COMPTE RENDU INTÉGRAL

PRÉSIDENCE DE M. BERNARD ANGELS

vice président

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quinze heures.)

1

PROCÈS-VERBAL

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n'y a pas d'observation ?...

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d'usage.

2

DEMANDE D'AUTORISATION

DE MISSIONS D'INFORMATION

M. le président. M. le président du Sénat a été saisi par M. André Dulait, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, d'une demande tendant à obtenir du Sénat l'autorisation de désigner les missions d'information suivantes afin de se rendre :

- en Israël et dans les Territoires palestiniens en février 2004 ;

- en Russie en avril 2004 ;

- en Serbie-Monténégro.

Le Sénat sera appelé à statuer sur ces demandes dans les formes fixées par l'article 21 du règlement.

3

ÉLARGISSEMENT DE L'UNION EUROPÉENNE

Adoption d'un projet de loi

 
Dossier législatif : projet de loi autorisant la ratification du traité relatif à l'adhésion à l'Union européenne de la République tchèque, de l'Estonie, de Chypre, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de Malte, de la Pologne, de la Slovénie et de la Slovaquie
Discussion générale (fin)

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 88, 2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant la ratification du traité relatif à l'adhésion à l'Union européenne de la République tchèque, de l'Estonie, de Chypre, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de Malte, de la Pologne, de la Slovénie et de la Slovaquie. [Rapport n° 94 (2003-2004).]

Dans la discussion générale, la parole est à M. le ministre.

M. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes réunis aujourd'hui pour ouvrir une nouvelle phase de la construction de cette « union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe » instituée voilà près de cinquante ans.

Si vous autorisez par votre vote, au terme de ce débat, la ratification du traité d'Athènes, l'Union européenne accueillera le 1er mai prochain dix nouveaux Etats membres : la République tchèque, l'Estonie, Chypre, la Lettonie, la Lituanie, la Hongrie, Malte, la Pologne, la Slovénie et la Slovaquie.

Quatorze ans après la chute du mur de Berlin, le Gouvernement invite la Haute Assemblée à oeuvrer à l'union de l'Europe, comme l'a fait il y a deux semaines l'Assemblée nationale.

Je sais toute l'importance que le Sénat attache à la construction européenne et je tiens à vous exprimer la reconnaissance du Gouvernement pour la qualité de vos contributions. Je remercie tout particulièrement votre rapporteur, M. Serge Vinçon, le président Haenel, qui n'a pas ménagé ses efforts à la tête de votre délégation pour l'Union européenne, tout comme le président de la commission des affaires étrangères, M. André Dulait, et le président Badinter, dont je connais l'engagement européen. Comme Noëlle Lenoir, qui vous répondra tout à l'heure, je ne doute pas que vous exprimerez au cours de ce débat l'accueil chaleureux de la France aux dix pays qui nous rejoignent dans l'Union.

Avec cet élargissement, le cinquième de son histoire, l'Europe avance en effet avec détermination vers l'unification du continent. Elle retrouve ainsi le visage qu'elle avait ébauché au Moyen Age et qui paraissait, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ruiné à jamais par la logique des blocs.

En se fixant, dès la fin des années cinquante, des objectifs ambitieux - la paix et la prospérité pour l'ensemble du continent -, l'Union européenne a tracé le chemin que nous ouvrons aujourd'hui à de nouveaux partenaires, un chemin qui nous a permis de sortir de la guerre et des déchirements des siècles.

Les pères fondateurs - Adenauer, De Gasperi, Schuman, Monnet - ont inventé cette nouvelle voie pour le continent. Ils ont su redonner vie à l'idée européenne. Ils ont compris que l'Europe ne se ferait pas d'un coup, qu'elle se ferait « par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait », comme le soulignait Robert Schuman.

Ils ont été aidés par la volonté de plusieurs Etats - les six fondateurs -, au premier rang desquels l'Allemagne et la France.

A cet égard, il faut ici rendre hommage à tous ceux qui ont compris que, pour empêcher à jamais le retour de la guerre, le destin de nos deux nations devait être indissolublement lié par la mise en commun de nos énergies et de nos espoirs. Je pense au général de Gaulle et au chancelier Adenauer, au président Pompidou et au chancelier Brandt, au président Giscard d'Estaing et au chancelier Schmidt, au président Mitterrand et au chancelier Kohl, au président Chirac et au chancelier Schröder. Sans eux, l'Europe ne serait pas la force de stabilité qu'elle est devenue ; sans eux, l'Europe n'aurait pas franchi toutes les étapes de cette construction progressive dont l'euro, notre monnaie commune, est à la fois le signe et le sens.

L'Europe, c'est également un changement d'échelle pour la France à l'heure de la mondialisation. Elle donne à nos projets la dimension d'un continent.

La vision française de l'Europe n'entre pas en contradiction avec la vision que nous avons de notre nation. Il n'y a pas d'antagonisme entre l'Europe et la nation ; L'Europe, ce n'est pas une nouvelle nation, l'Europe, c'est une forme inédite d'exercice en commun de la souveraineté des nations.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !

M. Dominique de Villepin, ministre. Avec l'Europe, il s'agit de créer un pôle de stabilité et de démocratie profondément nouveau, fondé sur un intérêt partagé pour un modèle de civilisation, un modèle qui donne la primauté aux droits de l'homme, au développement économique et à la solidarité.

Ce cinquième élargissement de l'Union européenne représente, pour nous tous, un défi sans précédent.

Par le nombre des candidats, jamais connu par le passé, par l'ampleur de la mise à niveau économique et sociale à accomplir par ces pays, la tâche qui s'est présentée à l'Union européenne au lendemain de la chute du mur de Berlin a pu apparaître à beaucoup d'entre nous comme un chantier d'une complexité exceptionnelle.

Et pourtant, aujourd'hui, nous voici parvenus au terme d'une négociation de plus de cinq ans qui nous a permis de surmonter tous les obstacles et de parvenir à ce traité aujourd'hui soumis à votre approbation.

Ce résultat, nous l'avons obtenu en portant haut l'exigence.

Exigence, tout d'abord, de la fidélité à l'histoire. Il n'était pas envisageable de laisser les pays de l'Europe orientale et centrale à l'écart de notre construction européenne, après tant d'années passées sous le joug des régimes communistes. A l'heure de l'espoir né de leur libération, comment aurions-nous pu leur refuser ce retour au sein de la maison commune ? C'est bien ce sentiment d'une même appartenance à la famille européenne qui nous a conduits, ensemble, à travers des négociations souvent difficiles, au succès final, en maintenant entre nous les liens de la confiance.

Exigence, ensuite, de préservation de l'intégrité de la construction européenne : tout au long des discussions qui se sont déroulées avec les nouveaux partenaires, il s'est agi d'accepter les avantages mais aussi les contraintes de l'acquis de quarante-cinq ans de construction communautaire, de préserver la cohésion de l'Europe. Les dix pays adhérents sont aujourd'hui bien préparés à la perspective de leur entrée dans l'Union. Les réformes courageuses entreprises depuis le début des années quatre-vingt-dix leur ont déjà permis d'atteindre un haut niveau d'alignement sur l'acquis communautaire. Quelques retards sont signalés ; il reste six mois pour y remédier.

Tous les nouveaux membres appliqueront l'intégralité de l'acquis dès le premier jour de leur adhésion. Ils bénéficieront également, dès le 1er mai 2004, de l'ensemble des politiques communes. Le traité d'Athènes garantit ainsi que les dix adhérents ne seront pas des membres de second rang.

Les nouveaux membres ne pourront cependant rejoindre l'espace Schengen ou participer à la zone euro qu'une fois qu'ils auront rempli les conditions nécessaires. Des périodes de transition sont également prévues pour certains secteurs sensibles comme le marché du travail : les travailleurs salariés de huit des dix pays adhérents ne bénéficieront pas, dans un premier temps, de la libre circulation. Si des risques de perturbation pour le bon fonctionnement de l'Union européenne devaient apparaître, des mesures de sauvegarde pourraient être mises en place.

Enfin, la sécurité des personnes et des biens sera assurée dans toutes ses dimensions, y compris la sécurité alimentaire ou nucléaire.

Voilà de quoi garantir que l'intégrité de l'oeuvre commune ne sera pas affectée.

Tout cela n'a pu se faire qu'à travers un formidable travail d'adaptation des économies de ces pays aux lois du marché économique. Nous devons tous être conscients des sacrifices qu'a pu représenter ce processus de modernisation pour chacun des nouveaux adhérents à l'Union. Et le succès spectaculaire des référendums organisés dans tous ces pays témoigne de ce que les peuples de cette nouvelle Europe ont relevé le défi avec confiance et détermination.

Il y a encore l'exigence de contenir dans des limites supportables le coût de ce nouvel élargissement. Jusqu'à la fin du régime actuel des perspectives financières, c'est-à-dire jusqu'en 2006, la contribution demandée à chaque citoyen européen restera d'un niveau acceptable. Au-delà, se posera inévitablement la question du financement de l'Europe à vingt-cinq avec, en particulier, le risque que fait courir une augmentation des dépenses sur la contribution nette de notre pays.

Le Gouvernement est conscient du défi qui se présente à nous : il entend préserver les intérêts de la France en garantissant un financement viable pour les différentes politiques communes, comme nous l'avons déjà fait pour l'agriculture, tout en veillant à maintenir l'évolution des dépenses européennes dans des limites raisonnables.

Grâce à ces exigences fortes, l'élargissement de l'Union préservera la cohésion des Européens autour de valeurs partagées. L'Europe doit se renforcer, au moment où elle s'apprête à prendre un tournant historique.

Je voudrais répondre ici aux interrogations qui se font entendre sur l'élargissement de l'Europe. Certains s'inquiètent de la concurrence des nouveaux pays ou de l'immigration ; d'autres, de l'avenir du projet européen. Quelques-uns auraient préféré que l'on fasse le choix de la fermeture, du repli sur soi, mais, en réponse à ces questions légitimes, nous avons clairement opté pour l'ouverture, et je veux rassurer ceux qui s'interrogent.

Je me souviens de 1985, de ces images de routes bloquées, de salariés en colère, de Français inquiets de l'ouverture de la Communauté européenne à l'Espagne et au Portugal. Aujourd'hui, personne ne regrette cette double adhésion, qui a été une formidable chance pour ces deux pays, pour la France et pour l'Europe tout entière.

Car la question fondamentale qui se pose pour les citoyens de cette Europe élargie est bien celle-ci : comment apprendre à vivre ensemble, et pour quels objectifs ?

La réponse s'articule autour d'un triple défi pour l'avenir.

Le défi économique, d'abord : l'élargissement sera-t-il, pour l'Europe, un nouveau moteur de prospérité et de croissance ?

Il ne faut pas trop craindre que les nouveaux membres de l'Union ne constituent une menace pour l'emploi en France. Notre productivité est en effet plus élevée et les risques de délocalisations nouvelles sont faibles, celles qui devaient se produire étant déjà largement intervenues.

Ces pays ne devraient pas être davantage une menace sociale, car ils vont devoir respecter désormais nos règles, qu'ils ont acceptées. N'ayons pas peur de ceux qui, au fond, aspirent à notre modèle économique et social : le rapprochement se fera par le haut.

L'élargissement, c'est, au contraire, un moteur durable pour la création d'emplois parce que ces pays, qui ont une croissance forte, de plusieurs points supérieure à celle de l'Union, apportent à l'Europe de nouveaux consommateurs, de nouvelles énergies. L'élargissement du marché unique à 75 millions de consommateurs, dont les besoins sont immenses, ouvre des perspectives encourageantes pour nos entreprises et leurs salariés.

Les entreprises françaises ont d'ailleurs saisi cette opportunité : chaque année, elles exportent pour plus de 15 milliards d'euros vers ces pays, soit quatre fois plus qu'il y a dix ans, et nous sommes le troisième exportateur dans cette zone. En outre, 1 500 entreprises françaises sont déjà présentes dans ces pays, tout particulièrement en Pologne, en Hongrie, en République tchèque, en Slovénie et en Slovaquie, qui rassemblent à elles cinq près de 68 millions d'habitants. Ce sont des marchés très importants, dans lesquels les grandes entreprises françaises sont déjà implantées. Il appartient maintenant aux PME de se lancer sur ces nouveaux marchés.

L'élargissement ne doit pas non plus inquiéter nos agriculteurs : le système d'aides directes agricoles ne sera élargi que progressivement, dans l'intérêt de tous et dans le respect de la politique agricole commune. Les aides actuelles à nos agriculteurs seront maintenues et le modèle agricole européen sera renforcé.

Le réel défi économique pour l'Europe sera en définitive de savoir tirer tout le parti de ces marges de progrès pour retrouver un niveau compétitif face à ses concurrents d'Amérique ou d'Asie.

Le défi institutionnel, ensuite : l'Europe élargie a besoin d'institutions renforcées. Le temps n'est plus où chaque Etat pouvait dicter à son gré le rythme de l'ensemble. Aujourd'hui, le chemin d'une Europe plus efficace, capable de répondre aux préoccupations quotidiennes de nos concitoyens, passe par des institutions plus démocratiques et plus transparentes : une meilleure association des parlements nationaux, des compétences clairement réparties entre l'Union et les Etats membres, une présidence stable du Conseil européen, une Commission plus collégiale et plus efficace, un ministre européen des affaires étrangères capable de donner à l'Europe toute sa place sur la scène internationale, une extension du vote à la majorité qualifiée.

Ce sont là les principales dispositions contenues dans le projet de Constitution rédigé par la Convention, sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing et avec la participation remarquable de vos représentants, le président Haenel et le président Badinter.

Nous souhaitons que la conférence intergouvernementale trouve un accord sur un texte aussi proche que possible de ce projet. Si le prix à payer pour parvenir à un tel accord devait être une révision à la baisse de nos ambitions, dès lors, je le dis tout net, nous ne pourrions pas l'accepter. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que dans certaines travées du groupe socialiste.)

Il serait alors préférable de poursuivre nos travaux jusqu'à ce que se dégage un accord à la mesure de nos ambitions plutôt que de conclure sur un mauvais texte.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !

M. Dominique de Villepin, ministre. Je ne vous cacherai pas que les débats au sein de la conférence intergouvernementale sont difficiles et que la tâche du Conseil européen de cette semaine s'annonce ardue.

La présidence italienne fait preuve d'initiative et d'esprit européen ; elle a proposé des avancées appréciables sur plusieurs points. Mais les pressions sont fortes, au sein de la conférence, pour déconstruire le texte de la Convention.

Mardi, le Président de la République et le Chancelier fédéral allemand ont fixé les objectifs communs de nos deux pays pour cette phase finale de la conférence intergouvernementale. Le système de vote au Conseil, la composition de la Commission, le champ du vote à la majorité qualifiée : voilà les thèmes sur lesquels la France et l'Allemagne attendent que les chefs d'Etat ou de gouvernement prennent, en fin de semaine, à Bruxelles, des décisions claires et ambitieuses.

M. Jean-Pierre Plancade. Très bien !

M. Dominique de Villepin, ministre. Nous n'accepterons pas un nouveau report de décisions nécessaires et trop longtemps attendues.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !

M. Dominique de Villepin, ministre. Nous ne pourrons, je le répète, admettre une Constitution au rabais. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)

Enfin, nous devons réussir le défi politique de l'Europe : l'élargissement demeure la meilleure garantie de paix et de stabilité pour notre continent et, pour la France, un puissant relais d'influence au plan mondial.

Avec ces pays, l'Europe devient en effet un géant géopolitique et économique. L'Union européenne s'étend désormais à la plus grande partie du continent. Les pays baltes nous permettent de construire notre continuité territoriale de l'Atlantique à la Baltique. Les îles de la Méditerranée, Chypre et Malte, renforcent la dimension méditerranéenne de l'Union européenne.

Avec cet élargissement, l'Europe n'est plus une variable supplémentaire de notre politique étrangère, mais un élément fondamental de notre politique intérieure. Et ce nouvel horizon de l'Europe permettra aussi à la France d'accroître son influence politique, économique et culturelle.

A l'heure où, face aux incertitudes du monde, les peuples réclament de la communauté internationale qu'elle soit capable d'oeuvrer pour plus de justice, de dialogue et de respect de l'autre, l'Europe se retrouve en situation privilégiée pour répondre à cette attente. Berceau des idéaux de liberté et de démocratie, trait d'union entre les religions et les cultures, revenu de tant de guerres et de luttes fratricides, notre continent est en mesure d'offrir à ses partenaires une vision du monde propre à favoriser la paix, la stabilité et la prospérité.

La volonté de l'Europe de jouer un rôle mondial existe. Après les nombreuses hésitations que l'on sait, la crise irakienne a éclairé beaucoup de nos partenaires sur la nécessité d'une Europe parlant d'une seule voix et capable d'interventions autonomes dans les affaires du monde, pour contribuer à la solution des crises régionales et des grands problèmes stratégiques. Il s'agit d'un défi qu'il nous appartient à tous de relever.

Cet élargissement, c'est donc l'occasion, pour notre pays, de servir une grande ambition pour l'Europe.

L'élargissement est une chance parce qu'il est une force potentielle supplémentaire. Il rend chacun de nos Etats plus fort, en donnant à tous un nouvel horizon et un nouvel élan. Il nous appartient de faire fructifier cette chance, en mobilisant nos énergies tant nationales qu'européennes.

Nous voulons d'abord répondre à l'aspiration de nos concitoyens, qui attendent de l'Europe qu'elle mette la croissance et l'emploi au coeur de leur avenir. La monnaie unique doit donner lieu aujourd'hui à une véritable coordination des politiques économique, budgétaire et fiscale et s'accompagner d'engagements concrets dans le domaine social. Les turbulences de ces dernières semaines autour des déficits français et allemand ont montré que l'Europe savait faire preuve d'un esprit à la fois de solidarité et de responsabilité. C'est donc une véritable gouvernance économique et sociale que nous bâtissons aujourd'hui à l'échelon européen.

L'Europe a besoin d'une véritable mobilisation pour rendre nos économies plus compétitives, plus modernes et plus flexibles. Une initiative pour la croissance va être adoptée lors du prochain Conseil européen.

Les initiatives doivent également se multiplier dans les domaines de l'éducation, de la formation professionnelle, de la recherche scientifique, des infrastructures de transport et des nouvelles technologies, pour relever le défi de la modernité.

Ensuite, il faut développer une politique européenne de sécurité. A l'heure où nos concitoyens sont confrontés aux menaces du monde, qu'il s'agisse du crime organisé, du trafic de drogue ou du terrorisme, nous devons renforcer notre coopération en matière de police et de justice.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !

M. Dominique de Villepin, ministre. C'est l'enjeu de l'espace de liberté, de sécurité et de justice que nous voulons créer entre Européens. A cette fin, nous devons multiplier au sein de l'Europe élargie les concours mutuels pour mieux surveiller nos frontières, pour mieux coordonner l'action de nos services de police et de sécurité, bref, pour établir entre nous un climat de confiance durable.

Enfin, nous devons faire de l'Europe l'un des piliers du monde nouveau en renforçant sa dimension politique. Pour peser sur les affaires du monde, aider au règlement des crises régionales et des grands problèmes stratégiques comme la prolifération des armes de destruction massive, l'Europe doit se doter d'une véritable politique étrangère et d'une capacité de défense autonome qui lui permettront d'exercer pleinement ses responsabilités à l'extérieur.

M. Jean-Pierre Plancade. Très bien !

M. Dominique de Villepin, ministre. Pour être à la mesure de cette ambition, l'Union européenne devra être capable d'adapter ses méthodes, pour y introduire davantage de flexibilité. Avec l'Allemagne, qui a si souvent joué un rôle d'impulsion aux côtés de notre pays, avec les partenaires qui partagent notre ambition, nous devrons ouvrir le chemin pour ceux qui souhaitent aller plus vite et plus loin.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Plus loin !

M. Dominique de Villepin, ministre. L'Europe élargie aura besoin de souplesse si elle veut être en mesure d'affronter les défis de notre monde. Nous le voyons, aujourd'hui, dans notre dialogue avec l'Iran en matière de non-prolifération ; nous en ferons certainement demain l'expérience en Afrique comme en Amérique latine : c'est de plus en plus à travers des groupes de quelques pays que l'Europe pourra faire entendre sa voix et marquer sa différence sur la scène internationale. A nous de définir les règles de ces nouvelles formes d'action européenne en veillant à garantir l'information de tous, le respect et la transparence pour chacun.

A travers l'avenir du processus d'élargissement, c'est la question des frontières de l'Europe qui est posée...

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !

M. Dominique de Villepin, ministre. ... et, au-delà, la nature de l'identité, de l'avenir même de la construction européenne.

Nous devons savoir distinguer entre les différents types de candidatures.

La Roumanie et la Bulgarie appartiennent au même groupe de candidats que ceux qui font leur entrée dans l'Union le 1er mai 2004. Ils représentent à cet égard le dernier élément de l'élargissement en cours, et l'Union s'est donné pour objectif de les accueillir en 2007.

La Turquie relève, elle, d'une autre logique. Dès 1963, la Communauté européenne a pris acte de sa candidature et a réaffirmé depuis lors, à plusieurs reprises, cette perspective. C'est en décembre 2004, sur la base des travaux de la Commission européenne, qu'il appartiendra à l'Union de se prononcer sur la question de l'ouverture de négociations d'adhésion avec ce pays. Nous aurons en particulier à apprécier les progrès réalisés par la Turquie au regard des critères établis par l'Union, en matière politique comme dans les autres domaines. En tout état de cause, il nous faudra décider avec sérieux, sérénité et dans un esprit de responsabilité, à l'égard de nos peuples et de nos pays, en sachant nous montrer dignes de l'aventure européenne menée jusqu'à maintenant.

Enfin, nous ne devons pas oublier les Balkans occidentaux. A ceux-ci, nous avons ouvert la perspective d'une adhésion à terme. Là encore, les engagements ont été pris et nous devons les assumer, même si les échéances sont à plus long terme.

Aux frontières de l'Europe, nous devons parallèlement définir des relations plus étroites avec nos « nouveaux voisins » de l'Est de l'Europe - la Russie, l'Ukraine, la Moldavie - comme du sud de la Méditerranée, avec le souci d'éviter la formation de nouvelles lignes de démarcation. Tel est le sens des réflexions en cours à Bruxelles sur l'initiative de « nouveau voisinage ». Tel est le sens également des propositions françaises, largement reprises par nos partenaires lors de la récente conférence ministérielle euroméditerranéenne de Naples, visant à une relance du processus de Barcelone.

L'Europe ne sera au rendez-vous de son destin que si elle est capable de mener de front élargissement et approfondissement.

L'Europe doit continuer résolument à innover et c'est ce que la France, sous l'impulsion du Président de la République, a entrepris avec une relation franco-allemande rénovée, fondée sur une capacité commune à trouver des accords sur les réformes nécessaires et à proposer des ambitions élevées pour l'Europe ; avec des relations nouvelles entre l'Europe et les Etats-Unis, nourries par un dialogue sincère et la volonté de définir une vision commune de la nouvelle architecture du monde ; avec une approche plus humaine de la mondialisation, qui fait du dialogue des cultures, de l'aide au développement et du combat pour davantage de solidarité et de justice des priorités fondamentales de l'action internationale ; avec la volonté, enfin, de mettre l'Europe au service des Européens et, pour cela, de construire un espace de croissance durable propre à favoriser l'emploi, le progrès social et la préservation de notre planète pour les générations futures.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, si vous apportez votre soutien aujourd'hui à ces adhésions, l'Europe donnera un nouveau cours à son histoire. Elle accueillera le 1er mai 2004 les pays qui ont le plus souffert des fractures du passé, pour les associer à son grand projet. Une nouvelle étape de cette entreprise collective aura ainsi été franchie.

Cette étape, nous devons l'aborder avec espoir et détermination, mais aussi avec lucidité, car nous ne sommes pas encore au bout du chemin. Des efforts restent à faire de la part des dix pays qui nous rejoignent pour respecter véritablement les contraintes de l'adhésion, comme de la part de l'Union pour faire de cet élargissement sans précédent un succès. Mais je suis convaincu que la volonté est bien présente, dans tous les Etats membres, anciens comme nouveaux, de bâtir l'Europe de demain à partir des acquis de l'Europe d'aujourd'hui. C'est tout l'enjeu des derniers mois qui nous séparent encore de l'arrivée des nouveaux partenaires.

Dans l'unité ainsi retrouvée, les Européens sauront puiser les ressources indispensables pour relancer leur histoire commune et permettre à l'ensemble de notre continent de retrouver sa conscience et sa responsabilité.

Cette responsabilité, l'Europe doit l'assumer pour ses citoyens. Elle doit également l'assumer à l'égard du monde dans son ensemble. L'Europe doit retrouver toute sa place au sein de la communauté internationale. C'est pour notre Union un horizon que nous devons assumer avec fierté.

Au-delà du devoir de notre génération à l'égard des peuples de cette autre Europe, l'élargissement est une chance et une occasion unique pour marquer notre confiance dans l'avenir.

C'est grâce à la force de cet élargissement que nous avons l'occasion de donner au projet européen un nouvel élan pour l'Europe et pour la France. Sachons faire de ce rendez-vous avec l'histoire un vrai succès. C'est le défi de notre génération, et nous devons nous en montrer dignes. (Applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Serge Vinçon, rapporteur de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, le traité d'adhésion à l'Union européenne de dix nouveaux Etats, signé à Athènes le 16 avril dernier, ouvre la voie au cinquième élargissement de l'histoire de la construction européenne.

Par son ampleur et ses implications, cet élargissement est sans précédent.

L'Europe à vingt-cinq comptera plus de 453 millions d'habitants, de la Finlande à Chypre et de l'Irlande à l'Estonie, sur un territoire de 4 millions de kilomètres carrés dont l'unification au sein d'une même communauté de droit est sans exemple.

Le traité d'Athènes referme la parenthèse de la division de l'Europe et de la guerre froide. Il ouvre une nouvelle page de l'histoire européenne, porteuse d'espoirs et de défis : d'espoirs de paix, de prospérité, d'un destin commun porté par des valeurs communes ; de défis aussi, car il s'agit d'inventer ensemble une Europe à la fois efficace et démocratique, une Europe qui progresse dans le respect de la diversité de ses membres.

Le traité d'Athènes constitue l'aboutissement d'un processus entamé il y a plus de dix ans, au Conseil européen de Copenhague, qui a fixé le principe de l'adhésion et en a défini les critères. C'était en 1993, quatre ans après la chute du mur de Berlin.

Sur le fondement des critères de Copenhague, qui posaient comme préalable l'existence d'institutions stables garantissant la démocratie, d'une économie de marché viable, ainsi que la capacité de faire face aux forces de marché à l'intérieur de l'Union, l'adhésion des nouveaux membres a fait l'objet d'une préparation particulièrement attentive.

