M. Manuel Valls, Premier ministre. La première raison, c’est le souci d’efficacité. La peine de déchéance sera prononcée immédiatement, au moment même de la condamnation, par des juges spécialisés dans la lutte antiterroriste, notamment par la Cour d’assises spéciale.

La deuxième raison, c’est le respect de l’exigence d’individualisation de la peine. Je l’ai dit, la déchéance de nationalité est une peine lourde de conséquences, qui nécessite un examen au cas par cas. C’est l’essence même de la justice pénale d’individualiser la sanction. Bien évidemment, la déchéance, comme dans le droit actuel, sera donc dépourvue d’automaticité.

Enfin, la troisième raison, c’est la volonté de construire, au sein d’un régime unifié, une sanction globale, prononcée en même temps que la peine principale par les mêmes juges – et non plus tard, par une autorité administrative différente – disposant de tous les éléments de fait et de droit.

Ainsi, lorsque le juge écartera la déchéance de la nationalité, parce qu’il considérera cette sanction comme disproportionnée, il disposera encore de la déchéance des droits attachés à la nationalité pour compléter la peine principale d’emprisonnement avec toute la fermeté nécessaire.

Certes, ces privations de droits existent déjà dans le code pénal, mais pour certaines avec des durées limitées. Nous proposons ainsi d’ajouter aux peines complémentaires une nouvelle peine – la déchéance de nationalité – et de leur conférer à toutes un caractère définitif. Le Conseil constitutionnel l’autorise, compte tenu de la gravité des infractions visées, sous réserve bien entendu d’ouvrir une possibilité de relèvement, ce que nous proposons au terme d’un délai de dix ans à compter de la condamnation.

Mesdames, messieurs les sénateurs, la solution proposée par le Gouvernement est respectueuse de l’État de droit, puisqu’elle place au centre du dispositif l’autorité judiciaire, qui seule pourra prononcer la sanction de déchéance, au terme d’un procès équitable, respectueux des droits de la défense et garant de l’individualisation de la sanction.

Cette solution est également respectueuse de la tradition républicaine, qui a fait de la déchéance une peine prononcée par le juge pénal, notamment en 1927, sous le gouvernement d’union nationale de Raymond Poincaré.

Cette solution est respectueuse, enfin, des droits fondamentaux de la personne. L’apatridie, ce n’est pas, comme je l’ai entendu, une mort civile, une éternelle errance. Il faut ici rappeler que la France, en ratifiant le 8 mars 1960 la convention de New York du 28 septembre 1954, a reconnu un statut protecteur aux apatrides.

C’est au nom d’une certaine idée de la Nation que le Gouvernement a abouti à la rédaction de l’article 2. Je ne peux donc imaginer que la majorité sénatoriale ne soit pas au rendez-vous.

Ne nous trompons pas de combat ! Prenons garde de construire des oppositions inutiles, voire factices. En particulier, il ne faut pas construire d’opposition inutile sur la question du rôle de l’autorité judiciaire. Je sais que, sur toutes les travées, s’exprime le souci de préserver l’État de droit et de ne pas céder sur le terrain de la protection des libertés et des droits fondamentaux – c’est d’ailleurs la tradition du Sénat. Mais, alors, comment expliquer le choix d’une déchéance de nationalité prononcée seulement contre certains terroristes, par l’autorité administrative – le ministre de l’intérieur –, et seulement pour des crimes, et non plus pour les délits terroristes graves ? Comment expliquer que nous préférons cela à une déchéance de nationalité, prononcée par un juge pénal, avec possibilité de relèvement, avec toutes les garanties du droit, en toute transparence, y compris pour les délits d’association de malfaiteurs à visée terroriste qui abritent les organisateurs des actes terroristes ?

Aujourd’hui, devant vous, je réitère la proposition faite mardi dernier à votre commission des lois : inscrire dans la Constitution la compétence de l’autorité judiciaire pour prononcer la déchéance de nationalité. Réfléchissons bien ensemble : fermer cette porte, c’est, au fond, renoncer au seul compromis possible entre l’exigence d’égalité et le refus de l’apatridie, l’exigence de sécurité et de liberté, l’exigence d’efficacité et de respect des droits.

