif.

Je prétends que nos ennemis nous offrent une chance de reprendre fièrement conscience de nous-mêmes. C’est évidemment en revenant aux origines, à ce que nous sommes, que nous pouvons comprendre que la déchéance de nationalité est, en quelque sorte, un prolongement, certes tragique et dramatique, de notre conception de la nation civique.

Elle est moins une sanction que le constat d’une rupture consommée par celui qui commet l’acte. (M. Gérard Longuet opine.) Si, finalement, mes chers collègues, il est juste que la qualité de français puisse s’acquérir par le droit du sol, il est également parfaitement légitime qu’elle puisse se perdre par le prix du sang, le sang versé par les Français massacrés ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi qu’au banc des commissions.)

Il reste, c’est vrai, une difficulté, que j’aborderai, monsieur le Premier ministre, comme vous l’avez fait dans votre proclamation : sans détour et avec franchise. Il s’agit de l’apatridie.

Je souhaite, non pas vous convaincre, mais expliquer notre position, afin de lever un certain nombre de préventions. La première concerne l’égalité. À l’Assemblée nationale, plus que dans cette enceinte, vous avez clairement exprimé que cette question vous heurtait et vous avez dit : pour que les responsabilités soient égales pour chacun, il doit y avoir aussi égalité devant la sanction.

Toutefois, il n’y a pas aujourd’hui d’égalité devant la sanction ! Il n’y a pas d’égalité devant le code civil : pour les binationaux, s’agissant de la nationalité, il est question d’acquisition et non la naissance. La différence entre les binationaux et les mononationaux, c’est que, demain, la déchéance de nationalité priverait les seconds de toute patrie, alors que les premiers en auraient toujours une. Le concept d’égalité est donc inopérant. (M. le Premier ministre sourit.) Vous souriez !

M. Manuel Valls, Premier ministre. En effet !

M. Bruno Retailleau. Vous sourirez moins en relisant l’avis du Conseil d’État, et c’est sa teneur que je viens de développer !

En d’autres termes, monsieur le Premier ministre, je le dis avec conviction, car je souhaite vous en convaincre, cette passion de l’égalité peut nous égarer.

La deuxième prévention touche à l’efficacité. Philippe Bas l’a excellemment dit tout à l’heure, vous aussi, j’utiliserai d’autres termes : neuf Français sur dix aujourd’hui – autant dire le bon sens populaire – sont favorables à la déchéance de nationalité, parce qu’ils la considèrent comme le prélude à l’expulsion. Vous l’aviez dit également devant l’Assemblée nationale : le but recherché, c’est l’éloignement du territoire des individus les plus dangereux.

Mais lorsque l’on crée un apatride, celui-ci reste sur le sol national, là est le problème ! Non seulement il n’est pas expulsable, mais, en plus, il bénéficie des droits très protecteurs que lui confère la convention de 1954 que la France a signée et ratifiée. Avec un tel raisonnement, nous nous prenons donc les pieds dans le tapis !

Il serait tout de même très paradoxal, au moment même où l’ONU, par le biais du Haut-Commissariat pour les réfugiés, développe un programme pour réduire le nombre d’apatrides sur dix ans, que la France, pays des droits de l’homme, envoie un signal contraire en ouvrant cette possibilité ! Vous essayez d’empêcher cela par des conventions internationales, mais, Philippe Bas et Michel Mercier l’ont montré, vous ne parviendrez pas à l’éviter totalement.

Enfin, l’argument qui nous semble le plus solide, c’est la référence au discours du Président de la République. Lorsqu’il s’est exprimé au Congrès, il nous a surpris.

M. Gérard Longuet. Il a surpris tout le monde !

M. Bruno Retailleau. Il a prononcé cette phrase : « La déchéance de nationalité ne doit pas avoir pour résultat de créer des apatrides. » Aussitôt, nous avons dit que le Sénat, en assemblée responsable, accueillerait et étudierait le texte. Très vite, avec le président du Sénat, nous avons fixé une ligne rouge : la création d’apatrides. Nous n’en avons jamais bougé.

Nous avons toujours tenu la position de l’engagement du Président de la République, qui nous a proposé un pacte. Cher Jacques Mézard, c’est ainsi qu’il faut comprendre les mots de Philippe Bas. Il ne s’agit pas seulement de faire du droit ; c’est une question éminemment politique, celle de l’unité nationale.

