SECONDE PARTIE
LA FINANCE VERTE, UN JARDIN À L'ANGLAISE
EN QUÊTE D'UN ARCHITECTE

L'une des personnes entendues par le rapporteur spécial a décrit le monde des obligations vertes, et de la finance verte de manière large, comme un jardin à l'anglaise : un espace moins ordonné que le strict jardin à la française - assimilable ici au cadre prévu par les souverains pour leurs propres obligations vertes - et où la priorité est donnée à la multiplication des points de vue. Le foisonnement des labels, des standards, des agences de notation, des indices spécialisés, des coalitions d'investisseurs responsables, de superviseurs financiers et de banques centrales, des recommandations et des règles démontre certes le dynamisme du marché, mais rend aussi plus complexe l'instauration d'un cadre normalisé et fiable 60 ( * ) .

Or, alors que le financement de la transition environnementale se fait de plus en plus pressant, que des milliers de milliards d'euros de flux financiers doivent être réorientés vers des activités plus durables et que les actifs verts se développent en s'appuyant sur la crédibilité présumée des projets financés, il est désormais temps que ce jardin à l'anglaise retrouve un peu d'ordre et s'articule a minima autour de normes partagées sur le « vert » .

Plusieurs études empiriques tendent en effet à démontrer qu'il existe bien un lien entre l'émission par les entreprises d'obligations vertes et la réduction de leur empreinte environnementale et de l'intensité carbone de leurs actifs. Cette réduction serait d'autant plus forte que les obligations vertes auraient fait l'objet d'une vérification externe 61 ( * ) . Sans pour autant dresser un lien de causalité, ces études montrent que le fait de qualifier en bloc les actions des acteurs privés sur le marché du vert d'éco-blanchiment est contestable.

Il convient dès lors d' assurer la résilience de ce marché , en disposant de standards unifiés, d'une définition unifiée de ce qui est « vert » et de tiers pour certifier les obligations émises . La transparence et le reporting sont les deux piliers d'un marché du vert fonctionnel .

Ce sont autant d'axes qui sont au coeur de la démarche européenne visant à imposer un cadre harmonisé à la finance verte, que ce soit par le biais de la taxinomie des actifs durables, la proposition d'un standard commun sur les obligations vertes ou encore la directive sur le reporting de durabilité des entreprises. L'harmonisation normative poursuivie par ces textes est primordiale : dans son futur rapport sur la stabilité financière, dont des extraits ont été publiés, la Banque centrale européenne (BCE) s'inquiète des conséquences de l'éco-blanchiment , qui pose un vrai risque pour la stabilité financière puisqu'il peut conduire à une sous-estimation du risque lié à la transition et à un mouvement massif de ventes d'obligations vertes, altérant ainsi l'équilibre du marché.

Ce constat intervient alors même que plusieurs responsables bien en vue parmi les acteurs de la Place ont estimé que le risque climatique était surévalué, que plusieurs établissements financiers font l'objet d'enquêtes pour éco-blanchiment et que la BCE relève une légère augmentation de l'intensité carbone des portefeuilles des établissements bancaires.

*

Le rapporteur spécial avait choisi dans la première partie de s'attarder sur le cadre applicable aux OAT vertes, afin de pouvoir présenter l'ensemble des enjeux ayant trait aux obligations vertes ainsi que les standards les plus exigeants en la matière et les propositions de la Commission européenne. Cette seconde partie dénotera une plus grande urgence : c'est maintenant qu'il faut s'entendre sur des normes communes, dans un marché encore trop peu structuré. La logique initiée par les émetteurs souverains doit trouver un relais auprès des acteurs financiers et non financiers . Les capitaux existent, mais ils ne sont pas à la bonne place 62 ( * ) .

Trois axes sont dès lors retenus , chacun venant à la suite de l'autre : la définition de ce qui est vert , l'identification de ce qui est vert (disponibilité et certification de la donnée) et la faculté de pouvoir faire du vert , en guidant les acteurs dans leur transition .

I. DÉFINIR LE VERT : S'ACCORDER SUR UNE DÉFINITION COMMUNE DE CE QUI EST VERT ET DURABLE, EN PROPOSANT UN CADRE SUFFISAMMENT FLEXIBLE POUR CONVAINCRE LA MAJORITÉ DES ÉMETTEURS D'OBLIGATIONS VERTES DE LE METTRE EN oeUVRE

Au mois de mars 2018, la Commission européenne a présenté son plan d'action pour une économie plus verte et plus propre, articulé autour de trois objectifs : la réorientation des flux de capitaux vers l'investissement durable , la gestion des risques financiers liés aux enjeux environnementaux et sociaux et la promotion de la transparence et d'une vision économique de long-terme. C'est par ce plan d'actions pour la finance durable que la Commission a pu poser de premiers jalons pour la construction d'un cadre harmonisé. Elle envisageait notamment 63 ( * ) :

- d' établir un langage commun pour la finance durable , c'est-à-dire un système de classification unifié de l'Union européenne, qui correspond aujourd'hui à la taxinomie des activités durables ;

- de clarifier l'obligation, pour les gestionnaires d'actifs et les investisseurs institutionnels, de tenir compte des aspects de durabilité dans le processus d'investissement et renforcer leurs obligations en matière de publication des informations . Une partie de ces exigences nouvelles est reprise dans le standard européen sur les obligations vertes ;

- de renforcer la transparence en matière de publication d'informations par les entreprises , avec une révision de la directive sur le reporting extra-financier des entreprises 64 ( * ) ( Non financial reporting directive - NFRD), qui céderait sa place à la directive sur le reporting de durabilité des entreprises ( Corporate sustainability reporting directive - CSRD).