Le Gouvernement est prêt à cette réaffirmation du rôle de l’autorité judiciaire, parce c’est ainsi que doit répondre une Nation sûre de ses valeurs à ceux qui sont déterminés jusqu’à la mort à répandre la terreur.

Mesdames, messieurs les sénateurs, cette révision constitutionnelle, c’est une des réponses que notre nation a voulu apporter aux attaques qui lui ont été portées. Je comprends, bien sûr, qu’il puisse y avoir des débats. Sur un sujet aussi important, qui touche à notre texte suprême, ils sont légitimes, ils honorent même notre démocratie. Mais, dans un tel moment, face à la menace qui pèse sur notre pays, face aux ferments de la division que certains veulent instiller, il ne faut pas perdre l’essentiel de vue : l’unité des Français.

Les Français attendent de nous que nous sachions rester rassemblés, que nous parvenions, ensemble, à trouver un chemin commun. Ce dont les Français ne veulent plus, ce sont les postures, qui ne font que diviser.

Après l’Assemblée nationale, c’est à vous, mesdames, messieurs les sénateurs, d’envoyer ce message qui dit quelles sont nos valeurs, quel est notre État de droit, quelle est notre conception de la Nation. Le Gouvernement est toujours disponible pour trouver le consensus nécessaire, loyalement et franchement, sans jouer et sans nous perdre. À vous, donc, à votre tour, de rappeler ce qui fait notre force. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur quelques travées du RDSE. – M. Philippe Bonnecarrère applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, rapporteur. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, au moment de présenter les quelques réflexions que m’inspire ce projet de révision constitutionnelle, je ne peux oublier l’ambition qui lui a été assignée par le Président de la République, qui en a pris l’initiative devant nous, le 16 novembre dernier : manifester dans notre loi fondamentale le pacte qui unit les Français dans la lutte contre le terrorisme après les deux vagues d’attentats criminels qui ont endeuillé la France, en janvier et en novembre 2015. Cette unité est nécessaire, elle marque la détermination de la représentation nationale et, au-delà, la détermination du peuple français lui-même à vaincre ce mal absolu.

En proclamant l’état d’urgence, le Gouvernement que vous dirigez, monsieur le Premier ministre, a pris la bonne décision. Le Sénat, de son côté, a pris ses responsabilités, en renforçant les pouvoirs du ministre de l’intérieur et des préfets et en prorogeant, à deux reprises, l’état d’urgence. Notre assemblée a d’ailleurs constamment été au rendez-vous de la lutte contre le terrorisme : nous avons soutenu la loi du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme, la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, avant même les deux vagues d’attentats que j’ai rappelées, et la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, dont j’ai été rapporteur.

Nous pouvons tous témoigner de la mobilisation du Sénat pour doter l’État de nouveaux instruments de lutte contre le terrorisme et de défense des intérêts fondamentaux de la Nation.

De nouveau, le 20 novembre dernier et le 19 février de cette année, quand il s’est agi d’apporter notre soutien à l’état d’urgence, le Sénat n’a pas marchandé son appui. C’est dire que nous n’avons pas de leçons à recevoir en ce qui concerne l’unité de la représentation nationale dans la lutte contre le terrorisme. (Vifs applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur plusieurs travées de l'UDI-UC.)

Le Sénat est soucieux d’efficacité en matière de lutte contre le terrorisme, mais il tient à ce que cette efficacité, la plus grande possible, soit acquise dans le respect de l’État de droit. C’est pourquoi nous veillons à consolider les garanties inscrites dans nos textes. Pour chacune des lois que j’ai citées, tel a été le cas. C’est d’ailleurs la marque de fabrique de notre assemblée que de vouloir préserver les libertés et l’État de droit. (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur plusieurs travées de l’UDI-UC.)

M. Philippe Dominati. Il faut le rappeler !

M. Philippe Bas, rapporteur. Devant la gravité de la situation à laquelle la France était confrontée depuis les attentats de janvier, puis de novembre 2015, l’état d’urgence a été déclaré.

