C. CIRCONSCRIRE LES FAITS GÉNÉRATEURS

Les faits générateurs de la responsabilité civile sont traditionnellement classés en trois catégories, le fait personnel, le fait des choses et le fait d'autrui, auxquelles s'ajoute, pour la responsabilité contractuelle, le défaut dans l'exécution du contrat. Les principales innovations envisagées concernent le fait des choses et le fait d'autrui, qui seront en conséquence seuls évoqués.

1. Clarifier les règles relatives à la responsabilité du fait des choses

S'il convient sans doute de consacrer dans le code civil le régime général de la responsabilité du fait des choses créé par la jurisprudence, la question de l'instauration d'une responsabilité du fait de l'exploitation d'activités anormalement dangereuses suscite davantage de controverses.

a) Consacrer le régime général de la responsabilité du fait des choses

L'article 1384 du code civil énonce que « l'on est responsable non seulement du dommage que l'on a causé par son propre fait mais encore de celui qui est causé par les choses que l'on a sous sa garde ».

Sur ce fondement, et pour tenir compte du développement du machinisme, la jurisprudence a dégagé un principe général de responsabilité du fait des choses 31 ( * ) et institué une présomption de responsabilité qui ne peut céder que devant la preuve d'une cause étrangère 32 ( * ) .

Depuis, les régimes spéciaux de responsabilité se sont multipliés, par exemple en matière d'accidents de la circulation ou de produits défectueux.

La question du maintien de ce régime général de responsabilité objective mérite donc d'être posée, d'autant que la plupart des droits étrangers l'ignorent.

L'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription y est favorable, proposant de consacrer dans le code civil les solutions jurisprudentielles retenues depuis plus d'un siècle.

Cette solution recueille ainsi un large assentiment dans son principe, même si la rédaction des dispositions proposées suscite davantage de débats. L'ont par exemple approuvée : le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), l'Association nationale des avocats de victimes de dommages corporels (ANADAVI), l'Institut national d'aide aux victimes et de médiation (INAVEM) ou encore M. Fabrice Leduc, professeur à l'université de Tours, qui a cependant souhaité limiter le champ de ce régime aux choses présentant un caractère anormal.

Le groupe de travail de votre commission des lois y est également favorable : il apparaît en effet que les juridictions n'en font pas un usage abusif et que sa suppression créerait un vide juridique .

Comme l'a relevé le groupe de travail de la Cour de cassation présidé par M. Pierre Sargos : « au cours de la dernière décennie, la responsabilité du fait des choses a été à l'origine d'un contentieux de l'ordre de cent cinquante affaires, pour divers biens qui n'entrent pas dans le champ des régimes particuliers de responsabilité ou d'indemnisation (moyens de transport non soumis à réglementation particulière comme la bicyclette et les caddies ou chariots de magasin, éléments de sols ou équipements se rattachant à des biens immobiliers comme les ascenseurs, les escalators, les escaliers et leurs rampes, les baies et portes vitrées et les coupes de bois ; outillage et matériels de chantier comme les tondeuses à gazon, les tronçonneuses, les grues et matériels de levage ; équipements sportifs). »

Recommandation n° 15 - Consacrer le régime général de la responsabilité du fait des choses.

b) S'interroger sur l'instauration d'une responsabilité du fait de l'exploitation d'activités anormalement dangereuses

Outre la consécration du régime général de la responsabilité du fait des choses, l'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription propose l'instauration d'un régime spécifique de responsabilité de l'exploitant d'une activité anormalement dangereuse , même licite, afin d'apporter une réponse aux catastrophes industrielles de grande ampleur.

Ce régime s'ajouterait à ceux qui instituent déjà une responsabilité de plein droit à la charge de certains exploitants, notamment les compagnies aériennes pour les dommages causés au sol par les appareils, les exploitants de téléphériques pour les dommages causés aux tiers, les exploitants de réacteurs nucléaires pour les accidents survenus sur le site...

Serait réputée anormalement dangereuse « l'activité qui crée un risque de dommages graves pouvant affecter un grand nombre de personnes simultanément », l'hypothèse visée étant celle des dommages de masse , par exemple ceux qui résultent d'un accident industriel comme celui qui a détruit l'usine AZF à Toulouse.

La principale originalité de ce régime, qui le distinguerait du régime général de la responsabilité du fait des choses, serait d'instituer une présomption de responsabilité ne pouvant céder que devant la preuve de l'existence d'une faute de la victime , à l'exclusion de toute autre cause d'exonération, notamment la force majeure.

De l'aveu des rédacteurs de l'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription : « Cette disposition a été particulièrement discutée au sein du groupe. Ses partisans ont fait valoir qu'elle rapprocherait le droit français de la plupart des droits des pays voisins et qu'elle serait en harmonie avec la jurisprudence administrative qui est en ce sens. Pourtant, certains membres du groupe ont objecté que d'autres dispositions, en particulier celles qui concernent la responsabilité du fait des choses, la rendraient à peu près inutile. À quoi il a été rétorqué que ce texte concernerait essentiellement les catastrophes industrielles alors que la responsabilité du fait des choses est mieux adaptée aux dommages entre particuliers. Finalement, il a été décidé de maintenir cette règle pour le cas de dommages de masse résultant d'activités présentant des risques graves . »

Ces débats internes à l'équipe constituée par M. Pierre Catala, professeur émérite de l'université de Paris 2, ont trouvé un écho lors des auditions auxquelles vos rapporteurs ont procédé.

