2. La responsabilité du fait d'autrui

S'il n'est favorable ni à la remise en cause de l'immunité des préposés ni à l'instauration d'une responsabilité du fait d'un état de dépendance économique, le groupe de travail de votre commission des lois préconise en revanche un aménagement du régime de la responsabilité des parents du fait de leurs enfants mineurs.

a) Rénover la responsabilité des parents du fait de leurs enfants mineurs

Jusqu'à une époque relativement récente, la responsabilité des père et mère du fait de leurs enfants mineurs était fondée sur une présomption de faute dans l'observation de leurs devoirs de surveillance et d'éducation liés à l'autorité parentale. Comme le souligne M. Patrice Jourdain, professeur de droit à l'université de Paris 1, le fait d'autrui ne jouait qu'un rôle de « révélateur » de la faute des parents, à la différence de la responsabilité des commettants du fait des préposés qui constitue une authentique responsabilité objective.

Depuis un arrêt de 1997 35 ( * ) , la Cour de cassation considère que les père et mère sont responsables de plein droit du fait de leurs enfants mineurs . Ils ne peuvent s'exonérer de cette responsabilité qu'en invoquant la cause étrangère : force majeure pour une exonération totale, fait de la victime pour une exonération partielle. Cette responsabilité objective présente un double intérêt : inciter les titulaires de l'autorité parentale à prendre les mesures propres à prévenir la survenance du dommage ; offrir aux victimes un débiteur solvable et le plus souvent assuré sans les obliger à démontrer une faute de sa part.

Pendant longtemps, la responsabilité des parents n'a pu être engagée qu'en cas de faute prouvée du mineur, même s'il était privé de discernement, ou bien en raison du fait dommageable des choses dont il avait la garde.

La Cour de cassation a allégé cette condition, d'abord en se contentant d'exiger que l'enfant ait commis un acte qui soit la cause directe du dommage 36 ( * ) puis en affirmant expressément que la responsabilité des parents n'est pas subordonnée à une faute du mineur 37 ( * ) et qu' il suffit que le dommage ait été directement causé par le fait, même non fautif, du mineur 38 ( * ) .

L'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription propose de remettre en cause cette jurisprudence et d'exiger la preuve d'un fait de nature à engager la responsabilité de l'enfant pour rechercher celle de ses parents.

Comme l'expose le groupe de travail de la Cour de cassation présidé par M. Pierre Sargos : « L'idée qui justifie l'abandon de cette jurisprudence est que la victime ne doit pas pouvoir obtenir réparation dans le cas d'une responsabilité-relais, alors qu'elle ne le pourrait pas si la responsabilité des parents était recherchée pour un fait qui leur serait personnel. À titre d'illustration, n'engage pas sa responsabilité un majeur qui, à l'occasion de la pratique d'un sport, occasionne un dommage à un autre sportif lorsque les règles du jeu ont été respectées (Cass Civ 2ème 16 novembre 2000 Bulletin n° 151). De même, la responsabilité d'un club de sport est écartée, lorsque ses adhérents n'ont commis aucune faute au regard des règles du jeu (Cass Civ 2ème 20 novembre 2003 Bulletin n° 356 s'agissant de la pratique du rugby). N'est-il pas inéquitable d'adopter la solution inverse à l'encontre des parents d'un sportif encore mineur qui, dans les mêmes circonstances, blesserait un autre joueur ? 39 ( * ) »

Pour ces raisons, la solution mérite d'être approuvée. Elle l'a d'ailleurs été non seulement par des universitaires comme MM. Fabrice Leduc, professeur à l'université de Tours, et Matthieu Poumarède, professeur à l'université de Toulouse, mais également par l'Union nationale des associations familiales (UNAF) dans une contribution écrite adressée à vos rapporteurs.

Recommandation n° 16 - Remettre en cause la jurisprudence subordonnant la responsabilité des parents du fait de leur enfant mineur à un simple fait causal de ce dernier, au profit de l'exigence d'une faute.