Mme Nicole Bricq. Ah, tout de même !

M. Bruno Retailleau. Je sais ce que vous cherchez à obtenir, avec cette attitude un peu provocatrice.

M. Jean-Claude Lenoir. C’est le mot !

M. Bruno Retailleau. Vous ne pouvez pourtant pas proclamer votre amour du bicamérisme tout en nous demandant de nous aligner sur l’Assemblée nationale ! Ce n’est pas possible ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Gilbert Barbier applaudit également.)

M. Didier Guillaume. Le contraire est également vrai !

M. Bruno Retailleau. Vous ne pouvez pas non plus exprimer le respect, sans doute sincère, que vous avez pour le Sénat tout en parlant de posture. C’est non pas une posture, mais une conviction, je vous l’assure. Nous l’avons maintes fois proclamé : nous ne voulons pas l’apatridie.

En d’autres termes, et pour conclure, je veux redire que nous avons une seule ligne. Nous tenons à cette unité nationale. Nous voulons protéger les Français. Notre ligne, c’est l’engagement du Président de la République, tout l’engagement du Président de la République, et rien que l’engagement du Président de la République. Nous sommes absolument tenus par le discours et par le pacte de Versailles.

Aujourd’hui, rien, pas une petite querelle, pas un petit calcul ne doit nous détourner du seul combat qui vaille. Rien ne doit affaiblir notre volonté déterminée, commune et énergique de protéger les Français de la barbarie islamique et de promouvoir l’unité du pays, l’unité de la France ! (Mmes et MM. les sénatrices et les sénateurs du groupe Les Républicains se lèvent et applaudissent. – Applaudissements sur les travées du groupe de l'UDI-UC et au banc des commissions. – M. Gilbert Barbier applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Roger Karoutchi.

M. Roger Karoutchi. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, le Sénat réfléchit et travaille. En matière de révision constitutionnelle, il est sur un pied d’égalité avec l’Assemblée nationale.

Monsieur le Premier ministre, permettez-moi de rappeler que la révision constitutionnelle de 2008, que j’ai conduite sous l’autorité du Président de la République Nicolas Sarkozy et de François Fillon, n’est passée qu’à une voix de majorité.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. Merci à Jack Lang ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Roger Karoutchi. À l’époque, nous n’avions pas exactement procédé comme vous. Vous soulignez en effet la responsabilité considérable qui incombe à la droite sénatoriale, mais peut-être eût-il mieux valu, avant que le Président de la République ne fasse ses annonces, ouvrir un dialogue au sein de votre propre parti afin de dégager un consensus. (Très bien ! et applaudissements sur les mêmes travées.)

M. Didier Guillaume. Chacun porte sa croix !

M. Roger Karoutchi. Monsieur Guillaume, je vous remercie de m’écouter sans m’interrompre, comme je l’ai fait lors de votre intervention.

Pour réunir une majorité des trois cinquièmes, le meilleur moyen est de rassembler sa base avant d’aller chercher des voix auprès d’autres partis. Je ne comprends pas bien le raisonnement consistant à essayer de convaincre la droite et le centre de cet hémicycle de voter ce texte, en arguant que les choses seraient plus compliquées à l’Assemblée nationale. D’un point de vue politique, si cette réforme échoue, ce sera simplement parce qu’elle a été mal préparée, mal gérée, mal négociée à l’intérieur de votre propre parti. (Applaudissements sur quelques travées du groupe Les Républicains.)

Les parlementaires de droite et du centre, comme l’ensemble des parlementaires, mais aussi des éditorialistes ne partagent pas les mêmes conceptions. Faut-il ou ne faut-il pas inscrire l’état d’urgence et la déchéance de nationalité dans la Constitution ? Initialement, je n’en étais pas convaincu. Juridiquement, comme le président Bas l’explique très honnêtement dans son rapport, il y a des arguments pour et des arguments contre, et il ne sert à rien de nous mitrailler d’arguments dans un sens ou dans l’autre.

