M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à M. André Gattolin.

M. André Gattolin. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à saluer l’initiative du groupe CRC, qui a permis la tenue de ce débat sur la proposition de résolution européenne présentée par Michel Billout.

Ce n’est pas la première fois – et sans doute pas la dernière – que nous discutons ici des traités transatlantiques en cours de négociation. J’ai ainsi souvenance d’un débat qui, au mois de janvier 2014, a mis en lumière les critiques très pertinentes de l’ensemble des groupes politiques de notre assemblée sur ce sujet.

Le texte en discussion aujourd’hui a le grand mérite de pointer deux des plus grandes lacunes de ces projets d’accord entre l’Union européenne et le Canada, d’une part, l’Union et les États-Unis, d’autre part. Je parle évidemment de l’opacité inadmissible dans laquelle ces négociations ont été et, malheureusement, sont encore menées, ainsi que du mécanisme d’arbitrage privé proposé pour le règlement des différends entre investisseurs et États.

Je rappellerai, en premier lieu, quelques éléments centraux de la réflexion des écologistes, qui permettent de mieux comprendre nos positions face à ces deux traités.

Tout d’abord, en matière d’accords commerciaux, les écologistes sont très attachés au multilatéralisme, par opposition à la multiplication actuelle d’accords bilatéraux qui entérinent, voire accentuent des situations déséquilibrées du fait des rapports de domination existant entre les contractants.

Cette situation est évidemment la conséquence des échecs successifs rencontrés par l’OMC. Cette dernière a été fort critiquée – et elle était parfois, effectivement, fort critiquable –, mais elle avait au moins le mérite d’instaurer des règles plus universelles et plus équilibrées, notamment à propos du règlement des différends.

Ensuite, les écologistes ne sont pas opposés par principe à de nouveaux accords renforçant les liens importants qui existent déjà entre l’Union européenne et l’Amérique du Nord. À un moment où nos diplomaties redoublent d’attention à l’égard de la Chine et où cette dernière réclame à cor et à cri l’instauration d’un traité de libre-échange avec l’Union européenne, il n’est pas aberrant de consolider nos relations avec les États-Unis et le Canada. L’Union européenne et l’Amérique du Nord représentent toujours le plus important espace d’échanges commerciaux au monde.

Je serai plus explicite encore : nous, écologistes, rejetons tout jugement assimilable à une quelconque forme d’antiaméricanisme, même si nous ne partageons évidemment pas toutes les valeurs qui guident les politiques conduites par les gouvernements états-uniens et canadiens successifs. Nous avons en commun avec ces deux pays, outre l’état de droit – ce qui n’est pas rien –, des pans entiers d’histoire commune et de profonds liens culturels.

Enfin, par leur culture et leur histoire politiques, les écologistes n’ont pas le dogme de l’État tout-puissant et de l’infaillibilité de ses décisions. Nous estimons légitime que des entreprises comme des citoyens – surtout des citoyens– puissent attaquer l’État quand ils s’estiment lésés par certaines de ses décisions.

Bien sûr, nous ne sommes pas naïfs quant à la capacité croissante de certains groupes industriels transnationaux à engager des procédures juridiques tortueuses, abusant des failles laissées par les traités, pour remettre en cause des choix politiques souverains, pris de façon démocratique par l’Union européenne ou par un État membre.

J’en viens, en second lieu, aux deux points litigieux de ces traités qui sont mis en avant par cette proposition de résolution européenne.

Comme les auteurs de la proposition, nous dénonçons haut et fort le manque flagrant de transparence et le déficit démocratique qui entourent les actuelles négociations.

M. Joël Guerriau. Tout à fait !

M. André Gattolin. La responsabilité première en revient à la Commission européenne, qui n’a eu de cesse, jusqu’à présent, de contredire les principes d’ouverture et de transparence pourtant énoncés à l’article 15 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Depuis 2013, j’ai eu à maintes reprises l’occasion de dénoncer ici tous les manquements observés en la matière.

Nous sommes là face à une approche extrêmement opaque et centralisatrice de la part de la Commission européenne, à l’opposé de ce que devrait être une approche européenne proprement fédéraliste, démocratiquement respectueuse du Parlement européen et des parlements nationaux.

