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Discussion générale (interruption de la discussion)
Dossier législatif : projet de loi relatif à la sécurisation de l'emploi
Exception d'irrecevabilité

Sécurisation de l’emploi

Suite de la discussion en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission

M. le président. Nous reprenons la discussion du projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif à la sécurisation de l’emploi.

Nous en sommes parvenus à l’examen des motions.

Exception d’irrecevabilité

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : projet de loi relatif à la sécurisation de l'emploi
Question préalable (début)

M. le président. Je suis saisi, par M. Watrin, Mmes David, Cohen et Pasquet, M. Fischer et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, d’une motion n° 272.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif à la sécurisation de l’emploi (n° 502, 2012–2013).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à M. Dominique Watrin, pour la motion.

M. Dominique Watrin. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission des affaires sociales, madame et messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, la transcription de cet accord national interprofessionnel nous est présentée par le Gouvernement comme étant historique.

En un certain sens, elle l’est, puisque jamais un Gouvernement de gauche, porté aux responsabilités par le souffle d’un peuple qui espérait le changement, n’aura autant menacé – malheureusement ! – le code du travail.

La presse économique et libérale, y compris internationale, ne s’y est pas trompée, puisque le Wall Street Journal lui-même affirmait dans ses colonnes, le lendemain de la signature de l’accord, que « le patronat français avait remporté une victoire historique ».

Ce qui est historique, ce ne sont pas les miettes des droits que l’on consent à accorder aux salariés – sur lesquels nous aurons l’occasion de débattre –, ce n’est pas l’opinion des organisations syndicales, c’est votre acceptation, monsieur le ministre, du dogme patronal selon lequel il faudrait assouplir le droit du travail, ce qui revient, dans les faits à aggraver la précarisation du travail, réduire les salaires, et affaiblir les règles sociales, pour défendre l’emploi. Cette politique a été menée depuis des années, sur un thème cher aux patrons : « la flexibilité et les licenciements d’aujourd’hui feront les emplois de demain ». On en connaît hélas le résultat !

Si le droit du travail était aussi rigide que le laissent accroire les propositions contenues dans votre projet de loi, notre pays ne connaîtrait certainement pas un taux de chômage aussi important.

Les centaines de salariés licenciés chaque jour sont la triste preuve que les employeurs peuvent agir facilement. Prenons l’exemple de Sanofi, un groupe dont le chiffre d’affaires s’élève à 35 milliards d’euros, et dont le versement des dividendes connaît une augmentation de 45 %. Pourtant, Sanofi tente de supprimer plus de 800 emplois en France, dont 170 pour le seul pôle recherche et développement. Ce groupe fait le choix délibéré de licencier celles et ceux qui participent à l’innovation et qui pourraient créer les médicaments de demain. C’est le choix du court terme et de l’actionnariat contre la vraie compétitivité et le respect des salariés.

Pour défendre cet accord, vous n’hésitez pas à dire de ce projet de loi qu’il est équilibré. Et vous rappelez à l’envi que trois organisations syndicales ont signé l’accord sur lequel il s’appuie.

Pourtant, celui-ci est faiblement majoritaire et n’a reçu le soutien ni de la première, ni de la troisième organisation syndicale de notre pays. Ce n’est tout de même pas anodin et cela devrait donner matière à réfléchir !

Ce rappel systématique, cette invocation à la signature de certaines organisations syndicales constitue clairement une tentative d’évitement de vos responsabilités. Pour notre part, nous ne nous y trompons pas et considérons que ce projet de loi est votre œuvre. À ce titre, vous en êtes comptables devant la représentation nationale, devant nos concitoyens, mais aussi devant les instances constitutionnelles, internationales et européennes, qui ne manqueront pas, le premier conflit venu, de censurer certaines mesures ou de condamner la France !

Votre responsabilité, monsieur le ministre, est double : responsabilité politique, qui devrait vous conduire à défendre les mesures pour lesquelles vous avez été élu et non celles qui furent imaginées par le gouvernement précédent ; responsabilité aussi d’élaborer des lois conformes à notre Constitution et aux engagements internationaux de la France.

Au titre des manquements à la Constitution, notamment, comment ne pas mentionner, non pas une disposition particulière, mais le fil conducteur même de ce projet de loi, que l’on retrouve dans les articles 10, 12 et 13, à savoir la réduction à néant du contrat de travail, ultime protection des salariés ?