La Commission européenne rappelait également qu'elle estimait qu'il faudrait effectuer 260 milliards d'euros d'investissements supplémentaires par an pour que l'Europe soit en mesure de tenir ses objectifs climatiques et énergétiques pour 2030 65 ( * ) .

Les capitaux existent, mais ils ne sont pas à la bonne place : or, avant de les réorienter, il faut d'abord pouvoir bien définir ce qui doit être financé .

A. LA TAXINOMIE VERTE EUROPÉENNE REPRÉSENTE UN EFFORT DE DÉFINITION INÉDIT DES ACTIVITÉS DURABLES ET DOIT PERMETTRE DE CLARIFIER LA « BIODIVERSITÉ FINANCIÈRE »

1. La taxinomie européenne est accueillie favorablement par les acteurs financiers et non financiers, qui la conçoivent avant tout comme un outil de définition, et non de contrainte

Dès 2016, WWF, dans son rapport sur les obligations vertes 66 ( * ) , estimait que « sans un niveau suffisant d'engagement et de collaboration entre les différentes parties prenantes en vue de définir des normes efficaces et crédibles fondées sur des référentiels scientifiques , le marché des obligations vertes cour[rait] le risque d'être en défaut par rapport à sa promesse verte ». Or, à l'instar de ce que défend le président de l'Autorité des marchés financiers, le rapporteur spécial considère que l'approche du sujet doit être européenne, si ce n'est mondiale.

Près de quatre ans plus tard, la Commission européenne a finalement proposé une taxinomie des actifs durables 67 ( * ) . Si elle est encore incomplète , en l'absence de la publication de l'ensemble des actes délégués, elle apporte néanmoins une première réponse à deux interrogations fondamentales, celle de savoir ce qui relève du vert ou non et celle d'être en mesure de discerner les différences nuances de vert et de durabilité .

L'exemple de l'obligation verte émise par la compagnie d'énergie espagnole Repsol est ici pertinent. La Climate Bond Initiative a en effet refusé de comptabiliser cette obligation en « verte », tout en reconnaissant que l'objectif des dépenses éligibles auxquelles était adossée l'opération était bien de réduire les émissions de gaz à effet de serre de plusieurs raffineries. Toutefois, l'organisation a aussi considéré que la stratégie environnementale de Repsol n'allait pas assez loin pour être qualifiée de verte et que de tels investissements conduiraient à allonger la durée de vie des raffineries, avec un impact indirect sur la hausse des émissions à plus long terme 68 ( * ) .

Pour rappel, une activité ne pourrait désormais être considérée comme durable et alignée avec la taxinomie que si elle : 1) contribue substantiellement à au moins l'un des six objectifs environnementaux identifiés dans la taxinomie, 2) ne cause pas de préjudice significatif à l'un de ses six objectifs, 3) est exercée dans le respect de normes minimales en matière sociale et de gouvernance.

La taxinomie verte européenne a donc pour principal avantage d'enfin apporter, sur le marché du vert, un référentiel commun pour les investisseurs, une grammaire commune à l'échelle européenne, voire mondiale pour enfin standardiser la manière dont l'ensemble des acteurs - investisseurs, banques, entreprises, agences de notation, société civile - vont identifier les activités vertes . Pour reprendre les termes d'Yves Perrier, président du conseil d'administration d'Amundi et auteur du rapport « Faire de la place financière de Paris une référence pour la transition climatique : un cadre d'actions » (mars 2022), la taxinomie est avant tout « un dictionnaire de la durabilité » 69 ( * ) , une grille de lecture permettant de savoir si une activité peut être qualifiée de durable ou non.

L'instauration d'une telle grille de lecture, une fois finalisée, permettra de réduire à la fois le risque de suspicion d'éco-blanchiment qui peut peser sur l'émetteur et les coûts d'information sur la nature du projet supportés par l'investisseur.

2. La clarification de ce qui est vert et/ou durable est une condition sine qua non de la prévention du risque d'éco-blanchiment

La direction générale du Trésor estime, et c'est un avis partagé par le rapporteur spécial, que la taxinomie constitue un outil indispensable de lutte contre l'éco-blanchiment , tout en servant de socle aux autres initiatives européennes en matière de finance durable (standard européen sur les obligations vertes, reporting de durabilité des entreprises). Elle n'a certes pas d'impact direct sur l'environnement et le climat, mais bien indirect, en apportant de la clarification aux acteurs économiques . Elle permet de donner une seule définition d'une activité durable sur le plan environnemental, en évitant ainsi les définitions arbitraires des acteurs.

