B. POUR RÉGLER L'URGENCE CLIMATIQUE, IL FAUT D'ABORD RÉGLER UNE URGENCE COMPTABLE, EN INTÉGRANT LE CARBONE DANS LA COMPTABILITÉ DES ENTREPRISES

1. Une comptabilité carbone doit être instaurée pour les grandes entreprises
a) Le carbone, un élément objectivable et un indicateur clé des engagements climatiques des émetteurs

Le rapporteur spécial l'a rappelé à plusieurs reprises : la fiabilité des données et la capacité à mesurer les engagements des acteurs financiers et non-financiers sont les deux fondations essentielles à l'établissement d'une finance verte crédible et à même de produire les effets attendus d'elle, à savoir une réorientation des flux financiers vers la transition environnementale.

Or, en l'état des connaissances techniques, tous les indicateurs ne sont pas aussi objectivables et mesurables les uns que les autres. Le carbone se distingue en ce qu'il apparaît être le plus facile à mesurer, contrairement aux effets des activités et des investissements sur la biodiversité par exemple , avec des mesures encore en cours de test et d'expérimentation 101 ( * ) . L'Organisation des Nations Unies travaille également à la définition d'un nouveau cadre, qui inclurait des cibles en matière de protection et de redressement de la population de certaines espèces.

Parmi les six objectifs environnementaux couverts par la taxinomie, deux objectifs sont climatiques - l'atténuation du changement climatique et l'adaptation au changement climatique - et centrés sur le carbone et les émissions de gaz à effet de serre. Les critères techniques proposés par la Commission européenne pour ces deux objectifs visent ainsi d'une part à ce que les activités alignées soient compatibles avec une réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030 et d'autre part que la neutralité carbone soit assurée d'ici 2050.

Alors que les efforts de ces dernières années se sont portés sur la mesure du carbone et de ses effets et que nous disposons maintenant de standards plus robustes en la matière, l'externalité carbone ne doit plus être quelque chose que l'entreprise gère « à côté » de ses activités, mais un élément inhérent à sa stratégie et à ses processus 102 ( * ) .

b) La double comptabilité carbone, un outil au service de l'efficience écologique

Pour intégrer cette dimension carbone, le rapporteur spécial propose d' instaurer une comptabilité carbone au sein de l'ensemble des entreprises amenées à être couvertes par la future directive européenne sur le reporting de durabilité (CRDS). Ces entreprises - les grandes entreprises et certaines PME cotées - auront en effet déjà fait l'effort en amont de rassembler des données pour ce reporting , appuyé sur les standards proposés par l'Efrag concernant notamment la double matérialité et la mesure des émissions de scope 3.

La comptabilité carbone viendra donc parachever la construction de l'édifice entamé par la Commission européenne avec la mise en oeuvre de procédures de remontées d'information, la mise à disposition d'informations plus fiables et la grille de lecture taxinomique. Elle est d'autant plus importante que , comme présenté précédemment, la BCE va renforcer ses exigences quant à ses avoirs en obligations d'entreprises et aux garanties acceptées pour leurs emprunts, avec un renforcement en parallèle de la transparence demandée aux acteurs sur leurs engagements climatiques .

Les mesures présentées par la Banque centrale européenne
dans le cadre du « verdissement » de sa politique monétaire

Les mesures présentées par la BCE le 4 juillet 2022 sont de trois ordres :

- à compter du mois d'octobre 2022 , l'Eurosystème orientera ses avoirs en obligations d'entreprises vers des émetteurs présentant de bons résultats climatiques en réinvestissant les remboursements attendus au cours des années à venir. La performance climatique de l'entreprise s'appréciera au regard de ses émissions de gaz à effet de serre, de ses objectifs de réduction des émissions de carbone et de ses déclarations satisfaisantes en matière de climat ;

- avant la fin de l'année 2024 , l'Eurosystème limitera la part des actifs émis par des entités à empreinte carbone élevée et pouvant être apportés en garantie par des contreparties dans le cadre d'emprunts auprès de l'Eurosystème . Si dans un premier temps ce nouveau régime ne s'appliquera qu'aux seuls instruments de dette négociables émis par des entreprises n'appartenant pas au secteur financier, il pourra être progressivement étendu à mesure que la qualité des données relatives au climat s'améliorera ;

- à compter de 2026 , l'Eurosystème n'acceptera en garantie de ses opérations de crédit que les actifs négociables et les créances privées d'entreprises et de débiteurs respectant la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (directive CSRD).

