Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Jacques Mirassou.

M. Jean-Jacques Mirassou. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, est-il anachronique, comme vient de le dire à l’instant notre collègue Marie-Christine Blandin, de lutter contre la concentration des médias en défendant la démocratie ?

Personne ne songerait à s’insurger contre ce principe, mais quand il s’agit de le mettre en application, ce sujet semble véritablement poser problème, y compris au sein de notre assemblée.

Pourtant, à l’issue des états généraux de la presse, Nicolas Sarkozy avait, en janvier dernier, annoncé une batterie de mesures destinées à soutenir un secteur qu’il invitait alors fermement « à se réformer, tant dans ses contenus éditoriaux que dans ses méthodes de gestion ».

L’objectif, il est vrai, était séduisant sur le principe, les moyens d’y parvenir un peu plus douteux, surtout si l’on se fonde sur les trente-quatre recommandations formulées dans son rapport par la secrétaire nationale de l’UMP, Mme Giazzi. Dans ce rapport, remis le 11 septembre 2008 à Nicolas Sarkozy, elle prônait notamment une libéralisation tous azimuts du paysage médiatique avec, au passage – ce n’est pas le moindre des détails –, l’ouverture du capital de l’Agence France-Presse pour en faire une société anonyme et l’assouplissement des « verrous » anti-concentrations… Cela laisse pantois !

On connaît par ailleurs les rapports que le Président de la République entretient avec la presse, rapports qui allient alternativement la stigmatisation, l’intimidation et un mélange de complicité séductrice : jugements péremptoires, parfois méprisants sur les programmes de la télévision publique, attaques frontales contre le directeur d’un quotidien lors d’une conférence de presse, intervention auprès de l’actionnaire d’un hebdomadaire entraînant de facto le départ du patron de la rédaction…

À n’en pas douter, Nicolas Sarkozy veut que la presse se réforme. Le seul problème, c’est qu’il aimerait bien la réformer lui-même, à son idée et peut-être même à son bénéfice personnel, ou en tout cas au bénéfice de ses amis, propriétaires – on le sait – d’une grande partie des médias de notre pays.

C’est pourquoi nous défendons aujourd’hui cette proposition de loi qui vise à réguler la concentration dans le secteur des médias.

Si le Président de la République, en l’espèce, joue de son influence directe, de nombreuses entreprises d’édition, de presse écrite ou de télévision à forte audience sont économiquement contrôlées par des groupes financiers ou des industriels privés, non seulement proches du pouvoir mais également dépendants des commandes publiques.

Ces relations font naître des doutes sur le degré réel de liberté et d’indépendance des titres de presse ou des chaînes de radio ou de télévision concernés, d’autant que ces groupes sont eux-mêmes liés entre eux.

Je rappelle à mon tour que Lagardère détient une participation de 10 % dans la société européenne EADS, dont il a été l’un des cofondateurs.

Aussi avons-nous proposé de fixer des règles anti-concentration qui seraient de nature à garantir l’effectivité des principes de liberté, de pluralisme et d’indépendance des médias.

Cette proposition n’est pas sortie de nulle part. Elle vient optimiser l’existant et contrecarrer les velléités actuelles de ceux – ils sont nombreux – qui rêvent de médias « à la Murdoch ».

La volonté du Président de la République de voir émerger du « Grenelle » de la presse de grands groupes de médias français, de taille européenne, susceptibles de concurrencer les Anglo-Saxons est du reste révélatrice.

Bien au contraire, si l’on veut sauvegarder le pluralisme de l’information, il est capital de renforcer les dispositifs anti-concentration.

C’est avec les citoyens de ce pays, avec tous ceux qui entendent défendre la liberté de l’information et la démocratie, qu’au-delà des clivages politiques et syndicaux, le Syndicat national des journalistes avait appelé à la résistance contre les effets dévastateurs de la concentration dans les médias.

Contre-pouvoirs nécessaires, bien réels, les médias doivent exercer leur mission en toute indépendance, et il nous faut éviter ce que l’on pourrait appeler « les liaisons dangereuses ».

