B. UNE TRAJECTOIRE PLURIANNUELLE QUI RESTE À DÉFINIR

Le projet annuel de performances ne prévoit pas d'évolution des crédits au cours des trois prochains exercices. Celle-ci devrait être élaborée dans le cadre des prochains contrats d'objectifs et de moyens, censés être établis au cours de l'année 2023. Dans un premier temps, les précédents COM expirant fin 2022, des avenants pour chacun d'entre eux devraient être prochainement signés pour l'exercice 2023. Ils ne préjugeraient pas de la future trajectoire pluriannuelle dont le ministère indique qu'elle sera adossée aux nouveaux COM préparés à l'issue de travaux associant le Parlement.

Le rapporteur spécial s'interroge cependant sur les conditions de mise en place de cette trajectoire. L'exemple de France Télévisions est assez éloquent. Contrairement à Radio France, France Médias Monde ou l'INA, le projet annuel de performances ne détermine aucune cible en 2023 s'agissant de la maîtrise des charges de personnel, du nombre d'ETP (indicateur 3.1) ou du volume de ressources propres (indicateur 3.2). La question des ressources propres est pourtant cruciale comme l'a montré la mission de contrôle budgétaire sur les filiales de France Télévisions 33 ( * ) . La question de la bonne gouvernance du navire amiral du service public de l'audiovisuel est de fait posée.

Le rapporteur spécial relève néanmoins la volonté du Gouvernement de mieux associer le Parlement à la définition de cette trajectoire. Il s'agit cependant de mener urgemment ce travail au regard de la disparition annoncée du mode de financement actuel fin 2024. L'élaboration des COM doit donc être l'occasion d'une réflexion plus globale visant :

- la définition des missions de service public confiées aux sociétés de l'audiovisuel public ;

- le périmètre même du service public ;

- la définition d'une allocation de moyens adaptée.

S'il cesse d'appliquer une logique de coup de rabot budgétaire uniforme, force est cependant de constater que le présent projet de loi de finances n'amorce en rien une quelconque réflexion sur ces trois sujets. La réforme du secteur reste une idée, sans calendrier ni contenu précis . L'attentisme ne peut cependant constituer une politique. La crainte d'un « coût social », matérialisé par une grève sur les antennes publiques, ne peut servir de paravent, tant cette tension est déjà présente sur le moindre sujet de rapprochement entre les entreprises publiques, à l'image des conflits suscités par le lancement de la plateforme Ici, commune à Radio France et France Télévisions.

La question de l'urgence de cette réforme est d'autant plus prégnante que les indicateurs sur la maîtrise des charges de personnel, dès lors qu'ils sont remplis, mettent en avant une dynamique de recrutement commune à la plupart des entités de l'audiovisuel public. Celle-ci peut laisser songeur quant à la mise en oeuvre ultérieure d'une réforme destinée à maîtriser les coûts.

Évolution du nombre d'ETP par société de l'audiovisuel public depuis 2020

Source : commission des finances du Sénat, d'après les documents budgétaires

Évolution de la masse salariale depuis 2020 34 ( * )

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les documents budgétaires

Le Gouvernement peut s'appuyer pour préparer ce texte sur les travaux du Sénat. La mission commune de contrôle sur le financement de l'audiovisuel public a, en effet, mis en avant en juin dernier une feuille de route devant à tout le moins rendre plus efficiente la dépense publique en faveur de l'audiovisuel public, en ciblant deux axes : la stratégie numérique et le périmètre.

1. Une redéfinition nécessaire du périmètre

La réforme de l'audiovisuel public abandonnée en février 2020, prévoyait la création de France Médias, holding censée chapeauter les sociétés publiques audiovisuelles. Arte France et TV5 Monde n'étaient pas, cependant, intégrées à cette nouvelle structure. Trois missions lui auraient été assignées :

- définir des coopérations éditoriales entre les différentes entités, les décisions éditoriales demeurant du ressort des entreprises éditrices de programme ;

- déployer une offre « trimédia » : télévision, radio et internet ;

- mutualiser les fonctions non éditoriales à l'image de la formation, de la régie publicitaire ou de la recherche et développement.

La mission conjointe de contrôle préconise d'aller plus loin avec la création d'une entreprise unique, regroupant France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et l'INA et de rendre enfin effectives les projets de coopération « par le bas » laborieusement mis en oeuvre ces dernières années, qu'il s'agisse des matinales communes à France 3 et France Bleu, du lancement de l'application numérique commune Ici ou du Club « Achats » lancé en 2017.