J’insiste sur le fait que nous ne disposons toujours pas aujourd’hui des études d’impact, pays par pays de l’Union européenne, des conséquences économiques qu’auraient ces deux traités, études que nous réclamons ici même depuis plus de dix-huit mois ! Je rappelle que cette demande a été appuyée par la résolution n° 164, adoptée par le Sénat le 9 juin 2013.

Bien entendu, monsieur le secrétaire d'État, je salue l’« agenda de la transparence » que vous bâtissez, tout comme la priorité que vous accordez à la réalisation de ces études d’impact détaillées. Pour autant, n’est-il pas déjà un peu tard ?

Pour ce qui concerne le cœur de cette proposition de résolution, c'est-à-dire les critiques émises quant au mécanisme de règlement privé des différends, j’approuve pleinement les propositions du rapporteur, ainsi que je l’ai indiqué en commission. Il est particulièrement inquiétant que de grandes multinationales puissent opposer leurs intérêts privés à des États pour pousser ces derniers à remodeler le cadre législatif et réglementaire à leur profit.

Quoi que l’on puisse dire, si un État est menacé de sanctions financières massives en raison de décisions d’ordre sanitaire, social ou environnemental, la pression exercée pourra le dissuader de légiférer.

En l’état, ce mécanisme de règlement est très intimement lié à la question de la puissance économique des entreprises. L’arbitrage privé présente un coût si élevé que des petites et moyennes entreprises s’en verront de fait privées.

Pour conclure, je dirai que, même si nous nous interrogeons sur l’amalgame trop souvent fait entre TTIP et CETA, nous voterons évidemment en faveur de cette proposition de résolution. Le CETA présente au moins l’avantage de renforcer nos échanges avec le Québec et le reste du Canada, province et État avec lesquels notre pays cultive des liens de confiance que l’on peut sans excès qualifier de rares. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi qu’au banc des commissions.)

Mme la présidente. La parole est à M. Éric Bocquet.

M. Éric Bocquet. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, tout d’abord, permettez-moi de vous faire part de notre grande satisfaction de voir ce débat se dérouler au sein de notre hémicycle. En effet, il est parfois, pour ne pas dire souvent, trop souvent, reproché aux parlementaires nationaux de ne pas se saisir plus en amont des problématiques européennes.

Autre motif de satisfaction : la Haute Assemblée a su travailler de façon intelligente et constructive sur ce sujet. Mes collègues du groupe CRC, dont Michel Billout, et moi-même avons déposé une proposition de résolution sur le règlement des différends entre investisseurs et États dans les projets d’accords commerciaux entre l’Union européenne, le Canada et les États-Unis. La commission des affaires européennes a adopté, le 27 novembre dernier, la proposition de résolution, après quelques modifications, certes, mais à l’unanimité.

L’adoption, à l’unanimité également, de cette proposition de résolution par la commission des affaires économiques est encore un motif de satisfaction.

Cet aboutissement est très important, car quatorze chefs d’État et de gouvernement ont fait connaître leur ferme soutien au mécanisme d’arbitrage. Aujourd’hui, ce sont principalement la France et l’Allemagne qui s’opposent le plus fermement à cette disposition du traité.

La proposition de résolution que nous examinons aujourd'hui a un double objet. Tout d’abord, elle dénonce l’opacité dans laquelle se déroulent aussi bien les négociations menées par l’Union européenne avec le Canada pour un Accord économique et commercial global que celles qui se sont ouvertes en juin 2013 avec les États-Unis en vue de l’établissement d’un partenariat transatlantique de commerce et d’investissement. Ensuite, elle s’oppose à tout projet d’accord qui prévoirait un mécanisme de règlement des différends entre un investisseur et un État.

Certains pourraient nous reprocher de n’aborder cette question si complexe que sous le seul angle du règlement des différends entre investisseurs et États. Oui, c’est une vue partielle, mais le point qui est ainsi mis en lumière est emblématique de la menace fondamentale que ces négociations font peser sur nos choix de société et sur notre ordre institutionnel.

De plus, les résultats de la consultation publique lancée par la Commission européenne en mars dernier sur la clause relative aux différends entre investisseurs et États montrent que les citoyens y sont également opposés. Le résultat est sans appel : 88 % des personnes interrogées s’opposent à l’inclusion de la clause de règlement des différends dans l’accord de libre-échange. Rappelons que cette consultation a permis de recueillir pas moins de 150 000 avis.

Ce résultat n’est pas une surprise. Il est normal que les citoyens, tout comme nous, parlementaires, s’inquiètent de ces négociations transatlantiques, car elles sont susceptibles d’avoir de lourdes conséquences économiques, sociales et environnementales.