Le 16 novembre 2015, le Président de la République a réuni la représentation nationale à Versailles et a annoncé la révision constitutionnelle dont nous débattons aujourd’hui pour permettre « aux pouvoirs publics d’agir contre le terrorisme de guerre, en conformité avec les principes de l’État de droit ». Jugeant l’article 16 et l’état de siège inadaptés à la situation, il a considéré que « cette guerre d’un autre type, face à un adversaire nouveau, appelle un régime constitutionnel permettant de gérer l’état de crise », ajoutant qu’il fallait « disposer d’un outil approprié afin que des mesures exceptionnelles puissent être prises pour une certaine durée sans recourir à l’état d’urgence ni compromettre l’exercice des libertés publiques ».

Le Président de la République a également fait part à la représentation nationale réunie à Versailles de sa décision de proposer au Parlement l’extension de la peine de déchéance de nationalité pour acte de terrorisme aux Français de naissance possédant une autre nationalité, selon ses termes mêmes. Postérieurement à son discours, il a décidé d’intégrer cette réforme à la révision constitutionnelle.

Le 23 décembre, c’est donc un texte reflétant fidèlement les intentions du Président de la République, qui a été délibéré en conseil des ministres, avant d’être examiné par l’Assemblée nationale en début d’année.

La question s’est posée à nous tous de savoir si cette inscription tant de l’extension de la déchéance de nationalité que du régime de l’état d’urgence dans la Constitution correspondait à une nécessité juridique impérieuse. C’est pourquoi je vous avais proposé, monsieur le Premier ministre, comme vous en avez le pouvoir, de saisir le Conseil constitutionnel de la première loi prorogeant l’état d’urgence, ce que vous n’avez pas souhaité faire à l’époque. Cette saisine nous aurait pourtant permis d’en avoir le cœur net beaucoup plus tôt.

M. Philippe Bas, rapporteur. Heureusement, grâce à la procédure des questions prioritaires de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel s’est prononcé à trois reprises sur le régime de l’état d’urgence, comme il l’avait d’ailleurs déjà fait en 1985, mais de manière plus limitée : il a apporté toutes les garanties nécessaires, comme on pouvait le penser, sur sa constitutionnalité.

Il n’y a donc pas de nécessité juridique impérieuse d’inscrire ce régime dans la Constitution. Pourquoi le ferions-nous alors ?

Si nous sommes prêts à le faire, c’est parce que nous sommes sensibles à l’exigence d’inscrire dans la Constitution, qui est le pacte fondamental unissant tous les Français, les moyens de la lutte contre le terrorisme. Néanmoins, nous voulons qu’un certain nombre de garanties soient apportées par le pouvoir constituant sur la mise en œuvre de l’état d’urgence, afin qu’il ne puisse pas en être fait de mauvais usage, ce qui n’est pas le cas actuellement, je m’empresse de le dire. À partir du moment où cette révision constitutionnelle n’est pas absolument nécessaire, autant faire en sorte qu’à tout le moins elle soit utile ! (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur certaines travées de l'UDI-UC.) C’est tout le sens du travail de la commission des lois.

Concernant la déchéance de la nationalité, la question est plus délicate. Nous sommes tout à fait d’accord avec ce qu’a dit le Président de la République s’agissant de la nécessité d’étendre cette possibilité aux criminels terroristes français de naissance ayant une autre nationalité. Actuellement, seuls les Français ayant acquis cette nationalité pendant leur vie y sont exposés. Il s’agit donc d’unifier ce régime.

Le Président de la République a souhaité apporter une limite à l’extension de la déchéance de nationalité, considérant qu’il ne fallait pas créer d’apatrides. L’Assemblée nationale n’a pas suivi la position du Gouvernement et du Président de la République sur ce point et a adopté d’autres dispositions. C’est son droit.

Je dois dire que, tout comme pour l’état d’urgence, l’inscription de la déchéance de nationalité dans la Constitution ne s’impose pas avec la force de l’évidence. (M. Gérard Longuet et Mme Sophie Primas applaudissent.) Néanmoins, je suis sensible à l’examen qu’a fait de cette question le Conseil d’État. Je considère donc qu’il vaut mieux prendre cette garantie, à titre de précaution, plutôt que de se retrouver dans la situation où il n’y aurait pas d’extension de la déchéance de nationalité du tout. C’est la raison pour laquelle la commission des lois a accepté d’entrer dans le raisonnement que nous proposent le Président de la République et, à sa suite, le Gouvernement, en adoptant une disposition permettant l’extension de la déchéance de nationalité.