Mais le Président de la République, encore lui, n’aime pas les contre-pouvoirs, et les exemples sont nombreux. Voilà quelques semaines, monsieur le ministre, avant que vous soyez nommé, le Président de la République s’était donné les moyens de nommer lui-même le président de France Télévisions, ce qui est profondément révélateur.

Je l’ai déjà dit, nous assistons malheureusement à une grave dérive du quinquennat. En France, on a beaucoup stigmatisé le système clanique mis en place par Silvio Berlusconi pour contrôler l’opinion grâce à un dispositif qui est en passe de contaminer notre pays. Aussi est-il fondamental de sauvegarder l’indépendance des médias et, à cette fin, il nous faut contrecarrer leur financiarisation.

Cette proposition de loi a pour objet, comme l’a rappelé mon collègue David Assouline, d’interdire le cumul – avéré en France – de l’activité d’éditeur dans les médias avec celle d’entrepreneur agissant dans le cadre de la commande publique. Cela permettrait d’éviter les conflits d’intérêt entre ces deux types d’activités et, en même temps, de garantir le respect des principes de liberté, de pluralisme et d’indépendance des médias.

Oui, l’information est multifacettes mais internet, s’il constitue une nouvelle voie d’expression, ne saurait apporter, à lui seul, la solution à tout. C’est la raison pour laquelle j’invite notre assemblée à voter cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

Mme la présidente. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?…

La discussion générale est close.

La parole est à M. le ministre.

M. Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication. À la suite de ce débat très intéressant qui s’est déroulé sur deux séances différentes, je voudrais remercier M. le président de la commission de la culture et M. le rapporteur, Michel Thiollière, pour la qualité de leur écoute et de leurs travaux, ainsi que M. David Assouline pour le grand intérêt de son intervention, où j’ai retrouvé, une fois de plus, l’acuité de jugement, le talent et la courtoisie qui le caractérisent.

La question posée par M. Assouline, qui est celle de la protection de l’objectivité et de la liberté à travers les médias, est assurément très intéressante. Mais la réponse apportée me semble erronée. C’est pourquoi, dans mon intervention liminaire, j’avais fermement rejeté la réponse qu’il apportait à une question judicieusement posée.

Peut-être mes propos ont-ils paru un peu vifs. Au fond, ils s’inscrivaient exactement dans la ligne de L’Ours et l’amateur des jardins, fable bien connue de La Fontaine, et je ne crois pas avoir outrepassé les limites de la courtoisie en sacrifiant au goût que nous avons tous pour la langue française.

Je tiens également à remercier Mme Catherine Morin-Desailly, qui, une fois de plus, a apporté une contribution tout à fait intéressante à ce débat, ainsi que MM. Serge Lagauche et Jean-Jacques Mirassou, Mmes Colette Mélot, Nathalie Goulet et Marie-Christine Blandin.

J’ai, une fois encore, été très frappé par la qualité et la vivacité des débats, qui témoignent de l’intérêt de débattre au sein de cette assemblée. (Applaudissements sur les travées de lUMP et de lUnion centriste.)

Mme la présidente. Mes chers collègues, la commission n’ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion des articles de la proposition de loi initiale.

CHAPITRE Ier:

DE LA RÉGULATION DE LA CONCENTRATION DANS LE SECTEUR DE LA COMMUNICATION AUDIOVISUELLE

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : proposition de loi visant à réguler la concentration dans le secteur des médias
Article 2 (début)

Article 1er

Après l’article 41 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, il est inséré un article 41-1 A ainsi rédigé :

« Art 41-1 A — Afin de prévenir les atteintes au pluralisme, aucune autorisation relative à un service de radio ou de télévision ne peut être délivrée à une personne appartenant à l’une des catégories suivantes :

« 1° les sociétés, entreprises ou établissements jouissant, sous forme de garanties d’intérêts, de subventions ou, sous forme équivalente, d’avantages assurés par l’État ou par une collectivité publique sauf dans le cas où ces avantages découlent de l’application automatique d’une législation générale ou d’une réglementation générale ;

« 2° les sociétés ou entreprises dont l’activité est significativement assurée par l’exécution de travaux, la prestation de fournitures ou de services pour le compte ou sous le contrôle de l’État, d’une collectivité ou d’un établissement public ou d’une entreprise nationale ou d’un État étranger ;

« 3° les sociétés dont plus d’un pour cent du capital est constitué par des participations de sociétés, entreprises ou établissements visés aux 1° et 2° ci-dessus.