Les négociations ont commencé en 1997 pour six premiers pays et en 1999 pour six autres, avec un passage au crible de leur législation au regard de ce que l'on appelle « l'acquis » communautaire.

L'acquis communautaire, réparti en trente et un chapitres de négociations, recouvre tous les éléments de la construction européenne, règlements, directives, engagements internationaux, positions communes en matière de politique étrangère. Il a notamment impliqué, pour certains Etats, de dénoncer des accords auxquels ils étaient parties ou de rétablir des visas à l'égard de certains pays.

On notera que ce terme d'« acquis » est toujours exprimé en français dans le texte, quelle que soit la langue considérée.

Le chemin parcouru frappe tout visiteur qui séjourne dans cette partie de l'Europe. Si l'on évoque souvent le coût de l'élargissement, le coût politique et social des réformes pour les adhérents est considérable et peut suffire à évaluer leur motivation et leur engagement. La reprise de l'acquis a d'ailleurs été accompagnée d'aides financières pour un montant total de 19 milliards d'euros sur la période 1990-2003, répartis sur trois programmes de préadhésion. Mais, dans le seul domaine de l'environnement, le coût de la mise aux normes à la charge des nouveaux membres devrait s'élever à près de 100 milliards d'euros sur les dix prochaines années.

L'adhésion simultanée de dix candidats a été décidée à Copenhague en décembre 2002.

Sur le terrain juridique, à peu d'exceptions près, les nouveaux adhérents sont prêts.

Les rapports de suivi de la Commission relèvent trente-neuf cas de carences sur l'ensemble des chapitres. Agriculture et libre circulation des personnes sont les chapitres où la transposition de l'acquis exige le plus grand nombre d'actions urgentes.

Certaines difficultés n'ont de conséquences que pour les adhérents. C'est le cas des organismes de gestion des aides agricoles ; s'ils ne sont pas opérationnels le 1er mai 2004, les aides ne seront pas versées.

D'autres ont trait au fonctionnement du marché intérieur et sont plus préoccupantes : la sécurité sanitaire des aliments n'est pas suffisamment garantie dans certaines installations. En vertu de la clause de sauvegarde prévue par le traité, l'entrée des produits en cause sur le marché intérieur pourra être interdite. La fermeture d'établissements pourrait même être exigée.

D'autres difficultés, enfin, touchent de plus près les moeurs politiques et administratives et ne pourront s'améliorer que sur le plus long terme ; c'est le cas du degré de corruption relevé par la Commission dans certains pays.

Il faut mesurer l'effort consenti par les adhérents, rendu de plus en plus important au fur et à mesure des élargissements, par les progrès de l'intégration européenne.

L'acquis communautaire comprend ainsi pour les nouveaux adhérents la participation à l'euro, ainsi qu'à l'espace Schengen, dès qu'ils pourront réunir les conditions nécessaires, sans possibilité de clauses d'exemption.

L'Europe à laquelle ils participeront n'est pas une Europe à la carte.

Ils devront notamment reprendre, dès l'adhésion, les dispositions de l'espace Schengen qui touchent à la sécurité intérieure de la zone - politique de visas, contrôles frontaliers, coopération policière -, mais ils devront attendre au moins 2006 pour bénéficier de la levée des contrôles aux frontières intérieures.

A l'égard de la monnaie unique, ils seront dans une position dérogatoire semblable à celle de la Suède et devront, pour adhérer à l'euro, par la suite, respecter les critères de Maastricht.

Enfin, ils contribueront au budget communautaire dès l'adhésion, dans les conditions de droit commun.

Les adhérents sont prêts, mais qu'en est-il exactement de l'Union européenne ?

Tout au long du processus d'élargissement, l'Union européenne a continué d'avancer, en passant notamment par l'étape décisive de l'entrée en vigueur de l'euro. Avec la convention, puis la conférence intergouvernementale, la CIG, elle tente de se doter d'institutions et de procédures plus efficaces.

Je rappellerai ici que le traité de Nice trouvera à s'appliquer quels que soient les résultats de la CIG en cours, compte tenu des délais de ratification d'un nouveau traité et des ajustements nécessaires.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. C'est vrai !

M. Serge Vinçon, rapporteur. A partir des élections de juin 2004, le Parlement comptera par conséquent sept cent trente-deux membres.

La Commission comptera trente commissaires entre le 1er mai et le 31 octobre 2004, puis vingt-cinq à compter du 1er novembre 2004, les « grands » pays abandonnant leur second commissaire.

Avec le traité de Nice, il revient au président de la Commission de distribuer les portefeuilles, de nommer les vice-présidents, avec une capacité d'organisation qui devrait être décisive dans une Europe à vingt-cinq.

Pour le Conseil, l'actuelle pondération des voix, extrapolée à vingt-cinq membres, s'applique jusqu'au 1er novembre. A compter de cette date, le système prévu à Nice s'applique, la majorité qualifiée étant fixée à quatre-vingt-huit voix sur cent vingt-quatre et la minorité de blocage à quatre-vingt-dix voix. Par ailleurs, une clause dite de vérification démographique permet à un Etat de faire vérifier que la majorité correspond au moins à 62 % de la population.

Le préalable institutionnel posé à l'élargissement par le traité d'Amsterdam a été formellement levé par le traité de Nice. Les insuffisances de ce texte ont été souvent soulignées : une Commission à la composition pléthorique, qui pourrait nuire à l'efficacité de la méthode communautaire ; une rotation trop importante de la présidence du Conseil ; une prise de décision à l'unanimité qui risque d'être paralysante.

Le fonctionnement de l'Union européenne, ces prochaines années, sera sans doute difficile. Fallait-il pour autant différer l'élargissement actuel ? Je ne le crois pas.

La motivation première de l'élargissement pour les Etats membres est essentiellement politique, comme cela fut le cas des élargissements à la Grèce, à l'Espagne et au Portugal. Il s'agit d'arrimer ces Etats à la démocratie et à la stabilité politique, ce qui présente pour l'Union européenne un intérêt considérable.

Pour ces Etats, la demande d'Europe était si forte que le statut d'associé, fût-il renforcé, était considéré comme insuffisant.

A mon sens, cette motivation d'ordre politique dépasse largement les argumentaires où sont invoqués tour à tour la géographie, la morale et la prospérité économique, même si elle ne les exclut pas totalement. Pensons simplement à ce qu'ont évoqué successivement les noms de Budapest, Prague ou Varsovie, il n'y a pas si longtemps.

M. Hubert Haenel, président de la délégation, pour l'Union européenne. Eh oui !

M. Serge Vinçon, rapporteur. Prendre la mesure de l'enjeu, c'est aussi en évaluer les difficultés, avec la volonté d'y faire face.

Ces difficultés sont de plusieurs ordres.

La première préoccupation est liée à l'écart des richesses. Les nouveaux adhérents ont une richesse nationale largement inférieure à celle des Quinze puisque leur PIB moyen n'atteint pas 70 % de la moyenne des Quinze. Les efforts à fournir pour la convergence de leurs économies devront être supérieurs à ceux qui ont été consentis lors de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal.

Les écarts de coûts salariaux ont fait craindre des effets sur l'emploi dans la partie occidentale de l'Union européenne. Cet élément n'a pas été sous-estimé : la libre circulation des travailleurs salariés ne sera effective que deux ans au plus tôt et sept ans au plus tard après l'adhésion. Par ailleurs, la Commission européenne a mis l'accent sur le respect des normes de production dans tous les secteurs, ce qui devrait faciliter la convergence des prix.

La seconde préoccupation est d'ordre financier. Dans un premier temps, le coût de l'élargissement est relativement limité : il représente 2,6 milliards d'euros pour la France sur les trois prochaines années et il a été pris en compte dans les perspectives financières jusqu'en 2006.

Des craintes se sont fait jour quant à l'avenir de la politique agricole commune et de la politique régionale, qui représentent aujourd'hui respectivement 45 % et 34 % du budget communautaire. Compte tenu de la vocation agricole des nouveaux adhérents et des écarts de richesse, comment préserver ces politiques tout en ménageant le budget communautaire ?

Les dix nouveaux Etats membres seront tous éligibles au fonds de cohésion et trente-huit régions seront éligibles à l'objectif 1.

Comme vous le savez, le versement des aides directes agricoles sera progressif jusqu'en 2013 et les fondements de la politique agricole commune sont maintenus. A terme, il est évident que la convergence indispensable de ces Etats nécessitera des efforts qui nous conduiront peut-être à recevoir moins et à contribuer plus. Il est vraisemblable que l'Union européenne sera conduite à utiliser en partie la marge de progression du budget communautaire, plafonné à 1,24 % du PIB européen et qui en représente aujourd'hui moins de 1 %. Les transferts budgétaires au titre de la politique régionale restent cependant plafonnés à 4 % du PIB des destinataires, ce qui constitue une limite aux dépenses.

La création d'une véritable ressource propre pour le budget communautaire, qui permettrait une remise à plat des contributions de façon à éviter des débats polarisés uniquement sur la question du taux de retour, fait actuellement l'objet de discussions. Elle pourrait constituer une réponse à des débats sur les perspectives financières, qui s'annoncent difficiles.

La troisième préoccupation est d'ordre institutionnel. Les adhérents rejoignent non pas une organisation stabilisée mais un processus d'intégration en cours avec des compétences qui évoluent.

Pour l'euro, la question est essentielle et devra être résolue rapidement s'agissant de l'Eurogroupe et de la coordination des politiques économiques, les pays membres de la zone euro devenant minoritaires au sein du conseil Ecofin.

Mais, plus largement, la question est aussi celle des objectifs ultimes de la construction européenne. Sur cette question, il faut admettre que les adhérents, tout comme les Etats membres actuels, n'ont pas le même niveau d'ambition pour l'Europe. En conséquence, l'ambition d'une Europe - puissance, qui ne fait pas consensus parmi nos partenaires, ne pouvait pas faire partie de l'acquis communautaire.

Sur ce point, il apparaît difficile de progresser rapidement à vingt-cinq ; une intégration plus étroite devra être réalisée avec les Etats qui le souhaitent dans le cadre de l'Union européenne, ainsi que le prévoit le texte de la Convention.

Le projet de la Convention propose des mécanismes indispensables au succès de l'élargissement. Aussi la dramatisation qui entoure les travaux de la conférence intergouvernementale n'a-t-elle rien d'un artifice tactique alors que nous approchons de la fin des négociations ; c'est véritablement la cohésion du projet européen qui se joue dans la capacité des Vingt-Cinq à se doter d'un texte digne des ambitions des fondateurs de l'Europe et des attentes des Européens. L'adhésion à une Europe privée des moyens de poursuivre son projet n'aurait pas de sens pour les nouveaux membres et elle signifierait, pour tous, la fin d'une ambition.

Cet élargissement dessine également les frontières d'une Union européenne qui pourrait s'étendre, à long terme, ainsi que l'a indiqué le commissaire Verheugen devant notre commission, jusqu'à la frontière occidentale de l'ex-Union soviétique. Il nous faut cependant inventer des modes de coopération alternatifs à l'adhésion, sous peine de voir se dissoudre, à terme, l'originalité du projet européen.

Les dix futurs membres ont approuvé leur adhésion par la voie référendaire, à l'exception de Chypre, dont le Parlement l'a ratifiée à l'unanimité.

Parmi les quinze, seuls le Danemark, l'Allemagne et l'Espagne ont pour le moment notifié leur procédure de ratification ; chez les autres Etats membres, elle devrait être achevée d'ici à la fin de l'année pour permettre la participation de l'ensemble des Etats aux élections européennes de juin 2004.

Monsieur le président, mes chers collègues, le traité d'élargissement ouvre à l'Union européenne des potentialités considérables. C'est, pour les Européens, un moment d'histoire.

« L'Europe, c'est un nom flottant et qui pendant longtemps n'a pas su sur quelles réalités exactement se poser », disait devant ses étudiants l'historien Lucien Febvre. Il poursuivait avec cette interrogation inquiète : « Mais comment la faire, cette Europe, qui ne prend sa réalité d'aucun précédent ? Comment ? »

M. Xavier de Villepin. Bonne question.

M. Serge Vinçon, rapporteur. Mes chers collègues, l'histoire de la construction européenne est déjà une réponse à ces propos, tenus en 1945, mais ils en reflètent toujours l'ambition, l'exigence et le caractère inédit.

M. Alain Gournac. Très bien !

M. Serge Vinçon, rapporteur. Il ne faut sous-estimer ni les difficultés ni l'ampleur des avancées qui restent à faire.

M. Xavier de Villepin. Très bien !

M. Serge Vinçon, rapporteur. Mais l'enjeu justifie les efforts qui devront être consentis. L'élargissement ne remet pas en cause notre ambition pour l'Union européenne et sa place sur la scène internationale, qu'il nous appartiendra de continuer à promouvoir, y compris aux yeux de nos nouveaux partenaires, une fois débarrassés de l'obsession de leur adhésion.

C'est pourquoi, monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, la commission des affaires étrangères s'est prononcée, après un large débat, en faveur de l'approbation du projet de loi autorisant la ratification du traité d'Athènes. (Applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialite.)

M. le président. La parole est à M. le président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, le traité d'Athènes est lourd de sens. Il révèle toute la portée de la fondation, il y a un demi-siècle, de l'Europe communautaire, qui constitue le socle de la maison commune où nous allons nous retrouver. Il rend justice à la vision du général de Gaulle, qui a combattu la division de l'Europe avec la lucidité solitaire des prophètes. Il récompense, enfin, les efforts accomplis par les pays candidats qui, après avoir subi des décennies d'oppression et de stagnation, ont dû se lancer dans une transition éprouvante pour être à même d'entrer dans l'Union.

Ces significations impressionnantes, émouvantes, ne nous dispensent pas d'être attentifs aux conditions de l'élargissement qui va se réaliser. Nous devons être d'autant plus vigilants que cet élargissement ne sera pas le dernier : inévitablement, il constituera une référence pour ceux qui vont suivre.

La sympathie ancienne, profonde et sincère que nous avons pour les pays qui vont adhérer ne doit pas nous faire approuver l'élargissement « les yeux grands fermés », pour reprendre un titre de film célèbre.

Nous avons en réalité à répondre à deux questions. Les dix pays qui vont nous rejoindre sont-ils prêts ? Et, quant à nous, sommes-nous prêts pour les accueillir ?

Tout d'abord, sont-ils prêts ?

La délégation pour l'Union européennne a suivi de manière régulière les progrès des pays candidats vers l'adhésion. Sur l'initiative de mon prédécesseur Michel Barnier, la délégation a désigné un de ses membres pour chaque pays candidat, chargé d'aller sur place, de dialoguer avec les responsables et de faire périodiquement un rapport. Nous avons pu, ainsi, mesurer l'ampleur des problèmes que ces pays avaient à résoudre et le sérieux avec lequel ils les affrontaient.

Ils venaient de très loin. En une décennie, ils ont su restructurer leurs économies, réorienter leurs échanges et réformer en profondeur leurs marchés du travail et leurs systèmes de protection sociale. Partout, la démocratie politique s'est enracinée.

L'interrogation principale qui subsiste porte sur la capacité de ces pays à appliquer réellement l'« acquis communautaire ». Sur le papier, cet acquis a été repris, ce qui n'était pas un mince travail. Pour sa mise en oeuvre effective, la situation se présente de manière assez variable selon les pays ; mais, disons-le, la plupart n'ont pas encore, aujourd'hui, l'appareil administratif et judiciaire leur permettant d'assurer pleinement le respect de la législation européenne. Et rien n'indique que ce problème va se résoudre très rapidement ni aussi rapidement qu'ils le voudraient eux-mêmes. Car une part des nouvelles élites formées au cours des dernières années vont être aspirées par les carrières plus attractives de la fonction publique européenne. Il va donc falloir refaire une partie du chemin.

Cette capacité problématique à mettre en oeuvre l'acquis communautaire est un facteur d'incertitude pour l'Union dans son ensemble.

La construction européenne, il faut toujours le rappeler, est fondée en grande partie sur la confiance mutuelle entre les Etats, qui sont responsables de la mise en oeuvre du droit communautaire.

Bien entendu, nous n'avons pas à exiger des nouveaux adhérents une perfection dans l'application des normes européennes que nous n'atteignons pas toujours nous-mêmes : ne leur demandons pas de faire, dès le lendemain de leur adhésion, mieux que les anciens membres.

Mais, dans certains domaines, les nouveaux adhérents vont avoir à assumer des responsabilités pour le compte de l'Union tout entière ; et, là, il est légitime que nous soyons soucieux de leurs efforts.

Je pense par exemple aux questions de sécurité sanitaire de l'alimentation.

Comme vous le savez, c'est au sein des postes d'inspection frontaliers, administrés par les autorités nationales, que s'effectuent les contrôles des importations en provenance des pays tiers. Les produits alimentaires et les animaux, dès lors qu'ils ont satisfait aux contrôles dans un de ces postes, peuvent ensuite circuler librement dans le marché intérieur. Or, selon les rapports d'évaluation de la Commission européenne, les postes d'inspection frontaliers n'offrent des garanties suffisantes que dans deux pays candidats sur les dix. Si, le 1er mai prochain, ces insuffisances n'ont pas été corrigées, la Commission européenne pourra toujours, il est vrai, refuser son agrément à ces postes frontaliers. A cet égard, la Commission doit être consciente qu'il s'agit d'un domaine où les citoyens ne pardonneraient pas une défaillance et qu'une faiblesse se retournerait contre l'Europe tout entière.

Un autre exemple est celui de la reconnaissance mutuelle des décisions de justice.

Ce principe a été consacré comme « la pierre angulaire » de la coopération judiciaire, tant civile que pénale. Il conduit à ce que les décisions de justice soient reconnues et exécutées dans l'ensemble des pays de l'Union européenne, sans aucune forme de contrôle ou de procédure particulière.

Le mandat d'arrêt européen, qui a constitué l'une des premières applications concrètes du principe de la reconnaissance mutuelle dans le domaine pénal, permet d'en mesurer les enjeux. Il doit, en effet, remplacer l'actuelle procédure d'extradition au sein de l'Union par une simple procédure de remise des personnes poursuivies ou condamnées à un autre Etat membre. Cette procédure, entièrement juridictionnalisée, s'appliquera même aux nationaux. Le juge national ne pourra exercer qu'un simple contrôle formel, et la remise de la personne sera encadrée dans des délais stricts, inférieurs à quatre-vingt-dix jours.

On voit qu'un tel mécanisme suppose une très grande confiance réciproque entre les Etats membres. Or cette confiance mutuelle, déjà difficile à obtenir entre les Quinze, risque de l'être plus encore quand nous serons vingt-cinq. Les progrès, déjà trop lents, vers la création d'un espace judiciaire européen pourraient s'en trouver encore ralentis.

Des solutions existent : harmoniser les règles de procédure, encourager la formation permanente des magistrats et les échanges entre les juges, développer l'évaluation mutuelle de la qualité de la justice. Encore faudrait-il donner un grand coup d'accélérateur à leur mise en oeuvre, car, dans ce domaine également, les citoyens ne nous pardonneront pas la médiocrité.

En donnant ces deux exemples de préoccupations légitimes, je n'entends pas, naturellement, introduire le doute sur la nécessité de ratifier le traité d'Athènes. Mais il est dans l'intérêt de tous, les nouveaux membres comme les anciens, de refuser les discours lénifiants qui présentent la construction européenne comme un lit de roses.

Chacun doit garder à l'esprit que, le 1er mai prochain, nos nouveaux partenaires ne devront pas relâcher leurs efforts, mais au contraire les poursuivre. L'entrée dans l'Union n'est pas, pour eux, le terme d'une longue route ; c'est une étape dans un long processus.

Ne nous abandonnons pas pour autant au pessimisme. L'élargissement à l'Espagne et au Portugal, qui avait suscité tant d'inquiétudes en France, s'est révélé un succès. Songeons aussi au chemin parcouru par un pays comme l'Irlande, jadis l'un des plus pauvres de l'Union ! Et souvenons-nous qu'en 1958 un grand nombre d'analystes jugeaient la France incapable de respecter la discipline du Marché commun.

Alors, pour reprendre ma question initiale, je serais tenté de répondre que beaucoup des pays que nous allons accueillir, à l'évidence, ne sont pas complètement prêts. Mais je crois aussi que, si les nouveaux adhérents poursuivent leurs efforts, le rapprochement se poursuivra et conduira à une vraie convergence, peut-être plus vite que nous ne le pensons.

S'agissant de la seconde question, je serai moins catégorique. Sommes-nous prêts à accueillir ces nouveaux partenaires ?

Officiellement, oui, puisque, en approuvant le traité de Nice, nous avons levé le « préalable institutionnel » à l'élargissement. Mais personne ne peut se satisfaire de cette réponse. Si le problème avait été vraiment réglé, nous n'aurions pas lancé la Convention sur l'avenir de l'Europe !

Le traité de Nice n'a pas tous les défauts qu'on lui prête. Mais chacun sait qu'il faut à l'Union élargie une base plus large et plus solide. Cette base, pour l'essentiel, les travaux de la Convention la fournissent, vous l'avez rappelé, monsieur le ministre.

Le système des présidences tournantes semestrielles, qui discrédite l'Europe à l'extérieur, est remplacé par des présidences plus stables. Le Conseil des ministres est réformé, avec seulement deux formations de droit commun, pour plus de cohérence et de continuité dans les travaux. Le vote à la majorité qualifiée au Conseil est défini par un système simple, une majorité des Etats représentant au moins les trois cinquièmes de la population, système qui assure un équilibre entre « grands » et « petits » Etats et rend la construction européenne plus légitime.

L'Union est dotée d'un ministre des affaires étrangères, avec une « double casquette », Conseil et Commission, afin d'assurer la convergence des différents aspects de l'action extérieure. La Commission est resserrée, avec quinze commissaires de plein exercice - on verra - et le domaine du vote à la majorité qualifiée est sensiblement élargi, notamment en ce qui concerne l'espace de liberté, de sécurité et de justice. Les coopérations renforcées sont étendues, sous des formes adaptées, à la politique étrangère et à la défense.

Il y a là, me semble-t-il, la charte de base permettant à l'Union élargie de fonctionner. Encore faut-il, monsieur le ministre, que ces avancées soient reprises par la conférence intergouvernementale qui doit, normalement, s'achever dans quelques jours. Or l'évolution depuis quelques semaines peut inquiéter.

La présidence italienne fait ce qu'elle peut pour préserver les acquis de la Convention ; mais elle doit aussi jouer son rôle de présidence, c'est-à-dire rechercher les voies d'un accord unanime. Dans cet exercice, les aspects les plus novateurs du projet de Constitution paraissent remis en cause les uns après les autres. La réforme du Conseil est abandonnée ; celle de la Commission est compromise. Les coopérations renforcées en matière de politique étrangère deviendraient presque impossibles. L'idée d'un parquet européen chargé d'animer la lutte contre la criminalité transfrontalière est abandonnée.

A ce rythme, que restera-t-il, finalement, du projet de Constitution ?

Soyons clairs : si, de concession en concession, le projet de Constitution devait être ramené à un simple travail de réécriture, à une meilleure présentation des traités, mieux vaudrait se refuser à cet exercice, comme vous l'avez vous-même indiqué, monsieur le ministre.

Plutôt pas de Constitution qu'une Constitution mutilée, affadie, privée de ses éléments novateurs ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)

La construction européenne a besoin d'une refondation, et non pas d'un compromis bancal de plus, qui n'aurait d'ailleurs peut-être pas l'aval de tous les parlements nationaux.

Précisément parce que nous allons approuver l'élargissement, nous devons nous montrer exigeants et fermes sur le respect des avancées qui sont contenues dans le projet de Constitution. C'est ce qu'il faut faire entendre à tous nos amis, membres actuels ou adhérents.

M. Alain Gournac. Très bien !

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. On a beaucoup dit que, avec l'élargissement, nous allions avoir une autre Europe. En réalité, chaque élargissement a modifié la construction européenne. D'ores et déjà, l'Europe des fondateurs est loin et ce nouvel élargissement nous en éloigne davantage. En même temps, il nous ramène, me semble-t-il, à la distinction - pourquoi le cacher ? - qu'avait proposée le président Giscard d'Estaing il y a déjà quelques années entre « l'Europe-espace » et « l'Europe-puissance ».

L'Europe-espace, c'est la paix entre les Etats membres, le marché unique et les politiques communes nécessaires pour que ce marché unique fonctionne bien. C'est une zone de paix et de prospérité.

L'idée de l'Europe-puissance va beaucoup plus loin. C'est l'idée que, en plus de tout cela, les Européens doivent s'affirmer ensemble vis-à-vis de l'extérieur, qu'ils doivent peser de manière autonome dans les affaires du monde, en d'autres termes qu'ils doivent travailler pour un monde multipolaire dans lequel l'Europe serait un des pôles d'équilibre face à la puissance américaine.

Le processus d'élargissement n'est pas un problème pour l'Europe-espace, mais il est une difficulté pour l'affirmation d'une Europe-puissance. Plus les Etats sont nombreux et différents, plus il est difficile d'agir ensemble vis-à-vis de l'extérieur, car surgissent des problèmes de nature politique pour lesquels il est bien plus difficile de se mettre d'accord que pour les questions relatives au grand marché, par exemple. Nous en avons fait la douloureuse expérience lors de la crise irakienne.

Si la conférence intergouvernementale échouait, il faudrait en conclure qu'on ne peut construire l'Europe-puissance à partir de l'Union à vingt-cinq. Ce serait le premier échec de l'élargissement, la preuve que l'on ne peut plus, au stade actuel, concilier approfondissement et élargissement.

Comme l'a souligné récemment votre collègue ministre des affaires étrangères allemand Joschka Fischer, « si certains Etats membres essaient de freiner le processus d'intégration européenne, des pays comme l'Allemagne et la France avanceront quand même et nous aurions le contraire de ce que nous voulions : une Union européenne à plusieurs vitesses, où apparaîtraient des fissures ».

Quel serait l'impact d'un échec sur les opinions publiques ? On verrait sans doute un recul de l'esprit européen : tel ou tel pays serait montré du doigt - c'est déjà le cas, d'ailleurs, non sans injustice, sans doute. Comment éviter cela quand certains paraissent avoir pour principal souci - appelons un chat un chat - de disposer d'instruments de blocage ou de freinage, alors que l'Europe a besoin d'élan ?

Après tout, si une telle crise devait se produire, peut-être aurait-elle des effets salutaires. Inévitablement, les pays décidés à avancer chercheraient les voies de l'Europe-puissance à partir d'un groupe plus restreint, pratiquant une solidarité beaucoup plus étroite. C'est une option que nous devons, quoi qu'il arrive, avoir en réserve.