Hier, la loi les protégeait contre les abus ou les mauvais coups du patronat. En 2003, puis en 2008, comme cela a d’ailleurs été rappelé, la droite a procédé à l’inversion de la hiérarchie des normes en prévoyant, contrairement au « principe de faveur » qui prévalait jusqu’alors, qu’une convention collective pouvait déroger au droit. Je me souviens, d’ailleurs, que les députés socialistes avaient déposé un recours devant le Conseil constitutionnel, contre la loi dite «Fillon I », celle de 2003, qui prévoyait qu’une « convention puisse déroger à une règle de droit même si elle était moins protectrice que la loi ». Les députés socialistes à l’origine de cette saisine défendaient alors le principe d’inconstitutionnalité de la loi Fillon en affirmant que « le principe de faveur ainsi bafoué avait valeur constitutionnelle ».

Or avec ce projet de loi, vous allez encore plus loin dans le détricotage du droit du travail. En effet, non seulement des accords collectifs défavorables aux salariés pourront l’emporter sur la loi, mais ils pourront également s’imposer aux salariés, puisqu’ils auront pour effet de suspendre les clauses figurant dans le contrat de travail.

La dernière protection, la dernière digue vient ainsi de tomber. Un salarié pourra voir sa rémunération réduite dans des proportions considérables, et ce sans son autorisation. Celui qui voudra s’y opposer sera licencié individuellement pour motif économique, même si plus de dix salariés refusent cette dégradation de leurs conditions de vie.

Vous faites comme si la volonté contractuelle exprimée par le salarié dans son contrat de travail valait moins que celle de son employeur. Ce dernier pourra toujours imposer ses vues, réduire son salaire, augmenter ses horaires de travail en se prévalant d’un accord collectif.

Avouez qu’il est tout de même curieux de prétendre sécuriser les parcours professionnels en créant une insécurité permanente pour les salariés, qui ne pourront plus demain s’opposer à la volonté patronale !

Les seuls à bénéficier de cette sécurité permanente, il faudra les rechercher du côté des donneurs d’ordres, qui profiteront ainsi de l’extension de leurs prérogatives. J’y vois d’ailleurs ici un premier motif d’inconstitutionnalité. Le principe d’égalité suppose, en effet, que chacun des contractants soit traité à égalité. Afin de renforcer ce principe, les législateurs ont même pris soin d’adopter des lois protectrices pour les salariés en considérant le lien de subordination et de dépendance économique des salariés vis-à-vis de leurs employeurs. Or ce projet de loi réduit leurs droits et fait sauter ce que le MEDEF appelle « les derniers verrous ». On ne peut être plus clair !

Car, en droit, la conclusion d’un accord fait naître des engagements réciproques. Il ne peut pas y avoir, d’un côté, de partie pour qui les engagements sont obligatoires, à savoir le salarié, lequel met sa force de travail à la disposition de l’employeur, et, de l’autre côté, le patron, qui pourrait décider de ne plus mettre en œuvre certains de ses engagements.

Ce projet de loi, c’est la sacralisation dans notre droit positif de la phrase entendue un jour ou l’autre par des milliers de salariés dans la bouche de leur patron : « Si cela ne te plaît pas, va voir ailleurs ! ». Et quand, demain, dans vos permanences, vous recevrez les cohortes de salariés licenciés, de salariés à l’avenir ruiné, il faudra les regarder droit dans les yeux et avoir l’honnêteté de leur dire que c’est pour leur bien que vous avez accepté d’entériner une loi qui prévoit que leur signature en bas d’un contrat de travail vaut moins que celle de leur patron qui les a licenciés, souvent même pour accroître les dividendes versés aux actionnaires.

Qui plus est, mes chers collègues, je voudrais soulever ici un second motif d’inconstitutionnalité que vous ne pouvez ignorer et qui est étroitement lié au précédent, le droit de tout un chacun de pouvoir bénéficier d’un cadre juridique sécurisé.

Déjà en 2003, alors qu’il était saisi par le groupe socialiste de l’Assemblée nationale – dont son président, Jean-Marc Ayrault – de la constitutionnalité de la loi « relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l’emploi », le Conseil constitutionnel avait très clairement rappelé « que la remise en cause injustifiée des contrats légalement conclus méconnaissait en effet les exigences découlant des articles IV et XVI de la Déclaration de 1789, ainsi que, dans le domaine particulier de la participation des travailleurs à la détermination collective de leurs conditions de travail, celles découlant du huitième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 ». Il s’agit, d’ailleurs, là d’une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel.

