2. Garantir une plus juste indemnisation du préjudice corporel par le recours à un barème national et une nomenclature des préjudices corporels

Dans l'évaluation du préjudice, le juge dispose en principe d'un pouvoir souverain d'appréciation. La Cour de cassation affirme ainsi que « les juges du fond apprécient souverainement les divers chefs de préjudice qu'ils retiennent et les modalités propres à en assurer la réparation intégrale » 127 ( * ) ou que « le juge justifie l'existence du dommage par la seule évaluation qu'il en fait sans être tenu de préciser les éléments ayant servi à en déterminer le montant » 128 ( * ) . Si cette liberté d'appréciation permet souvent au juge de définir une réparation adaptée, et non formatée, elle crée aussi parfois des différences de traitement entre les justiciables , selon les pratiques des tribunaux ou les convictions des magistrats.

Cette inégalité entre les victimes, qui est condamnable quel que soit le préjudice, l'est plus encore pour le préjudice corporel, ce qui rend absolument nécessaire de réfléchir aux moyens susceptibles de garantir sa plus juste indemnisation.

Deux voies peuvent être à cet égard explorées . Il s'agit pour l'une comme pour l'autre, de fournir au juge des outils de référence qui lui permettent d'appuyer sa décision sur des données objectives, en ménageant cependant son pouvoir souverain d'appréciation.

a) La nomenclature des préjudices corporels

La première solution consiste à établir une nomenclature qui rassemble les différents types de préjudices corporels. De nombreuses initiatives ont été prises en ce sens et, à l'heure actuelle, on peut se féliciter du succès qu'elles ont rencontré.

Le rapport du groupe de travail du Conseil national de l'aide aux victimes (CNAV)  sur l'indemnisation du dommage corporel 129 ( * ) , présidé par Mme Yvonne Lambert-Faivre et constitué sous l'impulsion du garde des sceaux en décembre 2002, a ainsi cherché à établir une définition claire des différents postes de préjudice. La nomenclature à laquelle il a abouti s'articule autour d'une triple distinction : préjudices de la victime directe / préjudices de la victime par ricochet, préjudices économiques patrimoniaux / préjudices non économiques personnels, préjudices temporaires / préjudices permanents.

Ces travaux ont notamment alimenté ceux du groupe de travail chargé d'élaborer une nomenclature des préjudices corporels , dirigé par M. Jean-Pierre Dintilhac, président de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, et constitué pour répondre à la demande exprimée en ce sens par Mme Nicole Guedj, alors secrétaire d'État aux droits des victimes, en novembre 2004.

Pour ce groupe de travail, la nomenclature des préjudices corporels vise à énoncer, par catégories et sous-catégories, les éléments qui doivent être retenus pour caractériser le préjudice subi par la victime afin de déterminer le montant des sommes qui lui sont dues. Elle ne doit pas être « appréhendée par les victimes ou les praticiens comme un carcan rigide et intangible conduisant à exclure systématiquement tout nouveau chef de préjudice sollicité dans l'avenir par les victimes, mais plutôt comme une liste indicative - une sorte de guide -susceptible au besoin de s'enrichir de nouveaux postes de préjudice » 130 ( * ) .

Cette nomenclature du groupe de travail dirigé par M. Jean-Pierre Dintilhac, reproduite en annexe au présent rapport, est devenue depuis un document de référence, pour les professionnels 131 ( * ) comme pour les magistrats , puisque le garde des sceaux a recommandé, par une circulaire du 22 février 2007, son application par l'ensemble des juridictions.

Elle contribue ainsi grandement à favoriser la convergence des appréciations jurisprudentielles sur l'évaluation des préjudices corporels et à réduire les inégalités qui pouvaient exister jusqu'alors entre les différents tribunaux.

La question s'est posée de savoir s'il fallait la rendre contraignante et l'inscrire dans la loi. Mme Geneviève Viney, professeur honoraire à l'université de Paris 1, et M. Fabrice Leduc, professeur à l'université de Tours, se sont prononcés en ce sens.

L'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription a, pour sa part, privilégié la solution consistant à lister les grandes catégories du préjudice corporel, sans donner un caractère exhaustif à cette liste.

On peut cependant s'interroger sur la portée pratique d'une telle énumération : tout d'abord, ne sont retenus que les chefs de préjudices les plus établis qui ne font pas l'objet de remise en cause par les tribunaux. De plus, dans la mesure où il serait fait obligation au juge, conformément à la recommandation précédente, d'apporter une réponse pour chaque poste de préjudice allégué par la victime, et dans la mesure où cette dernière pourra tout à fait prendre appui dans ses prétentions sur la nomenclature décrite, celle-ci devrait être prise en compte par le juge, sans qu'il soit nécessaire de la consacrer plus explicitement par la loi.