Une société unique garantirait une unité de pilotage, une réduction des niveaux hiérarchiques et donc une plus grande agilité en vue de répondre à la mutation du paysage audiovisuel , dans un contexte de montée en puissance des plateformes et de révolution des usages. La société unique permettrait de mettre en place deux organes communs :

- une véritable « newsroom » réunissant l'ensemble des journalistes de France Télévisions, Radio France et France Médias Monde , organisée en trois pôles distincts couvrant respectivement l'international, le national et le local. Ces pôles seraient chargés d'alimenter les différents supports et antennes qui pourraient conserver leur identité. L'existence d'une telle salle de rédaction commune francophone permettrait de supprimer les doublons, de renforcer l'expertise et de favoriser la réactivité. Les rédactions en langues étrangères seraient maintenues et développées au sein du pôle international tandis que le pôle local aurait pour mission de développer le maillage régional et ultramarin sur l'ensemble des supports ;

- la création d'un média de service public territorialisé qui puisse décliner son offre éditoriale sur tous les supports. France 3 et France Bleu seraient ainsi regroupées au sein d'une même filiale de la société unique, qui pourrait être dénommée « France Médias Régions ». Cette structure aurait pour mission de réorganiser à la fois l'offre et la présence territoriale de France 3 et France Bleu pour proposer des programmes conçus au plus près des territoires en partenariat avec les collectivités territoriales. Cette fusion de France 3 et France Bleu devrait également permettre de repenser les méthodes de travail en adoptant des modes de production plus souples et réactifs.

La société unique pose également la question du nombre de chaînes. La trajectoire de réduction des dotations entre 2018 et 2022 n'a eu aucune incidence sur celui-ci. Faute de réelle ambition, le nombre de chaînes dont le service public dispose a été, pour l'essentiel, maintenu, induisant dans le meilleur des cas des efforts de gestion mais, le plus souvent, une volonté de diversifier ses ressources, en particulier publicitaires, au risque d'un abaissement de la qualité des programmes. Le rapporteur spécial s'interroge, dans ces conditions, sur le nombre d'antennes de Radio France , s'interrogeant en particulier sur la pertinence de maintenir Mouv' ou FIP sur la bande FM ou la présence de deux orchestres en son sein). La question du périmètre de France Télévisions doit également être posée. Force est de constater que France 5 semble davantage satisfaire des missions de service public telles que la promotion de la culture et de la connaissance que France 2, dont la quête d'audience pousse à la production coûteuse d'un feuilleton quotidien assez peu ambitieux quant au contenu ou au rachat de programmes éculés sur les chaînes privées, à l'image de MasterChef ou des Enfants de la Télé . Un transfert des émissions de France 5 vers France 2 - qui conserverait un pan entier de son antenne dédié à l'information - et la vente du canal 5 pourrait donc faire sens. Ces deux éléments contribueraient substantiellement à diminuer le coût du service public de l'audiovisuel, qui serait recentré sur ce qui est supposé être son coeur de métier.

2. La nécessaire mise en oeuvre d'une stratégie numérique unifiée

La création d'une société unique doit également permettre de repenser intégralement l'offre numérique des sociétés de l'audiovisuel public en fonction d'objectifs communs et des compétences respectives de chaque entité. Il s'agit de s'adapter aux nouveaux enjeux en matière de consommation audiovisuelle et à la chute de la durée d'écoute de la télévision en linéaire. Celle-ci apparaît, en effet, inexorable - 4 minutes en moins sur les femmes responsables d'achats et 5 minutes en moins sur la catégorie 25-49 ans en 2021 - quand le même indicateur progresse sur les plateformes pour atteindre 46 minutes.

Si une offre numérique unique n'apparaît pas nécessairement la mieux à même de répondre aux attentes variées des différents publics, les doublons doivent néanmoins être supprimés à l'image des offres d'ARTE et de France Télévisions en matière d'éducation qui gagneraient à être rassemblées. À l'avenir, il apparaît essentiel de mieux structurer l'offre de programmes publics en clarifiant les lignes éditoriales des différents services tout en facilitant leur accès à travers des points d'entrée communs. Il convient de relever que France Télévisions a su développer, ces dernières années, des formats adaptés aux publics des plateformes, à l'image des séries « Parlement » et « Derby Girls ». L'expertise de Radio France et ARTE sur ces nouveaux espaces n'est plus non plus à démontrer.

France Télévisions a indiqué au rapporteur spécial, lors des auditions préparatoires à la mission de contrôle budgétaire sur les filiales et participations du groupe son souhait de pousser en ce sens, tablant sur la constitution d'une offre numérique commune de l'audiovisuel public, dotée d'une marque commune (« France Médias + » 35 ( * ) ), et bâtie sur un socle technologique en tout ou partie commun. Dans le cadre de la préparation des futurs contrats d'objectifs et de moyens, France Télévisions a également rappelé à son autorité de tutelle qu'elle était favorable à la massification de la distribution des offres de streaming audio et vidéo de la marque « audiovisuel public ». Le groupe public préconise le regroupement des forces technologiques et marketing du secteur sous une « ombrelle unique ». Cette ambition doit être appuyée. Le regroupement permettrait de mutualiser des investissements aujourd'hui réalisés en silo et le rapporteur spécial regrette qu'une telle option n'ait pas été mieux défendue avant de lancer le groupe dans ce qui relève désormais de l'aventure SALTO.