Reste que nous avons refusé de permettre la création d’apatrides. La raison en est que cette mesure serait parfaitement inefficace du point de vue de la lutte contre le terrorisme. En effet, on imagine souvent que, grâce à la déchéance de nationalité, on va pouvoir expulser un étranger qui s’est rendu coupable de crimes graves. Oui, on doit pouvoir le faire, mais seulement s’il a une autre nationalité ! En revanche, s’il est apatride, il faut le garder sur le territoire national, car la France a des engagements internationaux très clairs : elle doit appliquer la protection qui est celle du régime de l’apatridie.

M. Philippe Bas, rapporteur. J’ajoute, monsieur le Premier ministre, que le débat a été, de mon point de vue, rendu plus opaque par les déclarations du Gouvernement. Vous ne pouvez pas à la fois renoncer à ce qui était au cœur de l’initiative du Président de la République, à savoir empêcher l’apatridie dans la disposition constitutionnelle, et nous dire que vous allez poser cette garantie dans un texte subordonné, que ce soit à l’occasion de l’adoption d’une loi ordinaire ou à l’occasion de l’adoption d’une loi autorisant la ratification d’un traité. S’il s’agit d’une garantie fondamentale, celle-ci doit figurer dans le texte constitutionnel. Or c’est bien vous qui nous invitez à réviser la Constitution !

M. Philippe Bas, rapporteur. Soyons cohérents ! Nous ne révisons pas la Constitution pour inscrire les garanties essentielles dans des lois ordinaires ou dans des lois autorisant la ratification d’une convention. (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

M. Philippe Bas, rapporteur. J’ajoute que le texte adopté par l’Assemblée nationale sur cette seule question comporte une latitude pour le législateur de demain, latitude qui ne laisse pas d’inquiéter les défenseurs des libertés publiques. En effet, au lieu de circonscrire strictement la possibilité pour le législateur du futur d’autoriser des déchéances de nationalité, il l’a étendue comme on n’aurait pas pu imaginer de le faire sans cette révision constitutionnelle. J’y insiste, cette dernière doit nous protéger pour l’avenir et protéger les générations futures, ce qui ne peut passer par des textes qui étendent à l’excès la possibilité pour le législateur de porter atteint à des principes fondamentaux. Je refuse que cette révision constitutionnelle soit la porte ouverte, demain, à des excès ! (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains.)

M. Didier Guillaume. Manque de confiance dans le Parlement !

M. Philippe Bas, rapporteur. La commission des lois a adopté un certain nombre d’amendements en étant fidèle à ce qui fait la vocation même de notre assemblée : la défense des libertés.

S’agissant de l’état d’urgence, nous avons tenu à préciser que les mesures prises dans ce cadre, comme l’exige déjà le Conseil constitutionnel, doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées.

Nous avons également souhaité définir avec précision les pouvoirs du Parlement. Ainsi, il ne suffit pas de dire qu’il se réunit de plein droit, encore faut-il indiquer ce qu’il a le droit de faire : par exemple, mettre fin à tout moment à l’état d’urgence. La commission des lois, à l’unanimité, tient beaucoup à cet aspect de la question.

Enfin, puisque le débat a lieu aujourd’hui, après avoir déjà eu lieu à de nombreuses reprises à l’occasion de tous les textes qui nous ont été soumis sur la lutte contre le terrorisme, j’ai souhaité – la commission des lois m’a suivi – qu’il soit fait référence à l’article 66 de la Constitution dans la mise en œuvre de l’état d’urgence. Nous ne pouvons pas déroger aussi à cet article au seul motif que nous élaborons un régime de pouvoirs exceptionnels.

S’agissant de la déchéance de nationalité, nous respectons son régime actuel, à savoir la nécessité d’un décret en Conseil d’État pour la prononcer.

Qui vous a fait reproche, monsieur le Premier ministre, d’avoir signé des décrets prononçant la déchéance après avis conforme du Conseil d’État ? Qui vous a dit que le Conseil d’État n’avait pas convenablement rempli son rôle en vérifiant que les conditions étaient réunies ? Pourquoi changer ce système ?