Ces décisions, mes chers collègues, doivent s’imposer à nous. La relation contractuelle, sans doute plus encore quand il s’agit d’un contrat aussi déterminant pour la vie des salariés que le contrat de travail, doit pouvoir reposer sur un double fondement : le principe légitime de confiance qui, sans être reconnu dans notre Constitution, irrigue tout notre droit, ainsi que le principe de sécurité juridique posé en ces termes dans l’article XVI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Or, en permettant à un employeur de modifier des éléments essentiels d’un contrat de travail sans l’autorisation expresse du salarié, comme l’organisation du temps de travail, la durée hebdomadaire ou la rémunération garantie aux salariés, ce texte méconnaît ce droit légitime à la sécurité juridique. J’insiste tout particulièrement sur ce sujet puisque votre projet de loi prétend précisément sécuriser les parcours professionnels.

Je regrette d’ailleurs, monsieur le ministre, qu’après l’élection de François Hollande à la présidence de la République vous ayez si vite oublié ce que vous défendiez vous-même. Saisissant le Conseil constitutionnel à propos de la proposition de loi Warsmann, les députés Sapin et Vidalies affirmaient dans leur saisine du Conseil constitutionnel : « en prévoyant qu’un accord collectif d’entreprise peut moduler la répartition du temps de travail, et ce sans modification du contrat de travail, c’est-à-dire sans l’accord de la personne concernée, le législateur porte nécessairement et manifestement atteinte à la liberté contractuelle de ces dernières. »

Vous ajoutiez alors, je vous cite sans cruauté, mais pour que chacun se souvienne pourquoi nos concitoyens ont préféré élire M. Hollande : « Les requérants tiennent néanmoins à préciser qu’ils ne font aucunement de la liberté contractuelle l’alpha et l’oméga des relations de travail, mais que, à tout le moins, cette dernière devrait primer sur l’accord collectif lorsque celui-ci est moins favorable au salarié que le contrat de travail. Ils sont ainsi particulièrement attachés au principe dit de faveur qui, sans que vous le lui ayez conféré de valeur constitutionnelle, ne constitue pas moins, selon vos propres termes, « un principe fondamental du droit du travail. »

En constatant l’écart qui existe entre vos déclarations d’hier et les options que vous défendez aujourd’hui, je me dis que la perte de confiance des Françaises et des Français dans la politique vient aussi de là !

Cette question est d’autant plus importante que les accords de maintien dans l’emploi prévus à l’article 12 sont, en réalité, sous un autre nom, les accords de compétitivité imaginés par M. Sarkozy et Mme Parisot. Ils soulèvent, là encore, une question fondamentale qui ne manquera pas d’intéresser le Conseil constitutionnel à l’occasion de la première question prioritaire de constitutionnalité, celle de l’intelligibilité de la loi.

La sécurité juridique est, en effet, un élément de la sécurité. À ce titre, elle a son fondement dans l’article 2 de la Déclaration de 1789. Dès 1999, le Conseil constitutionnel a tenu à affirmer que « l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi sont des objectifs de valeur constitutionnelle ». L’article 12, en autorisant l’employeur à mettre en œuvre des accords de compétitivité en cas de difficultés conjoncturelles ne remplit pas cette condition, la notion de conjoncture étant particulièrement floue. Je vous renvoie à la définition du Petit Larousse : « situation qui résulte d’un concours de circonstances ».

Et voilà le fondement juridique sur lequel des employeurs pourraient imposer des reculs sociaux et licencier les salariés qui les refusent ? Tout cela manque de clarté, et ce d’autant plus que demeure, à côté de cette notion de difficulté conjoncturelle, l’actuelle définition du licenciement pour motif économique.

Enfin, monsieur le ministre, mais surtout mes chers collègues du groupe socialiste, je vous invite à examiner de près l’article 13 relatif aux licenciements économiques et, plus spécifiquement, la procédure de contestation.

Le basculement étonnant de la juridiction civile vers la juridiction administrative n’est pas contraire à la Constitution. Cependant, cette mesure n’a d’autre finalité que de contourner des tribunaux civils de plus en plus enclins, vous le savez, à se ranger du côté des salariés et à contrôler l’existence réelle d’un motif économique. Le transfert vers la juridiction administrative aura comme premier effet d’effacer les jurisprudences les plus protectrices, c’est-à-dire les plus contraignantes à l’égard des patrons.