« De même, est interdite, à peine de nullité, l’acquisition, la prise de contrôle ou la prise en location-gérance d’une personne titulaire d’une autorisation relative à un service de radio ou de télévision par les sociétés, entreprises ou établissements visés aux 1°, 2° et 3° ci-dessus.

« La prise de contrôle mentionnée à l’alinéa précédent s’apprécie au regard des critères figurant à l’article L. 233-3 du code de commerce ou s’entend de toute situation dans laquelle une personne physique ou morale ou un groupement de personnes physiques ou morales aurait placé un service de radio ou de télévision sous son autorité ou sa dépendance. »

Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission.

M. Jacques Legendre, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication. À ce moment du débat, je voudrais dire pourquoi la commission n’a pas élaboré de texte et a rejeté l’article 1er.

Elle s’est tout d’abord s’interrogée sur l’effectivité du dispositif. Il est en effet extrêmement difficile de déterminer quelles chaînes seront concernées. Pour la bonne application de la mesure, il faudrait un outil de suivi permanent non seulement de l’actionnariat de toutes les chaînes mais aussi de l’ensemble des contrats qu’elles passent avec des partenaires publics, ce qui est indéniablement compliqué.

Mais parviendrait-on à appliquer cette mesure qu’elle ne serait pas légitime pour autant, et c’est bien le fond du problème. Une bonne partie des Français a déjà accès à dix-huit chaînes de télévision, l’immense majorité d’entre eux en disposera à la fin de l’année 2011. Tout le monde s’accorde à considérer que le pluralisme à la télévision n’a jamais été si bien respecté en France.

Nous avons accès à plusieurs chaînes d’information, à des chaînes généralistes, à tous types de programmes gratuitement depuis chez nous et sur tout le territoire, sans compter la radio et l’utilisation massive d’internet. Les Français n’ont ainsi jamais eu autant de sources d’information disponibles.

Par ailleurs, rien ne prouve que la propriété de chaînes de télévision et de radio par des groupes liés à la commande publique est moins favorable au pluralisme que la propriété de ces chaînes par d’autres entreprises, certes indépendantes de la demande publique mais pas d’intérêts privés particuliers. Ou alors faut-il empêcher aussi ces derniers de posséder une chaîne ! Le pluralisme, c’est avant tout la pluralité des acteurs, et cette proposition de loi, en raréfiant les sources de financement, met en fait à mal cet objectif.

Au final, la commission a l’impression qu’on se trompe de combat. Je tiens à dire que, pour nous, cette question n’est pas un non-sujet, c’est au contraire une vraie question de fond, dont il est tout à fait normal que le Sénat débatte. Mais ne jetons pas une suspicion malvenue sur l’indépendance des journalistes de notre paysage médiatique, qui nous semble tout de même incontestable.

Nous vivons dans un régime de démocratie et de liberté : la presse en est un élément essentiel, et son indépendance et sa liberté peuvent être assurées sans recourir aux mesures extrêmes préconisées par M. Assouline. (Applaudissements sur les travées de lUMP et de lUnion centriste.)

Mme la présidente. Je mets aux voix l'article 1er.

(L'article 1er n’est pas adopté.)

