B. LE CADRE QUI SERA PROPOSÉ AU NIVEAU EUROPÉEN DOIT S'INSCRIRE DANS UNE DÉMARCHE OPÉRATIONNELLE, À LA PORTÉE DES ACTEURS PRIVÉS

1. L'harmonisation des normes en matière d'obligations vertes, si elle est impérative, doit laisser des marges de manoeuvre aux acteurs privés, au risque sinon d'échouer à les convaincre de reprendre les standards les plus exigeants

Les autorités publiques ont un rôle moteur à jouer sur le marché des obligations vertes et plus généralement de la finance verte. Au-delà de la fiscalité et du versement de subventions, la mise en place d'un cadre règlementaire approprié doit conduire à mobiliser et à réorienter les flux de capitaux vers l'action climatique . Le standard européen devrait ainsi contribuer à la croissance du marché des obligations vertes 74 ( * ) . Du côté de l'offre, standardiser les pratiques et clarifier la définition des actifs verts devraient renforcer l'attractivité des obligations vertes pour les émetteurs. Du côté de la demande, proposer un cadre crédible et exigeant pour les émissions vertes devrait permettre de davantage aider les investisseurs à identifier des actifs et des investissements soutenables, en réduisant les coûts de recherche et les asymétries d'information.

Le standard européen envisage également de rendre obligatoire à la fois le reporting sur l'utilisation des fonds et sur l'impact environnemental des projets financés et la vérification par un tiers externe (seconde opinion). Ce sont autant d'éléments de nature à permettre de renforcer la crédibilité de ce marché et d'écarter les soupçons d'éco-blanchiment. La mise en place de ce standard est d'ailleurs saluée par la BCE dans son rapport sur la stabilité financière.

Comme le rapporteur spécial l'a rappelé sur les OAT vertes, si le standard européen sur les obligations vertes est un outil pertinent , à même de procéder à une première harmonisation des normes et des standards sur le marché , il doit absolument, pour être applicable, conserver sa souplesse et ne pas être obligatoire . Le risque serait sinon de voir l'Union européenne perdre la bataille de la norme , en encourageant les acteurs financiers à recourir à d'autres standards jugés plus flexibles. C'est un avis partagé par le responsable France de l'ICMA, qui insiste sur la nécessité d'adopter une démarche pragmatique , pour s'assurer que le standard fonctionne et qu'il ne finisse pas par ne couvrir, par manque de souplesse, qu'1 % à 2 % du marché des obligations vertes, à rebours des ambitions affichées par la Commission européenne.

Pour autant, la position adoptée par les eurodéputés à l'issue de l'examen du texte par la commission des affaires économiques et monétaires est de nature à susciter l'inquiétude du rapporteur spécial . Ainsi, les eurodéputés rehaussent les exigences pour les fonds levés au profit de projets liés à l'énergie nucléaire ou au gaz fossile, exigent que toutes les obligations émises sous le standard disposent de plans de transition vérifiés, proposent un alignement total du standard européen sur la taxinomie verte pour l'utilisation des produits de l'émission de l'obligation verte ou encore souhaitent garantir aux investisseurs un recours juridique si le non-respect des règles du standard par l'émetteur entraine la dépréciation d'une obligation verte.

Ce sont autant de propositions qui, pour le rapporteur spécial et pour de nombreuses personnes qu'il a entendues dans le cadre de ses travaux, sont contreproductives et donc susceptibles de nuire à l'objectif même recherché par les eurodéputés, à savoir celui de proposer un cadre tout à la fois exigeant et qui peut être adopté par le plus grand nombre . Il faudrait plutôt s'inspirer de cette position énoncée lors de la création du document-cadre des OAT vertes : « contribuer à la définition des standards non pas comme régulateur, mais en s'imposant des obligations ambitieuses en matière de reporting » 75 ( * ) , pour ensuite convaincre les émetteurs. Autrement dit, il faut certes gagner la bataille de la norme, mais la gagner sur les pratiques .

Rigidifier le standard reviendrait à renoncer à la volonté énoncée par la Commission européenne d'en faire le standard international de référence , en brusquant les acteurs qui ne voudraient pas se soumettre à un cadre contraignant et qui estimeraient dès lors plus facile de suivre un standard moins exigeant.

De tels comportements conduiraient à la création d'un marché à double vitesse , qui emporterait avec lui des risques de liquidité et/ou de financement . Pour reprendre les termes de la BCE dans son avis sur le standard européen : « le passage immédiat à une norme strictement obligatoire pourrait conduire à la cession d'obligations vertes non conformes à la taxinomie et à une chute soudaine des émissions d'obligations vertes dans l'Union » 76 ( * ) .

Ainsi, comme l'a rappelé le président de l'Autorité des marchés financiers lors de son audition par le rapporteur spécial, pour que l'harmonisation des normes fonctionne, il faut qu'elle parvienne à concilier une double exigence : celle de parvenir, dans le monde du vert, à « faire en sorte d'éviter de financer ce qu'il ne faut pas financer », et celle de ne pas imposer un cadre trop lourd aux acteurs . À l'instar de ce qu'avait par ailleurs défendu l'AMF dans sa réponse à la consultation de la Commission européenne sur le standard européen, le rapporteur spécial estime plus pragmatique d'assurer une certaine flexibilité à court terme quant à l'alignement total à la taxinomie européenne , sur quelques pourcentages de l'émission, et au moins le temps que les critères techniques de la taxinomie soient éprouvés en conditions « réelles » 77 ( * ) . Or, ce n'est là pas non plus la position adoptée par le Parlement européen.