Sean Kidney, président de la Climate Bond Initiative (CBI) a ainsi expliqué lors de son audition par le rapporteur spécial que l'absence de critères de définition clairs sur le « vert » pouvait en effet mener des entreprises à faire de l'éco-blanchiment . Deux types de comportements doivent en effet être distingués dans l'économique-blanchiment : les pratiques intentionnellement frauduleuses ( deceptive practice ) et les pratiques confuses ou appuyées sur de mauvaises informations ( confused et msinformed practice ). Dans son décompte des obligations vertes, la CBI peut ainsi être amenée à retirer le caractère « vert » d'une obligation ayant pourtant fait l'objet d'une seconde opinion indépendante, souvent en raison de l'absence d'engagement avec la stratégie globale de l'émetteur en matière de durabilité (objectifs environnementaux poursuivis, engagement ou non à ne pas causer de préjudice significatif, robustesse des procédures de contrôle).

La clarification, c'est aussi ce que défendent l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et l'Autorité des marchés financiers (AMF), qui sont chargés d'un travail annuel commun sur le suivi et l'évaluation des engagements climatiques des acteurs de la Place . Les deux superviseurs s'étaient montrés sévères dans leur dernier rapport et attendaient beaucoup de la mise en oeuvre de la taxinomie européenne : « beaucoup des engagements manquent de précisions. Certaines sociétés de gestion de portefeuille se sont en effet fixé des objectifs d'investissement dans des « actifs verts », « des produits verts », « des initiatives spécifiques liées à l'environnement » sans pour autant clairement définir ces produits et actifs. La mise en oeuvre progressive du règlement taxonomie pourra permettre de fournir des informations plus comparables entre acteurs sur le type d'activités considérées et sur l'objectif environnemental visé, lié au climat ou autre » 70 ( * ) .

La nécessité de disposer d'un cadre plus strict a une nouvelle fois été rappelée par l'AMF et par l'ACPR dans le cadre de la publication du rapport annuel de leur pôle commun 71 ( * ) , au sujet plus particulièrement de l'assurance vie. Grégoire Vuarlot, directeur du contrôle des pratiques commerciales à l'ACPR, avait ainsi déclaré que « la lutte contre l'éco-blanchiment [était] une priorité dans la protection des consommateurs » 72 ( * ) .

En Allemagne, la Deutsche Bank et sa filiale de gestion d'actifs DWS ont fait l'objet d'une enquête pour fraude, après les accusations d'éco-blanchiment portées à leur encontre et les informations transmises par l'ancienne responsable du développement durable au sein de DWS. Aux États-Unis, traditionnellement plus en recul sur ces sujets que l'Union européenne, le superviseur des marchés financiers (SEC - Securities Exchange Commission ) a présenté une initiative visant à renforcer les obligations de transparence des conseillers financiers et des gestionnaires d'actifs en matière d'investissements selon des critères durables 73 ( * ) .


* 60 Le rapporteur spécial partage ici le constat du président de l'Autorité des marchés financiers (audition).

* 61 Voir par exemple Serena Fatica et Roberto Panza, « Green bonds as a tool against climate change ? », 10 novembre 2020 ; Flammer, « Green Bonds : effectiveness and implications for public policy », 2020.

* 62 Pour reprendre le constat du président de la Climate Bond Initiative en audition .

* 63 D'autres actions sont prévues, telles que d'obliger les entreprises d'assurance et d'investissement d'informer leurs clients sur la base de leurs préférences en matière de durabilité, d'intégrer la durabilité dans les exigences prudentielles ou encore de créer deux nouvelles catégories d'indice de référence « Transition climatique » et « Accord de Paris ».

* 64 Directive 2014/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2014 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d'informations non financières et d'informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes .

* 65 Commission européenne, communiqué de presse « Financer la transition verte: le plan d'investissement du pacte vert pour l'Europe et le mécanisme pour une transition juste » , 14 janvier 2020.

* 66 WWF, « Les obligations vertes doivent tenir leurs promesses ! », 2016.

* 67 Règlement (UE) 2020/852 du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2020 sur l'établissement d'un cadre visant à favoriser les investissements durables et modifiant le règlement (UE) 2019/2088

* 68 Exemple tiré de Flammer, «Green Bonds : effectiveness and implications for public policy », 2020.

* 69 Rapport Perrier, « Faire de la place financière de Paris une référence pour la transition climatique : un cadre d'actions », remis au ministre de l'économie et des finances le 10 mars 2022.

* 70 Deuxième rapport commun ACPR/AMF sur le suivi et l'évaluation des engagements climatiques des acteurs de la Place , décembre 2021.

* 71 AMF et ACPR, Rapport d'activité 2021 du pôle Assurance - Banque - Épargne , juin 2022.

* 72 Cité dans Les Échos, « Assurance-vie : le greenwashing dans le viseur des autorités financières », 14 juin 2022.

* 73 Le sujet de la régulation de la finance verte et plus généralement de la finance durable a été abondamment abordé lors du déplacement d'une délégation du bureau de la commission des finances aux États-Unis (voir la communication en commission du 11 mai 2022 ).

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page