M. le président. La parole est à M. Aymeri de Montesquiou.

M. Aymeri de Montesquiou. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, on avait cru l’Europe sortie de l’impasse dans laquelle elle se trouvait depuis des années. Après s’être perdue dans un débat institutionnel sans fin, on l’avait sentie prête, enfin ! à avancer sur des projets concrets. La présidence française de l’Union européenne s’annonçait sous des auspices favorables et devait se dérouler sans accroc.

Le « non » de l’Irlande au traité de Lisbonne vient, hélas, de briser cet élan d’optimisme. On peut, certes, considérer que l’Europe, toute couturée de cicatrices et maintes fois raccommodée, peut avancer vaille que vaille. Néanmoins, ce « non » traduit une inquiétude qui n’est pas propre aux Irlandais. Gageons que si la ratification du traité de Lisbonne avait été, dans d’autres pays, soumise au vote des peuples, elle aurait peut-être reçu le même accueil. Les citoyens européens se méfient des conférences au sommet et préfèreraient qu’on les écoute. Ils se sentent, en effet, très étrangers à la manière dont on construit l’Europe.

Nous avons notre part de responsabilité dans cette situation. Depuis trop longtemps, nous, responsables politiques, sommes dans l’incapacité de faire adhérer les peuples aux finalités de l’Europe, de donner du sens à cette union difficile, compliquée.

En France, au lieu de dire à nos concitoyens : « voilà ce que nous pouvons faire ensemble de grand », on leur a répété inlassablement : « nous n’y pouvons rien ». Attention : il ne faut pas que le peuple devienne l’ennemi numéro un de l’Europe !

Cela dit, un espoir point : il y a aujourd’hui une volonté, partagée par la plupart des pays, de poursuivre le processus de ratification du traité de Lisbonne. La France et l’Allemagne se sont déjà exprimées en ce sens dans une déclaration commune et, cette fois-ci, le Royaume-Uni semble décider à aller jusqu’au bout. L’attitude de ce pays est évidemment capitale, car elle constitue l’une des principales hypothèques pesant sur le traité.

Faisons un point, monsieur le secrétaire d’État : quel est l’état d’esprit de nos partenaires à la veille du Conseil européen ? Après la visite du Président de la République en République tchèque, pensez-vous que la ratification du traité par ce pays, plutôt eurosceptique, soit acquise ?

Je crois pour ma part que, malgré cette très forte déconvenue, il faut conserver ce traité de Lisbonne, qui donne des moyens d’action renouvelés à l’Europe. Il faut, certes, prendre acte de la décision démocratique des citoyens irlandais avec tout le respect qui lui est dû, mais il sera plus facile, le moment venu, d’aménager quelques clauses d’opt-out pour l’Irlande que de renégocier demain un énième traité à vingt-sept.

Quoi qu’il en soit, cet incident risque de bouleverser le programme de la présidence française, qui devait, en effet, préparer la mise en œuvre du traité de Lisbonne, censé entrer en vigueur le 1er janvier 2009.

Sera-t-il toujours question de discuter des attributions et des modalités de désignation des deux nouvelles autorités prévues par le traité, à savoir le président stable du Conseil européen et le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ?

Même si cette question n’est plus à l’ordre du jour, je m’interroge sur leurs attributions respectives. On comprend bien la mission du Haut représentant, qui s’apparente à celle d’un ministre des affaires étrangères et s’appuiera sur le futur service européen d’action extérieure. Du fait de sa « double casquette », il bénéficiera, au travers de son appartenance à la Commission européenne, de l’onction du Parlement européen, source de légitimité qui le rapproche du président de cette institution et du président de la Commission.

La plus grande inconnue reste la place effective que tiendra le président du Conseil européen. Paradoxalement, s’il est censé être le « monsieur Europe » ou la « madame Europe », il n’aura ni la légitimité démocratique ni les moyens du Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l’Union.

De plus, le risque de chevauchement des responsabilités et de rivalités entre les quatre autorités futures de l’Union est grand : on peut craindre qu’il ne nuise à l’action commune.

