B. UNE ÉVOLUTION DE LA CONCEPTION ALLEMANDE DE LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE ?

• L'arrêt « Lisbonne » a été largement controversé : certains y ont vu une volonté de freiner la construction européenne, d'autres le symptôme d'un détachement de l'Allemagne vis-à-vis de celle-ci. D'autres encore ont critiqué une méconnaissance des exigences spécifiques du fonctionnement de l'Union, voire une « vision rétrograde » , s'attachant « à une vision de l'État qui semble bien souvent relever du XIX e siècle » (9 ( * )) .

Ces jugements ne paraissent pas justifiés.

Tout d'abord, il convient de rappeler que la Cour de Karlsruhe n'est pas un organe politique, mais une Cour constitutionnelle dont la fonction est d'assurer le respect de la Loi fondamentale allemande. Elle n'a nullement le pouvoir d'orienter la politique de l'Allemagne, seulement la responsabilité de veiller à ce que cette politique s'inscrive dans le cadre défini par la Constitution. Et loin d'interpréter celle-ci avec les catégories de pensée du XIX e siècle, elle souligne dans son arrêt que la Loi fondamentale rompt avec « une conception rigide de la souveraineté », qu'elle « se détache de la conception autosuffisante et autocentrée de la souveraineté étatique et revient à une vision de la puissance étatique individuelle dans laquelle la souveraineté est une liberté contrôlée et coordonnée par le droit international public ».

Pas davantage n'ignore-t-elle les exigences spécifiques du fonctionnement de l'Union, dont elle s'efforce au contraire de tenir compte en avançant le concept de « regroupements d'États » et en soulignant que, aussi longtemps que l'Union conserverait la nature d'un tel regroupement, il ne sera «ni possible ni nécessaire d'organiser la démocratie de l'Union européenne sur le modèle de celle d'un État » .

Ensuite, loin de marquer un revirement spectaculaire dans la jurisprudence de la Cour, l'arrêt « Lisbonne » , comme on a pu le constater, s'inscrit dans la continuité de l'arrêt « Maastricht » : même analyse de l'Union européenne comme étroite association d'États ne faisant pas disparaître la souveraineté étatique de ses membres, même accent mis sur les exigences de la Loi fondamentale concernant la protection des principes constitutifs de l'identité constitutionnelle, même reconnaissance de la nécessité de ne pas priver de sa substance le droit d'élire le Bundestag, et donc de maintenir à l'échelon national les conditions d'une démocratie vivante. L'arrêt « Lisbonne » précise et complète le raisonnement développé dans l'arrêt « Maastricht » , il l'adapte à un nouveau traité qui fait notamment pénétrer l'Union bien plus loin dans les matières « sensibles » de la justice et des affaires intérieures, ce qui conduit à tirer certaines conséquences en matière d'effectivité du contrôle parlementaire. Mais il n'y a pas de discontinuité : l'arrêt « Lisbonne » est un prolongement de l'arrêt « Maastricht » .

Enfin, il est quelque peu paradoxal de déceler une volonté de freiner la construction européenne dans un arrêt qui, au contraire, valide le traité de Lisbonne. Certes, cette validation est assortie d'exigences quant à l'effectivité du contrôle du Bundestag et du Bundesrat sur la politique européenne, mais ces exigences ne concernent que l'ordre interne de l'Allemagne. Au demeurant, on peut s'étonner que le contrôle parlementaire national semble être considéré par nature comme un frein, alors même que le traité de Lisbonne reconnaît pour la première fois un rôle aux parlements nationaux et souligne dans un article spécifique leur contribution au « bon fonctionnement » de l'Union.

• Il est vrai que l'arrêt « Lisbonne » remet en cause certains schémas de pensée relativement répandus.

Il est naturel pour les citoyens européens de voir dans l'Europe « leur pays en plus grand » et de projeter sur la construction européenne un schéma emprunté à leur propre pays.

Cette tendance est facilitée, en Allemagne, par le fait que le pays est déjà organisé de manière fédérale. Il est alors tentant de voir dans la Commission la préfiguration d'un Bundesregierung européen, le Parlement et le Conseil préfigurant quant à eux un Bundestag et un Bundesrat européens ; les rapports entre les États membres et l'Union seraient analogues à ceux des Länder et du Bund en Allemagne, tandis que la Cour de Luxembourg deviendrait pour l'Union ce qu'est la Cour de Karlsruhe pour l'Allemagne. L'Union devrait se rapprocher graduellement de ce modèle, appelé à s'imposer d'autant plus naturellement que l'Allemagne est désormais au centre de l'Europe dont elle constitue l'État le plus important.

Cette tendance à projeter sur l'Europe un modèle étatique préexistant n'est naturellement pas propre à l'Allemagne : bien des Français, pour leur part, imaginent facilement une République européenne unifiée, avec un président élu à sa tête, et les mêmes impôts, les mêmes cotisations sociales, les mêmes lois et le même système juridictionnel d'Helsinki à Lisbonne et de Dublin à Bucarest.

L'arrêt de la Cour constitutionnelle souligne que l'Union n'est pas un État, et qu'il n'est pas approprié de projeter sur elle les catégories applicables aux États ; il fait ressortir que l'Union ne peut pas se transformer insensiblement en État, qu'il s'agirait au contraire d'un saut qualitatif relevant de la souveraineté populaire.

Cette clarification ne peut conduire qu'à une approche plus réfléchie et plus consciente de la construction européenne : on ne voit pas en quoi elle ferait obstacle à ses progrès. Avant de vouloir sauter par-dessus des obstacles, il n'est jamais mauvais de prendre ses marques.

• En réalité, les inquiétudes exprimées ici et là sur l'évolution de la conception allemande de l'Union européenne semblent plutôt témoigner d'une difficulté à intégrer les changements intervenus en Europe. Le statut et la situation géopolitique de l'Allemagne ont changé : il n'est pas anormal que sa politique européenne ne soit plus exactement la même, de même que sa politique étrangère, les données de base ayant été bouleversées. Mais rien ne permet de dire pour autant que l'attachement de l'Allemagne à la construction européenne se soit affaibli : il s'est adapté à une nouvelle donne. Et, malgré la mode de l'« Ostalgie », il est difficile de soutenir qu'un retour à la situation d'avant 1989 serait un progrès pour l'Europe.

* (9) « Le traité de Lisbonne, étape ultime de la construction européenne ? » , note du Comité d'études des relations franco-allemandes, IFRI, septembre 2009.

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