L’acquisition de la nationalité française est une décision de souveraineté ; la perte ou la déchéance de la nationalité française aussi ! (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur plusieurs travées de l'UDI-UC.)

Il est exact que nous n’avons pas inscrit les délits parmi les causes possibles de la déchéance de nationalité, mais je vais vous en donner l’explication, monsieur le Premier ministre. Elle est très simple.

Dans la proposition de loi dont nous avons débattu, nous avons décidé que les infractions les plus graves en matière de terrorisme devaient être désormais qualifiées de crimes et donc être assorties de peines de prison beaucoup plus lourdes. Nous ne voulons pas que le législateur du futur s’arroge le droit de déchoir de sa nationalité un délinquant qui serait passible d’une peine d’un an d’emprisonnement. Il nous paraît tout à fait essentiel que la déchéance de nationalité soit réservée à la sanction d’infractions extrêmement graves.

Mme Isabelle Debré. Très bien !

M. Philippe Bas, rapporteur. C’est la raison pour laquelle nous avons été tout à fait intransigeants sur ce point.

Enfin, il nous semble indispensable que la déchéance de nationalité soit prononcée à l’issue d’une condamnation définitive. Tant que les voies de recours ne sont pas épuisées, il ne doit pas être question de prononcer la déchéance de nationalité.

Monsieur le Premier ministre, le Sénat se prononcera en toute indépendance, comme vous l’avez vous-même souligné, mais nous n’avions pas besoin de votre autorisation pour cela… (Rires et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Didier Guillaume. Ce n’est pas très élégant ! C’est même bas !

M. Philippe Bas, rapporteur. Il le fera en fonction de ses propres convictions, comme, semble-t-il, l’Assemblée nationale l’a fait elle aussi. C’est la condition d’un dialogue équilibré et respectueux entre nos deux assemblées.

Nous ferons aboutir cette révision constitutionnelle non pas en renonçant à nos convictions, mais en posant clairement les principes qui inspirent notre vote et nos amendements.

Le compromis intervenu à l’Assemblée nationale est avant tout un compromis entre le Gouvernement et le groupe majoritaire à l’Assemblée nationale…

M. Didier Guillaume. Il y avait aussi Sarkozy ! Vous l’oubliez un peu facilement !

M. Philippe Bas, rapporteur. J’ai entendu beaucoup de députés à l’Assemblée nationale exprimer leurs attentes très fortes à l’égard du Sénat. Ceux-là n’ont accepté de se prononcer sur la révision constitutionnelle que parce que nous avions pris l’engagement de réécrire le texte. Ils ont vis-à-vis de nous une très forte attente, que nous ne souhaitons naturellement pas décevoir. (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains et de l’UDI-UC.)

M. Philippe Bas, rapporteur. Monsieur le Premier ministre, je vous prie de bien vouloir m’excuser, mais vous avez utilisé un terme que je vous demande de retirer : il n’y a pas eu de consensus à l’Assemblée nationale !

J’ai bien noté les divisions qui ont opposé le Gouvernement au groupe majoritaire, puis les divisions des membres de ce groupe majoritaire entre eux. Il y a eu un compromis, ce qui n’est pas la même chose qu’un consensus… (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains.)

M. Didier Guillaume. Et les divisions entre Juppé, Sarkozy, Fillon ?

M. Philippe Bas, rapporteur. Quand bien même il y aurait eu un consensus à l’Assemblée nationale, je vous rappelle les règles de la révision constitutionnelle, qui sont sages, et selon lesquelles tous les pouvoirs publics constitutionnels doivent être d’accord : le Président de la République, qui prend l’initiative ; le Gouvernement, qui le lui propose et qui défend le texte ; l’Assemblée nationale, qui l’adopte ; le Sénat, qui, à son tour ou avant l’Assemblée nationale, selon qu’il est saisi en premier ou en second, adopte le projet de loi. Il y a donc là quatre institutions qui doivent se mettre d’accord et qui sont à égalité de droits.