Nous n’en sommes évidemment pas là. Si le vote irlandais ajoute une difficulté majeure à la mise en œuvre du traité de Lisbonne, gardons à l’esprit que ce traité est un cadre. L’Union peut, et surtout doit, acquérir une dimension politique et une présence plus volontaire dans la mondialisation, avec ses institutions actuelles.

Il appartiendra à la présidence française et aux suivantes de fortement élever le niveau d’ambition en proposant des politiques nouvelles. En effet, les défis qui attendent l’Union européenne à vingt-sept sont considérables.

Nous avons ainsi à faire face au défi des délocalisations de nos industries et de nos services, au défi généré par la fragilité du système financier international, comme nous venons de le voir avec la crise des subprimes, au défi de l’augmentation des flux migratoires, au défi de la sécurité énergétique, aux défis du développement durable et du réchauffement climatique.

Plus que jamais, pour répondre à ces questions, nous avons besoin de l’Europe. Plus que jamais, nous avons besoin de regrouper nos forces et d’unifier nos conceptions, à la fois pour protéger nos citoyens et pour participer à la construction d’une mondialisation qui soit plus équilibrée, qui soit plus éthique, qui respecte davantage les individus. En résumé, que pouvons-nous faire sans l’Europe ?

La présidence française s’est fixé quatre priorités : la lutte contre le réchauffement climatique, l’immigration, la sécurité énergétique, et enfin la politique de défense et de sécurité.

J’interviendrai sur les deux derniers aspects.

Bien que le secteur de l’énergie soit aux origines de la construction européenne, avec les traités instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la CECA, et Euratom, il n’existe pas aujourd’hui, à proprement parler, de politique énergétique commune.

Pourtant, les menaces sont là.

Il y a d’abord la menace environnementale, avec le réchauffement climatique. L’Union européenne a pris en compte la nécessité de réduire la production de gaz à effet de serre.

Il y a ensuite la menace sur les approvisionnements en énergie. L’Europe est aujourd’hui dépendante à 50 % de sources situées dans des zones instables, telles que le golfe Persique, le Caucase et la Russie, ou plus loin encore.

Il y a enfin la menace sur la compétitivité de l’Union européenne, faute d’une recherche suffisante qui permettrait de fabriquer les produits du futur, économes en énergie et faiblement émetteurs de gaz à effet de serre.

Le paquet « énergie-climat » de 2007 traduit, certes, un certain consensus des États membres sur cette question, mais aussi leurs hésitations à mettre en place une véritable politique de l’énergie. Il n’existe pas de véritable solidarité sur laquelle chaque pays puisse compter. L’Europe doit absolument accroître son efficacité énergétique, diversifier et sécuriser ses sources d’énergie, ainsi que les itinéraires de transport.

Contrairement à ce qui est parfois affirmé, les importations d’énergie de l’Union européenne sont assez bien réparties, même dans le cas du gaz naturel, souvent présenté comme une cause de grande inquiétude. L’Union importe, en réalité, le quart de sa consommation de la Russie. Comme le répètent à juste titre les responsables russes, l’approvisionnement en gaz de cette origine a toujours été garanti à l’Europe occidentale depuis trente ans, même dans des périodes particulièrement troublées pour Moscou. Pourtant, la dépendance européenne à l’égard du gaz russe est généralement présentée comme l’exemple même des risques qui pèsent sur la sécurité énergétique de l’Union.

Même si les événements récents en Ukraine et au Belarus ont donné à craindre que la Russie ne veuille utiliser les exportations de gaz comme un levier politique, même si ces craintes sont avivées par l’attitude du gouvernement russe, qui ne fait pas mystère de sa proximité avec l’équipe dirigeante de Gazprom et de son souci de renforcer le monopole de cette compagnie, les contrats ont toujours été respectés par la Russie.

