C. POURSUIVRE LES CHANTIERS IMMOBILIERS ENGAGÉS CES DERNIÈRES ANNÉES

Au regard de la nature même des métiers de la justice, articulés autour des juridictions, des établissements et centres pénitenciers ou destinés aux mineurs, l'immobilier est un aspect essentiel pour apprécier la programmation des crédits demandés sur la mission « Justice ». Les montants mobilisés seraient particulièrement élevés, puisque 3,5 milliards d'euros seraient alloués aux dépenses immobilières du ministère de la justice entre 2023 et 2025 .

Là-encore, c'est un domaine dans lequel le ministère de la justice ne s'est pas montré exemplaire en gestion . Ainsi, une partie des crédits initialement fléchés pour le plan de construction de 15 000 places de prison supplémentaires (plan « 15 000 places ») a par le passé été redéployée à d'autres fins, en raison des aléas de la construction des nouveaux sites. En 2022, ce sont plus de 430 millions d'euros de crédits immobiliers qui ont été mobilisés au profit d'autres lignes budgétaires de la mission.

Les retards pris dans la mise en oeuvre des investissements immobiliers de la mission sont reflétés par la prépondérance de ceux-ci dans les restes à payer de la mission. Estimés à près de 10,6 milliards d'euros pour la fin de l'année 2022 , ces restes à payer sont composés à 93 % de crédits liés à des opérations immobilières, principalement répartis entre les programmes 166 « Justice judiciaire » et 107 « Administration pénitentiaire ».

À l'échelle de la mission, c'est l'Agence publique pour l'immobilier de la justice (APIJ) qui supervise les opérations de grande ampleur, de construction comme de rénovation, qui excèdent le cadre des opérations d'entretien du propriétaire. Les directions régionales du secrétariat général gèrent également directement des projets de plusieurs dizaines de millions d'euros et supervisent la mise en oeuvre d'actions dites « à gains rapides », destinées à être mises en oeuvre rapidement et source d'importantes économies d'énergie.

1. L'administration pénitentiaire, mener de front le plan « 15 000 places » et ses autres opérations immobilières

Les crédits immobiliers demandés sur la mission « Justice » s'élèvent à 953 millions d'euros en 2023 , dont 651 millions d'euros pour le seul plan de 15 000 places de détention supplémentaires d'ici à 2027. Il s'agit désormais d'une urgence au regard de l'évolution du nombre de personnes écrouées 38 ( * ) (88 176 au 1 er juillet 2022).

Le deuxième défi mentionné par le directeur de l'administration pénitentiaire lors de son audition, en plus des ressources humaines, est en effet celui de l'augmentation extrêmement importante et rapide du nombre de détenus. Au début du mois de novembre, plus de 73 000 personnes étaient détenues en France, un nombre parmi les plus élevés en Europe.

Le taux de personnes détenues en France pour 100 000 habitants est proche de la médiane européenne. Cette dernière s'établissait à 101,8 au 31 janvier 2021 39 ( * ) : le taux français apparaît légèrement plus bas en 2021 (91,8) mais il est dû aux mesures adoptées dans le cadre de la crise sanitaire, avec un rattrapage depuis. Entre 2015 et 2020, le taux a ainsi oscillé entre 104 et 114,5 personnes détenues pour 100 000 habitants. La France dispose du sixième plus haut taux de surpopulation carcérale en maisons d'arrêt, juste derrière la Turquie, Chypre, la Belgique, la Roumanie et l'Italie. La médiane européenne est à 85,4 %, le taux français à 103,5 %.

Si le plan de construction de 15 000 places supplémentaires doit apporter une première réponse - en portant le nombre de places opérationnelles de 60 702 à 75 000 - la crainte est qu'il ne suffise pas au regard de l'augmentation très dynamique du nombre de personnes détenues , d'autant que les dernières places ne seront livrées qu'en 2027. Déjà, l'an dernier, le rapporteur spécial regrettait que le déploiement du plan « 15 000 places » ne s'accompagne pas d'une réflexion plus prospective sur le pilotage de la politique carcérale en France et partageait la préoccupation de nombreux acteurs qui craignaient que la création de ces places ne constitue au final qu'un « appel d'air » sur la population carcérale.

Ce constat est pour partie repris par le comité des États généraux de la Justice qui rappelle, dans la synthèse de ses travaux, qu'une « réponse fondée uniquement sur la détention par l'enchaînement de programmes de construction d'établissements pénitentiaires ne peut constituer une réponse adéquate » 40 ( * ) . Le comité est par ailleurs favorable à la mise en place d'un mécanisme de régulation de la population carcérale par la définition, pour chaque établissement pénitentiaire, d'un seuil d'alerte et d'un seuil de criticité. Un tel mécanisme suppose toutefois d'importants travaux préparatoires pour définir ces seuils.