Dans cette optique, l'élargissement rend plus nécessaire que jamais que le couple franco-allemand se resserre, car il est la base nécessaire et la seule force d'entraînement possible, avec quelques autres pays, pour l'Europe-puissance, quelle qu'en soit la forme.

Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, il faut dire « oui » à l'élargissement au nom de l'Europe-espace, mais il faut aussi sauvegarder les chances de l'Europe-puissance, que nous offre le projet de traité constitutionnel.

S'il est possible d'avancer à vingt-cinq, tant mieux. Mais chacun doit être conscient que, si nous n'obtenons pas les moyens d'avancer à vingt-cinq, nous avancerons tout de même, car quoi qu'il arrive l'élan européen ne doit pas retomber. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)

M. le président. J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour cette discussion sont les suivants :

Groupe Union pour un mouvement populaire, 82 minutes ;

Groupe socialiste, 44 minutes ;

Groupe de l'Union centriste, 18 minutes ;

Groupe communiste républicain et citoyen, 16 minutes ;

Groupe du Rassemblement démocratique et social européen, 13 minutes ;

Réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d'aucun groupe, 7 minutes.

Dans la suite de la discussion, la parole est à M. Philippe Darniche.

M. Philippe Darniche. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il aura fallu quinze ans pour que dix pays d'Europe centrale et orientale, à savoir la République tchèque, l'Estonie, Chypre, la Lettonie, la Lituanie, la Hongrie, Malte, la Pologne, la Slovénie et la Slovaquie - qui ont payé quarante-cinq années durant de leur sang et de leur silence notre tranquillité - réintègrent l'Europe en adhérant à l'Union européenne.

La France aurait pu trouver un nouvel horizon et un nouvel élan dans ce texte visant à la ratification du traité d'Athènes. Malheureusement, cet « élargissement différé » n'est pas l'Union que nous avions espérée au lendemain de la libération des peuples d'Europe centrale et orientale, en 1989.

L'élargissement aurait dû être une réunification, il s'est mué en une suite de rendez-vous manqués. Il était une occasion historique de passer d'une Europe rigide, disciplinaire, centralisée, à une Europe décentralisée, souple et respectueuse des singularités. Bien au contraire, on en a fait une étape vers plus de verrouillage et de rigidité.

Nous aurions dû accueillir immédiatement, et avec plus de générosité, les dix nouveaux membres au sein d'une grande confédération politique. Malheureusement, l'euphorie des retrouvailles n'a débouché sur aucun projet politique novateur.

Il aurait fallu penser en termes de coopération intergouvernementale et permettre d'emblée cette coopération. Faute d'avoir su le faire, c'est l'OTAN qui a tenu lieu de projet politique.

Comment débattre de l'élargissement si l'on ne parle pas, d'abord, du contenu du projet de Constitution européenne ? Les deux sujets sont en effet présentés comme indissociables, mais l'ordre dans lequel on prétend les faire adopter est pour le moins curieux. En effet, on demande aux membres actuels de l'Union européenne et à leurs futurs adhérents de faire, les yeux bandés, le « saut » de l'élargissement, sans jamais leur dire quelles seront les conséquences des changements institutionnels sur l'avenir de l'Europe.

Quoi que l'on puisse penser, l'Europe élargie ne sera pas du tout la même si elle accueille la Turquie et si elle est régie par une Constitution fédérale.

La nouvelle Europe que vous nous dessinez, monsieur le ministre, risque de porter atteinte à notre identité, d'affaiblir notre sécurité, de saper un peu plus les bases de notre souveraineté et de notre influence sur la scène internationale. En clair, elle risque de rendre encore moins crédible la volonté européenne de jouer un rôle mondial.

Je souhaiterais développer mon propos selon trois axes.

En premier lieu, monsieur le ministre, je regrette que les Français soient privés d'un grand débat sur l'Europe.

Nous traitons aujourd'hui d'un sujet touchant à l'avenir de l'Europe. Quelle en sera la nouvelle architecture ? Quelle curiosité démocratique que de prétendre construire les pièces d'un édifice avant même d'en avoir conçu le plan, posé les fondations et soumis l'ensemble au peuple français !

Nos concitoyens éprouvent un grand sentiment de malaise et de frustration à être privés de parole sur l'Europe et sont profondément choqués de l'absence de débat contradictoire sur le sujet.

Le président Georges Pompidou s'en était remis aux Français quant à l'adhésion de la Grande-Bretagne à l'Europe. On aurait au moins pu imaginer de les consulter sur ce nouvel élargissement : nul ne l'a proposé ! On comprend donc le sentiment de frustration des Français, qui sentent bien que la construction européenne est mise à l'abri du peuple, sans explication ni consultation.

La vérité, c'est que l'Union européenne s'est engagée dans une stratégie de « non-retour », sans jamais consulter les peuples. Aujourd'hui, l'Europe n'est pas une puissance de contrepoids, mais une simple puissance additionnelle, supplétive et soumise. Une addition d'impuissances qui fait la joie des Etats-Unis, ce que je regrette profondément.

A l'heure des délocalisations, des raids financiers américains sur nos industries de défense, à l'heure où la Chine ambitionne de devenir la manufacture du monde et où le Brésil est le nourrisseur de l'Europe, nous ne devons plus gaspiller notre temps à élaborer des échafaudages institutionnels supranationaux et contraignants, mais consacrer notre énergie à réunir les moyens qui permettront à nos pays à la fois de rester indépendants et de constituer une force commune.

Les créateurs d'Ariane et d'Airbus nous ont montré le chemin en bâtissant des industries européennes puissantes sans le concours de Bruxelles.

En second lieu, monsieur le ministre, j'entends m'exprimer ici au nom de ceux qui refusent l'élargissement de l'Union européenne à la Turquie.

Parler de l'identité européenne, c'est aussi évoquer les frontières de l'Europe. A cet égard, la candidature turque me paraît comporter des menaces pour la cohésion de l'ensemble.

Je le rappelle ici solennellement, l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale allait de soi pour tous les Français : c'est un retour dans la famille. Mais, pour la Turquie, mes chers collègues, c'est une autre histoire.

Depuis quelques décennies, l'Europe a détruit ses propres piliers fondateurs et boucliers protecteurs, ses propres zones de préférences régionales. Elle est en train de détruire la protection nationale de biens stratégiques, tels que l'agriculture, l'industrie d'armement, l'énergie nucléaire, la culture, voire la santé publique.

L'Europe devait nous protéger, elle nous a désarmés. Qu'en sera-t-il des stratégies de lutte contre la drogue et la corruption après l'entrée de la Turquie ? Qu'en sera-t-il des contrôles aux frontières, de la coopération douanière et policière ?

Mes chers collègues, la France traverse aujourd'hui une grave crise de l'immigration. Le nombre de demandeurs d'asile est passé de 20 000 en 1999 à plus de 80 000 en 2002 et 2003, alors qu'il diminue partout ailleurs, notamment en Grande-Bretagne et en Allemagne. On évalue le nombre de migrants clandestins annuels à 200 000, qui s'ajoutent aux 200 000 migrants réguliers que la France accueille chaque année - et c'est heureux - par exemple au titre du regroupement familial.

L'espace Schengen est en partie responsable de cette situation.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Mais non !

M. Philippe Darniche. En supprimant progressivement, entre 1995 et 2000, les contrôles aux frontières nationales, les gouvernements français ont encouragé l'immigration, et l'élargissement à dix nouveaux membres ne fera qu'empirer la situation !

Enfin, monsieur le ministre, je tiens à dénoncer ici la création future d'une Constitution fédérale européenne.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Mais non !

M. Philippe Darniche. Le peuple français avait été appelé à adopter par référendum la Constitution de la Ve République. Il est inacceptable que ce même peuple français ne soit pas appelé à adopter de la même façon la Constitution qui viendra demain la surplomber, et pour tout dire s'y substituer.

Ne nous leurrons pas : il est évident que le projet de Constitution européenne vise à mettre en place un super-Etat supranational. Si une telle Constitution européenne voit le jour, il y aura inévitablement un Etat européen, ce qui veut dire que la Constitution de la Ve République deviendra le règlement intérieur d'un Land dont les gouverneurs seront nos ministres !

M. Christian Cointat. Mais non !

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Mais non ! Il faut lire la Constitution !

M. Philippe Darniche. La Constitution européenne instaure une relation nouvelle entre l'Union européenne et les Etats. Dans la phrase : « L'Union respecte l'identité nationale de ses Etats membres », le mot « souveraineté » disparaît définitivement au profit du mot « identité », ce qui n'est pas du tout la même chose, vous en conviendrez. Monsieur le ministre, préserver son identité tout en perdant sa souveraineté, c'est cher payer l'élargissement européen ! La souveraineté, c'est comme la liberté, c'est quand on l'a perdue que l'on en mesure le prix !

La Constitution fera, en outre, primer le droit européen sur tous les droits nationaux. Vous me direz que tel est déjà le cas, mais cette supériorité juridique est désormais solennellement affirmée et concerne tous les domaines, même les plus importants. La Cour de justice deviendra donc, de facto, la Cour constitutionnelle de l'Union européenne.

Dans cette « fuite en avant », mes chers collègues, l'absence la plus grave demeure celle d'une vision de l'avenir même de l'Europe, aujourd'hui engagée dans trois contresens historiques.

Un contresens sur le périmètre : fait-on l'Europe ou l'Eurasie avec la Turquie ? Un contresens sur le projet : fait-on l'Euro-atlantique ou une Europe indépendante fondée sur l'indépendance des nations ? Un contresens sur l'architecture : continue-t-on à faire l'Europe des eurocrates ou fait-on, enfin, l'Europe des peuples ?

Pour conclure, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'Europe est aujourd'hui à la croisée des chemins pour affirmer notre communauté de destin et insuffler aux peuples des nations qui la composent une grande ambition collective.

La date du 1er mai 2004 ne sera pas la grande fête de la réunification du continent qu'elle aurait dû être, mais une admission intéressée, chèrement acquise, âprement marchandée et consentie comme à regret à Bruxelles. Ce qui aurait dû être un projet politique devient un processus technocratique et comptable d'extension vers l'Est des normes de Bruxelles. C'est pourquoi, monsieur le ministre, mes chers collègues, il est encore temps de choisir entre une intégration fédérale et une coopération interétatique. Si elle est fondée sur la coopération des peuples, des entreprises et des nations - comme cela a été le cas pour Airbus, Ariane ou le CERN - alors, oui, l'élargissement européen sera un succès.

M. le président. La parole est à M. Jacques Pelletier.

M. Jacques Pelletier. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, « Un jour, nous aurons ces grands Etats-Unis d'Europe, qui couronneront le vieux monde comme les Etats-Unis d'Amérique couronnent le nouveau. (...) Et ce jour-là, il ne faudra pas quatre cents ans pour l'amener. »

Un siècle et demi plus tard, l'histoire montre combien Victor Hugo n'avait rien d'un poète inconscient ou d'un rêveur naïf. Non seulement l'Union européenne est aujourd'hui inscrite dans des traités, des institutions et une monnaie, mais, dans six mois, le nombre de ses membres passera de quinze à vingt-cinq, avec l'entrée le 1er mai prochain de dix nouveaux pays. Des négociations sont également en cours avec la Bulgarie et la Roumanie, en vue de leur adhésion en 2007.

Ce mouvement d'élargissement sans précédent va refermer définitivement la parenthèse douloureuse de la division de l'Europe au xxe siècle.

Nous sommes appelés aujourd'hui à nous prononcer sur la ratification du traité d'adhésion des dix premiers pays, signé le 16 avril dernier à Athènes par les chefs d'Etat et de gouvernement.

Ce débat est utile, mes chers collègues, lorsque l'on voit une certaine réticence de l'opinion publique française - à l'exception peut-être des jeunes -, face à cette perspective. Nous avons rarement connu un tel scepticisme à l'égard de la construction européenne. Un travail d'explication est donc plus que nécessaire pour désamorcer les peurs infondées et faire comprendre à nos compatriotes quels sont exactement les enjeux.

J'aimerais leur dire en préalable que cet élargissement est à la fois un idéal et un devoir.

Un idéal, car c'est l'application à l'échelle du continent d'un modèle européen d'intégration pacifique et volontaire entre des peuples libres. C'est, en quelque sorte, une revanche sur Yalta pour ceux qui ont été les principales victimes de cette grande déchirure. Ces derniers n'avaient pas seulement perdu leur liberté et leur prospérité, ils étaient aussi menacés d'effacement de leur identité nationale et de leur culture. Demain, ils rejoindront leur famille, la famille européenne, pour bâtir une communauté d'intérêts, de destin et de valeurs.

Un devoir aussi, car l'enthousiasme pour l'aventure communautaire est immense de la part des futurs Etats membres, comme en témoignent les résultats récents de leurs référendums sur l'adhésion.

Ces peuples méritent aussi d'avoir leur place parmi nous : ils se sont en effet engagés, avec courage et détermination, dans un long et difficile processus de transformation pour satisfaire aux critères d'adhésion et accéder à la modernité.

Il faut saluer la performance exceptionnelle qu'ils ont accomplie en réussissant à s'arrimer aux normes les plus élevées de la démocratie et de l'économie de marché en un peu plus d'une décennie.

Je voudrais dire aussi à nos compatriotes, puisque cette adhésion est « un nouveau contrat passé entre nos peuples et pas simplement un traité entre Etats », que la corbeille de mariage n'est pas seulement un bouquet d'épines, comme le laissent entendre quelques mauvais augures ou comme l'ont illustré certaines difficultés de négociations avec ces pays.

La construction de l'Union européenne élargie ouvre, en effet, des perspectives positives pour les Quinze, M. le ministre l'a rappelé tout à l'heure.

Tout d'abord, nos économies, dont la croissance manque de dynamisme depuis quelques années, tireront profit d'un marché intérieur unique passant à 450 millions de consommateurs.

Les Européens de l'Est sont avides de rattraper le niveau de vie des Européens de l'Ouest et de satisfaire des besoins non saturés en services, en biens de consommation et d'équipement. Il y a là une évidente opportunité de débouchés, donc un avantage en termes d'emploi pour nos entreprises.

Ensuite, il ne faut pas oublier la dimension culturelle. Celle-ci n'est pas assez soulignée et, pourtant, les nouveaux venus apporteront, sur ce plan, un héritage si riche ! Pour ne prendre que cet exemple, la Hongrie ne compte pas moins d'une dizaine de prix Nobel. L'Europe pourra s'enorgueillir demain d'un patrimoine foisonnant qui plonge ses racines dans l'Antiquité classique gréco-romaine, dans la chrétienté médiévale, dans les révolutions et dans l'Europe des Lumières.

Enfin, cet élargissement permettra d'accroître, sans aucun doute, la place de l'Europe dans le monde, à condition toutefois qu'elle construise son union politique. Les désaccords surgis à l'occasion de la crise irakienne montrent, hélas ! qu'on en est loin.

Tous ces éléments doivent faire comprendre aux Français que la réunification de l'Europe est une opportunité à la fois historique, politique et économique. Mais nous ne pouvons éluder les peurs et les interrogations qu'ils expriment par leurs réticences. La vision peut transcender les difficultés et même les oppositions, mais elle ne triomphe qu'au prix du réalisme.

Le futur élargissement est différent des précédents. Il transformera profondément l'Union européenne ; cette certitude tient autant aux particularité des candidats qu'à la nouvelle configuration à vingt-cinq, puis à vingt-sept membres.

Schématiquement, il pose trois questions.

La première a trait aux finances publiques et à la solidarité. Nous accueillerons, en 2004, des pays dont le revenu par habitant ne dépasse pas 45 % de la moyenne communautaire et même, pour certains, à peine un quart de la moyenne communautaire.

L'accord conclu à Copenhague a prévu une enveloppe d'environ 40 milliards d'euros pour financer l'adhésion des dix nouveaux membres sur la période 2004-2006. Mais cet effort sera-t-il suffisant ?

Lors des discussions budgétaires, les Etats membres se sont montrés avant tout crispés sur leurs intérêts nationaux, en poursuivant une seule stratégie : saisir l'opportunité de l'élargissement en minimisant son coût pour les institutions et les politiques.

Cette préoccupation comptable, bien que légitime, a abouti à des compromis un peu déséquilibrés, notamment sur les aides directes agricoles et les fonds structurels, qui pourraient remettre en cause un processus rapide de rattrapage des pays candidats. Tout le monde sait pourtant quels sont les besoins béants de leur modèle agricole et quels seront les déséquilibres régionaux après l'élargissement.

La deuxième question a trait aux conditions de la convergence économique, et surtout sociale. En douze ans, les pays d'Europe centrale et orientale ont parcouru un chemin impressionnant sur la voie de l'économie de marché ; ils ont mené à bien des privatisations importantes et les ont presque achevées. Mais les restructurations ne sont pas terminées : l'emploi est fortement orienté vers l'industrie et vers l'agriculture, deux secteurs dans lesquels les besoins financiers sont très importants.

Dans certains pays, le taux de chômage est particulièrement élevé. Cette situation a fait naître des craintes : celle d'assister à des délocalisations d'entreprises d'ouest à l'est, motivées par des coûts salariaux et des conditions de travail inférieurs, et celle de voir déferler une vague d'immigration, cette fois-ci dans l'autre sens.

Déjà contradictoires, de telles craintes sont aussi assurément exagérées. Mais on ne peut balayer totalement ces risques. Il importe donc de bien analyser les phénomènes pour leur redonner une juste taille et de prendre, le cas échéant, des mesures préventives.

Des signaux et des politiques plus volontaristes de l'Union européenne dans le domaine social permettraient aux pays candidats de considérer les éléments d'une politique de cohésion sociale comme faisant partie intégrante d'une économie de marché compétitive.

La troisième question est de nature géopolitique. Parmi les candidats, certains ont une existence récente ou ont acquis depuis peu leur indépendance, d'autres viennent juste de reprendre leur liberté d'expression sur le plan international. L'adhésion à l'Union européenne suppose le partage de certaines composantes de la souveraineté nationale, ce qui pourrait ne pas être compris par leurs populations, malgré l'enthousiasme qu'elles manifestent aujourd'hui.

Par ailleurs, il semblerait que les pays adhérents conçoivent leur adhésion à l'OTAN comme un processus complémentaire de leur adhésion à l'Union européenne, dispensant de créer une union politique entre Européens. Pour beaucoup d'entre eux, l'Amérique apparaît comme un « grand frère » et l'OTAN comme la seule garantie aujourd'hui de leur sécurité, voire, pour ceux qui n'entreront pas dans l'Union européenne avant 2007, de leur ancrage dans l'espace occidental.

Cette conception de l'Union européenne, limitée à l'économie, en ferait un acteur politique mineur sur la scène internationale. Il faut donc clarifier rapidement ce qui pourrait apparaître comme un contresens majeur eu égard à nos objectifs pour l'Europe.

Je terminerai mon propos en exprimant un profond regret. Tout au long des négociations, les Quinze ont porté l'accent sur la nécessité de changement dans les pays candidats. Mais se sont-ils remis en question ? Ont-ils tenté d'identifier ce qui devrait être modifié chez eux ou dans les institutions et les politiques de l'Union européenne, afin d'assurer un fonctionnement fluide à vingt-cinq Etats membres ?

Le retard accumulé depuis près de dix ans sur la voie de l'approfondissement de l'intégration européenne risque d'être particulièrement préjudiciable à certains domaines. Qui peut prétendre, en effet, que l'on va avancer demain à vingt-cinq ou vingt-sept, alors que nous n'y arrivons pas à quinze, ni pour l'Union économique et monétaire, ni pour les affaires de justice, ni pour la politique étrangère ? Ce serait franchement se mentir à nous-mêmes.

On se rassurait en se disant que la future Constitution viendrait combler certaines lacunes des traités de Nice et d'Amsterdam.

Mais les résultats, à ce jour, de la Conférence intergouvernementale nous inquiètent.

Le premier rendez-vous, à Rome, avait révélé d'emblée combien l'exercice s'annonçait délicat et incertain. Tandis que les six pays fondateurs mettaient en garde contre toute tentative de « détricotage » du texte de la Convention, des divergences profondes sont apparues avec d'autres groupes d'Etats sur des points majeurs : le système de vote au Conseil, la composition de la Commission, l'extension de la majorité qualifiée, la référence à l'héritage chrétien et l'approfondissement de la politique de défense.

On aurait voulu croire que les uns et les autres s'étaient simplement prêtés au jeu de rôles traditionnel d'un début de négociation.

Malheureusement, après neuf semaines de travaux, force est d'admettre que les chances sont faibles d'aboutir à un consensus au Conseil européen de vendredi et samedi prochains.

L'accord sur la défense européenne ne saurait masquer, en effet, la persistance des blocages sur les autres points et l'isolement croissant des pays favorables au projet de la Convention.

Je partage, bien sûr, les propos que vous avez tenus à l'issue du conclave, monsieur le ministre : « Un échec de la CIG ne manquerait pas d'affaiblir durablement l'Union européenne, mais nous ne pouvons nous satisfaire d'une Constitution au rabais. » Néanmoins, compte tenu du rapport de forces actuel, il paraît difficile d'envisager un succès, lors du prochain sommet, sans consentir à faire des concessions.

Quelles sont les limites, affichables aujourd'hui, que le Gouvernement français s'est fixées ? L'introduction d'une « clause de rendez-vous » sur les points clés de la négociation pourrait-elle être la solution d'un compromis ?

Dans ce cas, je crois que l'expression « Constitution européenne », qui a fait naître chez les Français, et notamment chez les jeunes, l'espoir d'une Europe ambitieuse et généreuse, serait un abus de langage.

Au moment où nous nous apprêtons à autoriser la ratification du traité d'élargissement, et à six mois des élections européennes, vous comprendrez que les parlementaires, comme les citoyens, du reste, souhaitent avoir une idée de ce que sera la future architecture de l'Union.

En conclusion, je tiens à vous dire l'accord sans réserve de tous les sénateurs du groupe du Rassemblement démocratique social « et » européen...

M. Jean-Pierre Sueur. C'est rare !

M. Jacques Pelletier. ... à une ratification par la France du traité d'adhésion des dix nouveaux membres à l'Union.

Vous le savez, l'attachement à un idéal humaniste et européen a toujours été le ciment des diverses sensibilités qui composent notre groupe. Celui-ci a compté des personnalités ayant joué un rôle essentiel dans la construction européenne : Léon Bourgeois, apôtre de la paix, Maurice Faure, négociateur et signataire du traité de Rome, pour ne citer qu'eux.

Encore aujourd'hui, notre groupe participe pleinement aux réflexions sur l'avenir de l'Europe, dans le cadre de son action tant au Sénat qu'à l'extérieur. Ainsi, depuis 1997, une délégation de notre groupe s'est rendue, tous les ans, dans un pays candidat à l'Union européenne, afin d'y étudier l'évolution de la situation économique et politique. Nous avons ainsi visité sept des pays qui vont adhérer à l'Union le 1er mai.

L'élargissement est un défi lancé aux Européens pour prouver, contrairement à ce que disait Kundera, qu'être européen ce n'est pas seulement avoir la nostalgie de l'Europe. Mais ce défi ne prendra tout son sens que s'il est porté par la volonté de construire une Europe politique, capable de définir des relations plus ambitieuses avec son nouveau voisinage et d'accroître son influence dans le monde. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste et de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. Claude Estier.

M. Claude Estier. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens d'abord à dire ma satisfaction que ce débat sur l'élargissement de l'Union européenne se déroule dans de meilleures conditions d'horaire et de durée que ce qui était prévu au départ, et dans de meilleures conditions aussi que le récent débat à l'Assemblée nationale, qui s'est déroulé pour l'essentiel la nuit, ce qui ne donne pas la meilleure image du Parlement.

Car l'acte que nous accomplissons aujourd'hui en ratifiant le traité d'Athènes, issu lui-même des décisions du Conseil européen de Copenhague de 1993 et qui va permettre à dix nouveaux Etats de rejoindre officiellement l'Union le 1er mai prochain, a une portée historique que nul, je crois, ne songe à minimiser.

M. Raymond Courrière. Très bien !

M. Claude Estier. C'est le cinquième élargissement de l'Union, mais il est sans précédent quant au nombre.

Avec l'adhésion de pays qui, il y a peu encore, étaient sous l'emprise du système soviétique, c'est le grand rêve d'une unification de l'Europe sous la double bannière de la liberté et de la démocratie qui trouve une première réalisation. Ne boudons donc pas notre plaisir : les socialistes qui, depuis l'origine, ont toujours été à l'avant-garde de la construction européenne, fidèles à ce qui a été le combat constant de François Mitterrand, sont pour la ratification du traité d'élargissement. Notre groupe émettra donc un vote favorable au projet qui nous est soumis.

Mme Danièle Pourtaud. Bravo !

M. Claude Estier. La question nous est souvent posée de savoir si cette approbation est un comportement de coeur ou de raison.

M. Jean-Pierre Sueur. Les deux !

M. Claude Estier. Effectivement, je dirai les deux.

De coeur, certes, parce que cet élargissement, encore peu imaginable voilà quinze ans, est bien la conséquence de la chute du mur de Berlin, de ce rideau de fer qui, pendant plusieurs décennies, a gravement déchiré notre continent.

De coeur aussi, car comment pourrions-nous être insensibles au fait que, dans les pays candidats, les populations, consultées par référendum, ont manifesté, souvent avec des majorités massives, leur volonté de rejoindre l'Union européenne, ce qui souligne, en dépit de toutes ses faiblesses, le pouvoir d'attraction de celle-ci ?

Dans plusieurs cas, ces populations s'en considéraient comme déjà membres avant même que les traités soient conclus. J'ai à l'esprit l'exemple de la Hongrie, dont j'ai suivi, pour le compte de notre délégation pour l'Union européenne, les pas vers l'adhésion. Je peux dire qu'à chacun de mes séjours à Budapest, ces dernières années, j'ai mesuré chez les Hongrois les progrès du sentiment d'appartenance à la Communauté européenne et, accessoirement - mais cela ne saurait nous être indifférent - leur satisfaction de pouvoir mieux développer dans ce cadre un partenariat avec la France.

N'oublions pas que ces pays, qui avaient eu la malchance d'être du mauvais côté du Mur, ont fait et continuent à faire de lourds sacrifices pour satisfaire aux critères de l'adhésion.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. C'est vrai !

M. Claude Estier. Il serait évidemment impensable de leur fermer aujourd'hui la porte. Ce serait se placer à contre-courant de la marche de l'histoire, qui a fait de notre vieux continent une terre de paix, dont le rôle demeure déterminant dans un monde en proie à tant d'incertitudes économiques, d'affrontements idéologiques et de conflits armés.

J'ai dit que notre approbation de l'élargissement était aussi un comportement de raison. C'est vrai qu'il y a de nombreux motifs d'interrogation et de réserves.