L'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription propose également de lier la responsabilité des parents du fait de leurs enfants au seul exercice de l'autorité parentale, en supprimant l'exigence d'une cohabitation .

Cette solution, également soutenue par l'Union nationale des associations familiales (UNAF), mérite tout autant d'être approuvée. Elle correspond au demeurant à l'évolution de la jurisprudence, qui n'a cessé de restreindre les hypothèses de cessation de la cohabitation en retenant une acception juridique plutôt que matérielle de cette notion.

À titre d'exemple, le mineur, même placé dans un établissement scolaire sous le régime de l'internat, cohabite toujours avec ses parents 40 ( * ) . De même, en cas de divorce ou de séparation de corps, la Cour de cassation considère que « l'exercice du droit de visite et d'hébergement ne fait pas cesser la cohabitation avec celui de ses parents qui exerce sur lui le droit de garde 41 ( * ) » ; en cas de simple séparation de fait entre les parents, la cessation de cohabitation n'étant pas juridiquement reconnue, ceux-ci demeurent tous deux responsables de l'enfant.

Recommandation n° 17 - Lier la responsabilité des parents du fait de leurs enfants mineurs au seul exercice de l'autorité parentale en supprimant l'exigence d'une cohabitation.

b) Conserver les règles jurisprudentielles de la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés

Aux termes de l'article 1384 du code civil, les commettants sont responsables des dommages causés par leurs préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés.

La mise en jeu de cette responsabilité est subordonnée à une triple condition : un lien de préposition, une faute du préposé ayant causé un dommage à autrui, un lien entre le fait dommageable et les fonctions de préposé.

L'existence d'un lien de préposition suppose tout à la fois que le préposé soit placé dans une situation de subordination à l'égard du commettant et que ce dernier tire profit de son activité. La qualité de préposé résulte ainsi généralement d'un contrat de travail. Elle a été reconnue par la jurisprudence à certains professionnels libéraux, comme les avocats salariés ou les médecins salariés d'établissements de santé : « l'indépendance professionnelle dont jouit le médecin dans l'exercice de son art n'est pas incompatible avec l'état de subordination qui résulte d'un contrat de louage de services 42 ( * ) ».

L'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription propose à juste titre de préciser que le commettant est « celui qui a le pouvoir de donner des ordres ou des instructions en relation avec l'accomplissement des fonctions du préposé . »

Le fait dommageable commis par le préposé doit être de nature à engager la responsabilité de son auteur. La qualité de préposé étant jugée incompatible avec celle de gardien d'une chose par la jurisprudence 43 ( * ) , cette responsabilité ne peut résulter que d'une faute prouvée de l'auteur du dommage .

Enfin, le fait dommageable doit être en lien avec les fonctions du préposé . Selon la jurisprudence, « le commettant ne s'exonère de sa responsabilité que si son préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions 44 ( * ) . » L'existence d'un tel abus de fonctions n'est que rarement admise, la jurisprudence examinant le plus souvent si la victime ne pouvait ignorer de bonne foi que le préposé agissait hors de ses fonctions.

La responsabilité du commettant étant présumée , celui-ci ne peut s'en exonérer ni en prouvant qu'il n'a lui-même commis aucune faute, ni en établissant que l'acte du préposé constituait à son égard un cas de force majeure. Il lui faut démontrer que l'une des trois conditions précitées n'était pas réunie.

Initialement conçue comme une garantie pour la victime, la responsabilité du commettant a été transformée par la jurisprudence en une « responsabilité substituée », selon l'expression de M. Alain Bénabent, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, agrégé des facultés de droit.

Pendant longtemps en effet, la victime a été autorisée à engager la responsabilité personnelle du préposé, disposant ainsi d'une option entre deux débiteurs, tandis que le commettant bénéficiait de la faculté d'exercer une action récursoire contre le préposé.