Il n'en demeure pas moins que le plan « 15 000 places » trouve enfin ses premières traductions : 10 ouvertures sont programmées pour l'année 2023 - dont trois centres pénitenciers et sept structures d'accompagnement vers la sortie - ce qui correspond à 1 958 places nettes supplémentaires . 11 établissements, sur la cinquantaine d'opérations engagées, seront livrés au 31 décembre 2022, pour 2 441 places nettes créées. 24 établissements seraient enfin opérationnels d'ici 2024 , ce qui signifie que la majorité des places supplémentaires seront plutôt disponibles sur la fin de la période 2018-2027.

À l'instar de la quasi-totalité des programmes immobiliers de l'État, celui du plan « 15 000 places » a dû faire face à un allongement des délais d'approvisionnement et à la pénurie de certains matériels et matériaux , en raison de la crise sanitaire et du contexte international. Ces tensions conduisent également à un rehaussement du coût des opérations , d'autant plus en cas de retard dans l'engagement des travaux.

Il convient enfin de préciser que le plan « 15 000 places » ne peut à lui seul résumer l'action immobilière de la direction de l'administration pénitentiaire (DAP) même s'il en consomme la majorité des crédits. La DAP dispose ainsi d'une enveloppe inédite de 142 millions d'euros dédiés à la maintenance et à l'entretien des bâtiments . Ce montant, plus élevé que la moyenne de 110 millions d'euros par an sur la période 2018-2022, est salué par le rapporteur spécial : la sous-dotation de cette action jusqu'en 2016 (40 à 60 millions d'euros) n'a conduit qu'à accroître la vétusté des établissements pénitenciers , au détriment des conditions de vie des détenus, des relations avec les surveillants pénitentiaires et, in fine, de l'État, condamné à plusieurs reprises du fait de conditions de détention indignes. Or, les bâtiments se dégradent d'autant plus vite en situation de surpopulation carcérale et d'insuffisance, jusqu'à récemment, des moyens consacrés à leur maintenance.

La répartition de cette enveloppe fait l'objet d'un dialogue de gestion avec les directions régionales pour s'assurer que l'intégralité des crédits puisse bien être consommée : cela suppose de disposer des compétences nécessaires pour engager les projets mais également de procéder à des arbitrages entre les établissements en état de fonctionner mais nécessitant une rénovation et les établissements dans un état déplorable qui ont besoin d'une restructuration complète, au risque d'épuiser l'enveloppe disponible.

La DAP poursuit également le déploiement de son plan de sécurisation des établissements pénitenciers , partie intégrante du nouveau plan de lutte contre les violences et qui bénéficierait de 114 millions d'euros en 2023. 16 structures parmi les plus sensibles sont désormais équipées de dispositifs de brouillage : l'enveloppe allouée en 2023 devrait permettre de poursuivre le brouillage des communications illicites, la sécurisation des domaines (par exemple pour éviter les projectiles ou pour installer des systèmes de vidéo-surveillance aux abords des centres de détention), l'installation de portiques à ondes millimétriques pour éviter les fouilles systématiques et la lutte anti-drones.

2. Les juridictions, poursuivre le plan de rénovation

Si environ deux tiers des crédits immobiliers de la mission « Justice » sont alloués à l'administration pénitentiaire en 2023, la direction des services judiciaires bénéficie également d'un budget immobilier conséquent au regard de son parc. Le réseau immobilier de la justice judiciaire est en effet dense. Au 1 er janvier 2023, les juridictions de l'ordre judiciaire comprennent la Cour de cassation, 36 cours d'appel, le tribunal supérieur d'appel de Saint-Pierre-et-Miquelon, 164 tribunaux judiciaires, 125 tribunaux de proximité, 134 tribunaux de commerce, 210 conseils de prud'hommes et 6 tribunaux de travail.

Interrogée en audition, la direction des services judiciaires s'est montrée satisfaite de ses crédits immobiliers en 2023, qui lui permettent :

- de répondre à la hausse des prix de l'énergie et des petites opérations de maintenance et d'entretien ;

- d'accompagner la hausse des effectifs avec des prises à bail suffisantes. Il faut tout de même relever qu'il pourrait y avoir un décalage entre l'arrivée des effectifs supplémentaires et les ajustements immobiliers, mécaniquement lié à la lourdeur de ces opérations ;

- de poursuivre un programme de rénovation.