Une première considération tient au calendrier. Contrairement à toute logique, l'élargissement va se faire avant l'approfondissement, c'est-à-dire que l'Union européenne va passer de quinze à vingt-cinq membres avant que l'on sache, de façon précise, ce que seront ses futures institutions. Or, sur ce point, qui sera beaucoup plus largement traité par mon ami Robert Badinter, il ne semble pas qu'il y ait lieu d'être particulièrement optimiste à la veille du sommet de Bruxelles qui se tiendra à la fin de cette semaine.

Le texte de la Constitution issue des longs travaux de la Convention avait le mérite, malgré ses graves insuffisances en matière économique et sociale, notamment, d'assurer un minimum d'équilibre institutionnel. Mais on voit bien qu'il a provoqué de sérieuses oppositions au sein de la Conférence intergouvernementale, au point que le Président de la République et vous-même, monsieur le ministre, n'excluez pas l'éventualité d'un échec.

Nous pensons comme vous que mieux vaudrait un échec qu'une mauvaise constitution. Mais un échec, c'est-à-dire l'absence de nouvelles règles de fonctionnement, signifierait que l'élargissement se ferait pour longtemps sur la base du traité de Nice, qui, de toute façon, comme vous l'avez souligné, monsieur le rapporteur, nouvelle Constitution ou pas, s'appliquera dans les prochaines années.

Ce qui n'était déjà pas simple à quinze, avec des instruments de décision conçus en grande partie voilà quarante ans pour six membres, devriendrait d'une extrême complexité et d'une dangereuse inefficacité à vingt-cinq. Même si nous n'y pouvons plus rien à l'heure où nous sommes, il est grandement dommage que l'on ait, en quelque sorte, mis la charrue avant les boeufs, même si cela va permettre aux nouveaux Etats membres de participer aux élections européennes de juin prochain.

L'Europe, qui nous a apporté la paix, la liberté de circulation des biens et des personnes et, pour douze pays, une monnaie unique de plus en plus appréciée, souffre d'une grande incompréhension parmi les peuples qui, faute de la pédagogie nécessaire, ont bien du mal à en comprendre les mécanismes.

Un récent sondage réalisé par la Commission montre que la confiance des citoyens européens envers les institutions de l'Union a décliné au cours des derniers mois. Tout ce qui est positif paraît naturel, mais la moindre difficulté est facilement imputée à l'Europe et à ces « bureaux de Bruxelles », selon l'expression malheureuse employée récemment par le Premier ministre. Or toute organisation, pour être viable, doit avoir ses règles acceptées par tous ses membres. Ce n'est pas en s'en affranchissant avec une certaine arrogance que l'on combat l'euroscepticisme ou les craintes que suscite aujourd'hui l'élargissement.

Il est certain que les libertés prises par la France à l'égard du pacte de stabilité ne sont pas de nature à renforcer les convictions européennes de nos partenaires.

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Très bien !

M. Claude Estier. Il est vrai que l'Union issue de ce nouvel élargissement doit faire face au défi de l'hétérogénéité, qu'il s'agisse des inégalités économiques et sociales encore considérables ou de l'héritage d'une histoire qui n'a pas été la même pour tous. Mais n'oublions pas que la construction européenne est une affaire de longue haleine. Elle a avancé au fil des années en surmontant bien des défis, grâce à une succession de projets ambitieux débouchant sur des réalisations concrètes, mais aussi grâce à la volonté des plus convaincus, au premier rang desquels la France a su, le plus souvent, jouer un rôle déterminant.

Certaines des craintes avancées aujourd'hui ne sont pas plus justifiées que celles qui avaient été exprimées il y a dix-huit ans et avec quelle violence souvent lors de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal qui, avec la Grèce, ont fait passer l'Europe de neuf à douze membres, augmentant la population de l'Union de 20 %, ce qui est à peu près le cas de l'élargissement actuel. Ces trois pays, dont le niveau de vie était largement au-dessous de la moyenne communautaire, ont tiré largement profit de leur adhésion, mais cela ne s'est pas fait du tout à notre détriment, bien au contraire, comme chacun peut le constater aujourd'hui.

Sans doute, dans les pays d'Europe centrale qui nous rejoignent, le coût de la main-d'oeuvre est beaucoup plus bas que chez nous, mais la productivité y est sensiblement plus faible, ce qui limite le danger d'une invasion des produits venant de ces pays. Le risque migratoire paraît également faible, des périodes de transition étant d'ailleurs prévues avant l'instauration de la libre circulation des travailleurs. Et, comme vous l'avez rappelé, monsieur le ministre, des mesures de sauvegarde pourront, si besoin est, être mises en place.

D'une façon générale, la France peut aussi tirer avantage de cette nouvelle concurrence en pouvant s'implanter dans un marché de 75 millions de consommateurs, alors qu'elle a déjà, avec l'ensemble des nouveaux pays membres, un excédent commercial de 2,4 milliards d'euros. On peut rappeler que, s'agissant des trois pays que je viens d'évoquer, l'Espagne, le Portugal et la Grèce, on considère qu'environ un tiers des fonds structurels qui leur ont été versés sont revenus aux pays contributeurs sous forme de commandes pour leurs entreprises.

D'autres questions, plus ponctuelles, peuvent se poser, que nous avons évoquées il y a quelques jours devant la commission des affaires étrangères. Quid, par exemple, de la Lituanie, dont le président de la République est actuellement gravement mis en cause pour des liens supposés avec la mafia russe ? Quid de Chypre, dont une partie connaît l'occupation turque, ce qui créerait la situation singulière qu'un pays adhérent à l'Union européenne aurait une partie de son territoire occupée par une puissance non membre de cette Union ? Le commissaire européen à l'élargissement, M. Verheugen, nous disait récemment qu'il espérait voir cette situation réglée avant le 1er mai 2004. Voilà qui me paraît un voeu pieux, compte tenu du fait que cette situation conflictuelle dure depuis de très nombreuses années sans avoir jamais trouvé l'amorce d'une solution.

Autre question : la Commission a elle-même fait savoir récemment, dans une sorte de tableau de notes, que plusieurs nouveaux adhérents n'avaient pas encore, à cette date, satisfait à tous les critères.

Il est vrai que, malgré les sacrifices consentis et les mutations rapides qui ont accompagné la période des négociations, plusieurs Etats adhérents connaissent des retards sur un certain nombre de sujets, comme la modernisation des administrations publiques, la capacité de gestion des aides agricoles, la législation phytosanitaire, la lutte contre la corruption, le respect des minorités, l'égalité entre hommes et femmes, le contrôle des frontières extérieures, pour ne citer que les principaux, sans parler des problèmes de justice, que vous avez évoqués, monsieur Haenel.

Là encore, il est peu probable que ces retards puissent être comblés d'ici au 1er mai prochain. M. Verheugen nous faisait remarquer qu'il existe aussi de nombreux manquements des Etats membres actuels, y compris la France. Alors, évitons d'apparaître arrogants ou donneurs de leçons. Faisons confiance aux vertus de l'intégration, qui ont fait leurs preuves après les élargissements précédents.

La première valeur qui doit être affirmée avec ce nouvel élargissement est la solidarité, ce qui doit nous conduire à définir des politiques plus volontaristes en matière de cohésion sociale et de développement durable et à proposer des projets mobilisateurs pour tous. On doit regretter, à ce propos, que le social ait été en quelque sorte le parent pauvre des processus de négociation !

M. Raymond Courrière. Oui !

M. Claude Estier. Parmi les trente et un chapitres en discussion, le chapitre sur l'emploi et les affaires sociales a été rapidement clos, laissant beaucoup des pays candidats aux prises avec des transitions économiques et sociales difficiles et encore inachevées. Beaucoup reste à faire dans ces domaines pour venir à bout du décalage qui existe entre les quinze membres actuels et les nouveaux adhérents, et entre ceux-ci eux-mêmes.

Dernière crainte invoquée par les adversaires de l'élargissement : comment va-t-il être financé ? Même si, pour les toutes prochaines années - on l'a dit -, l'impact budgétaire demeure limité, cette question ne peut être éludée, notamment en ce qui concerne le financement de la politique agricole commune. Les perspectives financières pour 2007-2013 devront faire l'objet de négociations sérieuses, notamment pour savoir s'il faut maintenir une politique de saupoudrage de crédits dont souvent une grande partie n'est pas utilisée, ou s'il ne convient pas mieux, à partir de la création d'une véritable ressource propre pour le budget communautaire, d'investir dans de grands travaux, comme les réseaux transeuropéens, facteurs d'une meilleure cohésion au sein de l'Union.

M. Raymond Courrière. Très bien !

M. Claude Estier. Au-delà des nouvelles institutions dont elle doit se doter, c'est une nouvelle dynamique dont a besoin l'Europe pour entraîner les peuples et pour peser réellement dans le monde incertain et dangereux où nous vivons aujourd'hui. Cela suppose qu'elle sache enfin, mieux qu'elle ne l'a fait jusqu'à présent, notamment lors de la crise irakienne, parler d'une seule voix.

Le cas échéant, comme cela s'est déjà produit dans le passé, par exemple avec l'euro ou l'espace Schengen, cette dynamique peut résulter de l'action de quelques-uns, disposés à aller plus vite sur la base de coopérations renforcées propres à ouvrir la voie et à entraîner les autres, sans rejeter personne.

M. Jean-Pierre Plancade. Très bien !

M. Claude Estier. J'appartiens à une génération qui a connu les débuts de la construction européenne : elle apparaissait alors, au lendemain des déchirements de la Seconde Guerre mondiale, comme une utopie. A partir de la réconciliation franco-allemande, le projet des pères fondateurs a connu tantôt des avancées, tantôt des reculs. Mais, au total, quel chemin parcouru depuis cinquante ans ! Cela n'a été possible que parce que la force des idées et des convictions a été plus forte que tous les obstacles.

Rien sur ce chemin n'a été facile, et cela ne le sera pas davantage demain. L'Europe a toujours été à réinventer. Passant de quinze à vingt-cinq - je n'ai pas évoqué ici les futures adhésions -, elle change de dimension, et aussi de nature.

En devenant dès maintenant un ensemble de 450 millions d'habitants, elle mérite davantage encore le qualificatif d'Union, une union dont nous devons demeurer, malgré toutes les difficultés, les inlassables artisans. C'est donc sans état d'âme qu'en ratifiant ce traité nous souhaitons la bienvenue à ceux qui nous rejoignent aujourd'hui. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste, ainsi que sur les travées du RDSE, de l'Union centriste et de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. Denis Badré.

M. Denis Badré. Monsieur le président, madame, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'enjeu direct de notre débat est réduit. Il n'y a, en effet, aucun doute : le Sénat va ratifier le traité d'élargissement et, avec le groupe de l'Union centriste, j'en suis évidemment heureux.

Pendant un demi-siècle, parce que nous n'avions pas vraiment le choix, nous avons toléré l'asservissement des pays d'Europe centrale et orientale. Ils se sont libérés et aspirent à nous retrouver pour poursuivre la construction européenne avec nous. Maintenant que nous avons le choix de dire « oui » ou « non », un « non » serait un scandale !

Le véritable enjeu n'est pas ici. L'histoire est en marche, et c'est l'avenir de notre continent que nous dessinons. L'Europe ose son unification. Les Européens se sentent-ils individuellement concernés par cette audace collective ? Ont-ils pris conscience de ce que cela représente devant l'Histoire, de ce que cela peut apporter au monde, comme à chacun de nos Etats et à chacun d'entre nous ? Ont-ils pris la mesure des chances que cela offre, des difficultés qu'il faudra surmonter ?

Les Français le veulent-ils vraiment, eux qui ont assisté sans émotion apparente à la cascade de succès des référendums par lesquels les dix pays candidats ont exprimé leur attente d'Europe, par lesquels ils ont ainsi salué et rappelé la valeur et la portée d'une aventure que nous, « vieux Européens », vivons aujourd'hui avec un enthousiasme bien émoussé, et même dramatiquement émoussé ?

Leur regard est neuf. Ils nous offrent leurs ambitions, leurs inquiétudes, leurs interrogations, leur volonté et la fraîcheur de leurs discours, des discours trempés dans les épreuves et tout tournés vers l'avenir. Car où trouve-t-on, aujourd'hui, les discours sur l'Europe les plus porteurs d'avenir, les plus séduisants, les plus entraînants pour nos jeunes ? Dans la bouche de ceux qui aspirent à nous rejoindre, et non chez nous, qui leur paraissons bien blasés !

En juin dernier, j'étais invité à m'exprimer à Vilnius et à Kaunas, devant des étudiants lituaniens, quelques jours avant leur référendum. Je leur disais que nous étions évidemment concernés par le vote qu'ils allaient exprimer, et j'ai alors été très impressionné : s'ils ont, bien sûr, évoqué les problèmes de Kaliningrad ou de la Biélorussie, leurs questions ont immédiatement visé le coeur du débat européen ; ils voulaient d'abord savoir ce que nous attendions de la participation de leur pays à l'Union, en demandant tout simplement, mais très sincèrement et très sérieusement : « Mais en quoi avez-vous donc besoin de nous ? Que vous apportons-nous ? »

Là est, à mon sens, la question centrale que nous avons trop perdue de vue : pourquoi nos Etats ont-ils décidé de réunir leurs destins ? Qu'apporte chacun d'entre eux à l'aventure commune qui puisse faire préférer l'intérêt commun à certains intérêts particuliers ? Le jour où l'un des Etats, où l'un des peuples, est dans l'Union en consommateur et non en partenaire actif, c'est qu'il donne de nouveau priorité à son intérêt propre et qu'il a perdu de vue les mobiles qui lui ont fait choisir l'Union, et l'Union boite...

Robert Schuman et Jean Monnet ont ouvert la voie, dès le lendemain de la guerre. S'ils ne l'avaient pas fait, c'est à l'Est que quelqu'un se serait levé, au lendemain de la chute du rideau de fer, pour proposer un avenir dans l'Union à notre continent.

C'est dans ce sens que Vaclav Havel ou Vaira Vike-Freiberga sont venus s'exprimer à cette tribune. C'est ce qui est à retenir des discours si toniques de Sandra Kalniete, ancien ambassadeur de Lettonie en France, actuellement ministre des affaires étrangères de son pays : sachons les écouter ! Ils nous appellent à considérer, à notre tour, avec un oeil neuf, attentif et passionné, un monde qui change très vite, un monde de tous les dangers, mais aussi de tous les possibles. Ils nous appellent à ne pas avoir peur. Nous ne pouvons rester indifférents lorsque Bronislaw Geremek nous dit affectueusement, en rappelant le rôle de l'utopie dans l'engagement politique : « Sois optimiste, imbécile ! »

Nous sommes nombreux à considérer que les Européens en général, et les Français en particulier, doivent s'approprier l'Union. Il n'est pas bon de continuer à leur demander de faire confiance à « ceux qui savent », si nous voulons vraiment une Europe démocratique, vivante et durable.

C'est la question du référendum.

Un référendum sur l'élargissement serait sans doute plus facilement lisible qu'un référendum sur la Constitution. Mais, peu importe : il faut proposer aux Français un référendum refondateur qui remette l'Europe au coeur des préoccupations de notre pays ; nos compatriotes y sont d'ailleurs prêts.

Le danger de voir l'Europe unifiée et dotée d'une Constitution sans une véritable adhésion des Français n'est-il pas plus grave que celui de voir mal finir un référendum organisé sur une question incompréhensible ?

Selon nous, l'Europe est une question suffisamment importante pour que nous prenions le risque de voir les Français s'exprimer à son sujet. Avons-nous si peu confiance en nos convictions européennes et en nos talents de pédagogues pour ne pas nous sentir capables de poser une vraie question, de donner les bonnes explications, de proposer un débat utile sur l'Europe ?

Tant de questions largement ouvertes mobilisent notre réflexion ! Et nous traiterions nos compatriotes comme s'ils ne pouvaient les comprendre ni s'y intéresser ?

Mes chers collègues, n'ayons peur ni de l'Europe pour les Français, ni des Français sur la question de l'Europe !

Cela veut dire, bien sûr, que nous ne devons pas non plus avoir peur d'assumer, avec lucidité et avec une volonté politique réaffirmée, toutes les questions que l'élargissement nous fournit l'occasion de poser, toutes les questions qu'au fil des ans nous oubliions ou n'osions même plus poser.

Sur nombre de questions, l'élargissement nous met en face des réalités et, surtout, en face de nos responsabilités.

Il faudra bien répondre un jour à la question de savoir « pourquoi ? », ou encore « pour quoi faire ? » l'Europe.

C'est la question des compétences.

Si nous voulons que l'Europe soit large et forte, il nous faudra bien limiter ses compétences à celles dans lesquelles l'Union fera mieux que ses membres. Ceux qui nous rejoignent savent le prix de la sécurité : condition première de la liberté, mais aussi de la prospérité, elle n'a, en réalité, pas de prix ! Les nouveaux adhérents nous invitent ainsi à revoir la hiérarchie de nos objectifs : bâtir une politique extérieure et de sécurité commune, une défense commune, tel est le premier enjeu d'un construction européenne relancée par l'élargissement.

Monsieur le ministre, bien plus encore qu'une Constitution, n'est-ce pas une gouvernance économique qui s'impose d'urgence, si nous voulons que l'Union puisse faire prévaloir dans un monde ouvert son modèle économique et social ? Elle dispose d'une monnaie. Osons lui donner un pouvoir économique.

Le « comment ? », ensuite. Le débat sur la Constitution se poursuit au sein de la CIG. Ce débat est emblématique et capital pour la vie de l'Union. Nous ne voudrions pas qu'il soit sanctionné par un mauvais traité de Nice, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'était déjà pas bon.

Ici aussi, il faut savoir ce que nous recherchons. Bien sûr, le texte produit par la Convention n'est pas parfait, mais il permet d'avancer sur la base du consensus qu'est arrivé à réunir le président Valéry Giscard d'Estaing, ce qui fut un exploit.

Si l'on ne peut conclure aujourd'hui sur un bon texte, il vaut mieux différer la conclusion de la CIG, vous l'avez dit, monsieur le ministre, et je suis heureux de vous retrouver ici. En effet, une fois le dossier refermé, même s'il est mal refermé, le soulagement, un peu lâche, sera tel qu'on ne le rouvrira pas de sitôt.

Madame, monsieur le ministre, les représentants des parlements nationaux présents à la Convention ont exprimé l'attente des peuples. Il ne faudrait pas qu'aujourd'hui ceux-ci aient l'impression d'être moins entendus par les diplomates qui représentent leurs gouvernements à la CIG. Il faut être bien conscient de ce que, par construction, la CIG est une enceinte où s'affrontent plutôt les intérêts nationaux, alors que l'intérêt commun pouvait s'exprimer fortement à la Convention. Or l'intérêt commun est la raison d'être de l'Union. C'est bien pour que cet intérêt commun et pour que l'attente des opinions fondent la Constitution et parce que la CIG n'était pas immédiatement le meilleur lieu pour cela que le passage par la Convention a été organisé. Il ne faudrait pas aujourd'hui que la CIG ignore le travail de la Convention : ce serait incohérent et cela conduirait à l'échec.

A ce point de mon intervention, je rappelle que la Commission a précisément pour rôle d'être porteur de l'intérêt communautaire. C'est ce qui a fondé son pouvoir d'initiative. C'est ce qui exige que soit absolument confirmé et sans cesse accepté le principe de sa collégialité. Alors qu'une forte pression s'exprime pour que chaque pays ait « son » commissaire, il faut rappeler avec force que jamais un commissaire ne doit être considéré comme porte-parole de son pays d'origine au sein de la Commission. De tels comportements tuent la Commission et représentent un danger mortel pour l'Europe.

L'élargissement nous amène aussi, quand il ne nous y oblige pas, à faire le point dans différents secteurs d'intervention de l'Union.

Monsieur le ministre, vous avez évoqué la PAC. Si elle n'existait pas, il faudrait l'inventer pour les pays d'Europe centrale et orientale, dont la situation de l'agriculture rappelle ce qu'était la nôtre aux origines de l'Union. Mais il faudrait leur offrir la PAC d'origine, non celle d'aujourd'hui. L'incohérence éclate lorsque l'on voit les agriculteurs des PECO demander à bénéficier d'aides directes inventées chez nous lorsque notre agriculture, au bout d'une trentaine d'années, est devenue exportatrice, avec des prix supérieurs aux cours mondiaux. Leur situation est inverse. Elargir les aides directes relève alors de l'absurde, dans le principe sinon politiquement.

Cette seule analyse montre que l'élargissement révèle le dévoiement de notre PAC. L'élargissement, dès lors, n'est-il pas l'occasion de rebâtir une vraie PAC sur ses principes politiques d'origine, notamment sur celui de la préférence communautaire qui, lui, n'a pas pris une ride ? Ayons le courage de le faire, alors que l'élargissement nous y invite. Cela vaudra beaucoup mieux que de mettre de nouvelles rustines sur une politique déjà trop rapiécée et qui ne ressemble plus à grand-chose. Alors, nous verrons peut-être que la PAC ne profite pas uniquement aux producteurs français, mais aussi à tous les consommateurs de l'Union dont l'alimentation, aujourd'hui, est garantie en qualité et en quantité, ce qui n'était pas le cas il y a cinquante ans.

Les spécialistes des analyses anti-européennes et toujours erronées des « retours nets » en seront pour leur frais, car nous aurons fait réapparaître l'intérêt commun.

L'élargissement peut, de même, nous amener à nous interroger sérieusement sur l'ensemble « politiques structurelles - politiques de cohésion - réseaux transeuropéens », c'est-à-dire sur ce qui rend l'Europe familière aux Européens, sur ce qui réduit les distances et les disparités, donc ce qui rapproche les Européens et qui crée de l'emploi.

C'est spécialement important alors que nous savons dans quelles conditions discutables sont gérés les crédits correspondants et que nous allons préparer - n'est-ce pas, monsieur Vinçon - de nouvelles « perspectives financières » pour l'Union à vingt-cinq. Je ne développe pas ce point. Je l'ai fait dans mes rapports successifs sur le budget de l'Union, et encore devant vous, madame le ministre, la semaine dernière.

Je ne reviens pas non plus sur la nécessité de doter l'Union d'un vrai budget. Je me suis déjà longuement exprimé à ce sujet, en demandant avec constance qu'il soit mis fin à un système dans lequel l'essentiel des recettes du budget européen est voté par les parlements nationaux, alors que les dépenses sont arrêtées à Bruxelles. Où est la démocratie ? Comment se référer au principe du consentement à l'impôt dans de telles conditions et sur de telles bases ?

J'ai, de même, demandé bien souvent qu'une vraie réflexion permette à l'Union et à ses membres d'avoir une politique scientifique cohérente nous permettant d'exister à côté des Etats-Unis. On ne pourra bien longtemps encore avoir un budget civil de recherche et de développement national et un programme-cadre de recherche et de développement européen, qui sont simplement perçus par nos chercheurs comme deux guichets, donc deux chances différentes de financement : cela vaut toujours mieux qu'une ! Il y a mieux à faire. La compétitivité du continent est en jeu : nous formons les meilleurs scientifiques du monde dans bien des disciplines, mais ils travaillent aux Etats-Unis !

Je ne parle ni de la politique étrangère et de sécurité commune, ni des affaires de justice et de police, sinon pour confirmer que l'arrivée de nos nouveaux partenaires va, évidemment, dans ces domaines, nous remettre en face de grands problèmes et de nos véritables responsabilités.

Je terminerai cette énumération en m'arrêtant sur la question du coût budgétaire de l'élargissement : je préfère, pour ma part, parler d'un investissement.

Les taux de croissance des nouveaux Etats membres, plus forts que les nôtres, nous intéressent. Leurs besoins de modernisation appelent nos entreprises. Leurs consommateurs élargiront nos marchés. Bien sûr, des difficultés sont à résoudre dans l'instant pour supporter le choc de l'ouverture. Mais, à terme, celle-ci est bien plus intéressante qu'un maintien de la fermeture. Souvenons-nous des conditions de l'élargissement à l'Espagne, rappelées encore à l'instant par M. Estier !

Aujourd'hui, nos agriculteurs comme les industriels espagnols - et Dieu sait qu'ils étaient inquiets, à l'époque - se sont parfaitement remis des difficultés d'origine.

Pour une Europe qui se veut généreuse, pour une Europe qui se considère comme la patrie de l'humanisme, mais aussi pour une Europe à la démographie incertaine, existe-t-il un avenir hors de l'élargissement, hors de l'ouverture sur le monde, hors d'une véritable implication de l'Union dans l'aide au développement ?

Nous retrouvons le défi d'une mondialisation qui représente à la fois notre chance et un risque immense si cette chance n'est pas servie avec toute la lucidité voulue. La construction européenne est un laboratoire de la mondialisation. A nous de démontrer que celle-ci peut être une chance pour tout homme dès lors que l'universalisme l'emporte sur l'uniformisation, et à la condition que nous sachions exprimer toutes les solidarités nécessaires.

Au demeurant, la question de savoir si nous nous tournons ou non vers l'avenir ne se pose pas : l'Europe nous bouscule ! Si nous laissons l'Europe se faire dans l'indifférence, elle ira à sa perte, et nous avec elle. Si nous considérons au contraire que c'est notre affaire, il en ira tout autrement.

Bien sûr, rien ne sera simple. Il y faudra une très grande volonté politique, comme il en a fallu aux pères fondateurs. En sommes-nous encore capables ?

Il nous faudra aussi reconstruire un climat de confiance avec nos partenaires, retrouver ce qui est la responsabilité particulière du couple franco-allemand, considérer comme une chance que l'Union européenne réunisse des grands pays et des moins grands, des riches et des moins riches, des contributeurs et des bénéficiaires, des vertueux et des moins vertueux, des pays de la Baltique et des pays de la Méditerranée, des fondateurs, des anciens et des nouveaux membres. Cette diversité est une richesse.

Mais n'oublions jamais que la première richesse de l'Europe, ce sont les Européens et, parmi eux, les plus jeunes. Ceux-ci vivent déjà l'Europe bien plus naturellement que nous : Erasmus y est pour beaucoup. Nos médias aussi vivent déjà l'Europe beaucoup plus que nous et présentent l'élargissement aux Français souvent très intelligemment - la campagne publicitaire que l'on entend actuellement sur les ondes de France Info en est le plus bel exemple -, car ils connaissent l'attente des Français et cherchent à y répondre. Nos corps intermédiaires ont très bien compris ce que sont les rendez-vous que nous offre l'Histoire !

Et nous, politiques, le verrions moins bien qu'eux ? Nous n'osons pas imaginer que les opinions pourraient être en avance sur nous ! Pour nos compatriotes, à partir du moment où les problèmes réels seront résolus - et c'est le minimum qu'ils attendent de nous -, l'élargissement offre un avenir.