En revanche – à cet égard, je partage pleinement les propos de Bruno Retailleau –, j’ai pour ma part accepté l’idée que ces dispositions soient inscrites dans la Constitution, non que cela s’impose d’un point de vue juridique ou qu’il s’agisse d’une nécessité démocratique et constitutionnelle, mais parce que, lorsque le pays est attaqué, lorsque des Français sont abattus, monsieur le président Bas, on ne fait pas de juridisme excessif en matière de riposte. Lorsqu’un individu pouvant avoir la nationalité française tue des Français, brûle le drapeau français, refuse d’appartenir à la nation française, il est normal que la nation française se défende. Et elle se défend, monsieur le ministre de l’intérieur, grâce aux lois que vous avez fait adopter, et que chacun, à droite et au centre de cet hémicycle, a votées, mais elle se défend aussi en s’interrogeant sur la signification de la Nation.

Monsieur Retailleau, je ne sais pas s’il y a une nation civique, mais je déplore que plus personne ne parle des fondements de la Nation, de ce destin collectif, de cette solidarité, de cette unité qui la font vivre. Il faut que tous les Français menacés se le disent, appartenir à la nation française constitue une fierté, une adhésion. Loin de résulter simplement de la naissance, cette appartenance se construit, s’illustre tous les jours.

Lorsque des individus ne veulent pas du drapeau français, tuent des Français uniquement parce qu’ils sont français et sans autre conviction que la volonté de tuer, je ne vois pas pourquoi ces gens-là devraient appartenir à la nation française. Alors, oui !, je suis favorable à la déchéance de nationalité dans ces cas-là ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre de l’intérieur, nous devons donner plus de moyens à la police, à la gendarmerie, à l’armée et à la douane pour obtenir plus de résultats. Les Français doivent être sûrs que tout est mis en œuvre pour les défendre et pour les protéger. Or pour beaucoup de Français, et je le comprends très bien, l’inscription ou non dans la Constitution de la déchéance de nationalité est moins fondamentale que l’assurance d’être protégés.

Pour autant, je le dis franchement, je ne suis pas un adepte du précepte selon lequel il ne faudrait pas toucher à la Constitution. Si tout va bien, dans sept ans la Constitution de 1958 sera le fondement du régime politique le plus durable en France depuis deux cent trente-cinq ans. Or elle a subi bien des révisions !

Il faut défendre notre Constitution en ce qu’elle préside aux fondements et à l’équilibre des pouvoirs, mais il faut aussi savoir la réviser si nous voulons qu’elle évolue au rythme de la société ou des menaces. Monsieur le président Bas, même si l’inscription de l’état d’urgence ou de la déchéance de nationalité dans la Constitution ne me paraît pas forcément utile, je n’y suis pas hostile. La Constitution doit refléter l’état de la société, et peut-être sera-t-elle amenée à évoluer de nouveau dans cinq ou dix ans. Elle est certes le fondement de nos institutions, elle est au-dessus de la loi, mais elle ne doit pas être statufiée pour autant. La Constitution n’est pas la statue du Commandeur ! C’est un élément de vie de la Nation.

Ce n’est pas la Constitution qui fait la Nation, c’est la Nation qui fait la Constitution. Ce n’est pas la Constitution qui garantit la sécurité des Français, ce sont les moyens qui seront affectés par le Gouvernement à la justice, au ministère de l’intérieur et à l’ensemble des forces.

Monsieur le Premier ministre, au Sénat se déroule un débat normal entre les élus de gauche et de droite. Et j’en suis sûr, monsieur Guillaume, il n’y a pas plus d’unité à gauche qu’ailleurs…

M. Didier Guillaume. Je l’ai dit !

M. Roger Karoutchi. Par définition, ce débat est important pour chacun d’entre nous.

Si je ne suis pas d’accord avec tout ce qui figure dans le rapport du président Bas, je voterai néanmoins le texte de la commission. Pourquoi ? Parce qu’il y va de ma responsabilité.

Monsieur le Premier ministre, vous ne pouvez pas nous demander de voter conforme le texte adopté par l’Assemblée nationale après bien des contorsions en agitant la menace d’un chaos dont la responsabilité incomberait alors au Sénat !