Nous devons donc reconnaître la fiabilité de notre fournisseur et la chance qu’a l’Europe d’avoir un voisin aussi proche disposant de réserves aussi considérables. On ne peut se passer du gaz russe. Le rapport Mandil comporte d’excellentes propositions visant à rendre à l’Europe des marges de manœuvre à l’égard de ses fournisseurs, en particulier de son fournisseur russe. Quelles suites comptez-vous lui donner ? Je partage totalement l’analyse de son auteur lorsqu’il affirme que, trop souvent, l’attitude de l’Europe à l’égard de la Russie dans le domaine énergétique est celle du donneur de leçons. L’Union européenne oublie, d’une part, que la Russie est un pays souverain, et que, d’autre part, notre position obéit souvent au principe suivant : « faites ce que je vous dis, mais ne faites pas ce que je fais ».

Au-delà de bons rapports avec nos amis russes, il existe des solutions internes : d’abord et avant tout, consentir un effort en matière d’efficacité énergétique beaucoup plus intense que celui qui a été mis en œuvre jusqu’ici. L’Union s’est donné un objectif incertain de réduction de 20 % des émissions de CO2 d’ici à 2020. Il ne suffit pas de fixer un objectif pour qu’il soit atteint ! Il faut aujourd’hui arrêter concrètement les politiques et les mesures qui permettront à l’Union d’obtenir cette réduction de ses émissions de dioxyde de carbone le plus rapidement possible. Une politique énergétique d’une efficacité accrue est de nature à infléchir la demande globale d’énergie et à faire en sorte que celle-ci puisse être couverte par l’offre.

Comment ne pas rappeler aussi que l’énergie nucléaire est un substitut évident à l’utilisation du gaz pour produire de l’électricité ? La fermeture prématurée, donc absurde, de centrales nucléaires sûres et en bon état de fonctionnement va précisément à l’encontre du résultat visé.

Enfin, les énergies renouvelables jouent naturellement un rôle semblable, mais il ne paraît pas raisonnable de relever l’objectif déjà très ambitieux que l’Union s’est donné dans ce domaine.

Il est certain, en outre, que les faiblesses de la politique européenne de sécurité et de défense fragilisent la mise en œuvre d’actions stratégiques communes dans le secteur de l’énergie.

Cette politique est d’ailleurs une des autres priorités de la présidence française.

Nous sommes tous conscients de l’importance que revêt, pour l’Europe, l’existence d’une véritable politique étrangère et de défense qui soit à l’image de sa puissance démographique et économique. Or, soyons réalistes, cette politique n’existe pas aujourd’hui !

Toute avancée dans ce domaine suppose d’abord une rénovation de l’OTAN, dont les objectifs ne consistent plus à s’opposer à un Pacte de Varsovie qui a disparu, et une redéfinition du partage des tâches entre cette organisation et l’Union européenne.

Tant que nous n’aurons pas accompli cette démarche, l’OTAN restera, pour beaucoup, un substitut confortable et moins onéreux à une défense européenne.

En effet, la seconde condition, délicate à remplir, de la mise en place d’une telle défense est la suivante : les pays de l’Union européenne devront accepter une contribution plus équilibrée à l’effort de défense, ce qui se traduira nécessairement, pour certains d’entre eux, par un accroissement des crédits budgétaires à consentir.

Comment la France entend-elle aborder ce dossier durant sa présidence, alors que le problème de la neutralité de certains pays n’est pas réglé ? Ne risque-t-on pas, en prenant des initiatives en ce sens, de crisper un peu plus l’opinion publique irlandaise ? Je ne suis pas convaincu qu’il faille, à ce stade, faire porter nos efforts sur cette politique.

Aux priorités de la présidence française déjà définies, je voudrais en ajouter deux autres : l’Europe sociale et l’avenir de la PAC.

La campagne référendaire française avait dévoilé une attente forte quant à la dimension sociale de l’Europe. Celle-ci est essentielle si nous voulons que les peuples adhèrent à nouveau au projet européen, car, reconnaissons-le, le progrès économique n’est pas toujours synonyme de progrès social.

