D. L'ÉVALUATION DU PRÉJUDICE ET LA LIQUIDATION DES DOMMAGES ET INTÉRÊTS

1. Restreindre le recours à l'évaluation du dommage « tous chefs de préjudice confondus »

Le principe de l'équivalence entre la réparation et le dommage, dit aussi principe de la réparation intégrale, gouverne la compétence du juge pour l'évaluation du préjudice. Selon la formule de la Cour de cassation, « le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l'équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l'acte dommageable n'avait pas eu lieu » 124 ( * ) . La réparation décidée par le juge ne peut donc couvrir plus que le dommage, mais elle ne doit pas non plus couvrir moins.

Comme le note Jean Carbonnier, « l'exigence de réparation intégrale présente avant tout une signification d'exhaustivité : chacun des chefs de préjudice qui ont été prouvés doit faire l'objet d'une réparation, et d'une réparation entière » 125 ( * ) .

Cependant, la Cour de cassation admet que les juges procèdent à des évaluations globales du dommage, « toutes causes de préjudice confondues », sans avoir à ventiler la réparation entre les différents chefs de préjudices allégués . Les victimes reçoivent alors des dommages et intérêts sans pouvoir déterminer quelle part revient à chacun des préjudices qu'elles avaient allégués. Cette technique présente l'inconvénient de les priver, faute d'une motivation détaillée, des moyens de comprendre précisément l'évaluation qui a été faite de leur dommage et la réponse qui a été apportée à chacune de leurs prétentions.

Combinée avec le très large pouvoir d'appréciation qui est reconnu au juge dans l'évaluation des préjudices, elle limite la portée du contrôle qui peut être effectué sur l'application correcte par le juge du principe de la réparation intégrale et tend à renforcer aux yeux de certaines victimes le caractère arbitraire de la décision qui est rendue.

Les auditions conduites par vos rapporteurs ont clairement montré que cette pratique était aujourd'hui contestée .

M. Alain Bénabent, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, agrégé des facultés de droit, a ainsi fait valoir que la question de l'évaluation des préjudices constituait sans doute le talon d'Achille du droit de la responsabilité civile et qu'il convenait de renforcer la motivation par les juges de leurs appréciations. Mme Geneviève Viney, professeur honoraire à l'université de Paris 1, a appelé de ses voeux l'abandon de la technique de l'évaluation globale, tout comme M. Fabrice Leduc, professeur à l'université de Tours, qui a dénoncé le caractère disparate et parfois arbitraire des décisions des juges en la matière. Faute d'être suffisamment transparente, l'évaluation « pour tous chefs de préjudice » peut créer des inégalités sensibles entre les justiciables, les juges n'appréciant pas la situation de manière aussi objective que s'ils examinaient chaque poste de préjudice pour lui-même.

L'examen de plusieurs régimes spéciaux indique, cependant quant à lui, une certaine régression de cette approche globale . Ainsi, l'article 31 de la loi précitée du 5 juillet 1985 impose que les recours subrogatoires des tiers-payeurs dans le cadre d'accidents de la circulation, s'exercent « poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu'elles ont pris en charge à l'exclusion des préjudices à caractère personnel ». De la même manière plusieurs régimes spéciaux d'indemnisation font obligation à l'assureur du responsable de faire une offre d'indemnisation qui indique l'évaluation retenue pour chaque cause de préjudice 126 ( * ) . Il s'agit, dans ces derniers cas, de mieux distinguer quelle réparation est associée à chaque chef de préjudice afin de permettre à la victime de mieux cerner l'offre qui lui est faite et de mieux apprécier si elle répond correctement au dommage qu'elle a subi.

La recherche d'une meilleure protection des victimes, comme l'intérêt qui s'attache à rendre plus transparent et mieux motivé le jugement, justifient que, comme le propose l'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription, il soit fait obligation au juge de procéder à une évaluation distincte pour chaque chef de préjudice allégué, et de motiver sa décision, s'il rejette la demande qui lui est faite .

Vos rapporteurs estiment en effet qu'une telle exigence trouve particulièrement sa raison d'être pour les préjudices les plus graves, la victime ayant alors besoin de comprendre quelle réponse a été apportée à chacune des souffrances qu'elle a fait valoir et de disposer, grâce à une motivation suffisamment complète, des moyens juridiques de contester les éventuelles décisions défavorables qui lui auraient été opposées.

En revanche, ils considèrent que cette même exigence peut céder, pour les dommages de très faible ampleur, devant des considérations de plus grande efficacité du travail judiciaire . C'est pourquoi ils recommandent, dans ce cas, d'autoriser le juge à procéder à une évaluation globale des préjudices allégués.

Recommandation n° 25 - Sauf pour les dommages de plus faible montant, imposer au juge de procéder à une évaluation distincte pour chaque chef de préjudice allégué, et de motiver sa décision s'il rejette la demande.

* 124 Chambre sociale de la Cour de cassation, 27 mai 1970.

* 125 Jean Carbonnier , Droit civil , t. IV, Thémis, 21 e éd., 1998, p. 476.

* 126 Ainsi de l'article L. 1142-14 de code de la santé publique sur la responsabilité des professionnels et établissements de santé ou de l'article L. 1142-17 du même code sur les risques sanitaires.

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