La loi que vous portez, monsieur le ministre, est, en fait, une loi d’amnésie sociale. Car, ne nous y trompons pas, les tribunaux administratifs s’en tiendront à la loi elle-même, et non à son esprit. En effet, ils ne vérifieront pas la réalité du motif économique, tout simplement dans la mesure où il ne leur est pas demandé de le faire, la procédure d’homologation ne leur confiant pas cette tâche.

Et puis, ce qui pose problème d’un point de vue constitutionnel, c’est que la loi renvoie au degré de juridiction supérieur la charge de statuer en cas de silence de la juridiction inférieure.

Dès 1996, dans sa décision 96-373 DC, le Conseil constitutionnel affirmait le principe selon lequel la sécurité juridique d’une norme ne permet pas de limiter celle des particuliers.

Vous le savez, le Conseil constitutionnel veille aussi à harmoniser ses propres décisions avec celles qui sont rendues par la Cour européenne des droits de l’homme, notamment au respect de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qui prévoit : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable ». Je crois que celui-ci serait donc fondé à confirmer l’absence de base constitutionnelle à la procédure nouvelle que vous proposez ici.

Pour conclure, mes chers collègues, je m’adresse plus particulièrement à celles et ceux qui siègent sur les travées de gauche, nous avons une responsabilité commune, celle d’être fidèles à nos engagements et de construire une vraie politique de gauche pour laquelle les Français ont voté majoritairement. Car nous savons aussi que toute nouvelle désillusion ouvre un boulevard à l’extrême droite.

Le rejet de ce projet de loi, c’est un impératif social pour protéger les salariés des mauvais coups que leur prépare le patronat. C’est un impératif économique pour éviter de plomber plus encore le pouvoir d’achat, déjà en chute. C’est, enfin, un impératif démocratique incontournable dans la situation politique que nous connaissons aujourd’hui. C’est pourquoi je vous demande de voter en faveur de cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à Mme Christiane Demontès, contre la motion.

Mme Christiane Demontès. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’argumentation des membres du groupe CRC pour justifier leur motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité s’appuie sur des textes que nul ne saurait méconnaître sans porter atteinte aux principes qui fondent notre Constitution, notre droit et notre vie en société. C’est évidemment le cas de la Déclaration de 1789. Nous estimons pour notre part que ces principes ne sont pas violés, mais qu’il en est proposé, plus de deux siècles après leur proclamation, une application conforme aux évolutions du temps. Cela ne les prive en aucune façon de toute leur force.

Vous l’imaginez bien, je n’engagerai pas un débat sémantique sur le sens donné au mot « sûreté » en 1789. Simplement, souvenons-nous qu’il s’agissait alors d’assurer la sécurité des citoyens, en lien avec la liberté et l’égalité des droits, contre l’arbitraire d’un pouvoir absolu. Or ce projet de loi se situe bien entendu à l’exact opposé de l’arbitraire. Non seulement il crée des droits nouveaux, mais la quasi-totalité de ses articles sont fondés sur la négociation de branche et d’entreprise ; nous aurons d'ailleurs l’occasion de le rappeler au cours du débat.

Ce projet de loi est le reflet d’une mutation profonde, qui aboutit à ce que la décision unilatérale de l’employeur devienne, en bien des matières, subsidiaire à un accord qui doit être recherché par les parties. Contrairement à ce que certains craignent, c’est donc bien une protection nouvelle, en amont du contrat de travail, qui est instaurée par la voie de la négociation collective.

Le droit du salarié à former un recours contentieux ne disparaît évidemment pas. En matière de licenciement, les procédures d’homologation et de validation des accords collectifs et des décisions de l’employeur ont même parfois été qualifiées de « retour de l’État ». Il est clair qu’il n’y a ni dans l’intention, ni dans la réalisation, la moindre volonté de léser l’une des parties, bien au contraire.

Les éléments du contrat de travail ne disparaissent pas : lorsqu’un ou plusieurs salariés refuseront qu’un accord, portant par exemple sur la mobilité interne, leur soit appliqué, ils bénéficieront des dispositions relatives au licenciement économique : les dispositions pécuniaires mais aussi les dispositions d’accompagnement et de reclassement que prévoira l’accord. Il conviendra bien entendu que ces mesures soient significatives. Ce sera de la responsabilité des négociateurs, mais, je le rappelle, nul ne peut contracter, fût-ce collectivement, en deçà de ses droits fixés par la loi. Ce point est absolument fondamental.