CHAPITRE II :

DE LA RÉGULATION DE LA CONCENTRATION DANS LE SECTEUR DE LA PRESSE

Article 1er
Dossier législatif : proposition de loi visant à réguler la concentration dans le secteur des médias
Article 2 (fin)

Article 2

Après l’article 11 de la loi n° 86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse, il est inséré un article 11-1 ainsi rédigé :

« Art. 11-1 — Est interdite, à peine de nullité, l’acquisition, la prise de contrôle ou la prise en location-gérance d’une publication imprimée d’information politique et générale par toute personne appartenant à l’une des catégories suivantes :

« 1° les sociétés, entreprises ou établissements jouissant, sous forme de garanties d’intérêts, de subventions ou, sous forme équivalente, d’avantages assurés par l’État ou par une collectivité publique sauf dans le cas où ces avantages découlent de l’application automatique d’une législation générale ou d’une réglementation générale ;

« 2° les sociétés ou entreprises dont l’activité est significativement assurée par l’exécution de travaux, la prestation de fournitures ou de services pour le compte ou sous le contrôle de l’État, d’une collectivité ou d’un établissement public ou d’une entreprise nationale ou d’un État étranger ;

« 3° les sociétés dont plus d’un pour cent du capital est constitué par des participations de sociétés, entreprises ou établissements visés aux 1° et 2° ci-dessus.

« La prise de contrôle mentionnée à l’alinéa précédent s’apprécie au regard des critères figurant à l’article L. 233-3 du code de commerce ou s’entend de toute situation dans laquelle une personne physique ou morale ou un groupement de personnes physiques ou morales aurait placé une publication sous son autorité ou sa dépendance. »

Mme la présidente. Je mets aux voix l'article 2.

(L'article 2 n’est pas adopté.)

Mme la présidente. Mes chers collègues, l’ensemble des articles ayant été repoussés, la proposition de loi est rejetée.

M. David Assouline. Je demande la parole pour une explication de vote, madame la présidente.

Mme la présidente. Mon cher collègue, ce n’est pas possible, la proposition de loi ayant été rejetée.

Mme Catherine Tasca. Ce n’est pas très élégant !

M. David Assouline. Quelle petite manœuvre…

M. Alain Gournac. C’est le règlement !

Article 2 (début)
Dossier législatif : proposition de loi visant à réguler la concentration dans le secteur des médias
 

5

Modification de l'ordre du jour

Mme la présidente. Par lettre en date de ce jour, M. le ministre chargé des relations avec le Parlement a inscrit à l’ordre du jour de la séance du jeudi 17 décembre, à la reprise du soir, les conclusions de la commission mixte paritaire sur le projet de loi de finances pour 2010.

Acte est donné de cette communication et l’ordre du jour de la séance du jeudi 17 décembre s’établira donc comme suit :

À 9 heures 30 :

- Projet de loi de finances rectificative pour 2009 ;

À 15 heures :

- Questions d’actualité au Gouvernement ;

- Suite du projet de loi de finances rectificative ;

Le soir :

- Conclusions de la commission mixte paritaire sur le projet de loi de finances pour 2010 ;

- Suite du projet de loi de finances rectificative.

6

 
Dossier législatif : proposition de résolution européenne présentée en application de l'article 73 quinquies du Règlement, portant sur le respect du droit à l'action collective et des droits syndicaux en Europe dans le cadre du détachement de travailleurs,
Discussion générale (suite)

Droits syndicaux en Europe

Rejet d'une proposition de résolution européenne

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de résolution européenne présentée en application de l'article 73 quinquies du Règlement, portant sur le respect du droit à l'action collective et des droits syndicaux en Europe dans le cadre du détachement de travailleurs,
Texte de la proposition de résolution initiale

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de résolution européenne, présentée en application de l’article 73 quinquies du règlement par M. Richard Yung et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, et portant sur le respect du droit à l’action collective et des droits syndicaux en Europe dans le cadre du détachement des travailleurs (nos 66, 127 et 117).

Dans la discussion générale, la parole est à M. Richard Yung, auteur de la proposition de résolution.

M. Richard Yung, auteur de la proposition de résolution. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous sommes donc réunis aujourd'hui pour parler d’Europe sociale, et plus particulièrement de la question des travailleurs communautaires soumis au statut du détachement, c'est-à-dire travaillant dans un autre pays que dans leur État d’origine. Le sujet est d’importance, puisque l’on estime leur nombre à environ un million. Ils sont l’un des signes les plus tangibles de la communautarisation du marché du travail.

Certains événements qui ont fait l’actualité cette année sont liés à cette question du détachement des travailleurs.