Veuillez m’excuser de vous le rappeler, la responsabilité du Président de la République et du Gouvernement est entière, dans la mesure où cette proposition de révision constitutionnelle n’a pas été précédée des consultations nécessaires. Le débat est d’autant plus compliqué à l’Assemblée nationale et au Sénat avec les forces politiques qui ne vous soutiennent pas que les forces politiques qui vous soutiennent normalement ne sont pas derrière vous !

Notre responsabilité de parlementaires, quelles que soient les travées sur lesquelles nous siégeons, est d’affirmer aux Français qu’ils peuvent compter sur leur représentation nationale pour les défendre et pour faire en sorte qu’ils ne se sentent pas constamment menacés. Ils attendent non pas l’annonce d’une révision constitutionnelle, mais que nous leur montrions qu’ils peuvent compter sur les pouvoirs publics.

La France est menacée, mais elle a le droit d’être fière d’elle-même et de disposer de la nationalité française. On ne défend pas la Nation uniquement par des dispositions juridiques, on la défend en étant fier d’être Français ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

Mme la présidente. La parole est à M. Alain Richard.

M. Alain Richard. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, le Sénat délibère alors que, il faut continuer à nous en convaincre, le pays est dans une situation de danger intense et durable. L’attaque qui a été portée contre notre système démocratique aura des répliques, car elle a des racines politiques que nous savons profondes.

Dans ce contexte, et comme plusieurs orateurs l’ont dit, dans la durée, la Nation doit renforcer ses défenses, et elle entend le faire conformément à ses principes fondateurs. Les citoyens, nous le savons tous, le comprennent.

Beaucoup dans cette enceinte évoquent les fondements de l’État républicain. Or le premier, le plus central de ces fondements, est évidemment la volonté inébranlable de cet État républicain de se défendre contre les agressions, et cela fait partie de notre tradition depuis la Révolution française.

Nous délibérons donc sur l’état d’urgence. Son inscription dans la Constitution a pour finalité de faire figurer dans celle-ci des garanties contre des extensions indues des pouvoirs de contrainte, alors que nous jugeons pourtant leurs extensions nécessaires en situation de danger. Il y a encore un débat sur l’équilibre entre ces pouvoirs et ces garanties ; des propositions émanant du rapporteur ont été largement approuvées au sein de la commission des lois. Nous aurons des discussions approfondies, mais je crois que nous ne sommes pas éloignés d’un accord d’ensemble sur le contenu de l’article 1er et que nos points de vue pourront converger.

En revanche, le débat est beaucoup plus ardu sur la déchéance de nationalité des criminels condamnés. En effet, c’est d’eux qu’il s’agit, mais nous ne parlons pas de la déchéance de nationalité d’un point de vue abstrait.

En quoi est-ce nécessaire ? L’exigence de défense de notre communauté nationale est partagée. La sanction de privation de la nationalité est un complément logique de la sanction pénale frappant le coupable d’actes meurtriers visant la Nation en tant que telle.

Cela nous renvoie à ce que nous pensons, fondamentalement, de notre nationalité, qui est la reconnaissance d’un état de fait, d’une filiation, d’un lieu de naissance ou correspond à une décision en cas d’acquisition. Elle confère des droits personnels concrets.

Mais la nationalité, ce n’est pas seulement posséder des papiers, c’est aussi être membre d’une communauté nationale, avec le devoir d’en être solidaire sur l’essentiel. Pour cette raison, de nombreux membres de cette assemblée, siégeant sur toutes les travées de l’hémicycle, jugent qu’il est cohérent d’appliquer la sanction de déchéance de nationalité à ceux qui, au terme d’un procès équitable, seront reconnus coupables de crime portant atteinte à la vie de la Nation.

Pour cette raison d’ailleurs, il est légitime – nous serons sans doute partagés sur ce point – de se poser la question de la limitation de la portée de cette sanction aux cas de crimes, car il s’agit d’une sanction majeure, extrême, qui suppose le respect d’un principe de gradation des sanctions.

Certains d’entre vous, mes chers collègues, souhaitent écarter cette sanction en lui préférant l’indignité nationale. Je vous ferai part de deux objections. D’une part, la déchéance de nationalité figure déjà parmi les pouvoirs de l’État pour des cas graves et, d’autre part, l’indignité nationale aurait sur les condamnés des effets personnels aussi, voire plus lourds que la perte de nationalité, puisque la sanction s’étendrait ainsi à certains droits familiaux, civiques, professionnels et patrimoniaux. Pour autant, elle n’aurait pas cette dimension de principe de la mise à l’écart de la communauté qui est la réponse adaptée aux crimes contre la Nation.