Pour rappel, la création de la plateforme SALTO a été annoncée le 15 juin 2018 par les groupes TF1, France Télévisions et M6. Elle est conçue comme une réponse nationale commune à la pénétration croissante des plateformes de vidéo à la demande, pour l'essentiel américaines. Les groupes France Télévisions, TF1 et M6 détiennent chacun un tiers du capital de la société. Le résultat de la société SALTO est donc consolidé pour un tiers dans chaque société mère. Décalé en raison de la crise, le lancement commercial de SALTO est intervenu le 20 octobre 2020. La plateforme est conçue comme un distributeur de services et un éditeur de vidéo à la demande (VAD). Le tarif de son abonnement est de 6,99 euros par mois.

SALTO distribue les chaînes et services de rattrapage des trois maisons mères, les services payants des groupes TF1 et M6, ainsi que les chaînes de la TNT gratuite. La chaîne ARTE et son offre de rattrapage sont également accessibles sur SALTO qui propose par ailleurs des contenus acquis en propre sur le marché des droits (intégrales de séries par exemple), en lien avec les offres des maisons-mères (accès en avant-première à leurs programmes phares, en fiction, flux ou documentaire). SALTO permet également de donner une seconde vie à des programmes ou des marques emblématiques des maisons-mères. Son catalogue - qui ne se concentre pas uniquement sur la fiction et le documentaire - est ainsi composé à plus de 75 % de titres français, contre 8 % de titres français de fiction dans le catalogue de Netflix France.

Reste que la plateforme peine à trouver son public. Son développement reste fragilisé par un déploiement insuffisant auprès des fournisseurs d'accès à internet. Le chiffre d'affaires de SALTO a ainsi atteint 17,1 millions d'euros fin 2021. À la même date, le nombre d'abonnés était estimé à 523 000 dont 397 000 abonnés payants. Il convient de rappeler que Netflix avait atteint 750 000 abonnés en moins d'un an en France lors de son lancement en 2014.

Au regard du caractère confidentiel des données financières de SALTO imposé par l'Autorité de la concurrence, et étant rappelé que France Télévisions n'est pas l'éditeur des programmes de cette société, le Gouvernement ne dispose ni du détail des investissements de France Télévisions dans les programmes et dans la plateforme technologique ni du détail de sa participation aux dépenses de fonctionnement de SALTO. Le groupe public a fait cependant apparaître, au titre de cette activité, une perte de 10,9 millions d'euros en 2020 puis de 31,1 millions d'euros en 2021. France Télévisions commercialise auprès de la société SALTO des droits audiovisuels et enregistre à ce titre dans ses comptes, des reversements au titre des droits cédés (1,6 million d'euros en 2020), ce qui minore marginalement cette perte.

Le résultat d'exploitation de SALTO intervient, en tout état de cause, en dehors du compte de résultat diffuseur et n'est donc pas intégré dans le périmètre de financement public. SALTO n'est ni directement ni indirectement financée par la fraction du produit de la TVA affectée à France Télévisions mais par les recettes commerciales induites par son modèle économique (abonnement sans engagement). Le rapporteur spécial s'interroge, cependant, sur l'opportunité, pour le groupe public, d'avoir rejoint SALTO, qui associe déjà les groupes TF1 et M6, sauf à vouloir se rapprocher d'eux, au risque de remettre en question un positionnement censé être plus exigeant. L a logique poursuivie par un groupe qui reste avant tout un opérateur de l'État peut intriguer. Il existe un paradoxe qui consiste à ce que le groupe public se trouve en position de combler les pertes d'un service mettant notamment en vente des séries produites initialement pour le service public et financées à ce titre par la ressource publique.

La possible fusion entre TF1 et M6 a constitué une opportunité de sortie pour France Télévisions. Le nouveau groupe une fois fusionné s'était ainsi engager à racheter la participation de France Télévisions pour un montant de 45 millions d'euros . Cette somme correspondrait à l'intégralité de l'investissement de France Télévisions au sein de SALTO, chiffre pour l'heure invérifiable faute de précision sur les investissements réalisés en 2022. L'échec de la fusion ne doit aujourd'hui pas remettre en cause cette sortie. Une clause de rendez-vous est prévue entre les actionnaires dans le cas d'une suspension de la fusion. Celle-ci doit être l'occasion de confirmer cette sortie, qui constitue un des préalables à la mise en place d'une stratégie numérique unifiée.


* 33 Les filiales et les participations du groupe France Télévisions, Rapport d'information n° 650 (2021-2022) de M. Roger KAROUTCHI, au nom de la commission des finances, le 8 juin 2022.

* 34 La cible pour l'INA n'est pas renseignée dans le projet annuel de performances.

* 35 Le nom avait été avancé par Delphine Ernotte Cunci, présidente - directrice générale de France Télévisions dans le projet stratégique présenté à l'appui de sa candidature en vue du renouvellement de son mandat en 2020.

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