Au mois de février, une série de grèves sauvages ont éclaté dans le secteur de l’énergie au Royaume-Uni. Des milliers de travailleurs intérimaires ont protesté contre l’embauche, à des conditions différentes de celles qui étaient stipulées dans la convention collective du secteur, de travailleurs italiens et portugais par une entreprise sous-traitante chargée de l’agrandissement d’une raffinerie appartenant au groupe pétrolier Total. Cette affaire a fait l’objet d’une exploitation à caractère nationaliste de la part du Parti national britannique, qui appartient à l’extrême droite.

Les problèmes liés à l’application des règles touchant au détachement des travailleurs dans l’Union ne datent pas d’aujourd’hui. Ils ont surgi dès les années quatre-vingt, au moment de l’adhésion de l’Espagne et du Portugal, et ont d’abord concerné le secteur de la construction. Plusieurs affaires ont suscité des craintes de dumping social.

Il y a près de vingt ans, en 1990, la Cour de justice des communautés européennes, la CJCE, a rendu un arrêt relatif à une entreprise portugaise, Rush Portuguesa, en France qui a poussé la Commission européenne, alors dirigée par Jacques Delors, à présenter l’année suivante une proposition de directive sur le détachement des travailleurs. C’est ce texte, adopté en 1996, qui fait l’objet de la proposition de résolution européenne que j’ai l’honneur de vous présenter aujourd’hui.

Cette directive est censée offrir aux travailleurs et aux employeurs une plus grande sécurité juridique en conciliant, d’une part, l’exercice par les entreprises établies dans un État membre de leur liberté de fournir des services dans toute l’Union européenne, qui est un droit fondamental, et, d’autre part, la protection des droits et des conditions de travail des travailleurs détachés dans un autre État membre pour fournir ces services.

L’entrée en vigueur de la directive sur le détachement des travailleurs n’a pas dissipé les craintes de dumping social. J’en veux pour preuve le débat sur le fameux projet de directive Bolkestein et le mythe du « plombier polonais », qui ont beaucoup pesé sur le résultat du référendum de 2005.

M. Denis Badré, rapporteur pour avis de la commission des affaires européennes. Malheureusement !

M. Richard Yung. Ces craintes ont été relancées par la jurisprudence récente de la CJCE. Dans trois arrêts – Viking, Laval, Rüffert –, la Cour a reconnu le droit de mener une action collective comme un droit fondamental faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire. Ce faisant, la Cour a anticipé l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, lequel rend juridiquement contraignante la Charte des droits fondamentaux, qui fait partie intégrante du traité, et reconnaît l’importance du dialogue social et de la négociation collective.

Mais, dans le même temps, la Cour a aussi limité la définition des règles impératives de protection minimale fixées par la directive, en rappelant que les travailleurs détachés sont soumis aux normes sociales minimales, légales ou contractuelles, « d’application générale » du lieu de travail et non à l’ensemble des accords collectifs.

Ce faisant, elle a placé les grandes libertés économiques que sont la liberté d’établissement et la libre prestation de services au-dessus des droits sociaux. Elle a, en particulier, soumis l’exercice du droit à l’action collective à un contrôle de proportionnalité, selon l’expression employée dans le jargon communautaire, ce qui revient en fait à le limiter.

Je citerai l’exemple de l’arrêt Viking, une société finnoise qui a décidé de faire passer son navire sous pavillon letton, imposant à ses braves marins, qui affrontent avec courage la mer Baltique, des contrats, des salaires et des conditions de travail lettons. Les marins se sont mis en grève, ont organisé un blocus, bref se sont défendus. La CJCE a estimé que les travailleurs pouvaient certes appliquer le principe général du droit de grève pour défendre leurs intérêts, mais que, en l’occurrence, ils avaient limité la liberté d’établissement et de prestation de services de l’entreprise en question. En application du principe de proportionnalité, elle a donc déclaré leur action illégale. Si ce n’est pas une remise en cause d’un droit fondamental, je me demande bien ce que c’est !