L'Eurosystème a en parallèle convenu d'un ensemble de normes minimales communes précisant les modalités d'intégration des risques liés au climat dans les notations produites par les systèmes internes d'évaluation du crédit des banques centrales nationales , pour une entrée en vigueur d'ici la fin de l'année 2024.

Source : Banque centrale européenne, communiqué de presse du 4 juillet 2022 , « La BCE prend de nouvelles mesures visant à intégrer le changement climatique à ses opérations de politique monétaire »

Dans son rapport 103 ( * ) , Yves Perrier propose que les entreprises comptabilisent leurs émissions carbone sur les scopes 1, 2 et 3 (cf. définition supra) et transmettent ces informations aux acteurs financiers. Ces derniers pourraient alors les intégrer pour piloter leurs portefeuilles de prêts et d'investissement , avant de les transmettre pour consolidation à leurs autorités de supervision respectives, AMF ou ACPR . Ces données pourraient également être intégrées au point d'accès unique européen, avec celles utilisées pour le reporting de durabilité.

Cette comptabilité pourrait aussi prendre la forme, pour reprendre l'idée défendue par Jean-Michel Beacco, directeur général de l'Institut Louis Bachelier (ILB), d'une nouvelle forme de comptabilité en partie double , avec d'un côté la partie financière et de l'autre la partie écologique. L'ILB a ainsi fondé la Maison Luca Pacioli 104 ( * ) , dont le but est de développer la recherche sur ce thème. Pour citer le directeur général, « si on fait de la finance verte, il faut bien compter ce que l'on fait en vert » . Or, sans comptabilité carbone, il sera difficile de demander d'intégrer aux entreprises les émissions de scope 3. C'est d'ailleurs tout le sens du propos tenu par le président de l'Autorité des marchés financiers devant la commission des finances : « nous manquons de données fiables pour les émissions indirectes [...] rassemblées dans le scope 3 : en leur absence, le bilan carbone d'une entreprise est complètement faussé, aucune comparaison n'est possible » 105 ( * ) .

Recommandation n° 19 (législatif puis ministère de l'économie et des finances et ministère chargé de la transition écologique ) : initier, pour les entreprises couvertes par la directive sur le reporting de durabilité (CSRD), la mise en place d'une double comptabilité carbone à compter de 2024.

Recommandation n° 20 (ministère de l'économie et des finances, Commissariat général au développement durable) : prévoir que l'État mette lui aussi en oeuvre une comptabilité carbone et qu'il en présente les résultats dans le cadre du projet de loi relatif aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l'année (échéance : comptes portant sur l'année 2024).

C'est une proposition ambitieuse, mais, dans ce domaine, la France a toujours su être aux avant-postes, avec une législation en avance par rapport à celle de ses voisins et permettant « d'insuffler du progrès à l'échelle européenne » 106 ( * ) .

Dans un premier temps en effet, la mise en oeuvre de cette comptabilité carbone permettra aux entreprises et aux acteurs de la Place de disposer d'une vision claire quant à leur budget carbone et à son évolution, pour asseoir la crédibilité de leurs engagements et pour répondre aux interrogations des superviseurs. L'AMF a par exemple analysé les engagements de neutralité carbone repris dans les déclarations de performance extra-financière (DPEF) de sociétés cotées et a présenté les enjeux de la neutralité carbone des entreprises, au travers d'un rapport de la commission climat-finance durable

À terme, l'un des objectifs de la mise en oeuvre de cette comptabilité carbone pour les entreprises serait de pouvoir introduire une composante d'efficience énergétique au sein du calcul de l'impôt sur les sociétés . Une partie de l'imposition due par les entreprises serait ainsi modulée en fonction du bilan carbone des entreprises, afin de les inciter à devenir les plus efficientes possibles dans leur consommation d'énergie et dans la composition de leur mix énergétique .

Recommandation n° 21 ( législatif) : introduire à moyen terme une composante d'efficience énergétique au sein du calcul de l'impôt sur les sociétés dû par les entreprises couvertes par la directive sur le reporting de durabilité.

2. La décarbonation des portefeuilles, un engagement qui doit être crédible pour mener à long terme à la neutralité carbone

Un deuxième ensemble d'actions sur le carbone porte sur la décarbonation des portefeuilles .

Comme indiqué en amont, l'article 2.1 c) de l'accord de Paris affirme que l'un des axes d'action face à la menace du changement climatique doit être de rendre « les flux financiers compatibles avec un profil d'évolution vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre ».

Les stratégies de décarbonation des portefeuilles ou des activités s'articulent généralement autour de trois axes : l'exclusion progressive des énergies fossiles (gaz, charbon), la définition d'une stratégie de zéro émission nette, qui peut s'appuyer sur des m écanismes de compensation carbone , et l'inscription de la trajectoire de décarbonation dans la perspective d'une limitation de la hausse de la température de la Terre à 1,5° C d'ici 2050. Ces trois axes doivent chacun pouvoir être vérifié, pour juger de leur crédibilité.