La Commission européenne vient d’annoncer un « paquet social ». Les thèmes évoqués sont nombreux. Certains, comme la flexisécurité, la lutte contre le travail illégal ou l’égalité des chances, sont abordés dans un climat assez harmonieux ; d’autres, en revanche, par exemple les services d’intérêt général ou la directive « temps de travail » font apparaître des différences vives et durables. Sur tous ces points, nous souhaiterions entendre le Gouvernement français.

L’adoption, d’ici à la fin de l’année, d’une ou plusieurs directives dans le domaine social aurait une portée symbolique très forte, notamment dans la perspective des prochaines élections européennes. La France doit tenter de convaincre les autres États membres de relever leur niveau de protection, en évitant une opposition entre l’Europe du Sud et un modèle anglo-saxon. Cela ne pourrait que contribuer à la cohésion de l’Union.

Un autre sujet de préoccupation tient à l’avenir de la PAC, qui doit, cette année, faire l’objet d’un « bilan de santé ».

Ce sujet revêt une acuité particulière, lorsqu’on sait qu’un sixième de la population de la planète a faim et que l’on voit des émeutes de la faim éclater un peu partout, notamment à Haïti, en Égypte, au Sénégal. Si la sécurité alimentaire est assurée en Europe, il reste que l’actualité nous contraint à nous poser la question du rôle de l’agriculture européenne pour l’alimentation de la planète.

En effet, qu’a-t-on observé au cours des derniers mois ? La hausse des prix agricoles s’est poursuivie. Dans certains pays, des pénuries alimentaires réapparaissent. Dans d’autres, les exportations ont été interdites pour empêcher l’apparition de telles pénuries. Or il s’agit là, indubitablement, d’une tendance qui n’est pas près de s’inverser.

À cela s’ajoute le développement des agrocarburants, auquel il est inexact d’imputer, comme le font certains, les hausses de prix actuelles ; il s’agit là, en effet, d’un facteur marginal, certes à prendre en compte dans une perspective de long terme.

En outre, ne cédons pas à un effet de mode ! Le bilan énergétique des agrocarburants demeure aujourd’hui médiocre, en attendant les produits de la « deuxième génération », qui restent d’ailleurs entourés d’incertitudes. Si nous devions poursuivre dans cette voie, il faudrait alors utiliser des plantes à vocation énergétique plutôt qu’alimentaire. Au Brésil, par exemple, pays de l’éthanol de canne à sucre, on subventionne l’essence pour la rendre compétitive.

Si l’on considère tous ces éléments, on ne peut manquer de conclure que l’agriculture est une activité dont l’importance sera demain stratégique. Voilà qui devrait discréditer, une fois pour toutes, le discours selon lequel nous pourrions nous contenter en Europe d’une politique rurale en guise de politique agricole, en faisant confiance au commerce international pour assurer notre approvisionnement.

Cette année est celle du bilan de santé de la politique agricole commune. Les propositions de la Commission, qui concernent, d’une part, le régime de paiement unique, et, d’autre part, l’organisation des marchés, doivent déboucher sur un accord en novembre.

Dans ce contexte, la France doit veiller à protéger ses agriculteurs, qui ont fourni un effort d’adaptation extraordinaire, mais il convient d’aller plus loin en posant, tant qu’il est encore temps, la question de l’avenir à long terme de cette politique, et pas seulement sous l’angle budgétaire.

C’est pourquoi je me réjouis que la présidence française donne lieu à un débat d’orientation sur l’après-2013, dont le temps fort sera le conseil informel des ministres de l’agriculture sur la PAC de l’après-2013, au mois de septembre prochain.

Avant de conclure, j’évoquerai brièvement la politique en faveur des PME.

Ces dernières représentent 99 % du total des entreprises et assurent 75 millions d’emplois dans l’Union européenne. Or la politique de l’Union européenne en faveur de leur développement est restée bien modeste jusqu’à présent, et ce alors même que les États-Unis, qui revendiquent leur libéralisme économique, n’ont pas hésité à mettre en place une politique d’inspiration beaucoup plus interventionniste, celle du small business act.