La CJCE laisse entendre que la directive a prévu une harmonisation maximale, les salariés détachés ne pouvant pas obtenir plus que les minima légaux. En d’autres termes, elle donne du grain à moudre à ceux qui remettent en cause la coordination des politiques sociales au niveau communautaire.

Cette jurisprudence a mis en exergue les difficultés liées à l’application de la directive, notamment dans les pays ayant recours à des conventions collectives non nationales. En Europe du Nord et en Allemagne, les conventions collectives ou les accords sont signés, selon une tradition ancienne, par branche professionnelle, donc verticalement, et par Land ou par région, c’est-à-dire horizontalement. Il est vrai que nous sommes loin du modèle de la convention collective qui s’applique à tous, comme dans notre belle République unitaire.

La position de la CJCE, qu’il faudrait creuser, est la suivante : soit la convention collective est d’application nationale, et elle considère qu’il n’y a pas de problème ; soit elle est d’application verticale ou horizontale, donc limitée, et la Cour considère alors qu’il n’y a pas de convention collective.

Il me semble que, derrière cette jurisprudence quelque peu provocante, la CJCE cherche à « renvoyer la balle » au législateur européen. Elle estime que le travail n’a pas été achevé. Les lacunes observées dans la législation laissant des possibilités de s’y soustraire, elle voudrait donc que le législateur la complète pour ne pas être obligée de l’interpréter.

La Commission européenne a, elle aussi, mis en évidence les difficultés liées à la mise en œuvre de la directive. Le 13 juin 2007, il y a donc plus de deux ans, elle a souligné que les principaux problèmes résidaient dans le manque d’information des travailleurs détachés sur leurs droits, dans la faiblesse des contrôles qui diffèrent d’un État à un autre et, partant, dans la difficulté générale d’imposer des sanctions pourtant prévues dans la directive.

En conséquence, la Commission a appelé les États membres à améliorer leur coopération en la matière, mais cela est resté pour l’instant un vœu pieux. Si un cadre juridique n’est pas développé au niveau communautaire, les États continueront ainsi. Nous connaissons la faiblesse des effectifs de l’inspection du travail en France : je n’ai pas le chiffre en tête, mais il est en tout cas insuffisant. Vous comprendrez que le suivi et le contrôle des contrats de travailleurs détachés ne soient pas sa priorité.

En dépit de ce constat, rien n’a été fait ces dernières années pour clarifier et préciser la directive ni par la Commission, ni par le Conseil, ni même par le Parlement européen. Et pourtant nombreux sont ceux qui reconnaissent que cela est nécessaire.

Lors de son audition devant le Parlement européen en septembre dernier, M. Barroso n’a pas proposé de révision de la directive, mais il a suggéré d’adopter un règlement d’application qui préciserait son interprétation.

Cette solution nous a laissés quelque peu perplexes. Qu’apportera de plus un tel outil juridique, que nous ne connaissons pas, par rapport à une modification de la directive ? À notre avis, rien !

À l’instar du Parlement européen et de la Confédération européenne des syndicats, nous pensons que la résolution des problèmes que je viens d’indiquer passe par une révision de la directive de 1996 ou, le cas échéant, si cet outil est plus facile à manipuler, par l’adoption d’un règlement communautaire.

Dans sa résolution sur les défis pour les conventions collectives dans l’Union européenne du 22 octobre 2008, le Parlement européen demande lui-même une révision de la directive afin que « l’équilibre entre les droits fondamentaux et les libertés économiques soit réaffirmé dans le droit primaire pour contribuer à prévenir un nivellement par le bas des normes sociales ». Cette position a été soutenue par le groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen ainsi que par le parti socialiste européen.

Nous pensons donc qu’il est nécessaire d’apporter une réponse politique afin de ne pas laisser un tel sujet à la seule appréciation des juges au cas par cas.

Concrètement, nous proposons d’introduire dans la directive une délimitation temporelle dans la définition du travailleur détaché – celle donnée par le règlement communautaire de 1971 ne nous paraissant pas suffisamment claire –, de garantir une information correcte des salariés sur les droits dont ils disposent lorsqu’ils sont détachés dans un autre État membre et de renforcer les contrôles ainsi que les moyens de sanction en cas de non-respect des dispositions de la directive. Comme chacun peut le constater, le dispositif que nous proposons est somme toute assez modeste.