D’une part, il est nécessaire de disposer d’études approfondies sur les conséquences possibles de ces négociations. À cet égard, le Sénat, dans sa proposition de résolution européenne n° 164 du 9 juin 2013, avait demandé au Gouvernement une étude d’impact permettant d’apprécier les effets pour la France de ces négociations par secteur d’activité, Cette étude n’a, à ce jour, toujours pas été fournie, comme l’a rappelé notre collègue André Gattolin.

D’autre part, il faut permettre un contrôle parlementaire et citoyen lors des différentes étapes des négociations afin de s’assurer que les priorités et les « lignes rouges » fixées au sein du Conseil par les États membres sous le contrôle des parlements sont bien respectées par la Commission européenne, qui conduit les négociations pour l’Union.

Il est impensable de prendre un quelconque risque pour la démocratie. L’introduction du mécanisme de règlement des différends envisagé porterait atteinte à la capacité de l’Union européenne et des États membres à légiférer, particulièrement dans les domaines sociaux et environnementaux. Les États risqueraient de devoir verser des dédommagements substantiels aux investisseurs dans les cas où des décisions politiques, jugées par des tribunaux spéciaux, auraient pour effet de réduire les profits escomptés par les grands groupes économiques.

Je ne vous le cacherai pas, je n’aurais pas été mécontent que la proposition de résolution européenne fût plus radicale s’agissant du traitement des différends entre investisseurs et États. J’aurais ainsi préféré que nous demandions clairement que les mécanismes d’arbitrage entre investisseurs et États fussent retirés des projets d’accord avec le Canada et les États-Unis. Mais nous avons su trouver un compromis dans le débat.

Mme Nicole Bricq. C’est bien.

M. Éric Bocquet. L’examen de la présente proposition de résolution tombe au bon moment : cette semaine s’ouvre en effet le huitième cycle de négociations pour le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement à Bruxelles. Espérons donc que nous pourrons constater un véritable changement de ligne. Je crains toutefois que cet espoir ne soit vain, car les promoteurs du TAFTA – Transatlantic Free Trade Area – mettront tout en œuvre pour le parer des atouts les plus séduisants !

Contrairement à ce que l’on essaie de nous faire croire, il n’y a pas plus de volonté de transparence dans ces négociations qu’auparavant. La semaine dernière, la Commission a même proposé au Conseil la signature de la convention des Nations unies sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et États fondé sur des traités, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en décembre dernier. Le principe proposé est séduisant, mais la convention sera inapplicable si les parties choisissent la confidentialité.

J’ajoute que le médiateur européen pourrait prochainement ouvrir une enquête contre la Commission, car elle a refusé à cinq ONG l’accès à certains documents du TTIP. Cela prouve, si tant est qu’une preuve supplémentaire était nécessaire, le manque de transparence des négociations.

De plus, l’invocation de la transparence administrative ne peut légitimer des décisions qui suscitent la défiance des citoyens. Elle n’augure en rien une plus grande justice. Seul un contrôle démocratique peut véritablement gêner ces « petits arrangements ».

J’en reviens au huitième cycle de négociations, dont le thème est la « coopération réglementaire ». Les normes étant vues par les promoteurs du traité comme des entraves au commerce, il est facile d’imaginer quelle tournure les négociations vont prendre !

Pourtant, l’élevage animal et l’agroalimentaire, les produits cosmétiques, la sécurité automobile, les fibres vestimentaires, la sécurité bancaire ou encore l’usage des biotechnologies en général, sont des sujets qui préoccupent nos concitoyens. Ils devraient donc faire l’objet de débats publics ouverts. Au lieu de cela, les négociateurs prévoient la création d’un « Conseil de coopération réglementaire », qui supervisera la mise en cohérence normative et ses modalités. La question étant envisagée de façon purement technique et experte, quel rôle sera dévolu au Parlement européen et aux parlements nationaux ? Et surtout, qu’adviendra-t-il de la démocratie ?

Nous verrons également quel sera le contenu de la résolution – même si elle n’a qu’une valeur symbolique – du Parlement européen sur le traité transatlantique qui devrait être votée en mai prochain.