L’annonce par le président Barroso de la mise en place d’un projet de small business act européen apparaît donc positive. La concrétiser devra être une priorité de la présidence française. Celle-ci a là une occasion unique de donner une nouvelle dimension à la politique en faveur des PME, afin qu’elle ne soit plus ce simple catalogue de bonnes intentions qui a trop longtemps masqué l’absence de mesures concrètes.

La France a souvent été un moteur de la construction européenne. C’est aujourd’hui à elle de jouer, sans doléances, ni brutalité, ni arrogance. Durant sa présidence, elle devra faire preuve de beaucoup de diplomatie et de souplesse pour éviter les conflits, et d’une grande imagination pour les transcender.

Bien sûr, le résultat du référendum irlandais vient jeter le doute et rend cette tâche plus délicate encore. Mais l’Europe doit et peut continuer d’avancer.

En conclusion, je développerai la métaphore du Tour de France, qui lui aussi va entrer dans l’actualité. (Sourires.)

L’Europe doit, à la manière d’un cycliste, rester toujours en mouvement pour se maintenir en équilibre. Or force est de constater que l’histoire européenne s’apparente plus à la conquête des cols alpins qu’au Tour des Flandres !

M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Elle ressemble parfois à une mêlée de rugby !

M. Aymeri de Montesquiou. Je sais que vous connaissez le Mur de Grammont, monsieur le secrétaire d’État !

Il revient donc au Gouvernement de faire des propositions et d’agir de telle manière que, à l’occasion de sa présidence, la France endosse le maillot jaune de l’Union ! (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées de lUC-UDF et de lUMP.)

M. le président. La parole est à M. Denis Badré.

M. Denis Badré. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, assurer la présidence de l’Union européenne constitue une responsabilité passionnante et exigeante, en un temps où les Vingt-Sept ont de si nombreux et si lourds défis à relever !

Pour faire avancer l’Europe, cette présidence doit être mise au service de l’Union et de chacun de ses membres, qu’ils soient anciens ou nouveaux, grands ou petits, qu’ils y croient ou qu’ils donnent le sentiment de moins y croire. Elle doit, bien plus encore, être mise au service de tous les Européens. Aujourd'hui, les Européens nous attendent !

La présidence française qui va s’ouvrir a été, monsieur le secrétaire d’État, minutieusement préparée, à tel point d’ailleurs – mais c’est un peu la loi du genre – que le principal peut sembler aujourd’hui acquis. Le principal sans doute, mais pas ce « plus », qui réside dans le fait que la construction européenne doit devenir réellement notre affaire à tous : celle des dirigeants de l’Union et de nos États, bien sûr, celle des parlementaires européens et nationaux, certainement, celle, surtout, de tous les Européens.

Les succès comme les échecs de cette présidence nous concerneront tous. Il est donc heureux que nous puissions avoir aujourd’hui ce temps de débat. Dans le même esprit, nous avons apprécié la rencontre proposée par le Premier ministre aux représentants des délégations pour l’Union européenne de nos deux assemblées. Les échanges que vous avez multipliés, monsieur le secrétaire d’État, avec tous vos homologues, en y associant souvent tel ou tel d’entre nous, ont également revêtu une importance essentielle, et je pense que ceux que nous avons pu nous-mêmes avoir avec nos collègues des autres parlements nationaux ou du Parlement européen n’ont pas été inutiles.

Ce « plus » qu’il va donc falloir maintenant apporter dépend d’abord de la « manière » que la France saura adopter et du « ton » qu’elle sera capable de donner à tous les débats au cours des prochaines semaines. Le succès sera en particulier fonction de notre capacité à inscrire les priorités proposées dans une démarche d’ensemble, cohérente et porteuse de sens.

Ainsi, ne pourrions-nous pas présenter les quatre priorités annoncées – climat et énergie, PAC, immigration et défense – non pas seulement comme une liste d’ambitions, mais bien comme quatre manières complémentaires de progresser vers une réponse à la seule vraie question du moment, à savoir celle de la paix dans le monde, et vers la réalisation de la condition nécessaire que constitue, pour obtenir cette paix, le développement ? « La paix, c’est le développement », disait déjà Paul VI…

L’Europe, qui a su reconstruire la paix sur son sol, doit aujourd'hui relever le défi du développement dans le monde. Elle seule sans doute peut le faire. C’est ce qui lui permettrait de redevenir un vrai projet, notamment aux yeux des jeunes.