L’adoption d’un texte plus protecteur pour les salariés est non seulement souhaitable, mais également possible. La coordination des politiques sociales à l’échelon communautaire est certes difficile, mais les pays d’Europe centrale ont beaucoup évolué sur cette question. Traditionnellement hostiles ou réservés, ils sont maintenant eux-mêmes victimes de dumping social de la part d’autres pays des Balkans. Les Bulgares, par exemple, prennent le travail des Hongrois. Ainsi va l’histoire.

Outre la révision la directive concernant le détachement des travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services, nous proposons d’introduire dans les traités une clause de progrès social affirmant la primauté des droits sociaux fondamentaux sur les libertés fondamentales du marché intérieur. Nous reprenons là ni plus ni moins la clause Monti, du nom du fameux commissaire européen responsable du secteur « marché intérieur », qui était pourtant un libéral.

M. Denis Badré, rapporteur pour avis de la commission des affaires européennes. C’est surtout un grand européen !

M. Richard Yung. Telles sont les raisons qui militent en faveur de notre proposition de résolution, que je vous invite, mes chers collègues, à adopter. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.

M. Marc Laménie, rapporteur de la commission des affaires sociales. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, sous des aspects techniques, comme vient de le rappeler fort justement M. Yung, la proposition de résolution déposée par le groupe socialiste aborde en réalité une question politique majeure, celle de la protection des droits des salariés et de leurs organisations syndicales dans le cadre du marché unique européen. Ce sujet est pleinement d’actualité.

Historiquement, la Communauté européenne s’est attachée à supprimer les obstacles aux échanges à l’intérieur du marché unique. À cette fin, elle a consacré quatre libertés économiques fondamentales : la liberté de circulation pour les travailleurs, la liberté d’établissement pour les entreprises, la liberté de circulation des marchandises et la libre prestation de services. Cette politique d’ouverture des marchés a pour objectif de stimuler la croissance, et donc les créations d’emplois sur son territoire.

Cependant, dans une Union élargie à vingt-sept États, dont les niveaux de développement sont très inégaux, la libéralisation des échanges pourrait conduire, si elle n’était pas soigneusement encadrée, à une mise en concurrence des systèmes économiques et sociaux préjudiciable aux salariés.

Lorsqu’une entreprise détache des salariés dans un autre État européen pour y exécuter une prestation de services, un chantier de construction par exemple, les salariés sont soumis, en application d’une directive de 1996, aux règles protectrices de l’État d’accueil, notamment en matière salariale. Ainsi, un salarié polonais ou lituanien détaché en France bénéficie au moins du SMIC ou du salaire minimum conventionnel s’il lui est supérieur.

Dans la plupart des cas, la directive a atteint son objectif et a permis d’écarter le risque de dumping social. La jurisprudence récente de la Cour de justice des Communautés européennes, qui en a interprété les termes de manière restrictive, a cependant suscité de légitimes inquiétudes. Elle a en effet donné l’impression qu’une primauté était donnée aux libertés économiques au détriment de la protection des salariés et du droit à l’action collective reconnu aux syndicats.

La Cour de justice a tout d’abord fait valoir que la directive garantit seulement le respect des normes sociales d’application générale, ce qui pose un problème dans les pays où la négociation est très décentralisée et où les conventions collectives s’appliquent seulement dans une entreprise ou dans une localité. Elle a ensuite jugé qu’une action collective menée par un syndicat, un mouvement de grève par exemple, pouvait être contraire, dans certaines circonstances, à la liberté d’établissement ou à la libre prestation de services reconnue aux entreprises. Elle a enfin décidé que le droit à l’action collective des syndicats devait être conforme au principe de proportionnalité.

Dans sa proposition de résolution, le groupe socialiste vise à revenir sur cette jurisprudence. Pour cela, il recommande de réviser la directive de 1996. (M. Richard Yung opine.)