Aujourd'hui, la jurisprudence ne permet au commettant d'engager une action récursoire 45 ( * ) et à la victime une action en responsabilité 46 ( * ) contre le préposé que si ce dernier a excédé les limites de sa mission, ce qui s'avère rare. Aussi, pour éviter un hiatus trop choquant entre les responsabilités pénales et civiles, la Cour de cassation permet-elle la mise en jeu de la responsabilité civile du préposé qui a commis, fût-ce sur l'ordre du commettant, une « faute pénale intentionnelle ayant porté un préjudice à un tiers 47 ( * ) » ou une « faute qualifiée au sens de l'article 121-3 du code pénal 48 ( * ) ».

L' immunité ainsi accordée au préposé est contestée en raison, principalement, de la diminution des garanties offertes à la victime. Celle-ci n'a plus qu'un débiteur, au lieu de deux précédemment, ce qui peut lui coûter cher lorsque la responsabilité du commettant est paralysée pour une raison ou pour une autre (faillite par exemple) et qu'une assurance ne peut être mobilisée. La victime se trouve alors démunie, alors même qu'elle se trouve face à un préposé ayant commis une faute.

Telle est la raison pour laquelle l'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription propose de prévoir que la responsabilité personnelle du préposé peut être engagée à la condition que la victime ne puisse obtenir réparation ni du commettant ni de son assureur : « Cette responsabilité deviendrait subsidiaire par rapport à celle du commettant, ce qui apparaît plus protecteur de l'intérêt des victimes, tout en assurant une protection suffisante au préposé . »

Le groupe de travail de votre commission des lois, comme d'ailleurs la plupart des personnes qu'il a entendues, n'est pas favorable à cette solution .

M. Christophe Radé, professeur à l'université de Montesquieu-Bordeaux 4, a ainsi souligné que la protection accordée au préposé répondait à une logique d'irresponsabilité personnelle.

Pour le groupe de travail de la Cour de cassation présidé par M. Pierre Sargos, cette solution peut sans doute « apparaître juste pour la victime dont les chances d'obtenir réparation sont ainsi augmentées, mais apparaît inéquitable à l'égard du salarié qui devient de la sorte le garant ou l'assureur occasionnel de son employeur, en dépit du lien de subordination et de dépendance économique qui l'unit à ce dernier . »

Selon le Mouvement des entreprises de France et la Chambre de commerce et d'industrie de Paris, la solution proposée par l'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription soulèverait également des difficultés pratiques au regard du droit des assurances : les employeurs devraient souscrire une assurance en responsabilité civile professionnelle pour l'ensemble de leurs salariés.

Enfin, cette solution pourrait être source d'incohérence : depuis plus d'un demi-siècle, un salarié ne peut être poursuivi par son employeur pour le dommage causé par la mauvaise exécution de son travail qu'en cas de faute lourde 49 ( * ) , la jurisprudence exigeant même la preuve d'une intention de nuire 50 ( * ) , ce qui est classiquement le critère de la faute intentionnelle. Il pourrait sembler singulier que la responsabilité du salarié puisse ainsi être recherchée par la victime mais pas par son employeur.

Recommandation n° 18 - Maintenir la règle prétorienne suivant laquelle la responsabilité civile du préposé ne peut être recherchée que s'il a commis un abus de fonction ou certaines infractions pénales.

c) Ne pas retenir le principe d'une responsabilité du fait d'un état de dépendance économique

À quelles conditions la responsabilité d'une personne -physique ou le plus souvent morale- à raison de faits commis par une personne placée par rapport à elle en état de dépendance économique peut-elle être retenue ?

Dans des cas nombreux en pratique, une personne juridique est en effet amenée à agir en fonction d'une ligne de conduite qui, sans avoir pour elle un caractère juridiquement contraignant, a été déterminée par une autre. Si cette ligne de conduite est suivie, ce n'est alors pas en raison d'une obligation juridique et d'un quelconque lien de subordination juridique, mais en fonction d'un schéma de dépendance économique.