C’est d’ailleurs pour cette raison que le projet de loi n’est pas contraire à la décision du Conseil constitutionnel du 9 décembre 2004, dans laquelle il rappelle « qu’il est loisible au législateur, après avoir défini les droits et obligations touchant aux conditions et aux relations de travail, de laisser aux employeurs et aux salariés, ou à leurs organisations représentatives, le soin de préciser, notamment par la voie de la négociation collective, les modalités concrètes d’application des normes qu’il édicte en matière de droit du travail ».

C’est précisément ce dont il s’agit dans ce projet de loi. On ne peut à la fois constater que le contrat de travail individuel est déséquilibré par nature, car il est fondé sur la sujétion du salarié, et refuser que la négociation collective vienne diminuer cette sujétion individuelle. Ou alors cela voudrait dire que l’on ne fait pas confiance aux organisations syndicales, à leur représentativité, à la démocratie sociale que l’on appelle par ailleurs de ses vœux.

Nous vivons l’aboutissement d’une évolution de notre société dans ses profondeurs, évolution que l’on retrouve dans les autres pays européens. C’est l’expression nouvelle des citoyens, dans la cité et dans l’entreprise, qui veulent prendre leur destin en main selon des modalités démocratiques. Ce n’est pas un déni de démocratie ou un abandon de notre rôle, bien au contraire. Il est de notre responsabilité non seulement d’accepter cette évolution, mais d’y participer.

S’agissant de l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013, on a beaucoup fantasmé ici ou là sur le fait que le Parlement devrait non pas examiner un projet de loi qui en est le reflet, mais transcrire cet accord sans en modifier une virgule. Notre débat et l’ensemble des amendements déjà incorporés au texte, au Sénat ou par nos collègues députés, montrent que ce n’est pas la réalité. Telle n’a jamais été notre intention, comme en témoignent également toutes les auditions et tous les débats qui ont eu lieu ; je n’y reviens pas.

Comme le prévoit l’article 34 de la Constitution, nous fixons les principes, et nous laissons aux partenaires sociaux le soin de préciser les modalités pratiques d’application. Concrètement, mes chers collègues, le dialogue entre la démocratie politique et la démocratie sociale s’est déjà mis en place – cela a été souligné –, d’abord sur l’initiative de Gérard Larcher, dont le protocole a été repris par l’Assemblée nationale, puis avec la loi de modernisation du dialogue social.

À l’évidence, il ne s’agit pas de porter atteinte aux principes constitutionnels existants, mais de les compléter par un approfondissement de notre démocratie. En refuser les conséquences – je viens de les indiquer – ne nous semble pas cohérent. C'est pourquoi il serait tout à fait inopportun en matière de défense de l’emploi, contraire aux intérêts de l’ensemble du monde du travail et injustifié sur le plan constitutionnel de voter cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – Mme Françoise Laborde applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Claude Jeannerot, rapporteur de la commission des affaires sociales. À mes yeux, le projet de loi n’est contraire à aucune disposition du bloc de constitutionnalité ; je crois que cela vient d’être démontré. Je remarque par ailleurs que le principe de faveur – notre collègue Dominique Watrin l’a lui-même reconnu – n’est pas inscrit dans la Constitution ni dans les textes auxquels renvoie son préambule. Vous observerez également que la loi du 4 mai 2004, qui a permis aux accords d’entreprise de déroger, sous de strictes conditions, aux accords de branche, n’a pas été censurée par le Conseil constitutionnel.

En outre, et je veux insister quelque peu sur ce point, le reproche de contribuer à l’instabilité juridique me semble en l’occurrence infondé. Il s’agit en effet – nous l’avons affirmé à plusieurs reprises – du premier grand texte du quinquennat en matière de droit du travail, abstraction faite des dispositifs spécifiques des emplois d’avenir et des contrats de génération.

Pour toutes ces raisons, la commission a émis un avis défavorable sur cette motion.

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Michel Sapin, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Le Gouvernement émet lui aussi un avis défavorable.

M. le président. La parole est à Mme Laurence Cohen, pour explication de vote.

Mme Laurence Cohen. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en plus de constituer un recul sans précédent pour les salariés, ce projet de loi renferme les motifs d’inconstitutionnalité qui viennent d’être exposés par Dominique Watrin. Aux yeux des membres du groupe CRC, il serait particulièrement regrettable que, tout en contribuant à réduire les droits des salariés, le Gouvernement encoure en outre, comme il l’a déjà fait avec la taxe à 75 %, la censure du Conseil constitutionnel.