Cessons de nous réfugier derrière l'alibi d'une Europe trop compliquée qui devrait rester une affaire de spécialistes. Cessons de construire l'Europe de ceux qui savent contre celle des Européens. Si nous confisquons l'Europe, mes chers collègues, nous l'étoufferons !

Dans ce contexte, la France peut faire beaucoup de bien à l'Europe, comme ce fut souvent déjà le cas. Mais elle peut aussi lui faire beaucoup de mal en s'arrêtant de la servir. Son action n'est en tout cas jamais neutre. Ce que nous ne faisons pas aujourd'hui, ce que nous défaisons, nous sera compté demain. Notre responsabilité est immense. Dans les sports d'équipe, les jeux personnels font perdre. Lorsque la France marque contre l'Union, elle perd avec l'Europe.

Même si c'est encore confusément, les Français nous attendent beaucoup plus que nous ne le pensons sur l'Europe. A nous de « révéler » leur attente et d'y répondre.

L'Europe ne peut s'appuyer sur une France « intermittente de l'Union ». Nous voulons une Europe large et forte pour que s'étendent la liberté et la paix dans le monde, pour que tout homme y trouve son identité et sa place. Croyons en l'Europe comme nous l'avons toujours fait. Soyons présents au rendez-vous qu'elle nous donne aujourd'hui et choisissons d'écrire son histoire avec elle.

Le temps n'est plus aux calculs étriqués, aux replis ou aux timidités. A l'audace d'une Europe qui, aujourd'hui, mise sur son unité, répondons, nous, Français, par une audace aussi engagée. Sachons à nouveau montrer le chemin avec ambition, mais aussi avec humilité, car nous ne construirons rien de bon sur l'idée que nous serions les seuls porteurs de l'Europe, les seuls détenteurs de la vérité. Sachons nous remettre à déblayer le chemin avec détermination et confiance, au service de l'Union. Alors, l'élargissement sera notre chance et l'Europe restera l'espérance des Européens et des Français. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et de l'UMP, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. André Dulait.

M. André Dulait. Monsieur le président, madame, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaite placer mon propos sous l'angle d'un triple questionnement.

Comment réaliser l'élargissement de l'Europe à dix nouveaux pays sans remettre en cause l'ensemble de l'édifice patiemment construit ?

Pourquoi rassembler plus de 450 millions d'habitants, divers par leur histoire, leur langage ou le type de société dans lequel ils ont évolué ?

Jusqu'où rassembler ? Quelle frontière donnerons-nous à cette Europe nouvelle ? Devra-t-elle se limiter aux dix nouveaux entrants ? Devra-t-elle réaliser un deuxième cercle avec les voisins proches ? Quelles relations nouvelles devrons-nous établir également ensemble au sud et à l'est de la Méditerranée ?

Ce sont là autant de questions auxquelles il faudra répondre à court ou moyen terme.

Le 16 avril 2003, nous avons signé le traité d'Athènes, qui prévoit l'adhésion à l'Union européenne de dix pays. La plupart d'entre eux sont issus de l'ancienne Europe de l'Est, qui fut dominée pendant près de cinquante ans par l'ex-Union soviétique.

C'est un événement historique majeur : ce traité est comparable aux grands traités qui ont ponctué l'histoire de l'Europe et sa géopolitique. Il comporte cependant une différence de taille avec ceux qui l'ont précédé : il n'a été imposé ni par les armes ni par la force, il n'y a ni vainqueur ni vaincu. La nouvelle carte de l'Europe qui apparaîtra le 1er mai 2004 résultera d'un accord librement négocié et ratifié par des peuples souverains ou par leurs représentants.

L'élargissement de 2004, que certains qualifient, avec raison, de « retrouvailles », est un bouleversement fondamental. On a beaucoup dit que, historiquement et symboliquement, il marquait la réconciliation entre l'Europe occidentale et l'Europe orientale.

Par le nombre de pays, c'est l'élargissement le plus significatif depuis le début de la construction européenne. Démographiquement, il est moins important : cela a déjà été dit, la population de l'Union européenne s'accroîtra de 20 %, alors que, en 1973, lors de l'élargissement au Royaume-Uni, à l'Irlande et au Danemark, elle avait crû de 30 %. Sur le plan économique, l'accroissement est encore plus faible, puisque le PIB nominal de l'Union européenne n'augmentera que de 5 % environ.

Ces quelques chiffres montrent à quel point le prochain élargissement va rendre l'Union européenne plus hétérogène. Les nouveaux Etats membres sont pour la plupart des Etats faibles économiquement et profondément marqués par l'héritage de la domination soviétique, qui avait succédé à la terreur nazie. Les conséquences sont importantes pour la nouvelle Europe, sur les plans à la fois institutionnel, économique et politique. Cet élargissement appelle à repenser l'organisation de l'Europe au-delà même de l'horizon fixé par les travaux de la Convention.

Je voudrais d'abord insister sur un point qui paraît fondamental. Il ne faut pas nier que l'élargissement aux pays de l'Est aura d'importantes conséquences sur le projet politique européen. Notre approbation ne doit pas nous priver de notre lucidité face aux difficultés et aux incertitudes qui subsistent.

C'est d'abord un bouleversement géopolitique. L'Union européenne intègre désormais des pays de l'ancien bloc soviétique et atteint la frontière de l'ancienne URSS. Pour le moment, c'est surtout l'Europe centre-orientale qui est concernée. La Baltique devient une « mer intérieure » de l'Union européenne. Le territoire de Kaliningrad, l'ancienne Königsberg prussienne, devient une enclave russe dans l'Union, ce qui a obligé à définir des modalités de transit à travers la Lituanie.

L'Europe du Sud-Est reste en revanche un espace de transition, dans l'attente de la probable adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007, ainsi que de la résolution de la question turque et de l'avenir des Etats des Balkans. L'Union européenne va devoir définir ses liens avec ses « nouveaux voisins ».

L'adhésion de Malte et de Chypre renforce par ailleurs la façade méditerranéenne de l'Union, et la question de Chypre fait inévitablement le lien avec la candidature turque.

Par ailleurs, l'élargissement de l'OTAN à ces nouveaux pays a précédé l'élargissement de l'Union européenne. En 1997, il avait été décidé au sommet de Madrid d'élargir l'OTAN à la Pologne, la Hongrie et la République tchèque. Le sommet de l'Alliance atlantique de Prague, en novembre 2002, qui a précédé le sommet européen de Copenhague, a décidé d'intégrer sept nouveaux membres : les trois pays Baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie. Ainsi, en dehors des quatre Etats neutres que sont l'Autriche, la Finlande, la Suède et l'Irlande, ce sera presque toute l'Europe des 27 qui aura intégré l'OTAN.

Cela n'est pas une surprise, car ces nouveaux Etats membres sont de fervents partisans de l'Alliance atlantique. Ils ont vécu la cruelle domination nazie, puis soviétique, et certains d'entre eux, comme la République tchèque ou la Pologne, se sont sentis abandonnés par l'Europe en 1938 et 1939.

Il faut également tenir compte des liens historiques entre l'Europe de l'Est et les Etats-Unis, comme l'illustrent les racines polonaises de près de 10 millions d'Américains.

Pour tous ces pays, un partage des rôles s'est installé : l'Europe représente la prospérité économique et l'OTAN la sécurité stratégique. Ces Etats de l'Europe orientale vont donc devenir membres de l'Union européenne et de l'OTAN, ainsi que des alliés des Etats-Unis.

Sur le plan géopolitique, l'Europe orientale sera passée, en dix années, du statut de périphérie du bloc soviétique à celui de périphérie de l'espace euro-atlantique.

Pour un homme de ma génération et M. Claude Estier l'a souligné - il est saisissant de voir ces capitales de l'ancien pacte de Varsovie devenir des capitales de l'OTAN et de l'Union européenne : cette inversion d'orientation est à mes yeux l'élément fondateur du continent européen du xxie siècle. Les défis majeurs seront ceux du rattrapage économique et social et ceux de la transformation en puissance politique de ce rassemblement d'hommes et d'histoires aussi divers.

Pour réussir l'élargissement, je crois qu'il faudra régler plusieurs questions qui nous entraînent bien au-delà de l'horizon fixé par la Convention pour l'avenir de l'Europe. De la réponse à ces questions dépend l'affirmation du pôle européen dans le monde, c'est-à-dire, tout simplement, le maintien de l'Europe comme acteur majeur de l'histoire.

L'élargissement à l'Est est un pari, le pari que le processus de croissance et de rattrapage économique permettra à ces pays de réduire les disparités économiques, sociales et régionales avec l'Europe occidentale et se traduira par une réussite pour tout le monde. C'est ce que l'on nomme le processus de « convergence ». Il suppose un effort de solidarité de la part de l'Europe occidentale.

D'un point de vue historique, deux comparaisons méritent d'être tentées : la comparaison avec les pays méditerranéens et la comparaison avec la réunification allemande.

L'élargissement aux pays méditerranéens, la Grèce, l'Espagne et le Portugal, a été un succès, cela a été souligné. Il s'agissait d'un élargissement comparable, et ces pays ont connu un rattrapage lent mais constant. La peur du risque migratoire ne s'est pas confirmée, et l'on estime qu'environ un tiers des fonds structurels versés dans ces pays sont revenus aux pays contributeurs.

Ce rattrapage peut-il se produire de la même façon dans les pays de l'Est ? Il est vrai que le point de départ est globalement plus bas et, au rythme des pays méditerranéens, la Pologne mettrait environ vingt-cinq ans à rattraper le niveau relatif qu'a aujourd'hui la Grèce dans l'Europe des Quinze et plus de quarante ans pour atteindre celui de l'Espagne. Il faut également tenir compte de la spécificité des économies sorties du communisme et du fait que la générosité des Etats contributeurs d'Europe de l'Ouest n'atteindra peut-être pas ce qu'elle a été pour les pays méditerranéens.

Une autre comparaison s'impose : la réunification allemande. Les « nouveaux Länder » ont reçu depuis la réunification environ 75 milliards d'euros par an de la part de l'ex-RFA. Cette aide est immense par rapport à ce que reçoivent les pays méditerranéens. Malgré ce soutien colossal, l'est de l'Allemagne n'a pas encore réussi à rattraper tout son retard par rapport à l'ouest, et de nombreux problèmes, notamment sociaux, demeurent.

Les pays de l'Est sont-ils menacés de voir se répéter le scénario est-allemand ? Leur situation est évidemment très différente. Ils n'ont pas été plongés immédiatement dans une union monétaire qui aurait rapidement ruiné la compétitivité de leur industrie. Ils ont eu le temps de procéder à des réformes, à la privatisation, à l'ouverture de leurs marchés. La transition, qui a duré une quinzaine d'années, s'est déroulée de façon plus douce et fera l'objet d'aménagements encore après leur adhésion. L'ex-RDA, au contraire, ayant été plongée au bout d'un an dans l'union monétaire avec l'Ouest et dans une mobilité sans limites du facteur travail, a dû privatiser brutalement son secteur productif.

De ce point de vue, la question de l'entrée dans la zone euro des pays d'Europe centrale ne peut pas être écartée. Membres à part entière de l'Union européenne au 1er mai 2004, ces pays vont avoir la possibilité d'adopter l'euro au plus tôt le 1er mai 2006 pour remplacer leur monnaie nationale.

Quelle serait la date optimale de leur adhésion ?

Il existe un consensus quasi général parmi les économistes pour estimer qu'une adhésion trop rapide à l'euro serait préjudiciable au développement de l'économie de ces pays.

Par ailleurs, il faut souligner une évidence : plus que le rythme de leur convergence nominale, c'est celui de leur convergence réelle qui doit déterminer le calendrier de leur adhésion à la zone euro.

L'adhésion des dix nouveaux pays candidats est naturellement souhaitable à terme pour l'euro, qui se trouverait ainsi conforté comme monnaie d'une vaste zone économique intégrée à l'échelle continentale. Mais elle soulève encore de nombreuses questions institutionnelles et économiques qu'il n'est pas trop tard pour aborder, puisque l'adhésion des pays d'Europe centrale à la zone euro n'est pas encore à l'ordre du jour. Les éluder pourrait en revanche avoir des conséquences sérieuses pour l'avenir de la monnaie unique et pour les économies des pays de la zone euro.

Pour réussir leur rattrapage, les pays de l'Est ont besoin, comme les pays méditerranéens avant eux, de la générosité de l'Ouest. Cela aura d'indéniables conséquences, notamment sur la négociation des perspectives financières pour la période 2007-2013, négociation au cours de laquelle tout sera remis à plat. Les nouveaux Etats membres feront valoir leurs intérêts sur un pied d'égalité avec les membres plus anciens et refuseront d'être traités de manière discriminatoire. Il faut donc trouver une méthode pour que la négociation du prochain « paquet budgétaire » échappe à la logique étroite des égoïsmes nationaux et permette de nouveaux progrès dans la construction européenne sur les plans économique et fiscal.

Je crois que, pour trouver le succès, il faut traiter ces questions très haut en amont, favoriser une prise de conscience des opinions publiques et des responsables et, surtout, maintenir un axe franco-allemand fort.

L'élargissement de 2004 ne marque que le début d'un processus qui sera long. Les inégalités que l'adhésion à l'Union va provoquer en un premier temps ne devront pas être durables ; sinon, elles poseront un sérieux problème de solidarité européenne. Mais il n'est écrit nulle part que l'élargissement ne sera pas, en fin de compte, une success story, ni que l'afflux des investisseurs ne favorisera pas un décollage de ces pays, même si la solidarité budgétaire des Européens de l'Ouest reste limitée.

Une autre question doit, à mon avis, être traitée dans ce débat : il s'agit de la question des frontières de l'Europe, qui ne résout pas l'élargissement de 2004. La Bulgarie et la Roumanie pourraient adhérer dès 2007 ; si la candidature de la Turquie est désormais acquise, son éventuelle - et plus lointaine - adhésion divise encore les Européens.

L'entrée des Etats de l'Europe du Sud-Est, c'est-à-dire des Balkans, qui pensent avoir logiquement vocation à rejoindre l'Union, n'est pas non plus réglée ; on peut même dire qu'elle est à peine envisagée, car la stabilité politique de cette région est encore loin d'être totalement assurée.

Bref, il semble bien difficile, en fait, d'éviter à long terme une définition extensible des frontières de l'Europe. A travers la question de la candidature turque et l'adhésion de Chypre dans sa situation actuelle de partition, les Européens se voient confrontés à la définition des limites territoriales, politiques et culturelles de l'Union. Nous savons qu'un élargissement continu de l'Europe finirait par favoriser une dissociation entre l'Europe économique et l'Europe politique, entre l'Europe-espace et l'Europe-puissance, entre la géographie et le projet. Il serait donc souhaitable que l'Union puisse définir ses frontières et ses relations avec ses voisins. Peut-être faudra-t-il inventer de nouvelles formes de partenariat et d'association ?

La réflexion sur les relations avec les voisins de l'Union élargie doit permettre de prendre en compte les conséquences de l'élargissement sur les nouveaux pays frontaliers, pour la plupart en transition, tout en poursuivant la coopération déjà engagée pour aider à leur développement.

Il faut donc renforcer les liens avec ces pays afin d'éviter la formation de nouvelles lignes de démarcation en Europe et promouvoir la stabilité et la prospérité à l'intérieur et au-delà de ses nouvelles frontières.

La récente création à Naples d'une assemblée parlementaire euro-méditerranéenne permanente est à cet égard intéressante.

Nous sommes dans la vision d'un deuxième cercle de solidarité de l'Union qui inclut tant les pays voisins de l'Est de l'Europe que du Sud de la Méditerranée. Nous devons être soucieux de promouvoir la stabilité et la prospérité aux frontières de l'Union à l'heure où ces frontières atteignent des pays culturellement et économiquement moins proches de nous.

Monsieur le président, madame, monsieur le ministre, mes chers collègues, on le voit, l'élargissement constitue un ensemble de défis. Ses conséquences institutionnelles, économiques, budgétaires et politiques sont considérables.

Après les importants travaux de la Convention sur l'avenir de l'Europe, je tiens à insister, au nom du groupe UMP du Sénat, sur notre souhait de voir la réussite de la conférence intergouvernementale et l'adoption d'une Constitution aussi proche et fidèle que possible du projet issu de la Convention. Le texte doit être à la hauteur des défis que nous devons relever. Nous ne saurions, on l'a dit, nous contenter d'une Constitution au rabais.

Le débat sur les institutions reste essentiel pour que l'Europe à vingt-cinq soit gouvernable.

Cet élargissement doit réussir. Pour cela, il faudra améliorer la gestion de la monnaie unique, définir l'étendue de la solidarité budgétaire et sociale européenne, et mieux affirmer l'Europe sur la scène internationale.

C'est le prix que nous devons payer si nous voulons franchir cette nouvelle étape. Il faut garder la vision de ce nouvel horizon, de cette « autre Europe », de cet espace de paix, de stabilité politique et de prospérité, qui est aussi, pour nous, un impératif stratégique.

Pour toutes ces raisons, le groupe UMP approuve à l'unanimité et sans hésitation la ratification du traité d'élargissement de l'Union européenne aux huit pays d'Europe centrale et orientale, ainsi qu'à Chypre et à Malte. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo.

Mme Nicole Borvo. Monsieur le président, madame, monsieur le ministre, mes chers collègues, une grande Europe unie, représentative au niveau international, est une aspiration historique dépassant largement les frontières de notre histoire moderne. Elle incarne l'aboutissement d'une recherche de cohésion et d'une rencontre de populations diverses et pourtant semblables toutes mues par un même objectif, celui de se rassembler autour d'une même entité porteuse de leurs espoirs.

Aussi, nous ne pouvons qu'être favorables à l'entrée des dix pays dont les peuples se sont exprimés à la majorité pour rejoindre les rangs de l'Union européenne.

L'Union des peuples de notre continent est ce que nous voulons, c'est notre objectif depuis bien longtemps. Dans ce rapprochement, il y a d'abord l'attente de vivre pacifiquement entre soi et avec ses voisins : espace de paix en Europe porteur de paix pour le monde, c'est l'attente que les peuples d'Europe expriment largement, au-delà de leurs gouvernements. Ils l'ont montré contre la guerre américaine en Irak.

De cette Europe ouverte, les peuples attendent qu'elle contribue à un autre ordre mondial. Ils en attendent la solidarité. Ils attendent qu'elle utilise ses atouts économiques, sociaux, culturels, scientifiques pour répondre aux besoins par des politiques sociales de haut niveau, par des services publics développés. Ils attendent le respect des libertés, des droits, des cultures.

Pour nous, l'Europe se doit d'être ouverte aux peuples du continent, comme elle doit se tourner vers l'extérieur pour faire bouger le monde.

Nous ne nous reconnaissons pas dans les critiques véhémentes à l'égard des pays entrant, basées sur la peur, la xénophobie ou encore le coût financier que pourrait avoir un tel processus. Ces critiques ne servent qu'à nourrir le terreau de la haine et de l'ignorance.

Mais les interrogations - il y en a - que soulève l'élargissement méritent réponse. Par exemple, le dumping social existe aujourd'hui. L'Europe va-t-elle le contrer ? Quelle étendue, quel territoire pour cette Europe ? Quid de la Bulgarie et de la Roumanie, qui sont aujourd'hui exclues du processus ? Quid enfin de l'ouverture vers le Sud ?

La première phrase du premier chapitre du rapport écrit de M. Vinçon est révélatrice : « Aux yeux des opinions publiques, et tout particulièrement en France, le processus d'élargissement à dix nouveaux membres, bien que perçu de façon plutôt positive, apparaît comme soudain et comme ayant été, au total, relativement peu débattu. »

C'est là que le bât blesse. Loin de nous la crainte des peuples entrant. Il faut ouvrir les portes de l'Europe. Mais de quelle Europe ? Il faut malheureusement constater que, dès le départ, la donne a été faussée.

Les perspectives imposées aux nouveaux arrivants sont drastiques et inadmissibles : coupes dans les dépenses publiques, privatisations, alignement sur les règles libérales, démembrement du volet social, de l'enseignement, ou encore menace sur les paysans, qui vont connaître une concurrence accrue et qui ne bénéficieront que très peu de l'aide directe de la PAC. Bien loin d'en tirer profit, ces pays vont pâtir des exigences européennes.

Alors que nous voulons l'unité et l'égalité, il est offert aux pays une Europe à géométrie variable.

Les préparatifs du sommet de Bruxelles sont à ce titre symptomatiques de ces différences de traitement. Les grands thèmes relatifs au projet de traité - car c'est bien de cela qu'il s'agit - n'y ont pas été abordés, notamment en ce qui concerne le poids représenté par chaque pays.

Seule la question de la défense a occupé une place importante dans les pourparlers, car elle seule relevait d'un consensus. Il sera ainsi permis aux Etats qui le veulent d'« aller plus vite et plus loin » dans ce domaine au sein d'une « coopération structurée ». Mais il y a aussi un problème majeur : l'instauration d'une clause de défense mutuelle « conforme aux engagements souscrits à l'OTAN ».

La politique extérieure de sécurité commune continue d'être commandée par une organisation qui n'a rien d'européenne. L'Europe doit s'émanciper des Etats-Unis, mais elle n'en prend pas le chemin.

C'est sans compter également sur les inquiétudes que suscite cette Europe de la défense, et nous refusons la mise en place d'une puissance militaire.

Oui à l'ouverture, mais pas dans cette Europe dominée par des principes libéraux, dans cette Europe qui se définit de plus en plus comme un espace voué au « tout marchand », dans laquelle la Banque centrale et le pacte de stabilité déterminent la politique économique en dehors de tout contrôle démocratique.

Toutes les tractations qui ont eu lieu, qu'il s'agisse notamment de l'Acte unique ou des traités de Maastricht, d'Amsterdam et de Nice, nous ont montré le visage d'une Europe reposant sur les principes de concurrence et de libéralisme. Absents en revanche, la solidarité et le progrès social ! Absents également les citoyens, toujours écartés de prises de décision pourtant décisives pour leur avenir.

Alors que l'Europe doit avoir pour seul but de protéger les peuples qui la composent contre une société de compétition généralisée, elle s'attache bien au contraire à les entraîner dans un gouffre économique qui les mènera à leur perte.

C'est plus que jamais le cas avec ce projet dit de Constitution, que l'on voudrait faire passer comme l'acte décisif de la fondation européenne et qui nous enserre dans un carcan inextricable : une prétendue Constitution qui édicte elle-même des procédures trop strictes pour pouvoir être révisées, un texte qui voudrait graver dans le marbre ses principes antidémocratiques.

Il faut être clair, nous ne sommes pas opposés à l'édiction de règles au sein d'un traité, mais nous sommes opposés aux règles que l'on veut aujourd'hui nous imposer.

Il faut refuser cette logique, s'attacher à repenser l'Europe et la reconstruire sur de nouvelles bases qui sont les suivantes : une Europe citoyenne, une Europe sociale, une Europe créatrice et garante de l'emploi, de l'enseignement, faisant de l'intérêt général sa priorité, cette priorité que réclament les peuples, ceux qui y sont comme ceux qui veulent y entrer.

L'Union européenne doit être une alternative à la vague libérale, reflet de la politique des Etats-Unis. Sans un projet différent, et surtout ambitieux, tourné vers les peuples et non vers l'économie, l'Europe ne connaîtra jamais son émancipation et ne sera jamais la grande Europe que nous appelons de nos souhaits.

Agissons pour en faire un pilier de l'organisation mondiale porteur d'espoir pour un monde solidaire, libre, en paix et juste.

Nous n'y parviendrons qu'en faisant confiance aux peuples et aux forces vives. Les gouvernements doivent cesser de se couper des citoyens, car ce sont eux les clés du progrès et de l'avenir.

C'est pourquoi je reste convaincue de la nécessité d'un référendum sur le projet de Constitution, comme je reste convaincue de la nécessité d'un bilan sur la politique de l'Union européenne.

Les membres de mon groupe au Sénat comme les parlementaires européens de ma sensibilité demandent depuis longtemps ce bilan sur une Europe qui crée du chômage, prône le dogme de la privatisation et de la baisse des dépenses publiques. Il nous a toujours été refusé. Ce déni va à l'encontre de la transparence qui est due aux Françaises et aux Français, aux Européennes et aux Européens.

Avec l'élargissement, nous tournons une page, mais cela ne doit pas être la fin du livre. Il faut encore tourner une ultime page, celle qui raconte cette autre Europe.

Fallait-il décider de la forme avant de débattre du sens ? Aujourd'hui, certains voudraient imposer aux actuels et futurs pays de l'Union une Europe dont on n'a pas réellement pensé la finalité. Chercher à créer un ensemble sur les seules questions de « comment » et « avec qui » n'a pas de valeur tant qu'il n'a pas été répondu à la question du « pour quoi », qui n'a même pas été posée !

Je dis aux pays candidats qu'ils sont les bienvenus, mais je leur dis aussi ma crainte de les voir s'intégrer dans un système que ne leur apportera que des désillusions si ce système ne change pas rapidement.

Leur appétit d'Europe est tout à fait légitime, mais il est de notre responsabilité de transformer radicalement celle-ci pour que leurs espoirs ne soient pas déçus. Pour éviter un lourd échec, il faut prendre le temps du débat, il faut ouvrir un nouveau chantier avec les pays entrant.

Bienvenue donc aux peuples, mais nous n'approuvons pas l'Europe qui s'impose à eux. Aussi, les sénatrices et sénateurs de mon groupe ne prendront pas part au vote. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Robert Badinter.

M. Robert Badinter. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, on a parfois tendance à abuser du terme « historique » à propos des réformes qui viennent en discussion devant le Parlement. Mais, en cet instant, je pense qu'il est bienvenu et qu'il traduit l'importance de l'événement.

Claude Estier l'a bien marqué : aujourd'hui, l'Union européenne va remplacer l'Europe de Yalta ; aujourd'hui, à l'Europe divisée va succéder l'Europe unie, et unie dans la liberté.

Sans doute l'oeuvre n'est-elle pas encore complètement achevée, sans doute verrons-nous d'autres Etats, notamment dans les Balkans, appelés à nous rejoindre, mais, tout de même, quelle prodigieuse aventure pour toute une génération que celle de la construction européenne, depuis le premier traité qui créa, en 1951, la Communauté européenne du charbon et de l'acier en passant, bien sûr, par le traité de Rome et jusqu'à celui que nous allons ratifier et qui élargira l'Union européenne à vingt-cinq Etats et à 453 millions de citoyens européens !

Je tiens à saluer et le courage et - c'est la marque des grands hommes d'Etat - la vision des pères fondateurs. Jamais eux n'ont douté que la communauté qu'ils créaient à l'ouest de l'Europe accueillerait un jour les peuples de l'est de l'Europe redevenus libres de leur destin.

Ecoutez, mes chers collègues, un discours de Robert Schuman, prononcé il y a quarante années.