Pour conclure, et au risque de paraître sévère, le rapporteur spécial note que si l'Union européenne avait de l'avance sur le marché du vert, le fonctionnement des institutions et la volonté d'aller trop loin sur le détail des normes vertes pourraient bientôt conduire à un rattrapage du Royaume-Uni mais aussi des États-Unis , avec un intérêt de plus en plus fort de l'autorité de supervision des marchés financiers ( Securities and Exchange Commission , SEC) pour réguler le « vert » 78 ( * ) . Ainsi, si les États-Unis sont encore loin d'avoir développé et même ne serait-ce que proposé un cadre aussi approfondi que celui souhaité par la Commission européenne, plusieurs initiatives récentes tendent à montrer leur volonté d'agir rapidement sur la règlementation du « vert ».

Or, ce qui compte in fine , c'est bien les comportements qu'adopteront les entreprises et les émetteurs, et pas de proposer le cadre le plus dur : le mieux-disant n'est pas forcément propice au mieux-faisant . Il en va de même pour la nécessité d'inclure, comme énergies de transition, le nucléaire et le gaz dans l'acte délégué complémentaire présenté par la Commission européenne et relatif aux objectifs climatiques de la taxinomie.

Recommandation n° 11 ( ministère de l'économie et des finances et secrétariat général aux affaires européennes) : à l'instar de ce qui était recommandé pour les émetteurs souverains, s'engager, dans le cadre des futures négociations sur le standard européen pour les obligations vertes, à ce que le standard demeure d'application volontaire et inclue à moyen terme (deux-trois ans) une marge de flexibilité par rapport à l'alignement taxinomique.

2. Le marché du vert est aujourd'hui en avance sur les deux autres dimensions de l'ESG, le social et la gouvernance

Le rapporteur spécial ne méconnait pas les enjeux autour de l'émission d'obligations sociales ou l'importance des engagements que peuvent prendre les acteurs financiers et non-financiers sur les aspects sociaux et de gouvernance. Il considère toutefois qu' en l'état actuel des connaissances techniques et des avancées méthodologiques, il est impossible d'inférer des évolutions sur le vert qu'il soit possible, à moyen terme, de faire la même chose sur le sujet social et sur la gouvernance .

Alors qu'il est déjà difficile de faire émerger des consensus sur le « vert », en dépit d'une prise de conscience de l'urgence à agir, les divergences d'appréciation sont encore plus fortes sur les aspects sociaux et de gouvernance. D'ailleurs, une tendance de fond du marché de l'investissement durable consiste à regarder la gouvernance non plus comme une fin en soi, alors que cet aspect suscite un intérêt moins important des épargnants, mais comme un moyen de garantir un haut niveau de performance sur les autres critères 79 ( * ) .

La réflexion porte donc moins finalement sur les investissements « ESG » que sur les investissements verts ou de verdissement, avec éventuellement un socle minimal d'obligations à satisfaire sur le social et sur la gouvernance. C'est d'ailleurs de cette façon que la taxinomie européenne traite cette problématique, en prévoyant qu'une activité ne puisse pas être considérée comme alignée sur la taxinomie si elle n'est pas exercée dans le respect de garanties minimales sur les droits de l'homme ou en matière de droit du travail.

Par ailleurs, au sein même du « E » (environnement), les objectifs de performance que se donnent les acteurs financiers et non financiers sont plus objectivables et mesurables sur le climat que sur les autres (ex. protection de la biodiversité, cf. supra ) . Ils peuvent être normés et font plutôt consensus (ex. bilan carbone, objectif de limitation de la hausse de la température).

M. Perrier l'a bien indiqué lors de son audition, il faut commencer par faire simple et donc par faire le climat , en se dotant enfin d'un cadre permettant de réorienter les flux financiers vers les activités favorables à la transition ou durables. Formulé plus frontalement 80 ( * ) : si on ne répond pas d'abord au changement climatique, on n'aura rien d'autre à sauver, que ce soit sur le plan social ou sur les aspects de gouvernance.


* 74 Selon le rapport d'analyse d'impact produit par les services de la Commission européenne sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil sur les obligations vertes européennes (6 juillet 2021).

* 75 Jean Boissinot, alors représentant de la direction générale du Trésor, lors du Climate Finance Day 2017. Il a été nommé secrétaire général du Network for Greening the Financial System (NGFS) au mois de juin 2021.

* 76 Banque centrale européenne, « Avis du 5 novembre 2021 sur une proposition de règlement sur les obligations vertes européennes », 19 janvier 2022.

* 77 Autorité des marchés financiers, « L'AMF répond à la consultation publique européenne sur le nouveau standard européen pour les obligations vertes », 9 décembre 2020.

* 78 Les divergences politiques demeurent néanmoins très fortes sur l'opportunité d'appliquer un cadre plus contraignant aux acteurs financiers et aux entreprises.

* 79 Selon le constat de l'Inspection générale des finances, « Bilan et perspectives du label « investissement socialement responsable (ISR) », décembre 2020.

* 80 Audition du président de la Climate Bond Initiative par le rapporteur spécial.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page