Vos quatre priorités, monsieur le secrétaire d’État, servent cette ambition. Elles le feraient sans doute encore mieux si vous explicitiez aussi vos préoccupations économiques et sociales, et surtout si vous les rapprochiez afin de marquer leur complémentarité et de leur donner leur pleine signification politique.

Notre démarche doit en effet gagner en lisibilité, en clarté et en vérité.

Nos partenaires, tous les Européens attendent aujourd'hui de la France qu’elle redonne un élan à une construction européenne qui s’essouffle et bute, du coup, sur des obstacles qui restent souvent d’importance secondaire si on les compare aux vrais enjeux. S’agissant des conséquences du « non » irlandais, qui, lui, n’est pas secondaire, ce « plus », cette « manière », ce « ton » que j’évoquais et que j’appelle de mes vœux, se révéleront tout particulièrement nécessaires.

Avant d’en revenir au cas de l’Irlande, je livrerai trois réflexions générales concernant la communication sur l’Europe et l’attente des Européens, la responsabilité européenne des politiques, et enfin le couple franco-allemand.

Tout d’abord – on l’a souvent dit et répété, mais manifestement ce n’est pas encore suffisant –, il nous faut retrouver le sens de l’émerveillement devant le chemin parcouru et développer un réel effort de communication pour faire comprendre ce que représente vraiment l’Union, non seulement pour chaque Européen, mais aussi dans le monde.

M. Louis de Broissia. Très bien !

M. Denis Badré. On a beaucoup dit que nous n’avions pas su célébrer l’avènement de l’euro ou l’élargissement de 2004, événements pourtant formidables dans l’histoire du monde et qui relevaient encore, voilà seulement un quart de siècle, de la plus complète utopie.

Il ne sera jamais trop tard pour saluer de tels événements exceptionnels, mais admirons d’abord le fait que, en ce premier semestre de 2008, ce soit la Slovénie qui ait été appelée à présider l’Union et qu’elle ait parfaitement tenu son rôle. Ne banalisons pas de telles réalités, qui pourraient passer inaperçues alors qu’elles doivent nous ramener à l’essentiel : le Premier ministre slovène était en prison pour délit d’opinion en 1989 ! Dans le même ordre d’idées, le ministre de la défense de Lituanie, que j’ai rencontré la semaine dernière, est né à Krasnoïarsk, ville où ses parents étaient déportés. Voilà qui n’est pas du tout banal !

N’oublions jamais, mes chers collègues, que l’Europe, c’est avant tout les droits de l’homme, et que cette Europe-là n’a pas de prix. (M. Louis de Broissia applaudit.) C’est pour cette raison que nul n’a le droit de jouer avec l’Europe !

M. Denis Badré. Le XXe siècle fut, pour nous Européens, celui de tous les cauchemars. Nous revenons de très loin ! Le chemin parcouru, admirable, nous condamne à poursuivre dans la voie ouverte dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans la voie consacrée par la chute du mur de Berlin.

J’en viens à ma deuxième réflexion : les gouvernants et les parlementaires, tant de l’Union que des États, doivent désormais tous assumer une réelle responsabilité à l’égard de l’Europe.

N’instrumentalisons pas l’Europe au service de nos petits intérêts ! Ne rejetons pas sur l’Europe nos incapacités particulières ! Lorsqu’un chef d’État signe un traité européen, il s’engage à faire le maximum pour que ce dernier soit ratifié par son propre peuple et pour accompagner solidairement ses homologues dans les efforts qu’ils consentent dans leurs pays respectifs. S’il s’agit d’affaires intérieures des États, ce sont aussi des affaires intérieures de l’Union !

Plusieurs d’entre nous ont pu participer, voilà quelques jours, à un débat intéressant avec des collègues parlementaires suédois…

M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l’Union européenne. Absolument !