Cette situation se rencontre de façon courante dans les groupes de sociétés, au sein desquels la société mère peut, dans les faits, exercer un pouvoir de direction sur sa filiale. La « filialisation » de sociétés s'est d'ailleurs fortement développée avec la consécration des sociétés unipersonnelles et, en particulier, de la société par actions simplifiée unipersonnelle.

Dans une certaine mesure, les contrats de concession ou les contrats de franchise instituent également un lien de dépendance similaire entre le concédant ou le franchiseur, d'une part, et entre le concessionnaire ou le franchisé, d'autre part.

Comme l'a exposé l'association de consommateurs UFC-Que choisir lors de son audition, les entreprises ont souvent tendance à mettre en avant, dans leurs offres ou leurs publicités aux consommateurs, l'image de groupes de sociétés parfaitement intégrés offrant un ensemble de prestations. Or il n'est pas rare qu'en cas de litige ultérieur, certaines de ces entreprises opposent le cloisonnement juridique des sociétés du groupe lorsque leur responsabilité est mise en cause. Le cas se serait ainsi posé récemment en pratique dans le cadre des agences agréées d'entretien de véhicules automobiles.

• Le droit en vigueur

Les solutions actuellement dégagées par la jurisprudence mettent en relief l'obstacle que constitue la personnalité morale dans le cadre de l'imputabilité de la responsabilité .

De façon marginale, la question de la dépendance économique est toutefois prise en compte par la législation.

Il en est ainsi, notamment, du droit des procédures collectives . Dans le cadre des procédures prévues par le livre VI du code de commerce, une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire ouverte à l'égard d'une personne déterminée peut en effet être étendue à une autre personne juridique, en l'absence de toute faute de cette dernière, en cas de confusion de son patrimoine avec celui du débiteur ou de fictivité de la personne morale 51 ( * ) .

La Cour de cassation estime être en présence d'une société fictive lorsque la personne morale à l'encontre de laquelle est ouverte la procédure n'a qu'une existence apparente, faute d'avoir une activité distincte de celle du maître de l'affaire, personne physique ou morale. Ainsi, une société créée dans le but d'assurer le règlement du passif d'une autre société faisant l'objet d'une procédure collective, dont elle a continué l'activité dans les mêmes locaux, avec les mêmes dirigeants, la même clientèle et le même contrat de franchise, constitue, aux yeux de la jurisprudence, une société fictive, justifiant l'extension de la procédure de redressement.

La confusion de patrimoine est relevée par la jurisprudence lorsqu'une confusion de comptes entre deux entités juridiques distinctes est telle qu'il est impossible de déterminer à laquelle d'entre elles se rapporte tel ou tel élément d'actif ou de passif. De même, la confusion de patrimoine est caractérisée par l'existence de flux financiers anormaux entre deux personnes juridiques, notamment lorsqu'est constaté l'appauvrissement du débiteur faisant l'objet d'une procédure collective au profit d'une seconde structure juridique in bonis c'est à dire dans laquelle le débiteur est maître des biens. Ces situations peuvent en particulier se rencontrer dans le cadre de groupes de sociétés.

La Cour de cassation se montre cependant très exigeante sur les éléments constitutifs de ces deux notions. Ainsi, même en présence de dirigeants communs à la filiale et à la société mère et de décisions de l'assemblée générale favorisant cette dernière, il n'est pas possible de caractériser la fictivité de la filiale 52 ( * ) . Il en est de même s'agissant de la confusion de patrimoines, la Cour ayant jugé que, dans un groupe de sociétés, les conventions de gestion de trésorerie et de change, les échanges de personnel et les avances de fonds par la société-mère, ne suffisent pas à consacrer l'existence de relations financières anormales constitutives d'une confusion du patrimoine de la société-mère avec celui de sa filiale 53 ( * ) .