Notre pays fait partie des très nombreuses démocraties respectueuses des droits humains qui se sont donné le droit d’appliquer la sanction de la déchéance. Si l’on partage cette position, et nous sommes nombreux dans cet hémicycle, il faut trancher la question qui est en réalité la seule qui nous sépare aujourd’hui : quel critère de nationalité peut permettre de soumettre un condamné à cette peine complémentaire, ou au contraire l’en exonérer ? Face à deux condamnés placés sur le même banc des accusés, cette sanction doit-elle être applicable seulement à celui qui est binational, ou également à celui qui n’a que la nationalité française ?

Comme bon nombre de mes collègues et après des réflexions approfondies, je défends la solution retenue par une majorité à l’Assemblée nationale – je dis bien « une majorité », car, bien qu’il existe en leur sein des divisions, une majorité des deux principaux groupes de l’Assemblée nationale a adopté l’article 2 –, c'est-à-dire la perte de nationalité applicable aux binationaux, mais aussi aux mononationaux. Les deux criminels susvisés seraient ainsi traités également. Ils seraient d’ailleurs comptables devant les deux catégories de citoyens, uninationaux ou binationaux, qu’ils auraient pareillement agressés.

De ce fait, dans des cas de condamnation lourde et justifiée, l’un des intéressés serait placé en situation d’apatridie, ce qui est conforme au droit international. La convention de 1961 sur la réduction – non sur la suppression – des cas d’apatridie – le texte de la convention s’en explique bien –, ratifiée par une grande majorité d’États démocratiques, prévoit explicitement que, dans des conditions légales, un État signataire peut décider, à la suite d’un procès équitable, de priver de la nationalité l’un de ses ressortissants.

Certes, cela place le condamné devant certaines incapacités, mais moindres, j’y insiste, que celles qui sont prévues dans le cas d’indignité nationale. Ce n’est ni une privation générale des droits fondamentaux ni un cas de mort civile, comme cela a été dit, de façon insuffisamment informée. L’apatride a des droits en France. Notre pays est même parmi ceux qui respectent le mieux les principes fixés par la convention des Nations unies à cet égard.

En réalité, le condamné devenu apatride et celui qui, après déchéance, serait réduit à sa seconde nationalité se trouveraient légalement en France après avoir purgé leur peine de prison dans une situation peu différente : celle d’un résident étranger ayant des droits personnels, mais dont le droit au séjour en France pourrait être, dans des limites fixées par la loi, remis en cause par l’autorité légitime.

Tels sont les motifs qui me conduisent avec bon nombre de mes collègues à chercher à convaincre le Sénat d’adopter, en la modifiant sur certains points, la solution de déchéance applicable à l’ensemble des condamnés sans différenciation.

Permettez-moi pour terminer d’exprimer mon approbation envers l’initiative du Gouvernement qui, suivant en cela la suggestion de certains d’entre nous, a appelé l’Assemblée nationale à voter en faveur du projet de loi organique relatif aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature adopté par le Sénat. Ce texte consacre l’indépendance statutaire des procureurs, dont le rôle est si décisif pour la défense de notre État de droit, et complète me semble-t-il de façon cohérente la réforme actuellement en cours portant sur la protection de la Nation.

Chers collègues, nous sommes nombreux à souhaiter exprimer en révisant notre Constitution la détermination du peuple français à défendre son intégrité et sa sécurité en s’appuyant sur le droit. Sur plusieurs points clés du projet de loi constitutionnelle, nous savons que nos positions sont convergentes ou proches. Il reste un sujet principal qui nous partage, comme il a partagé nos collègues de l’Assemblée nationale. Les points de vue sont différents, mais, à mon sens, non inconciliables quand on approfondit la réflexion et l’écoute mutuelle.

J’appelle l’ensemble du Sénat, comme il a su le faire en bien des temps d’épreuve, à chercher intensément, entre républicains, la voie de la meilleure défense de la cohésion nationale ! Et pardonnez-moi ces propos dépourvus d’habileté. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à M. François Bonhomme.