M. Denis Badré. … qui, issus de différents partis politiques, nous ont tous affirmé successivement qu’ils souhaitaient que leur pays adopte l’euro mais que, l’opinion publique n’y étant pas prête, ils attendraient…

Sur la question européenne plus encore que sur toute autre, je pense que, pendant un certain temps encore, il appartiendra aux politiques de « tirer » les opinions, et non le contraire !

La réconciliation franco-allemande serait-elle intervenue aussi rapidement et profondément si l’on avait attendu que Français et Allemands la réclament ? Les Allemands étaient-ils spontanément disposés à abandonner leur mark au profit de l’euro ? Je n’ose imaginer l’issue de référendums qui auraient pu être organisés à l’époque sur de tels sujets !

Ce n’est pas en « attendant » les opinions que l’on construit le monde. Les responsables politiques nationaux doivent « monter en ligne », naturellement porteurs de l’intérêt national – c’est leur rôle –, mais aussi, et peut-être désormais surtout, chargés de défendre, même si cela est moins immédiatement populaire, l’intérêt supérieur commun, que minent au contraire, jour après jour, les ravages provoqués par les égoïsmes nationaux qui se cachent derrière les « retours nets » et les « j’en veux pour mon argent » !

Le jour où l’intérêt commun disparaît, l’idée européenne meurt. Avant de faire quelque procès que ce soit à nos partenaires, interrogeons-nous sur nos propres attitudes. Sommes-nous véritablement convaincus que le premier intérêt national à défendre est bien cet intérêt commun européen, et fondons-nous nos discours et nos choix sur cette idée ? En réalité, chez nous comme ailleurs, la tentation de la démagogie n’est jamais bien loin.

Ma troisième réflexion concerne le couple franco-allemand.

« Au moment où nous nous apprêtons à exercer la responsabilité de la présidence de l’Union, il est, pour nous Allemands, d’une importance décisive de lui redonner un élan durable. Seule une vigoureuse rénovation d’une relation franco-allemande qui a fait ses preuves peut permettre d’y parvenir. »

Ainsi s’exprimait le 27 novembre 2006, à la veille de la présidence allemande de l’Union européenne, Richard von Weiszäcker, alors président de la République fédérale d’Allemagne. Remplaçons « pour nous Allemands » par « pour nous Français », et nous pourrons reprendre cette citation mot pour mot ! Faisons-la donc nôtre !

L’Alsacien, le Rhénan que je suis se trouve intimement convaincu qu’il n’y a pas d’avenir pour l’Union si le couple franco-allemand n’assume pas solidairement sa responsabilité toute particulière à l’égard de l’Europe, si chacun des deux pays ne fait pas tout pour comprendre et respecter l’autre, pour s’en faire entendre et pour se placer, avec lui, au service de l’Union. Tout est là ! C’était déjà vrai dans l’Europe des Six ; ça l’est plus que jamais, même si c’est d’une façon différente, dans l’Union à vingt-sept !

Il nous faut adresser à notre partenaire allemand un discours univoque, direct, confiant et engagé. Il ne peut plus être question entre nous – jamais, ni ouvertement ni de façon subliminale ! – d’arrière-pensées, de zones d’influence ou de leadership. En ce sens, l’accord de Hanovre sur l’Union pour la Méditerranée est venu très heureusement clore une bien inutile querelle, et le climat qui régnait à Straubing, comme les engagements qui furent pris dans cette ville, sont de bon augure pour l’avenir.

Il est bon, enfin, que nous reprenions à notre compte, avec les Tchèques et les Suédois, la formule du « portage à trois » inaugurée par les Allemands avec leurs successeurs à la présidence, à savoir les Portugais et les Slovènes. La crise née du vote irlandais vient à point nommé souligner le bien-fondé de cette démarche. À tous égards, le Président de la République a bien fait de se rapprocher immédiatement de nos amis Tchèques.