La difficulté est néanmoins souvent tournée par le recours aux principes de la responsabilité pour faute .

Ainsi, dans le cas de groupes de sociétés, la jurisprudence autorise la mise en cause de la responsabilité des sociétés-mères lorsque celles-ci ont commis des fautes dans le contrôle qu'elles exercent sur leurs filiales. Il va néanmoins sans dire que la preuve d'une telle faute et, surtout, la relation de causalité entre celle-ci et le dommage subi à raison du comportement de la filiale ne sont pas aisément rapportées en justice.

Une fois encore, le droit des procédures collectives consacre cette responsabilité pour faute d'une société mère à l'égard de sa filiale dans le cadre de l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif, organisée par l'article L. 651-2 du code de commerce, à la condition que cette société se soit comportée comme le dirigeant de fait de sa filiale. Le service de la documentation et des études de la Cour de cassation a ainsi indiqué, à l'occasion de l'arrêt Metaleurop , rendu le 19 avril 2005, que « certains comportements (...) d'une société mère à l'égard de sa filiale pouvaient être de nature à constituer, en fait, des fautes de gestion, propres à créer une insuffisance d'actif chez sa filiale ».

Hors du droit des procédures collectives, la Cour de cassation a récemment estimé que si une responsabilité pour faute dans le cadre de l'intervention d'une société mère aux côtés de sa filiale pouvait être recherchée, une société mère n'était pas tenue, du seul fait de sa participation dans sa filiale, de financer cette dernière pour lui permettre de remplir ses obligations, quand bien même cette filiale serait chargée d'un service public pouvant présenter un risque pour l'intérêt général 54 ( * ) .

• Les évolutions envisagées

Une plus grande prise en compte par la législation des caractéristiques de l'état de dépendance économique est souhaitée par une partie de la doctrine. M. Philippe Brun, professeur à l'université de Savoie, a ainsi indiqué qu'une évolution en ce sens permettrait de rapprocher le droit français de la responsabilité d'autres législations qui permettent de mettre en cause la responsabilité d'une société mère pour les agissements de sa filiale.

À cet égard, l'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription est très novateur, puisqu'il inscrit l'état de dépendance économique dans le cadre d'une responsabilité sans faute du fait d'autrui : en l'absence de lien de préposition, celui qui encadre ou organise l'activité professionnelle d'une autre personne et en tire un avantage économique serait responsable des dommages causés par celle-ci dans l'exercice de cette activité. Il en serait de même de la personne qui contrôle l'activité économique ou patrimoniale d'un professionnel en situation de dépendance, bien qu'agissant pour son propre compte, lorsque la victime établit que le fait dommageable est en relation avec l'exercice du contrôle 55 ( * ) .

De fait, une évolution en ce sens, bien qu'elle ne soit pas aussi spectaculaire, commence à se faire jour dans certaines branches du droit.

Il en est ainsi dans le cadre du droit de l'environnement, le projet de loi portant engagement national pour l'environnement, déposé sur le bureau du Sénat le 12 janvier 2009, prenant en compte l'existence d'un groupe de sociétés à l'occasion des opérations de dépollution des sites industriels. Aux termes de l'article 84 de ce texte, lorsque l'exploitant d'une installation classée est une filiale à l'encontre de laquelle une procédure de liquidation judiciaire a été ouverte, le préfet peut saisir le tribunal compétent pour faire établir l'existence d'une faute commise par la société mère ayant contribué à une insuffisance d'actif de la filiale afin, lorsqu'une telle faute est établie, de mettre à la charge de la société mère tout ou partie du financement des mesures de dépollution prévues par le code de l'environnement. 56 ( * )