M. Bernard Fournier. Très bien !

M. Philippe Bas, rapporteur. Ensuite, le Président de la République doit soumettre le texte, s’il est adopté en termes identiques, au référendum. C’est la règle de droit commun, mais, s’il ne souhaite pas faire souscrire le pays directement à la révision constitutionnelle, il peut y échapper en convoquant le Congrès, selon une formule subsidiaire et dérogatoire. Il lui appartient de choisir en fonction de la préférence qu’il manifeste.

Monsieur le Premier ministre, il s’agit non d’un pas que chaque camp doit faire en direction de l’autre, comme vous l’avez dit, mais d’un pas que chaque assemblée doit faire en direction de l’autre et que chacun des quatre pouvoirs publics constitutionnels doit faire en direction des autres.

En ce qui nous concerne, nous assumerons pleinement nos responsabilités, comme nous l’avons toujours fait, pour lutter contre le terrorisme avec plus d’efficacité et dans le respect de l’État de droit. (La plupart des membres du groupe Les Républicains se lèvent et applaudissent longuement – Applaudissements sur plusieurs travées de l'UDI-UC.)

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle de protection de la Nation
Discussion générale

M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.

Question préalable

M. le président. Je suis saisi, par Mme Assassi et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, d'une motion n° 1 rectifié.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi constitutionnelle, adopté par l’Assemblée nationale, de protection de la Nation (n° 395, 2015-2016).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à M. Pierre Laurent, pour la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. Pierre Laurent. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, si le groupe CRC vous demande aujourd’hui de voter la motion tendant à opposer la question préalable qu’il a déposée, c’est parce qu’il est grand temps de mettre un terme à ce sinistre débat sur la révision constitutionnelle qui n’a cessé, depuis quatre mois, d’abîmer la France et l’unité des Français.

Quatre mois perdus à tenter de justifier un projet de révision constitutionnelle…

M. Jean-Pierre Leleux. Ce n’est pas faux !

M. Pierre Laurent. … dont l’efficacité face aux menaces terroristes n’a cessé d’être contestée par les voix les plus illustres et les plus diverses, et dont la dangerosité pour nos libertés fondamentales a été amplement démontrée.

Quatre mois au cours desquels la Commission nationale consultative des droits de l’homme, qui s’est autosaisie du projet de révision constitutionnelle puisque le Gouvernement n’avait pas daigné l’en saisir, a rendu le 18 février dernier un avis unanime pour recommander « l’abandon pur et simple de la révision constitutionnelle ».

Cet abandon, nous vous demandons aujourd’hui de le voter pour sauver l’honneur de la République, mes chers collègues. N’oublions pas l’appel de Mme la garde des sceaux Christiane Taubira (Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.) à propos de la déchéance : « Souhaitons que la gauche n’ait pas à assumer d’avoir inscrit dans la Constitution une marque pareille. »

Quatre mois qui n’ont servi qu’à une chose : élargir le champ de manœuvres propice à toutes les confusions, tous les amalgames sur la nature des menaces et les moyens de les combattre, laissant toujours plus de place aux discours de haine.

Oui, mes chers collègues, revenons au plus vite au seul débat qui vaille : comment protéger les Français face aux menaces qui ont frappé notre pays en 2015 ? Comment agir dans le monde pour stopper l’engrenage des guerres qui nourrissent les logiques assassines ? Et stoppons cette machine à broyer nos principes de liberté, d’égalité et de fraternité que constituent la constitutionnalisation de l’état d’urgence et la déchéance de la nationalité !

Souvenons-nous des propos déjà prononcés par Marine Le Pen après les attaques perpétrées par Mohamed Merah : « Combien de Mohamed Merah dans les bateaux, les avions, qui chaque jour arrivent en France remplis d’immigrés ? » ; « Combien de Mohamed Merah parmi les enfants de ces immigrés non assimilés ? »

Ici même, mon collègue et ami Jack Ralite lui répondait par ces mots : « La peur s’est installée, ou plutôt a été installée. Comme le disait Franklin Roosevelt […] : “la seule chose dont nous devons avoir peur, c’est de la peur elle-même.” »

Ne cédons pas à l’idéologie de la peur et revenons au débat pour la protection de nos droits indissociables à la sûreté et à la liberté. Oui, ne cédons pas à la peur et à la haine qui viennent de brunir les urnes en Allemagne ou, plus près de nous, dans les travées d’un amphithéâtre de l’université Paris-Dauphine, qui ont libéré lundi soir un flot nauséabond fait d’amalgames et de rejets parce que la maire de Paris ose vouloir installer dans cet arrondissement de 170 000 habitants un centre d’hébergement d’urgence pour 200 personnes, le seul qui existerait dans cet arrondissement ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, ainsi que sur quelques travées du groupe socialiste et républicain.)