Il nous semble que la proposition de résolution dont nous débattons aujourd'hui peut être la première d’une très longue liste. Les mobilisations citoyennes et le travail des organisations civiles ont fragilisé ces négociations, qui devaient se dérouler dans le plus grand secret. Nous devons donc continuer de travailler dans ce sens afin de protéger nos concitoyens contre les dérives que peuvent entraîner de tels accords et de leur offrir un horizon respectueux de la démocratie.

Le groupe communiste, républicain et citoyen encouragera ce pas en avant en votant la présente proposition de résolution européenne. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur les travées du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je tenterai de me substituer au mieux à mon collègue et ami Jean-Claude Requier, qui devait initialement s’exprimer au nom du groupe du RDSE dans ce débat. Je vous indique d’ailleurs d’emblée que notre groupe votera sans aucune réticence la proposition de résolution européenne qui nous est aujourd'hui soumise.

En matière de négociation des accords commerciaux internationaux, le Parlement, pourtant émanation et représentation de la Nation, est quasiment exclu des tractations et de la prise de décision. Selon les traités, la politique commerciale est une compétence communautaire.

Mme Nicole Bricq. Depuis le début !

M. Jacques Mézard. C’est ainsi que l’accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada a pu être conclu sans que nous en soyons informés, ni même consultés du reste, le Parlement national n’intervenant in fine que pour le ratifier.

Il faut dire que, aujourd'hui, de célèbres élus veulent supprimer nombre de parlementaires. Cela devient quasiment une manie ! (Sourires.)

Ne restent aux parlementaires nationaux, pour peser dans ces grands arrangements, que des résolutions. C’est donc une bonne chose qu’elles existent.

La proposition de résolution européenne que nous examinons aujourd'hui s’articule autour de deux axes : le premier concerne le recours aux procédures d’arbitrage dans le règlement des différends entre investisseurs et États, le second, la « publicisation » des négociations.

Nous le savons, surtout ceux qui, parmi nous, ont une formation juridique, ces tribunaux arbitraux sont couramment inclus dans les accords commerciaux internationaux. Ils le sont même parfois à la demande des institutions européennes. Ces systèmes d’arbitrage, qui se substituent aux tribunaux des États, présentent, nous le savons aussi, de nombreuses faiblesses : risques de conflits d’intérêts, partialité au profit des investisseurs et au détriment des États, opacité de la procédure.

Or le recours à l’arbitrage apparaît dans le CETA, tel qu’il a été finalisé à l’automne. Ses promoteurs nous assurent que des « garde-fous » – le mot convient ! – ont été introduits dans le texte final. Mais sont-ils suffisants, s’agissant des modalités de composition, de saisine, de décision et de contrôle du processus de coopération réglementaire ?

Le CETA, bien qu’il relève de négociations distinctes, apparaît largement comme une préfiguration du TTIP.

Lors des discussions du second accord, en 2014, un front franco-allemand semblait s’être constitué au sein de l’Union européenne contre l’arbitrage. Les Allemands gardent en effet en mémoire le contentieux qui les oppose à Vattenfall, notamment au sujet de l’arrêt de leur programme nucléaire. Nous avons cependant constaté une inflexion ces dernières semaines.

Le présent texte propose donc un encadrement strict du processus d’arbitrage, concernant notamment la transparence des débats – la « transparence », encore un mot très à la mode ! –, la publicité des actes, l’indépendance et l’impartialité des arbitres ou, à défaut, le recours à un mécanisme de règlement interétatique des conflits. Nous aurions également pu ajouter l’introduction d’un mécanisme d’appel ou la pénalisation des plaintes infondées, vu le coût de telles procédures.

Bien que la confidentialité des négociations soit la norme dans ce genre de tractations, le secret qui les entoure fait peser le soupçon d’un accord qui, se faisant loin des peuples, se nouerait contre eux. La proposition invitant le Gouvernement à permettre au Parlement d’avoir un accès aux documents de la négociation identique à celui du Parlement européen est donc tout à fait opportune.

La nouvelle Commission européenne a procédé à une timide ouverture en s’engageant à publier certains documents sur l’état d’avancement des négociations. Monsieur le secrétaire d’État, vous avez vous-même réorganisé, ces derniers mois, le comité de suivi stratégique des sujets de politique commerciale, que vous avez réuni en fin d’année. Nous vous invitons à informer plus régulièrement nos assemblées – si elles existent encore à l’avenir ! (Sourires.) – et à faire plus que leur remettre un rapport annuel sur la politique commerciale de la France.