Sans doute cela constitue-t-il un cas limite, puisqu'il s'agit d'une action qui n'est pas à proprement parler une action en responsabilité et qu'elle se fonde sur la faute de la société mère. Cet exemple n'en illustre pas moins une prise en compte de l'état de dépendance économique de la filiale par rapport à la société mère et la remise en cause d'une solution contraire de la Cour de cassation. 57 ( * )

• Des réactions pour la plupart négatives

Les associations de consommateurs, en particulier l'association Consommation, logement et cadre de vie (CLCV) ainsi que l'association UFC-Que choisir, se sont déclarées en faveur d'une responsabilité de plein droit du fait de l'état de dépendance économique, qui permettrait d'offrir aux consommateurs une indemnisation pour des préjudices qu'ils ne peuvent actuellement obtenir du fait du cloisonnement juridique d'activités relevant d'une même offre commerciale.

À l'inverse, Mme Pascal Fombeur, directeur des affaires civiles et du sceau au ministère de la justice, a indiqué que la solution proposée par l'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription remettait en cause l'un des piliers fondamentaux du droit civil, fondé sur le critère de la personnalité juridique.

De même, les représentants des entreprises, à commencer par le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), ont estimé particulièrement dangereuse l'institution d'une telle responsabilité pour l'attractivité économique de la France, ajoutant qu'elle s'avèrerait très difficile à mettre en oeuvre en pratique et, de ce fait, source d'un important contentieux. Les représentants de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris (CCIP), ont par ailleurs exposé à vos rapporteurs que, s'agissant de la responsabilité des sociétés-mères du fait de leurs filiales, la question essentielle était celle de l'acception à donner à la notion de « contrôle » exercé sur la filiale.

M. André Gariazzo, premier avocat général à la Cour de cassation, soulignant les dysfonctionnements qu'un tel régime engendrerait, a insisté sur les risques de délocalisation de certaines activités motivées par la volonté d'échapper à des mises en jeu de responsabilité.

La position la plus critique a cependant été exprimée par le groupe de travail de la Cour de cassation présidé par M. Pierre Sargos, aux yeux duquel la mesure proposée « est à ce point imprécise quant à son champ d'application qu'elle apparaît dangereuse au point de receler en germe des risques de dépaysement de holdings implantées en France et plus généralement de délocalisation des fonctions de direction et de contrôle de certains pans de l'économie. En l'état, la mesure apparaît inopportune.

« Sur un plan plus juridique, la disposition appliquée à la société-mère responsable du fait de ses filiales méconnaît l'autonomie de la personnalité morale dont est dotée chacune des sociétés du groupe, alors que le groupe lui-même n'est consacré dans notre droit que de manière encore très marginale (en droit du travail pour la représentation sociale, en droit des sociétés pour le contrôle des seuils de participation ou encore en droit comptable pour les comptes consolidés), trop marginale sans doute pour qu'un système de responsabilité puisse être bâti sur ce fondement. En pratique, il est à craindre que la société mère, rendue responsable du fait de sa filiale, soit tentée, si ce n'est par la délocalisation de ses activités de holding, risque déjà évoqué, par une immixtion croissante et malsaine dans la conduite des affaires de la société contrôlée. Par une ironie du sort, le système, poussé à ses extrêmes, pourrait «retomber sur ses pieds», car la société mère peut d'ores et déjà en droit positif engager sa responsabilité du fait de sa filiale lorsque la seconde est devenue une entité fictive du fait de l'ingérence de la première.

« Appliquée au concédant tenu d'indemniser les dommages causés par le concessionnaire, la mesure apparaît excessive dans ses conséquences pratiques, eu égard aux liens souvent très lâches entre le premier et le second .

« Cette disposition, dans son ensemble, appelle donc de la part du groupe les plus expresses réserves 58 ( * ) . »

Les représentants de la Fédération française des sociétés d'assurance (FFSA) et du Groupement des entreprises mutuelles d'assurance (GEMA) ont indiqué que la reconnaissance d'une telle responsabilité entraînerait de fortes difficultés pour assurer les entreprises contre le risque de voir leur responsabilité mise en jeu du chef de leurs filiales, voire de leurs sous-traitants.