Or, dans leur deuxième rapport commun sur le suivi et l'évaluation des engagements climatiques des acteurs de la Place 107 ( * ) , l'ACPR et l'AMF relèvent qu'en dépit de leurs demandes répétées en ce sens et de la mise en place de groupes de travail visant à améliorer la comparabilité des approches en matière de sortie des énergies fossiles , peu de progrès ont été accomplis . En outre, les stratégies réelles de sortie des énergies fossiles, ainsi que les éventuelles étapes pour respecter les objectifs affichés sont dans les faits rarement décrites par les acteurs.

Ces lacunes ne sont pas de nature à pouvoir asseoir la crédibilité des trajectoires de décarbonation, d'autant qu'il n'existe pas de consensus sur ce sujet parmi les acteurs de la Place et que « les approches et les niveaux d'ambition restent encore hétérogènes d'un acteur à l'autre » 108 ( * ) . Dans ce contexte, la création d'un groupe de travail rassemblant les parties prenantes et les ministères chargés de l'énergie et de l'économie et des finances pour définir un scénario de référence sur la sortie des énergies fossiles à horizon 2025, 2030 et 2050 , objet de la recommandation n° 20 du rapport Perrier, apparait tout à fait opportune 109 ( * ) . Ce groupe de travail pourrait également trancher la question des entreprises consommatrices et non productrices d'énergies fossiles : pour le charbon, sont généralement exclues les entreprises productrices et les entreprises consommatrices (selon le degré d'exposition de leur chiffre d'affaires), mais ce n'est pas le cas pour le pétrole et pour le gaz.

Recommandation n° 22 (acteurs de la Place, ministère de l'économie et des finances et ministère chargé de l'énergie) : créer, à l'instar de ce qui est proposé par le rapport d'Yves Perrier « Faire de la place financière de Paris une référence pour la transition climatique : un cadre d'actions », un groupe de travail chargé de définir un scénario de référence sur la sortie des énergies fossiles à horizon 2025, 2030 et 2050. Intégrer, dans ce scénario de sortie, la question des entreprises très consommatrices d'énergies fossiles . Ce groupe de travail réunirait les professionnels de la Place, ainsi que les ministères chargés de l'énergie et de l'économie et des finances.

À noter toutefois que d'autres acteurs, comme la Caisse des dépôts, se sont déjà engagés sur des trajectoires plus détaillées de décarbonation.

La stratégie de décarbonation
de la Caisse des dépôts et consignations

La Caisse des dépôts a fondé en 2019, avec la Caisse de dépôt et de placement du Québec, Allianz, le Groupe Folksam, Pension Danmark et Swiss Re, la Net Zero Asset Owner Alliance (NZAOA). La NZAOA rassemble désormais 72 membres, dont 33 investisseurs institutionnels et couvre 10 400 milliards de dollars d'actifs . L'ensemble de ses membres s'est engagé à avoir des portefeuilles d'investissement “zéro émissions” d'ici 2050 et à agir pour réduire les émissions de gaz à effet de serre en dialoguant avec les entreprises et les institutions publiques, avec des points d'étape tous les cinq ans .

La NZAOA a publié le 25 janvier 2022 la seconde édition de son protocole de fixation de cibles. Le protocole prévoit la fixation de trois types de cibles parmi les quatre suivantes :

1) cibles d'engagement : nombre de valeurs engagées (obligatoires) ;

2) cibles de décarbonation par classes d'actifs ;

3) cibles de décarbonation par secteur (non obligatoires) ;

4) cibles de financements « verts » ou de transition .

Si la Caisse des dépôts n'a pas encore établi de cibles de décarbonation par secteur, elle a fixé des cibles de décarbonation par classes d'actifs, à partir des « corridors » prévus dans le protocole : décarbonation de - 22 % à - 32 % entre 2020 et 2025 et de - 49 % à - 65 % entre 2020 et 2030. Sa cible pour 2030 est ainsi de - 55 %, contre - 25 % en 2025. Il n'y a pas à proprement parler de cibles d'exclusion , même si l'ensemble des investisseurs de la NZAOA ont exclu le charbon. La Caisse des dépôts a ainsi exclu toutes les entreprises dont le chiffre d'affaires dépend à plus de 10 % du charbon ou dont le chiffre d'affaires est exposé à plus de 10 % aux énergies non-conventionnelles (sable bitumeux, gaz et pétrole arctique, gaz de schiste).