Contre l'instauration d'un tel régime de responsabilité, d'aucuns ont souligné que le régime général de la responsabilité du fait des choses et les multiples régimes spéciaux , notamment celui de la loi n° 2003-699 du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages , étaient amplement suffisants pour assurer l'indemnisation des victimes.

Le risque d'une délocalisation des activités concernées a été évoqué.

M. Matthieu Poumarède, professeur à l'université de Toulouse, a jugé illusoire de mettre à la charge d'une personne de tels dommages de masse sans se soucier de l' assurance : selon lui, l'indemnisation des victimes de tels événements ne saurait passer par la voie judiciaire, trop lente, coûteuse et peu accessible.

A cet égard, la Fédération française des sociétés d'assurance (FFSA) et le Groupement des mutuelles d'assurance (GEMA) ont souligné que les assureurs ne pouvaient accepter des engagements dont ils ne pouvaient mesurer le coût et qu'il faudrait en conséquence, à tout le moins, établir une liste des activités jugées anormalement dangereuses.

La chambre de commerce et d'industrie de Paris (CCIP), comme la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice, ont par ailleurs dénoncé la sévérité injustifiée des dispositions proposées, qui priveraient les exploitants de la possibilité d'être exonérés en cas de force majeure ou du fait du tiers.

Enfin, M. Christophe Radé, professeur à l'université de Montesquieu-Bordeaux 4, s'est interrogé sur l' intérêt d'édicter un nouveau régime spécial : s'il s'agissait seulement d'interdire aux exploitants d'activités anormalement dangereuses de s'exonérer en prouvant la force majeure, pourquoi ne pas simplement ajouter, comme pour les personnes privées de discernement, une exception dans les dispositions consacrées à la force majeure ?

D'autres, à l'inverse, se sont déclarés favorables au principe d'une responsabilité du fait d'activités anormalement dangereuses, à la condition d'en définir plus précisément le régime.

Pour l'Association nationale des avocats de victimes de dommages corporels (ANADAVI), il conviendrait ainsi de réputer anormalement dangereuse l'activité qui crée un risque de dommages pouvant affecter un grand nombre de personnes simultanément ou successivement, sans que ces dommages doivent être qualifiés de grave.

Pour le groupe de travail de la Cour de cassation présidé par M. Pierre Sargos : « La notion d'activités anormalement dangereuses est, d'abord, trop vague et mériterait d'être précisée par référence aux installations classées et aux établissements soumis à autorisation ou à des obligations particulières (dépollution en cas de cession de terrain...). La présomption de l'alinéa 2 33 ( * ) , en considération du nombre de victimes potentielles et de la gravité prévisible du dommage, devrait pareillement obéir à des critères moins imprécis. On pourrait même songer à la supprimer, car si en amont une définition précise venait à être donnée aux activités ou établissements considérés, une telle présomption pourrait s'avérer moins nécessaire (...)

« Le régime d'exonération, particulièrement limité et donc sévère pour l'exploitant a, lui-même, suscité des interrogations. Aux termes de l'avant-projet, l'entrepreneur dont les activités sont anormalement dangereuses ne s'exonère qu'en cas de faute de la victime. Ni le fait du tiers ayant les caractères de la force majeure, ni le cas fortuit ne sont pris en considération. Ne serait-il pas opportun d'élargir les mécanismes d'exonération par référence à l'article 1349 de l'avant-projet qui consacre la triple définition classique de la cause étrangère en droit commun (outre la faute de la victime, le cas fortuit et le fait du tiers, lorsque dans les trois cas les caractères de la force majeure sont réunis) ? La responsabilité de l'exploitant pourrait ainsi être écartée en cas de catastrophe naturelle ou d'acte criminel (attaque terroriste). Mais l'exclusion du fait du tiers et plus encore du cas fortuit est bien dans la logique indemnitaire du dispositif proposé par les auteurs de l'avant-projet, lesquels semblent s'être inspirés de certains régimes spéciaux de responsabilité (accidents de téléphérique ou d'aéronef et accidents nucléaires) 34 ( * ) . »

Ces débats ont également traversé le groupe de travail de votre commission des lois. Ainsi, votre rapporteur membre du groupe socialiste est favorable au principe d'une responsabilité du fait d'activités anormalement dangereuses à condition d'en déterminer le régime avec précision, tandis qu'aux yeux de votre rapporteur membre du groupe de l'union pour un mouvement populaire le régime général de la responsabilité du fait des choses et les multiples régimes spéciaux de responsabilité suffisent.

* 31 Chambre civile de la Cour de cassation, 16 juin 1896, Teffaine.

* 32 Chambres réunies de la Cour de cassation, 13 février 1930, Jand'heur.

* 33 « Est réputée anormalement dangereuse l'activité qui crée un risque de dommages graves pouvant affecter un grand nombre de personnes simultanément. »

* 34 Rapport du groupe de travail de la Cour de cassation sur l'avant-projet de reforme du droit des obligations et de la prescription , 15 juin 2007, pages 37 et 38 .

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