Pour toutes ces raisons, le groupe de travail de la commission des lois n'est pas favorable à la consécration de l'existence d'une responsabilité sans faute du fait d'un état de dépendance économique et juge préférable de Favoriser une acception plus souple du comportement fautif d'une personne ayant autorité économique sur une autre par le jeu normal de la responsabilité pour faute.

Recommandation n° 19 - Écarter la consécration de l'existence d'une responsabilité sans faute du fait d'un état de dépendance économique.

* 35 Deuxième chambre civile de la Cour de cassation, 19 février 1997, Bertrand , Bulletin n° 55.

* 36 Assemblée plénière de la Cour de cassation, 9 mai 1984, Fullenwarth .

* 37 Deuxième chambre civile de la Cour de cassation, 10 mai 2001, Levert .

* 38 Assemblée plénière de la Cour de cassation, 13 décembre 2002.

* 39 Rapport du groupe de travail de la Cour de cassation sur l'avant-projet de reforme du droit des obligations et de la prescription, 15 juin 2007, pages 38 et 39.

* 40 Deuxième chambre civile de la Cour de cassation, 16 novembre 2000.

* 41 Deuxième chambre civile de la Cour de cassation, 19 février 1997, Bulletin n° 55. Une cour d'appel viole l'article 1384 du code civil en mettant une mère hors de cause au motif que, le jour des faits, l'enfant était en résidence chez son père et ne cohabitait donc pas avec sa mère.

* 42 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 5 mars 1992, Bulletin n° 101.

* 43 Si un salarié utilise, pour son travail, des outils fournis par son employeur, ce dernier est, en tant que propriétaire, présumé en être demeuré le gardien. En cas de dommage causé par l'outil, la victime pourra donc directement poursuivre l'employeur en qualité de gardien de la chose, et non en qualité de commettant du préposé qui s'en est servi.

* 44 Assemblée plénière de la Cour de cassation, 19 mai 1988, Bulletin n° 5.

* 45 Chambre commerciale de la Cour de cassation, 12 octobre 1993, Rochas.

* 46 Assemblée plénière de la Cour de cassation, 25 février 2000, Costedoat.

* 47 Assemblée plénière, 14 décembre 2001, Cousin . En l'espèce, la personne condamnée, comptable salarié d'une société, avait été définitivement condamné des chefs de faux, usage de faux et escroqueries, pour avoir fait obtenir frauduleusement à cette société des subventions destinées à financer de faux contrats de qualification.

* 48 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 28 mars 2006, Bulletin n° 91. Par dérogation au principe selon lequel il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre, l'article 121-3 du code pénal dispose que, lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas de mise en danger délibérée de la personne d'autrui ou en cas de faute d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s'il est établi que l'auteur des faits n'a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.

* 49 Chambre sociale de la Cour de cassation, 27 novembre 1958, Bulletin n° 1259.

* 50 Chambre sociale de la Cour de cassation, 2 décembre 1998, Bulletin n° 530.

* 51 Article L. 621-2 du code de commerce.

* 52 Cour de cassation, chambre commerciale, 18 décembre 2007, n° 06-14093.

* 53 Cour de cassation, chambre commerciale, 19 avril 2005, n° 05-10094 ( Metaleurop ).

* 54 Chambre commerciale de la Cour de cassation, 26 mars 2008, n° 07-11.619 (Ademe c. Elf Aquitaine).

* 55 Proposition d'article 1360 du code civil.

* 56 Article 84 du projet de loi n° 155 (2008-2009).

* 57 Cour de cassation, chambre commerciale, 26 mars 2008, précitée.

* 58 Rapport du groupe de travail de la Cour de cassation sur l'avant-projet de reforme du droit des obligations et de la prescription , 15 juin 2007, page 41.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page