« Nous devons faire l'Europe non seulement dans l'intérêt des peuples libres, mais aussi pour y accueillir les peuples de l'Est qui, délivrés des sujétions qu'ils ont subies jusqu'à présent, nous demanderaient leur adhésion et notre appui moral.

« Depuis de longues années, nous avons douloureusement ressenti la ligne de démarcation idéologique qui coupe l'Europe en deux. Elle a été imposée par la violence. Puisse-t-elle s'effacer dans la liberté ! »

(Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du RDSE, de l'Union centriste et de l'UMP.)

« Nous considérons comme partie intégrante de l'Europe vivante tous ceux qui ont le désir de nous rejoindre dans une communauté reconstituée.

« Nous rendons hommage à leur courage et à leur fidélité, comme à leurs souffrances et à leurs sacrifices.

« Nous leur devons l'exemple d'une Europe unie et fraternelle. [...] Ainsi s'édifiera une Europe nouvelle, prospère et indépendante. »

Propos admirables quand on les situe dans le temps et oeuvre immense, je le rappelais, dont les femmes et les hommes de notre génération peuvent tirer une légitime fierté !

On ne le rappellera jamais assez, l'Union européenne, construite pas à pas depuis cinquante ans, a en effet été réalisée non pas par la puissance d'un Etat dominateur, mais par la seule volonté libre des peuples et des gouvernements d'Etats démocratiques. Et cette Union européenne a toujours été régie non par la force des armes, mais par la force des lois.

Quelle rupture, on le reconnaîtra, avec le passé tragique et souvent sanglant de notre continent, et quel triomphe pour tous les Européens de conviction qui voient, enfin, le continent européen où sont nées les Lumières rassemblé sous l'empire des droits de l'homme et de la liberté, qui sont, je tiens à le rappeler devant vous, le véritable fondement de l'Union européenne !

Nous savons que certains esprits, par nostalgie du passé ou par frilosité devant l'avenir, redoutent les conséquences économiques ou politiques de cet élargissement. Ils le jugent précipité, voire périlleux pour l'équilibre de l'Union européenne ou pour la sécurité, voire pour la prospérité des Français. Ils dépeignent les conséquences de l'élargissement sous les traits les plus sombres.

Je dirai que ces craintes ne sont pas surprenantes tant l'extension de l'Union européenne et de ses champs d'action, en définitive, surprend les esprits.

Sans entrer dans le détail des dispositions adoptées, je dirai simplement qu'il en a toujours été ainsi dans l'histoire de la construction européenne. A chaque élargissement, les esprits chagrins ont évoqué les conséquences détestables qui ne manqueraient pas d'en résulter pour les Etats membres et pour certaines catégories sociales.

Or c'est tout le contraire qui s'est toujours produit. Chaque élargissement a suscité un développement rapide au sein des nouveaux Etats membres et un surcroît de prospérité pour les anciens. Pensons à l'Irlande, au Portugal, à l'Espagne, à la Grèce.

L'élargissement de l'espace intérieur du marché européen a toujours été un facteur d'amélioration pour tous. Il en ira de même, au-delà d'inévitables difficultés, pour ce nouvel essor. Il en résultera un supplément de prospérité pour tous les Etats de l'Union, qui voient s'ouvrir à eux de nouveaux marchés, et en premier lieu, bien sûr, pour les nouveaux membres.

Mes chers collègues, n'est-ce pas justice devant l'histoire si nous considérons que leurs épreuves et leur retard sont dus, pour l'essentiel, au fait qu'ils ont été rattachés de force au mauvais côté d'une Europe divisée par le rideau de fer ? Ce n'est pas de leur fait si les peuples de ces Etats qui, enfin, nous rejoignent dans l'Union se sont trouvés ainsi placés du mauvais côté du continent. Cela doit nous inciter à les accueillir fraternellement aujourd'hui dans l'Union : ils l'ont bien mérité.

La complexité, plus que le hasard du calendrier, fait que nous ratifions le traité d'élargissement au moment même où l'on débat du projet de traité constitutif élaboré par la Convention de Bruxelles, présidée par M. Giscard d'Estaing. J'ai eu l'honneur d'y jouer le rôle, très modeste, de délégué suppléant, aux côtés du président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne, M. Haenel, toujours présent, toujours actif et apportant aux débats une contribution précieuse. Dans les jours prochains, le Conseil européen sera amené à se prononcer sur ce projet, qui porte le nom, superbe à mes yeux, de « Constitution pour l'Europe », même si, juridiquement, il s'agit en réalité d'un projet de traité réformant les institutions européennes.

A cet égard, prenant la mesure de ce projet, je le dis clairement : si le traité constitutionnel élaboré par la Convention nous était soumis pour ratification, nous le voterions. Ce n'est pas que ce texte soit, à nos yeux, exempt de défauts ! Nous regrettons, notamment, l'insuffisance de la dimension sociale du projet, sa timidité en matière de gouvernance économique. De même, nous critiquons le fait qu'un trop large domaine ait été laissé à la règle de l'unanimité. Nous souhaitons également un assouplissement des mécanismes de coopération renforcée entre les Etats membres.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Oui !

M. Robert Badinter. Enfin, je l'ai rappelé à maintes reprises, il est indispensable que la révision de la Constitution ne soit pas soumise en toutes ses dispositions, s'agissant notamment de sa partie III, à la règle de la double unanimité pour l'adoption du texte et pour sa ratification.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Oui !

M. Robert Badinter. Cela étant, tel qu'il est, le projet de Constitution n'en présente pas moins des améliorations substantielles par rapport aux traités régissant actuellement l'Union européenne. Je n'y reviendrai pas, car nous avons déjà eu l'occasion d'en débattre, et des orateurs éloquents ont rappelé ce que sont ces dispositions essentielles. Mais il est indéniable que les institutions prévues par le projet de Constitution seront plus démocratiques et plus claires.

Ces institutions seront aussi plus efficaces, et je pense ici, en particulier, à l'amélioration des capacités décisionnelles et de la représentativité internationale de l'Union européenne, notamment par la création d'un président du Conseil européen et d'un ministre des affaires étrangères.

S'agissant de ce qui demeure à nos yeux l'essentiel, les citoyens doivent prendre conscience que l'Union européenne est d'abord un ensemble qui repose sur des valeurs fondamentales unissant tous les Européens.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !

M. Robert Badinter. Le fait que la charte des droits fondamentaux ait dorénavant valeur juridique, qu'à ce titre tous les citoyens de l'Union européenne, soit 453 millions de personnes, pourront, le cas échéant, si la législation de l'Union européenne devait méconnaître leurs droits fondamentaux, saisir la Cour de justice de Luxembourg constitue un progrès si considérable, une avancée si étonnante dans l'histoire des libertés que, pour ce seul motif, je soutiendrais avec la plus grande fermeté la ratification d'un traité qui porterait l'essentiel des dispositions du projet de Constitution.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !

M. Robert Badinter. Seulement voilà, nous sommes à un moment difficile !

Nous savons, monsieur le ministre, madame la ministre, que tous les gouvernements participant à la conférence intergouvernementale de Rome ne partagent pas les mêmes vues. Des divergences, pour employer une litote, les séparent,...

M. Robert Bret. C'est le moins que l'on puisse dire !

M. Robert Badinter. ... notamment en ce qui concerne la composition de la Commission, le calcul de la majorité au Conseil, les coopérations renforcées, et même la présidence du Conseil. Nous espérons que ces oppositions se rédoudront et qu'un accord pourra être trouvé entre les chefs d'Etat et de gouvernement.

Mais, au nom de tous mes amis socialistes, présents en nombre aujourd'hui dans cet hémicycle, j'affirme que, à ce moment important de la construction européenne, cet accord ne saurait être acquis au détriment de l'équilibre institutionnel défini dans le projet de Constitution.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !

M. Robert Badinter. Plutôt que d'accepter l'altération de dispositions essentielles du projet, mieux vaudrait, à nos yeux, différer l'obtention d'un consensus dont le coût institutionnel serait trop élevé. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste. - M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne, applaudit également.)

L'Union européenne continuera alors à fonctionner sur la base des traités existants. Ce ne sera pas le vide juridique ! L'expérience mettra en lumière plus clairement encore, j'en suis persuadé, leurs insuffisances ou leurs défauts. Le projet de Constitution ne sera pas abandonné, et la discussion se poursuivra sur les points litigieux. Des améliorations nécessaires, souhaitables en tout cas, notamment en ce qui concerne les dispositions très détaillées de la partie III du traité sur les politiques de l'Union, pourront être apportées au texte, et, le moment venu, avant l'horizon de 2009, un accord interviendra, qui consacrera le projet de Constitution ainsi amélioré. En tout cas, rien ne serait plus dommageable pour l'avenir européen qu'un compromis précipité, arraché à l'aube, sans vision, qui compromettrait l'unité et l'efficacité du projet de Constitution.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Voilà !

M. Robert Badinter. Au cours de cette période que j'évoquais, il ne saurait être question de rester inertes. Les Etats les plus impliqués dans les progrès de la construction européenne, au premier rang desquels la France et l'Allemagne, pourront s'engager, avec d'autres, dans la voie de coopérations renforcées. Les traités actuels le permettent. Leurs initiatives rallieront sans doute nombre d'autres Etats. Ainsi, nous ouvrirons ensemble, comme cela a été si souvent le cas depuis l'origine de la construction européenne, les voies de l'avenir à l'Union européenne tout entière.

De la fermeté, de l'audace, et la foi dans le destin de l'Union européenne, voilà les vertus qui, aujourd'hui comme dans le passé, doivent animer et rassembler tous les Européens de conviction.

M. Pierre Laffitte. Très bien !

M. Robert Badinter. A cet égard, je ne résisterai pas à la tentation de citer un extrait d'un discours du plus illustre, assurément, des sénateurs, qui fut un Européen passionné : on aura reconnu Victor Hugo, mais chacun sait que je suis un « hugolâtre ».

« Encore quelques années, et... nous aurons ces grands Etats-Unis d'Europe qui couronneront le vieux monde comme les Etats-Unis d'Amérique couronnent le nouveau.

« Nous aurons l'esprit de conquête transfiguré en esprit de découverte ; nous aurons la généreuse fraternité des nations au lieu de la fraternité féroce des empires ; nous aurons :

« - la patrie sans la frontière ;

« - le budget sans le parasitisme ;

« - le commerce sans la douane ;

« - l'éducation sans l'abrutissement ;

« - la jeunesse sans la caserne ;

« - le courage sans le combat ;

« - la justice sans l'échafaud ;

« - la vérité sans le dogme. »

Je viens de lire ici un extrait du discours prononcé par Victor Hugo à l'occasion du IIIe congrès international de la paix, à Paris, en 1849. Décidément, monsieur le ministre, vive les poètes, quand ils sont de grands Européens ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, ainsi que sur les travées du RDSE, de l'Union centriste et de l'UMP.)

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Jacques Oudin.

M. Jacques Oudin. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame le ministre, mes chers collègues, qu'il est difficile de parler après Robert Badinter, qui nous a entraînés vers des sommets d'éloquence !

Je serai pour ma part beaucoup plus terre à terre, l'UMP s'étant déjà prononcée par les voix très autorisées de Serge Vinçon, Hubert Haenel et André Dulait.

Nous sommes appelés aujourd'hui à autoriser la ratification du traité d'Athènes, relatif à l'élargissement de l'Union européenne à dix nouveaux pays. Cet élargissement est à la fois une chance et un formidable enjeu pour les Européens.

A cet égard, je formulerai trois observations et j'évoquerai trois défis auxquels nous sommes confrontés.

Première observation, la Communauté européenne, puis l'Union européenne, n'ont jamais été des cercles fermés. Ainsi, tous les traités prévoient que « tout Etat européen peut demander à devenir membre ».

Composée initialement de six Etats membres, la Communauté a compté neuf membres en 1972, dix membres, avec l'entrée de la Grèce, en 1980, puis douze membres en 1986, à la suite de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal, et quinze membres en 1995, avec l'intégration de la Finlande, de la Suède et de l'Autriche. Voici, maintenant un nouveau grand saut : dix nouveaux partenaires vont rejoindre l'Union européenne. L'esprit européen se perpétue, celui de l'ouverture aux autres.

Deuxième observation, lors de chaque nouvel élargissement, de nombreux Européens ont manifesté de fortes inquiétudes, qui se sont chaque fois révélées infondées.

Ainsi, l'entrée des pays anglo-saxons, à savoir le Royaume-Uni, l'Irlande et le Danemark, a été vue comme le cheval de Troie des ultralibéraux et le moyen, pour le Royaume-Uni, de ralentir le processus d'intégration communautaire. Or le Royaume-Uni est aujourd'hui l'un des Etats qui présentent le meilleur taux de transposition des directives communautaires ! La France, si mes informations sont exactes, est, selon ce critère, classée en avant-dernière position, devant la Grèce.

De même, l'adhésion des pays du pourtour de la Méditerranée, c'est-à-dire la Grèce, le Portugal et l'Espagne, a été contestée pour diverses raisons, qui se sont révélées sans fondement au bout de quelques années. La balance commerciale de la France avec ces pays s'est sans cesse fortement améliorée.

Enfin, l'entrée de la Finlande, de la Suède et de l'Autriche a été considérée, à l'époque, comme devant constituer un frein à toute évolution vers une politique européenne commune de défense. Or les ministres des affaires étrangères de l'Union viennent de signer un accord sur la défense européenne le 8 décembre dernier.

Je suis persuadé qu'il en ira de même pour le prochain élargissement : l'Union européenne s'enrichira des dynamismes et des diversités de ses nouveaux membres, cela ne fait aucun doute.

Troisième observation, le 1er mai 2004 ne marquera pas, à l'évidence, la fin du processus d'élargissement. Tous les orateurs qui sont intervenus avant moi l'ont souligné : la Bulgarie et la Roumanie adhéreront en 2007, et les pays issus de l'ex-République de Yougoslavie devront bénéficier de l'esprit d'ouverture qui a prévalu à l'égard des pays de l'Est, lorsque ceux-ci connaissaient une situation très difficile.

S'agissant maintenant des trois défis auxquels j'ai fait allusion, je les présenterai comme un défi de gouvernance, un défi de croissance et un défi de cohérence.

En ce qui concerne le défi de gouvernance, je me réfère bien entendu à la « Constitution » européenne, des guillemets étant ici nécessaires puisque, comme cela a été rappelé, il ne s'agit, en l'espèce, que d'un traité, qui a été élaboré sur la base du consensus le plus large par les représentants des Etats.

A cette occasion, en tant que membre de la délégation du Sénat pour l'Union européenne, je voudrais de nouveau saluer le travail remarquable accompli par M. Hubert Haenel et tous ceux qui l'ont soutenu dans sa démarche.

Je n'entrerai pas dans les détails du texte, me bornant à indiquer que certaines querelles me paraissent surprenantes.

Ainsi, si je conçois que l'on veuille réduire de vingt à quinze l'effectif des commissaires européens, au motif que cela conférerait plus de cohésion et de force à la Commission, je dois néanmoins constater que les gouvernements qui soutiennent une telle proposition comptent de trente-cinq à quarante membres. C'est un peu paradoxal, mais je ne pense pas que ce point soit essentiel.

L'essentiel, cela a été souligné par tous les orateurs, est de ne pas aboutir au « détricotage » d'un texte qui est cohérent, qui est nécessaire, et qui nous permettra d'éviter les critiques formulées à la suite du sommet de Nice, portant sur l'adoption d'un texte sans vision d'avenir. Monsieur le ministre, vous êtes le plus fervent défenseur des acquis de cette Constitution ; nous vous demandons de poursuivre dans cette voie.

Le deuxième défi est celui de la croissance. Intégrer de nouveaux partenaires, c'est les aider à partager une croissance forte. Or nous sommes loin du compte !

En effet, l'Europe est, dans le concert mondial, l'ensemble économique qui présente la croissance la plus molle. En 2003, les Etats-Unis auront bénéficié d'un taux de croissance de 2,4 %, alors que, en Europe, il n'aura atteint que 0,5 %. Et si encore ce n'était là qu'un accident ! Mais l'évolution tendancielle fait que notre taux de croissance diminue de décennie en décennie. J'ignore si nous pourrons insuffler un plus grand dynamisme.

Quoi qu'il en soit, je salue la démarche engagée par la France, l'Allemagne, l'Italie et la Commission européenne pour tenter de relancer l'initiative européenne de croissance. Nous retrouvons d'ailleurs, au coeur de cette initiative, un vieux principe que Keynes avait déjà défendu en son temps, celui de la relance par l'investissement, notamment dans la recherche et, surtout, dans les infrastructures de transport. Certains reconnaîtront là des thèmes auxquels je suis très attaché !

Dans le contexte actuel, les infrastructures de transport présentent une grande importance, parce qu'elles structurent les territoires comme elles ont structuré la France au cours de son unification. Elles assurent en outre une meilleure cohésion au sein de l'Europe actuelle et elles permettront aux nouveaux membres de l'Union d'être reliés au coeur industriel de celle-ci. Nous devons « casser » ce que l'on appelle, dans le domaine des transports, l'« effet frontière ». Cette initiative européenne de croissance, qui, pour l'instant, n'a pas de grande portée concrète, doit être poursuivie.

Le troisième défi est celui de la cohérence. Le général de Gaulle évoquait une Europe s'étendant de l'Atlantique à l'Oural. L'Union s'élargit de façon à la fois progressive et massive. L'ouverture vers la Méditerranée semble nécessaire, et le sommet « 5 + 5 » qui s'est tenu voilà quelque temps marque une étape importante dans cette démarche.

Je souhaiterais évoquer la position de la France à l'égard de la Turquie, point qui a été abordé par nombre d'orateurs.

Au sein de notre assemblée, je préside le groupe d'amitié France-Arménie. Nous avons quelques soucis quant à l'attitude de la Turquie dans le blocus qu'elle impose à son voisin. Je laisse de côté un certain négationnisme qui irrite plusieurs d'entre nous, je sais que le sujet est délicat. Monsieur le ministre, vous avez beaucoup oeuvré pour trouver les bases d'un consensus. La Turquie nous pose un problème géographique et conceptuel. Aussi, je souhaite que vous nous fassiez connaître clairement votre position à cet égard.

La démarche dont nous débattons aujourd'hui est essentielle. Voilà quelques instants, M. Robert Badinter a cité un des pères fondateurs de l'Europe. Pour ma part, je rappellerai les propos tenus, lors de la signature du traité de Rome, par Paul-Henri Spaak : « Cette fois, les hommes d'Occident n'ont pas manqué d'audace et n'ont pas agi trop tard. Le souvenir de leurs malheurs, et peut-être de leurs fautes, semble les avoir inspirés, leur a donné le courage nécessaire pour oublier les vieilles querelles et pour réaliser la plus grande transformation volontaire et dirigée de l'histoire de l'Europe. »

Aujourd'hui, monsieur le ministre, nous devons, à notre tour, faire preuve d'audace, oser avancer, en nous montrant dignes de notre héritage européen. C'est pour cela que ce traité doit être ratifié. C'est notre responsabilité d'Européens devant l'Histoire. (Applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Autexier.

M. Jean-Yves Autexier. Monsieur le président, madame, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans un peu moins d'une heure, le Parlement français aura ratifié l'élargissement, logiquement : les peuples de ces dix Etats le souhaitaient, et l'Europe retrouve à la fois son histoire et sa géographie. Mais cet élargissement sera décidé sans que deux grandes questions aient été tranchées : l'Europe à vingt-cinq, pour quoi faire ? L'Europe à vingt-cinq, comment faire ?

L'Europe à vingt-cinq, pour quoi faire ?

La crise irakienne a montré en pleine lumière l'existence de deux projets politiques.

Certains conçoivent l'Europe comme une banlieue de l'Amérique : ils communient dans le dogme du libre-échange, de l'économie de marché ; ils ne font confiance qu'à l'OTAN pour assurer leur défense, encaissent les fonds structurels et achètent des F 16, et ne sont pas préoccupés par le déséquilibre, qui pourtant menace, entre l'engagement de l'Union européenne vers l'est du continent et les besoins, puissants, qui se manifestent au sud de la Méditerranée, déséquilibre qui comporte autant de risques pour nous en Europe de l'Ouest.

L'autre projet, ce serait une Europe européenne, c'est-à-dire une Europe défendant ses valeurs, par exemple le règne du droit contre le culte de la force ; une Europe défendant un monde multipolaire contre la loi de l'empire ; une Europe qui tirerait de son histoire de la pluralité de son histoire le modèle d'un monde multipolaire ; une Europe qui travaillerait à une défense indépendante de ses Etats ; une Europe qui serait capable de promouvoir un mode de développement économique originale où la régulation, le service public, aurait sa place.

Ce sont deux projets très différents. Mais qui ne voit que l'élargissement à dix fait pencher la balance du côté de ceux qui ne voient leur avenir, économique, social, militaire, qu'à l'ombre de l'Amérique ?

La seconde question n'est pas non plus tranchée : A vingt-cinq, mais comment ?

Sans doute le modèle fédéral perd-il toute crédibilité. Une Europe fédérale à vingt-cinq ne fonctionne pas ! Le projet d'adhésion de la Turquie doit se voir à cette lumière. Je condamnerais d'ailleurs le projet d'adhésion de la Turquie dans une Europe à visée fédérale. Le projet de faire rejoindre la Turquie dans l'ensemble économique européen, dans une Europe respectueuse de la liberté et de la souveraineté des nations qui la composent, est cependant souhaitable.

Mais il est clair que, aujourd'hui, la crise qui se manifeste à la conférence intergouvernementale est d'abord le reflet de l'antagonisme entre ces deux visions. Cette crise à propos de la Constitution européenne montre qu'une certaine Europe est derrière nous, l'Europe qui vivait sur des présupposés vieux de quarante ans, sur des espoirs que la réalité a contredits.

Finalement, la crise qui s'ouvre est aussi facteur d'espoirs, car elle montre qu'un grand nombre de pays veulent s'abstraire d'une Europe carcan, où la Banque centrale européenne est déliée de tout engagement en matière de croissance et d'emploi - elle est d'ailleurs la seule banque de réserve...

M. Robert Bret. Sans contrôle !

M. Jean-Yves Autexier. ... à être dépourvue d'objectifs dans le domaine de l'emploi, qu'un grand nombre de pays veulent sortir du carcan du pacte de stabilité. Un taux de déficit limité à 3 % et défini à la fin des années quatre-vingt a-t-il un sens aujourd'hui ? Et, s'il faut choisir entre l'emploi et un taux de déficit, comment faire ?

Donc, sortir du carcan d'un pacte de stabilité sans contenu, d'une politique de la concurrence qui a supplanté toutes les autres. Il n'y a plus de politique industrielle, plus de politique régionale, plus de politique de la recherche. Seule subsiste une politique de la concurrence folle, si folle d'ailleurs qu'il n'est même plus possible de diminuer le taux de la TVA applicable à la restauration - comme si le restaurant voisin de la place de l'Odéon faisait concurrence au pizzaïolo de Naples ! - ou qu'on laisse absorber Pechiney par le nord-canadien Alcan, dans le silence, mais qu'on empêche l'Etat de sauver Alstom.

Il faut sortir d'un carcan de majorités qualifiées élargies à toutes sortes de domaines, y compris les plus sensibles, car nous savons bien que les citoyens acceptent très mal ces décisions. Dire que la politique de l'immigration et de l'asile sera décidée à la majorité qualifiée, c'est beau sur le papier. Mais quelles en seront les conséquences. Nous laisserons aux démagogues et à l'extrême droite le soin d'exploiter les faiblesses de cet aveuglement !

Il faut sortir du carcan d'une politique extérieure et de sécurité commune qui, nous le savons bien, ne peut pas exister et dont la crise irakienne a montré la vacuité. Quel aurait été le rôle de M. PESC s'il avait été en mesure de définir au Conseil de sécurité des Nations unies la position d'une Europe qui s'en remet beaucoup trop largement à l'OTAN, et dont la Constitution fige dans le marbre l'économie de marché ouverte, où la concurrence est libre, selon les termes mêmes du traité de Maastricht ?

On ne peut même pas rêver d'une Europe sociale, puisque l'on inscrit dans le marbre de la Constitution la philosophie qui enterre l'Europe sociale. En effet, une économie de marché où la concurrence est libre ne laisse à l'Europe sociale que des miettes.

Le temps est venu de changer de cap. L'Europe ne se fera plus par une intégration à visée fédérale. Elle se fera, demain, par des coopérations renforcées. Là est la voie du développement d'une Europe moderne. La voie de l'intégration, dans laquelle la France compterait pour 9 % au Conseil des ministres et pour 9 % au Parlement européen, nous entraînerait dans un tourbillon américano-libéral.

La Constitution qu'on nous propose emporterait tellement de changements et de contraintes que, en tout état de cause, elle devrait impérativement être soumise à référendum devant les citoyens, un référendum lors duquel, je le dis tout net, dans la situation actuelle, nous voterions non.

Aujourd'hui, l'intérêt de la France est de laisser la crise éclater à la conférence intergouvernementale.

Je comprends qu'il n'était pas de notre intérêt de déclencher la crise. Mais, si la crise advient, il faut la laisser se produire. Ce sera le moment de prendre congé d'une certaine Europe, qui a fait son temps.

Ce matin ont été publiés, à Bruxelles, les résultats d'un sondage européen pour lequel la question était la suivante : « L'Europe est-elle une bonne chose ? » Cette question, à laquelle il est traditionnellement répondu positivement, a, pour la première fois, recueilli une minorité d'avis favorables. Oui, les temps ont changé. « L'Europe de papa » est derrière nous. C'est une Europe nouvelle qu'il faut construire sur les réalités, c'est-à-dire sur les peuples, les nations et les coopérations renforcées.

A partir de l'entente exceptionnelle qui a été définie avec l'Allemagne fédérale, se définit naturellement ce que sera l'Europe de demain : une Europe de coopérations renforcées, où la France et l'Allemagne donneront l'exemple et seront la force d'entraînement ; une Europe où l'on ne parlera plus de ces Meccano institutionnels et constitutionnels sans fin, qui pourraient nous retenir des jours et des nuits mais qui n'apportent aucun contenu et ne répondent pas à la question : pour quoi faire ? Au contraire, cette Europe des coopérations renforcées sera l'Europe du contenu, l'Europe des projets.

Une période se clôt, une période nouvelle s'ouvre. Il faut vraiment en prendre la mesure.

Cet élargissement mal préparé, survenant avant que les prises de conscience soient arrivées à maturité, peut être aussi l'occasion d'une accélération : c'est ainsi que nous le voyons !

Naturellement, nous approuvons l'élargissement de l'Union européenne à dix nouveaux Etats. Toutefois, compte tenu des conditions si préoccupantes dans lesquelles cet élargissement se produit et parce qu'il a été si mal préparé, nous nous abstiendrons lors du vote sur le projet autorisant la ratification de ce traité. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Bernard Fournier.