Ces deux traités commerciaux suscitent de grandes inquiétudes, car ils pourraient avoir des répercussions, difficiles à évaluer aujourd’hui, dans plusieurs secteurs économiques, agricoles, mais aussi industriels. Nous le savons, ces traités portent non seulement sur la réduction des barrières douanières et sur l’accès aux marchés, mais également sur la définition de normes communes. Or nous ne souhaitons pas que l’établissement de normes conduise à un nivellement par le bas généralisé de notre modèle économique, sanitaire, social et environnemental.

En matière agricole, par exemple, les OGM ou le fameux bœuf aux hormones sont exclus du CETA. Cet accord prévoit cependant un relèvement des quotas d’exportation de viande bovine canadienne. Il existe par conséquent un risque de voir le marché européen, et donc français, déstabilisé par des produits n’étant pas soumis aux mêmes réglementations et aux mêmes impératifs de production.

Par ailleurs, nous avons appris que 173 indications géographiques protégées, dont 42 françaises, seront protégées dans l’accord avec le Canada. Une question se pose alors : comment seront protégées les autres ?

Les autres motifs d’inquiétude sont nombreux. Ils vont du principe de la non-brevetabilité du vivant à la question de la protection des données.

Il en va de ces accords comme de toute négociation : ils reposent sur des concessions réciproques pour parvenir à un texte commun. Nous devons donc nous interroger sur le rapport entre les coûts et les bénéfices de tels protocoles pour nos entreprises, pour nos emplois, pour nos consommateurs et pour notre modèle économique et social.

En conclusion, permettez-moi de rappeler cette maxime de La Rochefoucauld : « Ce qui fait que l’on est souvent mécontent de ceux qui négocient est qu’ils abandonnent presque toujours l’intérêt de leurs amis pour l’intérêt du succès de la négociation. »

Conscients de l’intérêt général de notre pays et de l’Europe, l’ensemble des sénateurs du groupe RDSE, je le répète, apportera son soutien à cette proposition de résolution européenne. (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, après les interventions précises et détaillées de l’auteur de la proposition de résolution, de M. le rapporteur de la commission des affaires économiques, de M. le président de la commission des affaires européennes, de M. le secrétaire d’État et des différents orateurs, je n’éviterai pas les redites, d’autant que cette proposition de résolution européenne suscite un très large accord sur l’ensemble de nos travées.

Mon propos sera principalement centré sur le traité relatif aux relations entre l’Union européenne et les États-Unis.

Au moment où nous parlons, les délégations européenne et américaine sont en train de négocier le projet de traité transatlantique. Un nouveau cycle de discussions a débuté hier à Bruxelles. Si la France et les Français ne veulent pas se réveiller avec la « gueule de bois » – pardonnez-moi l’expression – une fois l’accord conclu, mieux vaut s’y intéresser de près.

Je me réjouis que le Sénat y ait déjà consacré plusieurs séances : le 9 juin 2013 sur l’ouverture des négociations, le 24 octobre dernier à l’occasion d’une séance de questions cribles. Je salue l’engagement constant d’un certain nombre de nos collègues, notamment des présidents Bizet et Lenoir, mais aussi, par le passé, de Jean Arthuis.

C’est un sujet sur lequel j’ai pu mesurer l’inquiétude de nombreux producteurs, de chefs d’entreprise, d’ouvriers, d’élus locaux, dont je me fais volontiers le porte-voix cet après-midi.

Lors des débats précédents, comme à l’instant encore par votre voix, monsieur le secrétaire d'État, le Gouvernement s’est voulu rassurant quant à sa mobilisation pour défendre un certain nombre de nos filières d’excellence, par exemple dans l’agriculture et les industries agroalimentaires. J’imagine, monsieur le secrétaire d'État, que vous n’êtes pas insensible à la défense d’une indication géographique protégée comme celle du pruneau d’Agen. (Mme Nicole Bricq s’exclame.) Bien sûr, mobilisés, nous le sommes tous pour défendre nos produits.

Le Gouvernement s’est également voulu rassurant quant aux modalités de ratification du traité conditionnant l’entrée en vigueur de tout accord. Vous nous assurez du caractère mixte de celui-ci. C’est ce qui permettra au Parlement français d’avoir voix au chapitre : il aura la possibilité de voter, ou non, la ratification.