Il y a même fort à parier que, demain, dans les entreprises confrontées à des plans sociaux, des organisations syndicales appartenant à des confédérations ayant pourtant signé l’accord national interprofessionnel, l’ANI, conseilleront à leurs adhérents de saisir la Cour de cassation afin de soulever une question prioritaire de constitutionnalité, en s’appuyant sur les motifs que Dominique Watrin a présentés.

Je voudrais compléter son argumentation en soulevant une autre question, à laquelle ma collègue Brigitte Gonthier-Maurin et moi-même sommes particulièrement attachées : celle de l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce projet de loi contient, notamment à son article 8, relatif au temps partiel, des dispositions particulièrement dangereuses pour les femmes salariées. Il prévoyait à l’origine que, dans les entreprises couvertes par un accord de branche étendu, les salariés à temps partiel puissent conclure jusqu’à huit avenants par an afin de moduler à la hausse leurs horaires de travail.

Les travaux de l’Assemblée nationale ont conduit à des aménagements du dispositif. Le texte prévoit maintenant que, en cas d’accord, les quatre premiers avenants pourront donner lieu à la réalisation d’heures supplémentaires majorées de moins de 25 % (M. le ministre s’exclame.), tandis que les quatre suivants ne pourront être signés qu’à la condition que les heures effectuées dans le cadre de ces avenants soient majorées d’au moins 25 %. Cette modification salutaire est la bienvenue, mais il n’en demeure pas moins que, en adoptant, conformément à la demande formulée par le MEDEF depuis des années, le droit à la modification permanente des conditions et du contrat de travail des salariés à temps partiel, on fragilise singulièrement le droit des salariés. On fait comme si les besoins de l’entreprise devaient en toutes circonstances primer sur les intérêts des salariés.

Comme l’a rappelé notre collègue Catherine Génisson, si les femmes représentent 47 % de la population active, elles représentent une bien plus grande part des salariés à contrat précaire, et notamment de ceux qui occupent des emplois à temps partiel. Au cours des dernières décennies, les contrats précaires se sont multipliés, en vertu de l’argument, repris, d'ailleurs, dans ce projet de loi, qu’il faut assouplir le droit du travail car il est trop rigide. Concentrés sur des emplois non délocalisables tout en étant fortement consommateurs d’une main-d’œuvre peu qualifiée et mal rémunérée, ces contrats sont principalement proposés aux femmes.

Au vu de ces éléments, que personne ne conteste, nous considérons que l’article 8 du projet de loi (M. le ministre s’entretient avec Mme la présidente de la commission des affaires sociales.) – vous ne semblez pas passionné par ce que je dis, monsieur le ministre – inflige un traitement différent, injustifié et disproportionné à une partie de la population. Selon la Cour de cassation, il s'agit d’une discrimination indirecte. Cette expression vise notamment les mesures qui affectent une proportion nettement plus élevée de personnes d’un sexe donné. Lorsque 82 % des personnes auxquelles s’impose une mesure injuste sont des femmes, nous sommes bien face à une mesure discriminatoire.

De plus, le principe de la durée minimale de 24 heures hebdomadaires, qui constitue indéniablement une sécurité pour les salariés à temps partiel, puisqu’il leur assure une rémunération minimale, est plus que remis en cause par le projet de loi, qui prévoit que, par dérogation à ce principe, un accord collectif pourra décider l’annualisation de la durée de travail. Or l’annualisation constitue – ou peut constituer – une technique de contournement de la loi, comme le souligne Catherine Génisson dans son rapport. Qui plus est, le principe de la durée minimale de 24 heures hebdomadaires est également battu en brèche par ce que les partenaires sociaux ont appelé les « compléments d’heures », lesquels permettent de déroger par avenant à la durée légale de travail.

Mises bout à bout, ces exceptions cumulées constituent une atteinte permanente au droit des salariés à avoir une organisation du travail compatible avec le respect de leur vie privée et familiale. Nous ne pouvons accepter que le Sénat adopte en pleine connaissance de cause un projet de loi qui bafoue les règles fondamentales de notre République, selon lesquelles les femmes et les hommes naissent libres et égaux. C'est pourquoi, en accord avec les propos de Dominique Watrin, et en m’appuyant également sur les remarques formulées par Catherine Génisson au nom de la délégation aux droits de femmes, je vous invite à refuser l’accroissement des discriminations illégales qui pèsent sur les femmes. Et la meilleure façon de le faire, c’est de voter la motion que nous vous proposons.