Sur l'aspect actionnarial, la Caisse des dépôts agit à travers le dialogue actionnariat sur les secteurs gris, par le biais d'échanges avec les entreprises concernées et qui sont dans ce portefeuille. Ce dialogue a pour but de les amener à se décarboner et à aligner leurs activités sur le scénario d'une hausse de 1,5° C de la température d'ici à la fin du siècle.

À noter que la NZAOA fait partie de la Glasgow Financial Alliance for Net Zero emissions (GFANZ), qui regroupe plusieurs alliances de banques, assureurs, gestionnaires d'actifs, etc. s'étant engagés à parvenir à la neutralité carbone d'ici 2050. La GFANZ couvre 130 000 milliards de dollars d'actifs.

Source : audition de la Caisse des dépôts et réponses au questionnaire du rapporteur spécial

Pour les entreprises, dont les stratégies de décarbonation s'inscrivent généralement dans une stratégie de zéro émission nette de gaz à effet de serre en 2050, il est primordial de reconnaître qu'il n'est pas possible d'appliquer la même stratégie, le même cadre à l'ensemble des secteurs . Il est logique que ce processus prenne plus du temps pour les sociétés de production et de distribution d'énergie par exemple , ne serait-ce que parce qu'elles doivent à la fois concilier la sécurité des approvisionnements et le développement progressif des énergies renouvelables dans leur mix énergétique, tout en restant rentables.

Restera bien sûr ensuite à trancher la question du coût que sont prêts à assumer l'État, les entreprises et les ménages pour atteindre cette décarbonation . Selon Rexecode, il faudrait ajouter de 60 à 80 milliards d'euros par an pour que la neutralité carbone soit atteinte en 2050 110 ( * ) . Or, la crise actuelle des prix de l'énergie démontre que le seuil d'acceptabilité des effets de la transition environnementale est relativement bas, sauf à ce que l'État vienne à compenser les agents économiques, au risque de dégrader encore davantage sa situation financière.

*

Que ce soit sur les obligations vertes souveraines ou sur le marché de la finance verte de manière plus large, ces dernières années ont vu une nette accélération des efforts de l'ensemble des parties prenantes pour stabiliser les fondations de ces édifices et assurer la crédibilité des engagements des émetteurs et des participants. L'Union européenne a joué un rôle pionnier, en proposant des normes exigeantes et en oeuvrant pour l'harmonisation des standards et des normes. Elle doit désormais prendre garde à ne pas laisser s'échapper son avance et à ne pas perdre la bataille de la norme, au risque de voir ses efforts vains.

D'importants progrès demeurent encore à accomplir dans l'identification du « vert », la mise à disposition de la donnée et la réorientation des flux financiers. Les éléments présentés ici permettent d'être prudemment confiant sur les perspectives de la finance verte, mais à la condition que l'ensemble des acteurs agissent dans le même sens et rapidement. La guerre en Ukraine et ses effets sur la hausse des prix de l'énergie doivent inciter les parties prenantes à agir plus vite : il ne faut jamais « gâcher » une crise quand elle est là , mais au contraire mobiliser de nouveaux moyens d'action au service d'objectifs tout à la fois pressants et vitaux.


* 101 La Caisse des dépôts a par exemple développé le « Global Biodiversity Score », qui permet à des entreprises de mesurer leur empreinte biodiversité. Cette empreinte est à la fois statique (liée au patrimoine et aux activités passées de l'entreprise) et dynamique (dégâts infligés en cours de l'année). Toutefois, il y a encore un manque de recul sur les résultats de cette méthodologie et un manque de données disponibles.

* 102 Audition de M. Yves Perrier par le rapporteur spécial.

* 103 Rapport Perrier, « Faire de la place financière de Paris une référence pour la transition climatique : un cadre d'actions », remis au ministre de l'économie et des finances le 10 mars 2022.

* 104 Mathématicien italien (1445-1517), considéré comme le fondateur de la comptabilité.

* 105 Audition de Robert Ophèle, président de l'Autorité des marchés financiers, par la commission des finances du Sénat le 6 juillet 2022.

* 106 Ibid.

* 107 Deuxième rapport commun ACPR/AMF sur le suivi et l'évaluation des engagements climatiques des acteurs de la Place , décembre 2021.

* 108 Ibid.

* 109 Rapport Perrier, « Faire de la place financière de Paris une référence pour la transition climatique : un cadre d'actions », remis au ministre de l'économie et des finances le 10 mars 2022.

* 110 Rexecode, « Enjeux économiques de la décarbonation en France : une évaluation des investissements nécessaires », 16 mai 2022.

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