Enfin, le Gouvernement s’est voulu rassurant quant au fait que des informations relatives aux négociations nous seraient communiquées régulièrement. La Commission européenne a enfin rendu publics un certain nombre de documents, début janvier. Il était temps !

Malheureusement, des zones d’ombre continuent à susciter l’inquiétude. C’est le cas de la clause de règlement des différends entre investisseurs et États. La proposition de résolution que nous étudions aujourd’hui nous permet de réaffirmer notre préoccupation sur ce point-clé des négociations.

Si la France n’est pas une île et est engagée dans une compétition mondiale, dont elle doit aussi tirer profit, pour autant, nous ne devons pas nous désarmer unilatéralement. Or systématiser le recours à des procédures arbitrales entre investisseurs et États, sachant que les décisions de ces tribunaux arbitraux ne seraient pas susceptibles de faire l’objet d’un appel, ce serait précisément nous désarmer.

Notre assemblée avait d’ailleurs exprimé avec force, dès le mois de juin 2013, à l’occasion du vote sur la résolution relative au mandat de négociation, son souhait que celle-ci exclue tout dispositif d’arbitrage pour le règlement des différends entre investisseurs et États. Si l’arbitrage prenait le pas sur les juridictions ordinaires, nationales ou supranationales, ne serait-ce pas abdiquer purement et simplement une partie de notre souveraineté ?

Si le rôle des entreprises est de produire des biens, celui des États est notamment de produire du droit. Il s’agit, pour un État, non de créer un amas de normes, mais d’édicter des règles du jeu qu’il est capable de faire respecter pour garantir les principes fondamentaux de propriété, de liberté, d’équité.

Dessaisir les pays de la capacité de faire respecter leur droit interne via ces dispositifs d’arbitrage, cela revient à instaurer un régime s’apparentant à la loi du plus fort, alors même que, par la force des choses et des chiffres, les États sont de plus en plus des structures interstitielles, résiduelles, en regard de la force de frappe d’un certain nombre d’entreprises multinationales, dont le chiffre d’affaires équivaut parfois au PIB de certains pays.

Des exemples de mise en œuvre de ces mécanismes d’arbitrage issus d’accords bilatéraux sont là pour témoigner de leurs conséquences, notamment financières, pour les pays. Plusieurs affaires ont déjà été évoquées : Philip Morris contre l’Uruguay ou Vattenfall contre l’Allemagne. Voilà à quoi peut conduire ce type de procédure…

Les défenseurs de cette clause dite « ISDS », Investor-state dispute settlement, affirmeront que le recours à l’arbitrage privé en cas de litige existe depuis longtemps. Cependant, vous l’avez souligné, monsieur le secrétaire d'État, il y a des différences fondamentales entre les droits continentaux et le droit anglo-saxon. Les réduire n’est pas une mince affaire.

Suffirait-il, pour attaquer, qu’une société envisage la politique publique mise en œuvre par un État sur son territoire comme un préjudice économique ? Reconnaissons que cette notion juridique est quelque peu baroque dans notre droit, qui ne connaît pas de catégories de préjudices : chez nous, il y a préjudice ou il n’y a pas préjudice. Nous n’avons donc pas les mêmes définitions juridiques que les Anglo-Saxons.

À tout le moins, la procédure d’arbitrage doit être sérieusement encadrée, si toutefois elle n’était pas expurgée du traité au profit d’autres procédures de règlement – des pistes ont été esquissées –, au besoin en ayant recours aux juridictions ordinaires.

Si nous avons confié à l’Union européenne le pouvoir de se substituer aux États membres en matière de commerce extérieur, notamment, il ne saurait être question de lui donner les pleins pouvoirs pour ratifier un traité qui, à terme, aboutirait à un dessaisissement de notre capacité à décider de nos politiques publiques.

Bref, il est hors de question de donner un blanc-seing à un accord qui nous empêcherait d’être « maîtres chez nous », pour reprendre justement le terme forgé en 1962 par le Premier ministre québécois Jean Lesage, pourtant libéral.

Nombre de pays européens, et non des moindres, partagent ces craintes. Ainsi, en Allemagne, une étude menée par la Frankfurter Allgemeine Zeitung révélait en 2014 que le TTIP était l’une des quatre craintes majeures de la population pour 2015 en ce qu’il porterait atteinte aux standards de qualité allemands.

Loin de moi de plaider en faveur du repli ou de l’autarcie, mais nous ne devons pas être naïfs. Nous vivons dans un monde marqué par la guerre économique.