501,8 millions d'euros sont ainsi demandés en autorisations d'engagement (AE) et 269 millions d'euros en crédits de paiement (CP). La direction des services judiciaires dispose désormais d'une programmation sur ces 10 prochaines années , qui prévoient notamment deux projets de construction et de rénovation de très grande ampleur à Lille et pour le palais de justice de l'île de la Cité (43 % des engagements). Ces opérations sont confiées à l'APIJ et représentent en 2023 219,7 millions d'euros en AE et 52 millions d'euros en CP.

4 autres opérations sont en phase travaux en 2023, dont une concerne la mise aux normes des bâtiments existants à Bobigny, pour un montant de 30 millions d'euros, auquel s'ajoute la construction d'un nouveau pôle pénal (142 millions d'euros). Dans le cadre du quinquennal 2023-2027, 16 opérations seraient actuellement en phase d'étude et de mise en oeuvre. Identifiés à la suite des schémas directeurs menés par les départements immobiliers, les sites présentent des besoins particulièrement importants de restructuration, d'extension ou de relogement. Il s'agit par exemple des sites d'Ajaccio, de Bordeaux, de Paris ou encore de Verdun.

Le principal enjeu pour la direction est de trouver un bon équilibre entre les projets les plus coûteux et les projets de moindre ampleur mais absolument nécessaires pour rénover les bâtiments ou ajuster la surface des locaux : les premiers ne doivent pas « aspirer » l'ensemble des crédits programmés au détriment des seconds.

La justice judiciaire a également pu bénéficier ces deux dernières années de crédits du Plan de Relance pour la rénovation des bâtiments publics, avec 118 projets labellisés à hauteur de 86 millions d'euros , dont 32 millions d'euros pour le seul palais de justice de l'île de la Cité et 29 millions d'euros pour Nanterre.

3. La protection judiciaire de la jeunesse, un plan de construction de centres qui demeure difficile à mettre pleinement en oeuvre

La progression des opérations immobilières est en revanche plus heurtée pour ce qui relève du périmètre de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ).

Certes, le tendanciel de dépenses est positif, avec 45,9 millions d'euros en CP demandés au titre des dépenses de l'occupant et, surtout, 33,7 millions d'euros demandés pour les dépenses du propriétaire (en CP), un montant trois fois supérieur à celui qui était encore alloué à la DPJJ il y a quelques années. Plus de 100 opérations sont d'ailleurs en cours, principalement de rénovation , après d'importants délais au lancement liés au partage des tâches avec le secrétariat général du ministère.

En revanche, le plan de livraison de nouveaux centres éducatifs fermés (CEF) connait d'importants retards et obstacles. 3 ont été livrés, sur les 20 prévus au total et destinés à accueillir des mineurs de 13 à 18 ans multi-réitérant, multirécidivistes 41 ( * ) ou ayant commis des faits d'une particulière gravité. 5 doivent être créés dans le service public et 15 dans le secteur associatif habilité.

La principale difficulté a trait à la disponibilité du foncier : les riverains peuvent s'opposer à la construction du centre ou le foncier mis à disposition peut ne pas être parfaitement constructible et nécessiter d'importants travaux, qui renchérissent le coût total du projet. Pour 5 CEF, la DPJJ ne dispose d'aucun terrain , avec un refus catégorique des élus locaux. Pour 10 autres opérations, les autorisations sont encore en cours de traitement alors même qu'il peut s'écouler un délai de 12 à 18 mois entre le dépôt du permis de construire et le début de la phase des travaux. Ce sont autant de facteurs qui vont retarder la livraison des CEF, au détriment de l'accompagnement et de la prise en charge des mineurs.

La politique immobilière volontariste de la DPJJ se heurte donc à des contraintes sur lesquelles elle ne peut pas agir seule. Le dialogue doit se poursuivre avec les élus locaux notamment, et avec l'appui du ministère.


* 38 Une personne écrouée n'est pas forcément détenue dans un établissement pénitencier. Elle peut être hébergée hors des murs des centres de détention, par exemple lorsque sa peine a été aménagées en placement sous surveillance électronique.

* 39 Selon les données réunies par le Conseil de l'Europe et publiées dans le cadre de ses statistiques pénales annuelles pour l'année 2021 (5 avril 2022).

* 40 Synthèse des États généraux de la Justice.

* 41 La récidive suppose la commission d'une nouvelle infraction d'une certaine gravité et dans un certain délai. La réitération désigne la commission d'une nouvelle infraction après avoir déjà été condamné, mais sans pour autant que cette nouvelle infraction ne relève des cas visés par la notion de « récidive » dans le code pénal.

Page mise à jour le

Partager cette page