M. Bernard Fournier. Monsieur le président, madame, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Sénat, après l'Assemblée nationale, doit se prononcer aujourd'hui sur la ratification par la France du traité d'Athènes, scellant ainsi l'acceptation par notre pays de l'entrée dans l'Union européenne de dix nouveaux Etats.

Je n'aurai pas d'états d'âme, et c'est un oui résolu que je formulerai sur ce projet.

C'est un oui résolu, tout d'abord, parce que, pour la première fois depuis trop longtemps, l'Europe va se trouver réunie pacifiquement. Là où des siècles de guerre entre grandes puissances ont échoué, un rêve politique, venu de la détermination d'hommes et de femmes de bonne volonté, est en passe de réussir. C'est d'abord une grande victoire du dialogue, de l'intelligence et une belle revanche de l'Histoire.

C'est un oui résolu, ensuite, parce que, sans sa façade est, le projet européen n'est ni généreux ni possible. Le traité d'Athènes et ceux qui devront nécessairement suivre - je pense notamment aux Balkans -, c'est en quelque sorte la réunification d'une famille que le drame de la Seconde Guerre mondiale a marquée des stigmates du nazisme et de l'oppression communiste. Et comment, à ce stade introductif de mon propos, pourrais-je m'abstenir de rendre un hommage ému et respectueux au général de Gaulle, visionnaire s'il en est, et qui avait formé si tôt le dessein de cette grande Europe, de l'Atlantique à l'Oural ?

Cette Europe, madame, monsieur le ministre, il nous reste à la rendre plus humaine, plus politique, moins « écocentrée » et respectueuse de la richesse infinie de son passé. De ce passé, elle doit se nourrir pour faire entendre sa voix dans le monde et au sein des organisations internationales.

Cette Europe que nous bâtissons, c'est un projet millénaire ! Les armes ont échoué, et pourtant, cette construction ne diffère pas de l'objectif initial : asseoir une communauté de destin. Cette Europe, en ce sens, c'est la vieille Europe qui dérange, disons-le, certains dirigeants américains, lesquels souhaiteraient, une fois encore, diviser notre famille afin de mieux régner et de mener à bien un projet de monde unipolaire.

Cette Europe, c'est avant tout une Europe « européenne » et pas seulement atlantiste, qui devra, à l'avenir, peser partout où les droits de l'homme et où les droits des peuples à disposer d'eux-mêmes sont bafoués, que ce soit au Proche-Orient, au Moyen-Orient ou ailleurs.

C'est donc - et je le réaffirme - un oui franc et massif que le souverainiste que je suis donnera tout à l'heure à cette ratification.

Pour être franche et massive, cette acceptation ne vaut pas blanc-seing, car je nourris, comme beaucoup, des incertitudes et des interrogations pour l'avenir.

S'agissant des nouveaux Etats membres, d'abord, leur voix doit être conduite par l'intérêt commun de l'Union européenne, et non centrée sur les craintes du passé. Je pense ici à la Pologne, dont je comprends le réflexe pro-américain parce qu'elle est « tatouée », si je puis dire, par le sceau de la domination communiste. Mais elle devra dorénavant faire confiance à la famille qu'elle vient de rejoindre.

L'idéal européen, puisque c'en est un, doit se bâtir sur des valeurs communes et non sur les intérêts économiques ou stratégiques de chacun des Etats, et encore moins sur ceux des Etats-Unis !

S'agissant, ensuite, de l'architecture à venir de l'Union, il faudra trancher la question des frontières de l'Europe.

Jusqu'où l'Europe doit-elle aller ? Nous ne pourrons occulter beaucoup plus longtemps ce problème important. En filigrane, se pose la question de l'intégration de la Turquie et - pourquoi pas ? - à terme, celle du Maghreb. Si j'entends bien la nécessité de la coopération avec les rives sud et est de la Méditerranée, la partie occidentale turque ne me semble pas pouvoir servir de prétexte suffisant pour légitimer cette adhésion. L'Europe doit rester géographiquement européenne. Elle ne peut avoir de frontière terrestre avec l'Iran, l'Irak ou la Syrie. C'est tout simplement une question de logique, de réalisme et de sagesse.

Cela ne signifie en aucun cas que l'Europe doit rester sourde à sa périphérie. Elle devra déterminer un statut de coopération renforcée, mais ne pas bercer d'illusions les pays qui frappent à sa porte. C'est un devoir de respect à leur égard.

Concernant, enfin, la question des travaux de la Convention européenne, je souhaiterais plus de clarté et je manifeste une grande inquiétude. J'en appelle aux brillants collègues constitutionnalistes que nous comptons parmi nous, en particulier à M. Patrice Gélard, caution juridique incontestable, pour leur demander ce qu'est une Constitution. Si je ne me trompe, c'est un corpus de textes qui établit le statut des différentes institutions composant un Etat et qui organise les relations entres elles.

Peut-il y avoir une Constitution sans Etat ? Je réponds : non. Ne jouons-nous pas aux apprenti sorciers en parlant de traité constitutionnel ? N'est-on pas en train de nous vendre, en même temps que le travail de la Convention, un Etat européen, et ce en catimini ?

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Mais non !

M. Bernard Fournier. Nos concitoyens s'interrogent. C'est non pas un simple exercice intellectuel pour étudiant en première année de droit, mais bien un choix politique de première importance.

Sur ce point, madame et monsieur les ministres, il faut que la France dise fort ce qu'elle veut et ce qu'elle ne veut pas. Oui, résolument oui, encore une fois, à un règlement de copropriété de la maison européenne, mais non à un Etat européen.

Voilà, monsieur le président, madame, monsieur le ministre, mes chers collègues, les réflexions que m'a inspirées ce projet de loi de ratification que nous discutons aujourd'hui. Je pense m'être fait devant vous le porte-parole de beaucoup de nos concitoyens et d'élus locaux qui nous interpellent sur l'avenir de notre pays en Europe, et ce, vous en conviendrez, dans un contexte international flou, dominé par l'incertitude et la crainte.

(Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. N'ayez pas peur !

M. le président. La parole est à M. Paul Girod.

M. Paul Girod. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, j'éprouve quelque timidité à prendre la parole, sur un sujet aussi grave, après les spécialistes éminents et les constitutionnalistes avertis qui sont montés à cette tribune depuis le début de l'après-midi.

Cependant, étant engagé dans un rapprochement avec la Slovaquie au nom du Sénat, je ressens la nécessité de m'exprimer.

Quel symbole : nous avons commencé notre Europe à Rome, nous la parachevons aux quatre cinquièmes ou aux cinq sixièmes à Athènes... Toute l'histoire de notre civilisation veille sur notre évolution européenne.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Oui !

M. Paul Girod. Je crois que cette caractéristique détermine la manière dont on doit aborder ce débat : plus que par les biais institutionnels, plus que par les biais économiques, plus que par les biais juridiques, il faut que nous nous posions la question de savoir dans quelle mesure notre civilisation occidentale n'est pas suspendue aux décisions que nous prenons.

Nous savons bien, les uns et les autres, que, pour des raisons diverses, la manière dont le monde évolue en ce moment, sous l'égide d'une seule très grande puissance - laquelle n'a pour but en définitive que de préserver les libertés, certes, mais des libertés économiques -, comporte des niveaux d'incertitude et des fragilités dans ses fondements eux-mêmes.

Monsieur le ministre, je me rappelle que, pour le traité de Maastricht, notre pays a été le seul grand pays d'Europe à être saisi par voie de référendum. Le débat était vif et les incertitudes quant aux résultats grandes. Certains, à juste titre, expliquaient les raisons du « oui », qui leur semblait nécessaire, en tenant les mêmes raisonnements qu'aujourd'hui, des raisonnements fondés sur le fonctionnement de l'Europe, l'expansion économique, les pouvoirs relatifs entre le Conseil des ministres et la Commission, bref, sur des données importantes.

Il me semblait déjà, à l'époque, qu'il y avait une autre dimension pour le seul grand peuple d'Europe à être consulté dans sa profondeur.

Le fils d'un combattant de la Première Guerre mondiale que je suis et qui a lui-même traversé quelques épreuves personnelles dramatiques pendant la Seconde Guerre mondiale alors qu'il était très jeune a pu constater dans son département, l'Aisne, où les champs de bataille sont innombrables et les cimetières militaires omniprésents, l'effort de réconciliation qui avait été fait par les hommes, au-delà des hommes d'Etat.

Je ne citerai qu'une anecdote pour illustrer mon propos : sur un lieu de bataille de 1940 - car on s'est beaucoup plus battu qu'on ne le dit et que les Américains ne le conçoivent dans les premiers temps de la guerre -, deux régiments, l'un français, l'autre allemand, se sont massacrés. Lors des célébrations actuelles, ce sont pourtant les Français qui déposent une gerbe sur le monument allemand et les Allemands qui déposent une gerbe sur le monument français.

Dans la démarche qui a précédé la ratification du traité de Maastricht par voie de référendum cette seule raison, nous ne pouvions pas, ne serait-ce que pour envoyer un signal négatif du peuple français au peuple allemand après les efforts de réconciliation qui avaient été menés.

Aujourd'hui, nous sommes pratiquement dans la même situation. Nous avons connu une Europe balayée par le Drang nach Osten allemand au nom d'une idéologie folle et de son contrecoup au nom d'une idéologie tout aussi folle et dont ont été victimes toute une série de pays aujourd'hui à la porte de notre Europe.

Le symbole est le même : de la même manière que nous, peuple français, n'avions pas le droit de dire non au peuple allemand, nous n'avons pas le droit de dire non à ceux auxquels nous avons permis de retrouver la liberté.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !

M. Paul Girod. Nous n'avons pas le droit de leur dire : vous n'êtes pas assez bien pour être avec nous.

S'il n'y avait qu'une seule raison pour ratifier le traité d'Athènes, c'est celle-là que j'évoquerais.

Monsieur le ministre, vous avez mené des combats difficiles ces derniers mois, et qui n'ont pas toujours été compris.

Mais vous avez mis le doigt sur un certain nombre de points importants de la réalité de notre Occident. Dans ce traité, nous contribuons à ce que cet Occident ait encore un avenir.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Oui !

M. Paul Girod. Si l'Europe s'effritait, le monde ne serait pas ce qu'il doit pouvoir être. (Applaudissements sur les travées de l'Union pour un mouvement populaire et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Yann Gaillard.

M. Yann Gaillard. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, c'est entendu, le Sénat s'apprête à autoriser massivement, comme l'a fait l'Assemblée nationale, ce traité relatif à l'adhésion à l'Union européenne de la République Tchèque, de l'Estonie, de Chypre, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de Malte, de la Pologne, de la Slovénie et de la Slovaquie, et ce assez peu de temps, tout compte fait, après la signature du traité à Athènes le 16 avril 2002.

Dans cet intitulé, j'avoue ne pas avoir saisi l'ordre de ces pays, qui n'est apparemment ni alphabétique, ni un ordre d'importance, ni un ordre chronologique des dépôts des candidatures ou des ratifications. C'est un petit mystère ! Quoi qu'il en soit, l'Union européenne s'agrandira donc de dix Etats, de 75 millions d'habitants, et verra son PNB s'accroître de 5 %.

Il est clair que ce cinquième élargissement est le plus significatif de tous, si l'on excepte le premier, celui de 1973, relatif d'abord au Royaume-Uni, qui a permis tous les autres et par lequel l'Europe a changé de nature.

Inutile d'insister une fois de plus sur la portée symbolique du texte qui nous est soumis, ni de rappeler la mort, déjà lointaine, du communisme. La première pierre tombée du mur de Berlin a rejoint depuis longtemps un mémorial, et la dernière une grande surface. (M. le président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne sourit.)

Les Etats entrants sont déjà des amis, des associés, ils sont présents à nos délibérations, ils étaient à la Convention, ils pèseront de tout leur poids à la conférence intergouvernementale.

Les trois articles du traité d'adhésion proprement dit manquent totalement de romantisme et s'accompagnent d'une masse d'annexes, de protocoles, de déclarations, que seuls les spécialistes et les rédacteurs ont lus. Chacun des prétendus « nouveaux venus » a, ces dernières années, dû absorber 10 000 pages d'acquis communautaires. Autant dire que tout cela est joué depuis longtemps !

Ce qui ne l'est pas, c'est la réforme de l'Union européenne elle-même, qui, après le premier acte de la Convention - qui ne manquait pas de panache -, risque, au deuxième acte, celui de la CIG, dans quelques jours, de n'être pas aussi performant.

Ici trouve logiquement sa place non pas la discussion désormais inutile sur l'élargissement et l'approfondissement, mais une réflexion sur la différence entre deux notions qu'on a parfois tendance à confondre, celle d'union et celle d'unité.

Il pouvait paraître souhaitable - c'était en tout cas l'instinct de la France - d'approfondir l'Europe avant de l'élargir.

Avouons, puisque nous sommes entre nous, que, depuis Schuman, Adenauer et Gasperi, nous avons toujours vu l'Europe comme une sorte de France transmuée. Après tout, à l'exception des Pays-Bas, les six « pays fondateurs », comme on se plaît à les appeler, n'ont-ils pas eu sur leur sol des préfets napoléoniens ? Et, s'ils n'ont un empire continental, qui n'est plus de saison, c'est bien une « Fondation », comme aurait dit Isaac Asimov, voire une sorte de Ligue hanséatique sur ce petit cap du continent asiatique - pour citer Paul Valéry - que nous avions rêvé d'arrimer, au couple France-Allemagne.

Ce couple s'est reformé grâce au président Chirac et au chancelier Schröder, mais il a du mal à imposer ses vues. Sans doute serait-ce plus facile si nous étions moins nombreux en Europe et moins différents les uns des autres. Mais l'affaire est tranchée depuis le traité sur l'Union européenne, signé à Maastricht le 7 février 1992.

Pour le meilleur ou pour le pire, son article 49 dispose que tout Etat européen qui respecte les principes sur lesquels est fondée l'Union peut demander à devenir membre de celle-ci.

Quels sont ces principes ? Ceux qui sont définis par le Conseil européen de Copenhague en juin 1993 : institutions démocratiques, économie de marché, capacité à reprendre l'acquis communautaire, ce même Conseil déclarant bons pour le service dix pays d'Europe de l'Est, ceux dont nous traitons, plus deux îles méditerranéennes dont l'une n'est pas encore réunifiée, moins la Roumanie et la Bulgarie qui, elles, se voient astreintes à un petit temps de stage supplémentaire.

Il est donc clair que tous les pays d'Europe ont vocation à devenir membres de l'Union, c'est-à-dire à être considérés comme des pays européens. On pourrait attribuer ce propos à M. La Palisse lui-même !

Le voudrions-nous - et il n'est pas sûr que nous aurions raison de le vouloir - nous n'empêcherons pas l'Union européenne de se remplir à ras bord. Elle absorbera un jour les pays des Balkans. La Turquie, admise déjà au statut des pays candidat, ne saurait y échapper, en dépit de sa nature duale. Mais, mes chers collègues, peut-on sereinement contester que l'admirable Istanbul, qui vient de payer le prix du sang, soit une ville d'Europe ? Et ne se souvient-on pas qu'au siècle dernier la Sublime Porte était « l'homme malade de l'Europe » - malade oui, mais d'Europe non moins...

Restera ouvert pour longtemps, sans doute, le débat à la frontière de l'Est : Ukraine, Moldavie, Biélorussie, sans compter le reste, dont la Pologne à désormais la tâche d'être la vigie, tâche qu'elle prend très au sérieux.

Tout autre chose que l'Union ainsi conçue est l'unité. Cette dernière est forcément nationale : les Mallet-Isaac de l'avenir n'écriront sans doute pas dans leurs manuels de chapitre sur « l'unité européenne » comme leurs grands devanciers en ont écrit sur « l'unité allemande » ou « l'unité italienne ». L'union se constitue par accrétion, l'unité par fusion.

Cette Europe dont Emmanuel Berl, encore sous le coup de la Seconde Guerre mondiale, écrivait que l'Angleterre était le gonfalonier, n'était pas, ne pouvait être une nation.

On émet quelquefois, faute de pouvoir parler avec vraisemblance de nation européenne - bien que Julien Benda l'ait osé - l'idée d'une fédération d'« Etats-nations », mais ce n'est là qu'une image, non une notion juridique.

A vrai dire, il est peu utile de vouloir transférer certains concepts du droit français en droit européen, et ce pour la bonne raison que l'Europe sécrète un droit sui generis, à la fois différent des droits nationaux, et transcendant. C'est le fruit d'une création collective, largement, difficilement, douloureusement même, édifiée après des jours de crise et des nuits de parlotes - ces nuits dont il m'est arrivé de risquer de dire, à cette tribune, qu'elles n'étaient jamais des nuits du 4 août - car c'est le propre de nos longues nuits européennes de confronter des égoïsmes nationaux, donc sacrés. Ce qui fait la valeur du compromis, au petit matin, ce n'est pas seulement la fatigue physique des négociateurs, c'est aussi la découverte que l'intérêt national lui-même peut résulter de l'équilibre des sacrifices. C'est bien cela « la souveraineté partagée », ce carburant le plus précieux de l'Union européenne.

Et, comme cette Union a vocation à remplir à terme tout l'espace européen, elle doit pouvoir en réduire les différences, mais aussi en organiser la diversité. Sa légitimité est à ce prix. Elle est le contraire même de la légitimité nationale, où le sacrifice est requis de chacun au nom d'un intérêt supérieur et non d'un équilibre du droit et de l'avoir.

Reste que la machine européenne doit trouver les moyens de fonctionner.

Contrairement à ce que l'on croit, il n'était pas si facile de le faire à six. Celui qui vous parle a eu le privilège de présider, en 1968, le comité spécial agricole, au moment de la confection des règlements « lait » et « viande », alors que notre collègue Maurice Ulrich présidait le comité des représentants permanents et le président Edgar Faure celui des ministres de l'agriculture. Il est vrai que nous avions la satisfaction d'entendre parler français autour de nous.

De fait, la Communauté économique européenne, puis l'Union européenne qui lui a succédé, ont toujours trouvé le moyen de monter toute une machinerie - un peu lourde parfois - que ce soit à six, à neuf ou à quinze. Je ne doute pas que nous y parviendrons à vingt-cinq, puis à vingt-sept, puis à plus encore.

La France a le devoir et la capacité de jouer les premiers rôles dans cette grande oeuvre : organiser à l'ouest de l'Asie, au nord du monde arabe et de l'Afrique, un espace de liberté et de prospérité pour les héritiers d'une histoire millénaire.

Elle doit continuer d'être créatrice d'idées, ce qu'elle vient de faire avec brio, sous la houlette du président Valéry Giscard d'Estaing et avec le concours de nos collègues Hubert Haenel et Robert Badinter, dans cette Convention qui laissera une belle oeuvre constitutionnelle, même si la réalité l'abîme.

Encore devons-nous, semble-t-il, allier la fermeté à la pédagogie et la générosité envers l'autre au discernement de nos priorités essentielles. Il faut aussi nous envelopper de patience et faire la part entre ce qui relève des discussions d'affaires et ce qui relève de l'amitié entre les peuples, laquelle doit toujours être réaffirmée au moment même où elle risque d'être ébréchée. C'est ce que notre Premier ministre a su faire au cours de son tout récent voyage en Pologne.

Je voudrais, pour finir, dire quelques mots de ce pays que j'ai eu l'occasion, depuis bientôt quatre ans, d'observer de près, puisque j'étais chargé de son dossier à la délégation du Sénat pour l'Union européenne et que je préside le groupe d'amitié France-Pologne.

La Pologne est le pays le plus important dans la nouvelle vague de l'élargissement de par son poids démographique et économique et de par sa très douloureuse expérience des deux dictatures qui ont déshonoré le xxe siècle. En témoignent assez l'oeuvre d'un Czeslav Milosz et d'un Witold Gombrowicz, ou encore du trop peu connu Gustaw Herling, ancien prisonnier des camps de travail soviétiques, ancien combattant de l'armée Anders à Monte Cassino, qui fut membre de Kultura, la revue de la dissidence. Sa vie extraordinaire résume le destin de ses compatriotes. C'est dans l'un de ses chefs-d'oeuvre, Un monde à part, que figure pour la première fois, bien avant chez Soljenitsyne, le mot « goulag ».

Il est vrai que ce grand pays se montre particulièrement incommode. En février 2000, au cours d'une mission exploratoire de notre délégation, on m'expliquait que la demande liée à la politique agricole commune concernerait l'agriculture de la partie ouest et non celle de la partie est, où les exploitations, de vingt hectares en moyenne avec trois vaches, étaient renvoyées aux mesures sociales. Il n'en fut rien, bien sûr.

En juin de la même année, le ministre Moscovici se trouva aux prises avec une campagne de presse anti-française, nourrie par l'échelonnement des aides agricoles et inspirée par la rancoeur de voir la Pologne traitée comme le mauvais élève de la classe en matière d' « incorporations de l'acquis », d'autant que le rapport 2002 de la Commission fut du style : « Des efforts, mais peut mieux faire. »

En juillet 2002, Hervé Gaymard parvint presque à convaincre le ministre de l'agriculture polonaise, M. Kalinovski, de se rallier à la position française sur le plan Fischler. Hélas ! ce ralliement ne dura que quelques heures. Bref, on pourrait multiplier les exemples de ces petites escarmouches.

La Pologne nous a toujours reproché à demi-mot de négliger le triangle de Weimar France-Allemagne-Pologne au profit du couple franco-germain, bien que la France soit le premier investisseur en Pologne.

Les ombres tutélaires de Chopin et de Marie Curie, sans oublier celles de Marie Walewska et d'Adam Mickiewicz, n'empêchent pas que ce pays soit, avec l'Espagne,... un os.

Les Polonais déplorent surtout dans la Constitution giscardienne la règle de la double majorité, qui dérive pourtant de leur cher traité de Nice, et plus précisément le taux démographique de 60 % qui les priverait de leur statut de citoyens d'un quasi grand pays.

Ils nous répliquent que leur référendum des 7 et 8 juin 2003, acquis par 77 % de « oui », l'a été sur la base du traité de Nice et qu'on peut bien attendre 2009 pour en faire l'expérience... Qui vivra verra ! Ce n'est pas une raison pour leur céder, ni pour leur en vouloir. Comme le dit le noble adage : « Qui m'aime me suive. »

J'en reviens à Gustav Herling, qui a noté avec laconisme dans son Journal écrit la nuit : « Le communisme a été une maladie grave et mortelle qui en URSS aura duré plus de soixante-dix ans et en Pologne plus de quarante. » Il nous faut donc comprendre la sensibilité exacerbée de cette dernière et sa méfiance envers la grande énigme de l'Est, sur lequel travaille, à Varsovie, un institut de l'Europe orientale dont les spécialistes sont non pas de vieux rescapés, mais au contraire de tout jeunes gens.

Quoique nous ayons du mal à l'admettre, ce n'est pas tout à fait un hasard si, devant le palais présidentiel, flottent deux drapeaux : celui, bleu, de l'OTAN, et celui, blanc et rouge, de la Pologne. Et si vous demandez à tel officiel : « Quand, le 1er mai 2004, vous entrerez solennellement dans l'Union européenne, remplacerez-vous par son emblème celui de l'OTAN ? » Il vous répondra peut-être : « Nous mettrons trois drapeaux, mais on ne sait pas lequel sera le plus haut. » (Applaudissements sur les travées de l'Union pour un mouvement populaire et l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes. Mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d'abord de vous remercier de la très haute qualité de vos interventions, qui témoignent de votre engagement pour l'Europe et de l'accueil à la fois chaleureux et lucide que vous réservez aux pays qui vont rejoindre l'Union européenne le 1er mai.

M. le rapporteur, Serge Vinçon, en évoquant l'événement que représente l'adhésion simultanée de dix nouveaux Etats membres, a rappelé à juste titre, comme les autres intervenants, que l'Europe se trouvait aujourd'hui à un tournant de son histoire.

C'est l'Europe de l'après-Yalta, l'Europe de la liberté qui voit le jour, comme l'a souligné notamment M. Robert Badinter.

Pourtant, comme l'a très bien expliqué M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne, l'entrée dans l'Union n'est pas, pour les pays adhérents, le terme d'une longue route, c'est une simple étape dans un processus.

M. le président Dulait a justement souligné combien cet élargissement, en scellant la réconciliation entre les peuples, nous plaçait devant nos responsabilités face à l'Histoire.

Nous avons parfaitement conscience, en effet, que cet élargissement est en passe de redonner à l'Europe sa véritable géographie politique. Hier « laboratoire du crépuscule », selon la formule de Milan Kundera, l'Europe centrale et orientale est aujourd'hui une terre rendue à l'espoir. C'est de tout cela qu'il s'agit à travers ce projet de loi de ratification du traité d'élargissement.

J'ai trouvé dans vos interventions, mesdames, messieurs les sénateurs, autant de suggestions à méditer que d'interrogations pertinentes sur le fonctionnement, le rôle et l'avenir de l'Union.

Permettez-moi de répondre à vos interventions en regroupant mon propos autour de trois questions.

Qu'en est-il du processus d'élargissement et de ses conséquences ? Quel est l'avenir institutionnel de l'Union et quel modèle souhaitons-nous, nous Français, pour l'Europe ? Quelles sont les perspectives des frontières de l'Europe et quel rôle doit être aujourd'hui assigné à l'Union européenne dans le monde ?

Je commencerai donc par le processus d'élargissement et ses conséquences.

Comme l'a souligné M. Jacques Oudin et comme l'a relevé M. Jacques Pelletier, ce cinquième élargissement de l'Union représente un défi sans précédent, à la fois réalisation d'un idéal et accomplissement d'un devoir vis-à-vis de nos partenaires de l'ex-bloc soviétique. Ne boudons pas notre plaisir, selon la formule de M. Claude Estier !

Le nombre de candidats, jamais égalé par le passé, et leur plus faible niveau de développement ont certes pu faire apparaître à certains notre tâche comme un chantier d'une ampleur exceptionnelle. Mais ces craintes me paraissent excessives, car nous sommes parvenus au terme d'une préparation de près de quinze ans et d'une négociation de plus de cinq ans qui ont permis de surmonter bien des obstacles et de donner naissance au traité d'Athènes.

Vous avez raison, monsieur Estier, de souligner combien les dirigeants de nos nouveaux partenaires ont accompli d'efforts pour s'adapter à nos standards et combien leurs peuples ont admis de sacrifices dans cette perspective.

Ce résultat, nous l'avons obtenu grâce à la solidarité européenne et tout en préservant l'intérêt des Etats membres, en particulier celui de notre pays.