Aujourd’hui, même si, sans les apports du traité de Lisbonne, nous devrions pouvoir progresser au moins sur les dossiers essentiels du climat et de l’énergie et de la PAC, bien des efforts déployés pour préparer notre présidence risquent d’être compromis par le vote irlandais. Je suis heureux que, sur ce point crucial, les plus hautes autorités allemandes et françaises aient choisi de réagir conjointement.

Le vote des Irlandais, auxquels l’Europe a pourtant offert un avenir qu’ils n’osaient imaginer voilà cinquante ans, pose de véritables questions, d’ordre général. Certaines d’entre elles étaient d'ailleurs apparues dès le mois de juin 2005, à la suite des votes français et néerlandais.

Le traité a été présenté comme « simplifié », ce qui fut sans doute une erreur, je n’hésite pas à l’affirmer : un texte appelé à prévoir de manière précise le fonctionnement d’une Union de vingt-sept États ne peut être ni très concis ni réellement simple. À la vérité, sa nature le qualifie plutôt, évidemment, pour un examen par voie parlementaire, c’est-à-dire par des responsables politiques auxquels les peuples ont précisément donné mandat de traiter de tels sujets. Nous devons au passage réaffirmer avec force que la voie parlementaire est parfaitement démocratique !

Il se trouve que l’Irlande, en l’état actuel de sa constitution, devait tout de même emprunter la voie du référendum. Or, avec une telle procédure, hélas, démocratie peut rapidement rimer avec démagogie ! S'agissant d’un texte complexe, le « oui » est naturellement plus difficile à défendre qu’un « non » dont les tenants vont « surfer » sur toutes les inquiétudes, que celles-ci aient ou non un lien avec le traité. C’est ainsi que l’on commence à jouer avec l’Europe… Il est tellement plus facile de détruire que de construire !

Bien sûr, ce n’est pas là une raison pour baisser les bras devant le fantastique besoin d’explications exprimé par tous les Européens. Cette attente, ce besoin, la présidence française doit les entendre et y répondre ! Pour l’Europe, nous sommes engagés dans un exercice de démocratie très exigeant.

Avec ce référendum, nous étions confrontés au cas de figure le plus difficile, celui où un « non » semblait sans conséquences pour le citoyen qui l’exprimait, où le défoulement était donc gratuit et n’impliquait certainement pas, en tout cas, une sortie de l’Union. Il est si agréable, et tellement plus facile, de prendre ce qui est bon sans avoir à en payer le prix !

Nous voyons se heurter ici deux principes démocratiques. Comme tous les Européens, les Irlandais doivent pouvoir s’exprimer et rester maîtres de leur avenir. Toutefois, leur vote entraîne des conséquences pour nous, qui aspirons également à maîtriser notre destin, lequel se trouve être commun avec le leur !

Il ne s'agit donc plus d’une affaire purement intérieure à l’Irlande. Si, en démocratie, chacun a le droit de voter, il est aussi un moment où, tous étant concernés, la majorité fait la décision. Comment, dès lors, concilier ces deux fondements de la démocratie ? Aujourd'hui, nous devons nous fixer comme objectif incontournable la ratification du traité, ne serait-ce que parce que celui-ci représente un progrès dans le sens de la démocratie – ce principe au nom duquel, précisément, certains le refusent ! On ne pourra aller bien loin à vingt-sept avec un Conseil européen sans existence juridique, à une époque où les peuples attendent légitimement de lui qu’il intervienne de manière transparente et forte sur des sujets aussi sensibles que les frontières, les nominations ou le budget.

Je rappelle au passage qu’à Philadelphie la Convention américaine avait prévu que la constitution des États-Unis serait adoptée si neuf des treize États fondateurs appelés à se fédérer l’acceptaient. Nos maux actuels viennent de ce que nous avons été beaucoup plus démocratiques dans nos exigences que ne l’étaient les Américains voilà deux siècles !

Aussi, monsieur le secrétaire d'État, faudra-t-il que la présidence française appelle chacun des vingt-sept États membres à la fois au pragmatisme et à la responsabilité. Il ne peut être question de renoncer ou de repartir pour une énième tentative avec un nouveau texte « super-simplifié ».