Il semble ainsi à vos rapporteurs que cette nomenclature jouit aujourd'hui d'une autorité suffisante pour s'imposer progressivement auprès des praticiens de la responsabilité civile comme au sein des juridictions dont elle ménage suffisamment le pouvoir d'appréciation . De leur point de vue, l'effort doit plutôt se porter sur la mise en place d'un barème national d'invalidité.

b) La création d'un barème national d'invalidité

Dans la situation actuelle, les juridictions disposent d'une grande marge de manoeuvre pour décider quelles méthodes d'évaluation du préjudice elles suivront . La Cour de cassation se refuse en principe à les contrôler, précisant qu'aucune règle ne prescrit aux juges d'employer une méthode déterminée pour évaluer l'importance du préjudice allégué 132 ( * ) . Elle censure cependant les évaluations qui reposent sur des motivations insuffisantes, contradictoires ou erronées 133 ( * ) .

La plupart du temps, pour les dommages corporels, les juges se réfèrent à des barèmes. Ceux-ci ne servent que de référence au juge, sans lier son appréciation du préjudice, celle-ci devant s'effectuer in concreto . Ils peuvent être de nature très différentes : barèmes médicaux (barème du concours médical 2001, barème de la société de médecine légale et de criminologie, etc.), barèmes spécifiques pour certains accidents médicaux (comme, par exemple, celui du fonds d'indemnisation des transfusés et des hémophiles contaminés par le virus de l'immunodéficience humaine, etc.), barèmes d'organismes sociaux (Sécurité sociale, pensions civiles et militaires, etc.), tableaux de jurisprudence publiés par les revues...

Cette très grande diversité des barèmes a pour conséquence des divergences d'appréciation qui peuvent être très fortes sur des préjudices similaires , entre les différentes juridictions, selon le barème auquel elles ont chacune l'habitude de se référer plus facilement.

Cette situation est dénoncée tant par les associations de victimes 134 ( * ) , que par les sociétés d'assurance 135 ( * ) et une partie de la doctrine.

Pour y remédier, le rapport précité du groupe de travail du CNAV  sur l'indemnisation du dommage corporel a proposé la mise en place d'un référentiel indicatif national, statistique et évolutif (RINSE) , construit sur la base de la nomenclature établie en matière de préjudice corporel, et qui couvrirait toutes les sources d'accidents corporels. Ce référentiel centraliserait les évaluations des cours d'appel, en fourchette et en moyenne, et serait publié annuellement et diffusé auprès de toutes les cours d'appel. Ce faisant, le groupe de travail a entendu privilégier la voie de l'évaluation référencée qui permet une personnalisation de l'appréciation du préjudice sur celle de l'évaluation « barémisée » qui attribue une valeur monétaire, déterminée par un barème, à un étalonnage médicalisé des préjudices.

Cette proposition n'a pas encore trouvé de traduction concrète.

L'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription, quant à lui, prévoit la création d'un barème d'invalidité qui ne porterait que sur le préjudice fonctionnel . Ce faisant, il réduit son champ par rapport au RINSE promu par le groupe de travail du CNAV qui porte lui sur la totalité des éléments relevant du préjudice corporel, y compris par exemple les préjudices esthétiques ou d'agrément.

Vos rapporteurs estiment cependant qu'une telle réduction est justifiée par la plus grande difficulté de comparer les autres types de préjudices corporels entre eux, notamment ceux liés à la douleur éprouvée, par rapport au préjudice fonctionnel d'invalidité.

La seconde critique formulée à l'encontre de la proposition de l'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription porte plus généralement sur la technique même du recours au barème. Lors de son audition, Mme Gaëlle Patetta, directeur juridique de l'Union fédérale des consommateurs - Que choisir s'est inquiétée de ce qu'elle a estimé être l'officialisation d'une technique d'indemnisation forfaitaire qui contreviendrait au principe de la réparation intégrale du préjudice.

Vos rapporteurs ne partagent pas cette opinion. Le barème n'est destiné qu'à servir de référence au juge pour évaluer le préjudice allégué, afin de favoriser une certaine convergence statistique des évaluations. Il ne saurait lier son pouvoir souverain d'appréciation, mais il permet de l'informer utilement. Surtout, il garantit une meilleure égalité de traitement entre tous les justiciables. C'est pourquoi vos rapporteurs soutiennent cette proposition de l'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription . Par ailleurs, ils estiment que, compte tenu de l'objectif assigné au barème national d'invalidité, l'intérêt qu'il suscitera dépendra de son actualité . Il est à cet égard nécessaire de prévoir qu'il fera l'objet, de la part du pouvoir réglementaire, d'une révision régulière, en fonction des données collectées sur l'ensemble du territoire national.

Recommandation n° 26 - Prévoir l'adoption, par décret, d'un barème national d'invalidité, faisant l'objet d'une révision régulière, qui puisse servir de référence au juge dans son évaluation du dommage .

* 127 Première chambre civile de la Cour de cassation, 20 février 1996.

* 128 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 9 février 1982.

* 129 Rapport sur l'indemnisation du dommage corporel, 15 juin 2003.

* 130 Rapport du Groupe de travail chargé d'élaborer une nomenclature des préjudices corporels, juillet 2005.

* 131 Cf. Fédération française des Sociétés d'assurance, Livre blanc sur l'indemnisation du dommage corporel, avril 2008, p. 5.

* 132 Deuxième chambre civile de la Cour de cassation, 17 février 1983.

* 133 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 6 juin 1990.

* 134 Cf ., Rapport sur l'indemnisation du dommage corporel, préc.

* 135 Cf. , Fédération française des sociétés d'assurance, op. cit .

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