Comme l'a si bien rappelé M. Vinçon, ces pays n'adhèrent pas à une Europe à la carte. Ils ont pris l'engagement de reprendre l'intégralité de l'acquis communautaire, sous réserve, il est vrai, de périodes transitoires, mais qui sont strictement limitées et adaptées au cas par cas.

La France a plaidé avec succès pour que les nouveaux membres bénéficient par ailleurs, dès le 1er mai 2004, de l'ensemble des politiques communes de l'Union, en particulier de la politique agricole commune et de la politique régionale. Cela montre bien que, contrairement à ce qui a pu être dit parfois, ces dix pays ne seront pas des membres de second rang de l'Union. Ils auront les mêmes droits que nous et, bien entendu, les mêmes devoirs.

Par ailleurs, pour répondre aux inquiétudes qui ont été exprimées notamment par M. Jacques Pelletier, je rappellerai que la France a veillé à ce que les dix nouveaux membres, au prix d'efforts méritoires, appliquent l'acquis dès le jour de leur adhésion.

La France a notamment insisté pour que le traité d'adhésion comporte des dispositions particulièrement exigeantes sur la sécurité alimentaire, la sécurité juridique, la sécurité maritime et la sécurité nucléaire, ce qui signifie que l'Europe élargie, dans tous ces domaines, nous apporte clairement un plus.

Comme l'ont rappelé MM. Serge Vinçon, Hubert Haenel, Paul Girod et Yann Gaillard notamment, les dix nouveaux membres ont entrepris des réformes très courageuses pour répondre à toutes nos exigences. Ils ont fait le nécessaire pour s'enraciner dans la démocratie et se sont déjà attachés à réformer en profondeur les structures de leur économie, et même de leur protection sociale. Beaucoup, vous le savez, ont déjà achevé la réforme de leur régime de sécurité sociale et de retraite.

Ces pays, comme ceux qui nous ont rejoints lors des précédents élargissements - on pense notamment au Portugal et à l'Espagne -, ne nous apportent pas seulement un supplément de sécurité et de prospérité, ils consolident en outre notre espace démocratique et, à cet égard, je ne peux que souscrire aux propos tenus notamment par MM. Badinter et Estier.

Qu'en est-il aujourd'hui de la situation de ces pays ? Les derniers rapports de suivi de la Commission européenne mettent en évidence les progrès considérables qu'ils ont accomplis, sans pour autant masquer les lacunes. Celles-ci ont conduit MM. Haenel et Estier à s'interroger sur les capacités administratives et judiciaires des nouveaux membres à assurer la mise en oeuvre effective de l'acquis communautaire.

Les pays adhérents doivent, c'est vrai, fournir encore des efforts supplémentaires. Pour cela, ils continueront de bénéficier d'une aide communautaire spécifique jusqu'en 2006. Quant à la France, elle continuera à leur apporter son assistance technique, soit à titre bilatéral, soit dans le cadre des programmes de jumelage PHARE.

Nous nous félicitons d'ailleurs d'être parmi les plus présents, au côté de nos partenaires, dans les domaines particulièrement sensibles que sont ceux de la sécurité alimentaire, d'une part, et de la formation des fonctionnaires et des magistrats pour adapter les systèmes administratifs et juridictionnels de ces pays, d'autre part.

Permettez-moi de revenir sur trois domaines qui nous paraissent essentiels pour faciliter l'intégration de ces pays dans l'Union : la sécurité alimentaire, la lutte contre le crime organisé et la corruption, et les questions relatives aux aspects financiers de l'élargissement.

En ce qui concerne la sécurité alimentaire, compte tenu du niveau particulièrement élevé d'exigence de l'Union européenne, ainsi que l'a signalé M. Haenel, il n'est pas totalement anormal que ces pays éprouvent certaines difficultés à s'adapter à nos standards. Ces pays doivent en effet encore renforcer les contrôles vétérinaires aux frontières, renforcer leur lutte contre l'ESB, et mettre aux normes leurs établissements de transformation de produits animaux.

Si des retards devaient persister ici ou là, la Commission a clairement affiché sa détermination à recourir, si nécessaire, aux clauses de sauvegarde qui ont été, à notre demande d'ailleurs, insérées dans le traité d'adhésion. Nous veillerons, monsieur Haenel, à ce qu'aucune défaillance ne puisse être constatée, car la protection du consommateur est, pour nous, une priorité.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Merci !

Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée. Pour ce qui est de la lutte contre le crime organisé et la corruption, qu'a notamment évoquée M. le rapporteur, l'élargissement nous donne une chance supplémentaire de combattre ces fléaux, qui sont, chacun le sait, hélas ! un véritable défi pour nos démocraties.

A cet égard également, je tiens à rassurer M. Haenel sur le bon fonctionnement de l'espace de liberté, de sécurité et de justice - un domaine qu'il connaît mieux que quiconque - puisque le traité d'adhésion prévoit une clause de sauvegarde qui permettra, en cas de manquement grave d'un nouveau membre, de suspendre purement et simplement la reconnaissance mutuelle des décisions de justice. En effet, cette reconnaissance ne peut que se fonder sur la confiance dans la fiabilité de nos systèmes judiciaires respectifs, d'où les précautions prises.

J'en arrive au troisième point de préoccupation : les conditions du rattrapage économique et social des nouveaux membres et ses conséquences financières.

Le rattrapage économique et social des dix nouveaux membres est un objectif qui conditionne la réussite de l'élargissement. Ce processus de convergence est appelé à se poursuivre avant que ces pays soient en mesure de rejoindre la zone euro. Ils ont le temps et nous ne souhaitons pas leur faire hâter le pas. Sur ce point, je rejoins largement l'analyse de M. Dulait.

Cela trouvera naturellement sa traduction dans le budget de l'Union européenne : pour favoriser le processus de convergence, les dix nouveaux membres bénéficieront de la politique régionale, ce qui est normal et témoigne de la nécessaire solidarité entre Européens. Nous aurons d'ailleurs un grand avantage à tirer de la stabilisation de l'économie de ces pays, qui doivent pouvoir offrir des emplois sur place à leur population.

Mais, je tiens à le répéter, le coût de l'élargissement restera modéré. Pour la période 2004-2006, il s'élèvera, pour les quinze membres actuels, à quinze euros par habitant et par an. C'est ainsi que les Français auront à débourser, si je puis dire, par an et par individu, quinze euros jusqu'à la fin 2006. Avouez que cette somme est sans commune mesure avec les enjeux de l'unification du continent européen !

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Tout à fait !

Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée. Par ailleurs, soyez assuré, monsieur Dulait, que la France s'attachera à ce que le financement de cet élargissement après 2006 soit soutenable sur le long terme et équitable.

La stabilisation des dépenses agricoles après 2007 et le plafonnement des dépenses de la politique régionale à 4 % du PIB de chaque pays constituent de fortes garanties à cet égard, comme l'a rappelé M. Serge Vinçon.

Il faudra, dans le cadre des négociations sur les perspectives financières, assurer l'équilibre entre notre ambition pour des politiques communes qui servent le bien public européen, comme l'a évoqué M. Badré, et une maîtrise raisonnable des dépenses européennes. C'est pourquoi nous comptons beaucoup sur les suggestions que nous feront MM. Vinçon et Laffineur, dans le cadre du rapport que M. le Premier ministre leur a confié.

Pour terminer ce premier point de ma réponse, je voudrais évoquer brièvement la question chypriote, que plusieurs d'entre vous ont, à juste raison, soulevée.

Nous ne souhaitons pas importer des conflits en Europe, puisque l'idée européenne est fondée au contraire sur celle de la réconciliation. Sachez-le, l'Union européenne contribue activement à la recherche d'un règlement juste et viable de cette question. Nous engageons régulièrement toutes les parties concernées, en particulier la Turquie et les dirigeants chypriotes turcs, à reprendre rapidement les pourparlers sur la base des propositions du secrétaire général de l'ONU, lesquelles, dans l'ensemble, nous paraissent viables et équilibrées.

Il est vrai que le temps presse si nous voulons éviter l'adhésion d'une île divisée ; nous ne sommes pas sûrs d'y parvenir. En tout état de cause, nous considérons que l'attention que la Commission a prêtée à cette question, dans son récent rapport sur l'élargissement, est particulièrement bienvenue.

Il fallait que les gouvernements concernés soient alertés de notre préoccupation à ce sujet. Je peux vous dire que le message a été reçu.

J'en viens à la deuxième partie de mon propos : l'avenir institutionnel de l'Union et le modèle que nous, Français, voulons pour l'Europe.

En ce qui concerne l'avenir institutionnel de l'Europe, MM. Haenel et Dulait, notamment, ont évoqué la question essentielle qui se pose : quelle Europe voulons-nous aujourd'hui ? Faut-il privilégier la géographie, l'unité du continent ou le projet politique de l'Union européenne ? Allons-nous accentuer l'idée de l'approfondissement et du renforcement des institutions ou nous bornerons-nous, à ce stade, à favoriser essentiellement l'intégration des pays de l'élargissement ?

Monsieur le président de la commission des affaires étrangères, monsieur le président de la délégation pour l'Union européenne, vous qui êtes directement impliqués dans la construction européenne, vous savez parfaitement que, depuis l'origine, la France a toujours entendu faire prévaloir une vision politique de l'Europe, celle de ses fondateurs.

C'est pourquoi, à l'heure actuelle, le Gouvernement, fidèle à nos traditions, est engagé tant pour l'élargissement que pour l'approfondissement, les deux démarches étant étroitement liées.

C'est cet engagement qui fonde notre détermination à tout faire pour garantir un fonctionnement optimal de l'Europe à vingt-cinq. Ce fut le sens de notre contribution à la Convention - je salue d'ailleurs l'un des conventionnels présent en ce lieu, qui a joué un rôle majeur pour enrichir ses travaux - et c'est aussi tout le sens de notre engagement au sein de la conférence intergouvernementale dont, personnellement, je souhaite le succès.

Monsieur Haenel, le texte de la Convention, auquel vous avez grandement contribué, atteste la nécessité de permettre à l'Europe à vingt-cinq de fonctionner convenablement, qu'il s'agisse du renforcement des institutions ou, je dirai même surtout, de l'extension du champ dans des secteurs importants de la majorité qualifiée. Rien ne serait plus dommageable, en effet, à l'Europe élargie que l'impuissance à décider.

En réponse à MM. Bernard Fournier, Philippe Darniche et Jean-Yves Autexier, qui ont exprimé une grande inquiétude quant à la préservation de la souveraineté de la France, je voudrais dire que ce projet de Constitution, qui est un traité mais dont la dénomination illustre le pas historique qui est fait, nous paraît réaliser le meilleur équilibre possible pour une Europe efficace et plus forte dans le monde. Il est la démonstration que l'on ne peut pas associer l'Union européenne à un modèle préexistant.

Ce modèle original et sans précédent est à la fois une union d'Etats et une union des peuples. Ce n'est pas un super-Etat ni un simple organisme de coopération intergouvernementale.

Ce qui paraît évident, c'est que, sans la volonté des Etats de l'Union pour conduire des politiques internes et une action extérieure dignes et efficaces, il n'y aura plus d'Europe. Sans cette volonté étatique, chaque jour réaffirmée aux niveaux gouvernemental et parlementaire, l'Europe s'étiolerait. Et c'est pourquoi l'engagement de la France ne se relâche pas. Tout au contraire, il se renforce.

C'est dans ce contexte que la France appelle de ses voeux un accord au sein de la conférence intergouvernementale sur un texte qui soit aussi proche que possible du projet issu de la Convention.

Je ne vous cacherai pas que les débats au sein de la CIG sont difficiles, mais la discussion progresse. Chacun devra prendre ses responsabilités autour de la table, car à vingt-cinq, à l'évidence, l'Europe ne peut qu'avancer.

Pour ce faire, il nous semble que cette Union à vingt-cinq devra intégrer de nouveaux mécanismes de flexibilité pour soutenir sa dynamique de progrès sur des bases nouvelles. Nombre d'entre vous, comme MM. Vinçon, Dulait, Badinter ou Haenel l'ont souligné. A mesure que l'Union s'agrandit, nous devons en effet concilier à la fois intégration et différenciation, c'est-à-dire mettre en place de nouvelles formes de coopérations renforcées.

Cela ne signifie pas créer des divisions entre les membres de l'Union européenne, entre ceux qui seraient à l'avant-garde et ceux qui seraient moins influents dans le cadre européen.

Cela ne signifie pas davantage créer un directoire au coeur de l'Union. Il s'agit au contraire de mieux prendre en compte les préoccupations de ceux qui ne sont pas prêts à aller de l'avant dans certains domaines en leur permettant de rejoindre, à leur propre rythme, ceux qui auront choisi de progresser plus vite dans l'intérêt commun des Européens. Cette vision, soyez-en assuré, monsieur Hubert Haenel, est celle de la France, de l'Allemagne, et d'autres encore, au service de l'Europe et des progrès de l'Union.

Après cet aperçu des enjeux institutionnels de l'Union européenne élargie, on ne peut que s'interroger - vous l'avez fait à maintes reprises dans vos différentes interventions - sur notre modèle socio-économique, et notre modèle culturel.

M. le président Dulait a relevé que la réussite de cet élargissement reposait sur une amélioration de la gestion de la monnaie unique et une meilleure définition de l'étendue de la solidarité budgétaire et sociale. M. Denis Badré a souligné la nécessité pour l'Europe de se doter d'une véritable gouvernance économique et sociale, qu'a également appelée de ses voeux M. Paul Girod.

Nous pensons qu'il nous faut être plus ambitieux que jamais : il nous faut une croissance soutenue,...

M. Jacques Oudin. Ah oui !

Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée. ... il nous faut un modèle social européen viable et il nous faut une Europe en mesure d'assurer sa sécurité tout en participant à la stabilité du monde.

La croissance, il nous la faut d'abord pour l'emploi.

Une initiative de croissance, inspirée notamment de la déclaration franco-allemande du 18 septembre, sera adoptée au Conseil européen du 12 décembre. C'est le début d'une mobilisation collective des Etats pour accroître la compétitivité de l'Europe, qui est la condition nécessaire sinon suffisante de la préservation de nos standards sociaux, comme l'ont indiqué M. André Dulait et M. Denis Badré.

Ce soutien à la croissance doit aussi nous conduire à poursuivre, avec nos partenaires et sur l'initiative de la Commission, la réflexion sur la mise en oeuvre du pacte de stabilité et de croissance, pour en garantir la meilleure adéquation et la meilleure efficacité. Les décisions du conseil Ecofin du 25 novembre dernier ont pris acte des efforts consentis par la France pour limiter son déficit excessif.

Si les ministres des finances ont renoncé à imposer à notre pays - et à d'autres - des mesures qui n'auraient fait qu'aggraver notre situation économique et sociale et accentuer le ralentissement économique dans l'Union, cette décision ne perd pas de vue l'intérêt du pacte lui-même. D'ailleurs, en réponse à M. Estier, je souhaite rappeler que nos engagements pour 2005 sont à la fois fermes et précisément chiffrés.

Au-delà des décisions du conseil Ecofin, la France, l'Allemagne ainsi que leurs autres partenaires ont conscience de la nécessité de mieux coordonner leurs politiques économiques et budgétaires nationales. A cet égard, les suggestions faites par MM. Arthuis et Marini lors du débat sur la contribution de la France au budget communautaire vont nous aider dans cette réflexion sur l'amélioration de la gouvernance économique européenne. Chaque orateur, en particulier M. Denis Badré, a considéré qu'elle devait être accentuée.

La France poursuivra, en pleine coopération avec le Conseil et la Commission, les efforts auxquels elle s'est engagée, notamment en ce qui concerne les réformes structurelles, seules à même de garantir une croissance durable génératrice d'emplois. Des déficits excessifs pèseraient sur les générations futures si nous les laissions filer. Nous ne pouvons pas prendre cette responsabilité.

L'Europe sociale et culturelle, nous y tenons et nous entendons même la renforcer. Je le dis en particulier à Mme Nicole Borvo et à M. Jean-Yves Autexier. Le Gouvernement a fait accepter un certain nombre de progrès dans le cadre du projet de la Convention.

Nous aurions, certes, souhaité aller plus loin, notamment en matière d'harmonisation sociale. Mais nous nous réjouissons de voir notre point de vue prévaloir en ce qui concerne les droits sociaux des travailleurs migrants, qui seront désormais réglementés si cette disposition est acceptée par la voie de la majorité qualifiée.

Nous sommes heureux de constater que notre souhait d'élargir les compétences de l'Union européenne en matière de santé a été entendu à ce stade, sans parler de l'intégration dans le traité de la charte des droits fondamentaux, qui constitue une très grande avancée, comme l'a souligné M. Badinter, puisqu'elle consacre les droits sociaux des Européens au plan communautaire.

C'est dans ce même esprit de progrès que nous entendons construire un véritable espace européen de l'éducation et de la recherche. Tel est le but, notamment, du système universitaire en trois cycles, le système LMD, licence-mastère-doctorat, qui est très largement approuvé par les jeunes, qui en attendent plus de mobilité dans leur cursus, plus de possibilités de valoriser leurs diplômes, et donc plus de possibilités d'emplois. C'est un objectif que nous associons aux progrès réalisés actuellement par l'Europe.

Enfin, l'Europe doit être garante de notre diversité linguistique et culturelle, qui figure désormais, vous le savez, parmi les objectifs de l'Union.

Cette diversité sera enrichie par l'arrivée des dix nouveaux Etats membres, dont huit appartiennent à l'Europe centrale et orientale. Pour que cette diversité, faite d'un capital intellectuel et humain extraordinaire, s'affirme, il nous faut encourager non seulement l'équivalence des diplômes, mais aussi, bien sûr, l'apprentissage plus systématique des langues européennes dans notre pays.

Nous entendons par ailleurs enrichir le modèle social européen. Nous nous réjouissons d'avoir pu faire introduire dans le projet de Constitution une base juridique pour les services d'intérêt économique général. (M. le président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne approuve.) Nous voulons ainsi que chaque citoyen bénéficie effectivement d'un égal accès au réseau d'infrastructures essentielles en matière de transports, d'énergie, de télécommunications, afin de consolider l'Europe citoyenne.

J'en arrive à la sécurité intérieure.

Continent ouvert sur le monde, l'Europe n'en a pas moins le devoir d'assurer sa sécurité, ce qui passe par la maîtrise de l'immigration clandestine et le contrôle renforcé de nos frontières extérieures, voire par des accords de réadmission.

Il s'agit à la fois, comme l'a souligné M. Jacques Pelletier, de maîtriser les flux de clandestins et de favoriser l'intégration des étrangers en situation régulière. Nous ne voulons pas seulement, en effet, de la rigueur pour lutter contre les filières, souvent criminelles, d'immigration illégale ; nous voulons aussi désormais une grande politique européenne d'intégration.

Je répondrai brièvement à une dernière question, celle des frontières de l'Europe et du rôle de l'Europe dans le monde, sur laquelle plusieurs orateurs se sont interrogés.

A cet égard, nous attendons l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie pour 2007. Rien ne permet de penser que ces pays, qui sont, vous le savez, largement francophones, ne seront pas prêts. C'est donc avec joie que nous les intégrerons dans la famille européenne, si possible à la date prévue. Ils ont pour eux le précédent de ce cinquième élargissement et, comme l'a à juste titre relevé M. Hubert Haenel, nous devons, bien entendu, leur faciliter le parcours qu'ils ont encore à accomplir.

La Turquie, pour sa part, relève d'une logique différente.

MM. Bernard Fournier et Philippe Darniche ont souligné que la candidature turque paraissait comporter des menaces pour la cohésion de l'Europe. Dès 1963, l'Union européenne a offert une perspective à la Turquie. Certes, la candidature de la Turquie à l'Union européenne a été reconnue en 1999, mais cela n'a pas conduit pour l'instant à l'ouverture de négociations d'adhésion.

Le dernier rapport de la Commission européenne fait état de progrès en matière de respect des droits de l'homme et des droits des minorités en Turquie, mais - sachez-le - la France ne transigera pas sur le respect des critères de Copenhague. En tout état de cause, l'examen de la candidature de la Turquie ne se fera qu'à la fin de 2004, conformément à la proposition française, émise lors du sommet de Copenhague, voilà un an.

M. Jacques Oudin. Très bien !

Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée. N'oublions pas les pays des Balkans occidentaux. A ceux-ci, nous avons aussi ouvert la perspective d'une adhésion à terme. Là encore, des engagements ont été pris et nous devons les assumer, même si les échéances sont plus lointaines. Nous devons continuer d'être présents sur leur territoire et de tout faire pour les aider à consolider leurs bien fragiles démocraties. C'est l'engagement du Gouvernement.

Aux frontières de l'Europe, nous devons parallèlement définir des relations plus étroites avec nos « nouveaux voisins » de l'est de l'Europe - Russie, Ukraine, Moldavie, Biélorussie - et du sud de la Méditerranée. Il y va de la stabilité de l'Europe et de l'équilibre du monde.

Pourquoi ne pas envisager une association de ces pays dans un deuxième cercle, telle que l'a proposée M. Dulait ? Ce cercle pourrait signifier leur intégration dans le marché intérieur et leur participation à certaines des politiques communes de l'Union, telles que la recherche, l'environnement ou encore les transports. Vos propositions, monsieur Dulait, rejoignent les réflexions en cours à Bruxelles sur l'initiative de « nouveau voisinage », qui ne veut pas dire, vous l'avez compris, « nouvelles frontières ».

Tel est l'esprit des propositions françaises, largement reprises par nos partenaires lors de la récente conférence ministérielle euro-méditerranéenne de Naples, visant à une relance nécessaire du processus de Barcelone, comme le souhaite M. Dulait.

Vous avez été plusieurs à vous interroger sur la nécessité d'un rôle international de l'Union à la hauteur, enfin, de son poids économique et démographique : nous serons bientôt le troisième pôle démographique du monde après la Chine et l'Inde.

Comme le rappelait fort à propos M. Dulait, l'Union est la première puissance commerciale, à défaut d'être la plus compétitive.

Sa monnaie rivalise désormais avec le dollar ; elle fournit plus de la moitié de l'aide au développement dans le monde. Elle dispose donc des atouts pour être acteur majeur de la gouvernance mondiale, comme c'est déjà le cas - un exemple récent l'a démontré - au sein de l'Organisation mondiale du commerce.

La volonté de l'Europe de jouer un rôle mondial existe. La crise irakienne nous a confortés dans l'idée que l'Europe devait être en mesure de parler d'une seule voix et devait être capable d'interventions, y compris autonomes, dans les affaires du monde, ce qui est l'objet de l'institution, que le Président de la République avait souhaitée, d'un ministre européen des affaires étrangères, et ce qui est aussi la finalité de l'Europe de la défense. L'Union doit en effet assumer pleinement ses responsabilités dans la prévention des conflits et le règlement des crises, y compris par la mobilisation de ses moyens militaires, comme l'a notamment souhaité M. Denis Badré.

L'année écoulée a, de ce point de vue, marqué une étape significative dans le développement de la politique européenne de sécurité et de défense. Avec ses opérations militaires sur le terrain, Concordia en Macédoine, Artemis en Ituri, comme avec ses opérations de police en Bosnie, l'Union est en effet désormais opérationnelle, ce qui est entièrement nouveau par rapport à ce qu'a été, depuis 1992 jusqu'à aujourd'hui, la politique européenne de la défense.

Il faut accompagner cette montée en puissance d'une véritable politique européenne de l'armement. Notre pays, avec d'autres - la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la Belgique -, y est résolu.

Un dernier élément, essentiel pour la crédibilité de la défense européenne : il est urgent que l'Union se dote d'une analyse commune des menaces et identifie les moyens d'y répondre au niveau européen. Tel est l'objet de la stratégie européenne de sécurité proposée par M. Javier Solana, et qui devrait être adoptée par le Conseil européen du 12 décembre.

En matière de défense, nous en sommes convaincus, l'autonomie stratégique de l'Europe est dans l'intérêt de tous, Européens comme Américains, en particulier. Comme l'a récemment rappelé le Président de la République, notre conception de la défense européenne entend non pas rivaliser avec l'Alliance atlantique mais concilier notre position européenne avec notre appartenance à l'Alliance, laquelle demeure au coeur de notre système de défense, comme le Conseil européen va sans doute le réaffirmer dans les jours qui viennent.

En conclusion, permettez-moi de mettre en exergue un principe essentiel au succès de cet élargissement à nul autre pareil : la solidarité. Beaucoup d'entre vous ont souligné ce point.

Il s'agit d'abord d'une solidarité politique : ce sont les retrouvailles de la famille européenne et l'accueil de pays dont les peuples ont souffert, bien avant 1990, pour reconquérir leur liberté.

Il s'agit ensuite d'une solidarité économique et sociale. L'Europe que nous voulons est une Europe de la recherche, de la technologie, du savoir. C'est l'Europe d'Ariane, d'Airbus, de Galiléo et des pôles d'excellence universitaires. Cette Europe se veut aussi un modèle social.

Il s'agit enfin d'une solidarité dans la défense de nos valeurs communes, qui est au coeur du projet européen. L'Europe élargie est nécessairement celle de la diversité, c'est une Europe qui respecte donc les identités nationales. Mais son socle est constitué de valeurs communes : le respect du droit, la justice sociale, la tolérance et l'esprit de générosité. Ces valeurs ont toutes une dimension universelle.

En effet, nous parlons non seulement de l'intérêt de tel ou tel pays, mais aussi de générosité. C'est d'ailleurs la vision que les jeunes, ceux qui croient en l'Union, ont de l'Europe aujourd'hui. Cette générosité bien comprise vaut surtout à l'égard des peuples qui ont fait tant de sacrifices pour enfin rejoindre l'Europe et qui ont tant à nous apporter, comme l'a fort bien rappelé M. Denis Badré.

En 1849, Victor Hugo, qui a longtemps siégé dans votre assemblée et auquel de nombreux orateurs ont fait référence, écrivait : « Un jour viendra où [...] toutes les nations du continent, sans perdre leurs qualités distinctes et leurs glorieuses individualités, se fonderont étroitement dans une unité supérieure et constitueront la fraternité européenne. »

La générosité qui renvoie à cette fraternité, maintenant inscrite dans notre devise nationale, est la marque de l'idée européenne qu'a toujours promue notre pays. Ce jour, qu'appelait de ses voeux Victor Hugo, nous y sommes. Ce sera le jour de l'entrée en vigueur du traité d'élargissement, à nul autre pareil dans l'histoire de la construction de l'Union européenne. Ce sera le 1er mai, un jour de fête pas tout à fait comme les autres, puisqu'il a été choisi pour accueillir nos dix nouveaux partenaires.

C'est ce message de bienvenue que je vous invite à leur adresser en votant ce projet de loi de ratification. (Applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...

La discussion générale est close.

(M. Adrien Gouteyron remplace M. Bernard Angels au fauteuil de la présidence.)