Oui, sortons au plus vite de ces dangereux chemins de traverse qui vous conduisent à vous disputer sur cette lugubre alternative : la déchéance pour tous, qui ouvre la voie à l’apatridie, ou la déchéance raciste pour les seuls binationaux.

L’année 2015 a été terrible pour la France. Nous avons subi des attaques terroristes meurtrières. Nous avons tous perdu un ami, un proche, une connaissance. Nous sommes tous concernés.

Ces attaques frappent beaucoup d’autres pays, et nous pensons à toutes les victimes à travers le monde. Mais nous pensons plus que jamais que le projet de révision constitutionnelle ne constitue en rien, bien au contraire, la réponse adaptée.

Avec l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution, en plus de l’article 16 et des dispositions de l’article 36 sur l’état de siège, la France serait l’un des seuls pays à étendre à ce point les pouvoirs exceptionnels du Président de la République, l’un des seuls dont la Constitution inclurait trois régimes d’exception dérogatoires aux libertés fondamentales.

Ce qui est visé, quoi que vous en disiez, c’est bien le recours possible à un état d’urgence permanent. Le vote de la loi relative au renseignement, la révision avancée du code de procédure pénale, la révision de notre doctrine d’emploi des forces armées sur le territoire national, confirmée ici même hier par le ministre de la défense, complètent la mise en place d’une nouvelle doctrine sécuritaire qui dessine un Patriot Act à la française, à l’opposé des assurances que vous donniez à la représentation nationale au lendemain des attentats de Charlie Hebdo. Vous vous êtes ralliés à ce que vous assuriez refuser.

La constitutionnalisation envisagée n’est pas la sécurisation juridique que vous prétendez. Elle consacre le recul des protections judiciaires de nos libertés, comme l’ont noté de nombreux magistrats et spécialistes de notre droit.

De ce point de vue, l’évolution des dispositions prévues sur la déchéance de nationalité nous inquiète au plus haut point. Outre leur caractère évidemment totalement inefficace en matière de lutte contre le terrorisme, elles entachent gravement notre loi fondamentale.

Alors que les dispositions légales relatives à la nationalité ne figurent pas dans la Constitution et relèvent toutes des articles 17 à 33 du code civil, qui précisent les différentes façons d’accéder à la nationalité française, de la perdre ou d’en être déchu, la nationalité entrerait donc dans la Constitution par la porte de sortie honteuse de la déchéance. Quel triste symbole pour tous ceux qui aiment la France ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

Quant à étendre la possibilité de déchéance à un délit « constituant une atteinte grave à la vie de la Nation », l’historien Patrick Weil a donné l’alerte à plusieurs reprises : « Étendre une sanction aussi grave à de simples délits, catégorie la plus vaste de notre droit pénal qui englobe notamment les délits d’opinion, c’est ouvrir la porte à ce qu’un jour, pour des raisons d’opinion politique, syndicale ou de divergence d’idées avec un pouvoir autoritaire, un Français puisse être déchu de sa nationalité. »

Quant à la déchéance pour les seuls binationaux, elle est indigne. Elle n’est que le masque d’un discours xénophobe, maniant l’amalgame entre terroriste et musulman.

N’oublions pas les paroles de Kateb Yacine : « À force de parler de Mohamed qui fut prophète, on oublie le Mohamed chômeur, le Mohamed sans logement, le Mohamed sans abri, le Mohamed sans travail…

M. Bruno Sido. Ce n’est pas vrai !

Mme Éliane Assassi. C’est le poète qui le dit !

M. Pierre Laurent. … et des milliers de Mohamed qui vivent comme des esclaves sous des régimes qui se réclament du prophète Mohamed. »