Section 2
Mieux encadrer les « allers-retours » entre
l'administration et les cabinets de conseil

Article 16
Encadrement des « allers-retours » entre l'administration et le secteur du conseil

L'article 16 de la proposition de loi vise à introduire un contrôle systématique par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) lorsqu'un agent public souhaite exercer une activité de consultant dans le secteur privé, et lorsqu'un consultant ou ancien consultant rejoint l'administration.

Reconnaissant la nécessité de prévoir un régime de contrôle particulier pour le secteur du conseil au regard des risques déontologiques élevés inhérents à ces « allers-retours », la commission a adopté cet article sans modification.

1. Les mobilités entre l'administration et le secteur privé font aujourd'hui l'objet d'un régime de contrôle différencié et progressif

1.1. Le contrôle de la reconversion professionnelle des anciens responsables publics

Depuis sa création, la HATVP contrôle la reconversion professionnelle des membres du Gouvernement, des membres des autorités administratives indépendantes (AAI) et des autorités publiques indépendantes (API) et des présidents des exécutifs locaux 84 ( * ) .

Conformément à l'article 23 de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique , toute personne qui a occupé l'une de ces fonctions doit, pendant une durée de trois ans après la cessation des fonctions en question, saisir la Haute Autorité afin que celle-ci examine si les nouvelles activités privées envisagées sont compatibles avec ses anciennes fonctions.

Sont concernées les activités libérales (comme l'exercice de la profession d'avocat), les activités privées rémunérées au sein d'une entreprise publique ou privée (activité salariée, création d'une société), ainsi que celles exercées au sein d'un établissement public à caractère industriel et commercial ou au sein d'un groupement d'intérêt public à caractère industriel et commercial.

Afin d'assurer ce contrôle, la Haute Autorité est saisie soit par la personne concernée, préalablement au début de l'exercice de l'activité envisagée, soit par son président, dans un délai de deux mois à compter de la connaissance de l'exercice non autorisé d'une activité privée telle que mentionnée ci-dessus.

La Haute Autorité vérifie alors si l'activité envisagée pose des difficultés de nature pénale ou déontologique . Lorsqu'elle identifie de telles difficultés, elle peut rendre un avis d'incompatibilité , qui empêche la personne d'exercer l'activité envisagée, ou de compatibilité avec réserves , dans lequel elle impose des mesures de précaution de nature à prévenir le risque pénal et déontologique.

1.2. Le contrôle de la déontologie des agents publics

Le contrôle des mobilités des agents publics entre les secteurs privé et public a été modifié en profondeur par la loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique .

La logique choisie a été de distinguer deux régimes en fonction de la nature et du niveau hiérarchique de l'emploi occupé par l'agent public .

a) Le régime de droit commun : l'internalisation du contrôle et la saisine facultative de la HATVP

Le contrôle de la mobilité de la majorité des agents publics relève de l' administration elle-même.

Dans le cas d'un départ vers le secteur privé - qu'il s'agisse d'une cessation temporaire de fonctions ou d'une cessation définitive -, il revient à l'agent de saisir au préalable son autorité hiérarchique , en application de l'article L. 124-4 du code général de la fonction publique (CGFP). Celle-ci apprécie la compatibilité de toute activité lucrative, salariée ou non, dans une entreprise privée ou un organisme de droit privé ou de toute activité libérale avec les fonctions exercées au cours des trois années précédant le début de cette activité.

En cas de doute sérieux, l'administration peut, préalablement à sa décision, saisir pour avis le référent déontologue . Si le doute subsiste, la HATVP peut être saisie.

S'agissant du retour du fonctionnaire ou de l'arrivée d'un contractuel dans le secteur public après un passage dans le secteur privé , le régime décrit ci-dessus de contrôle interne et de saisine facultative de la HATVP s'applique uniquement pour les nominations aux emplois « dont le niveau hiérarchique ou la nature des fonctions le justifient » , en application des articles L. 124-5 et L. 124-7  du CGFP ; pour les autres réintégrations ou nominations, aucun contrôle particulier n'est prévu.

Que la mobilité s'effectue vers ou depuis le privé, l'administration et/ou la HATVP procèdent à deux types de contrôle :

- un contrôle déontologique : l'activité envisagée par l'agent ne doit pas compromettre ni mettre en cause le fonctionnement normal, l'indépendance ou la neutralité du service, ni méconnaitre tout principe déontologique mentionné au titre II du livre I er du CGFP ;

- un contrôle pénal : l'activité envisagée ne doit pas exposer l'agent au risque pénal d'une situation de prise illégale d'intérêts , telle qu'elle est définie à l'article 432-13 du code pénal 85 ( * ) .

L'administration peut rendre trois types de décision : une décision d'autorisation ; une décision d'autorisation avec réserves ; ou une décision de refus. L'administration est liée par les avis d'incompatibilité et de comptabilité avec réserve rendus par la HATVP ; toutefois, elle a la possibilité d'être plus stricte que la HATVP.

b) Le régime des emplois « stratégiques » : une saisine obligatoire de la HATVP

i. Les départs vers le secteur privé

Pour certains agents, la saisine de la HATVP est obligatoire en cas de mobilité vers le secteur privé. Conformément à l'article L. 124-5 du CGFP, il s'agit des agents publics occupant ou ayant occupé au cours des trois années qui ont précédé « un emploi dont le niveau hiérarchique ou la nature des fonctions le justifient ».

Aux termes de l'article 2 du décret n° 2020-69 du 30 janvier 2020 relatif aux contrôles déontologiques dans la fonction publique , sont ainsi concernés :

- les directeurs généraux des services des régions, départements, communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de plus de 40 000 habitants ;

- les directeurs d'administration centrale ;

- les dirigeants d'un établissement public de l'État dont la nomination relève d'un décret en conseil des ministres ;

- les directeurs d'établissements publics hospitaliers dotés d'un budget de plus de 200 millions d'euros ;

- les directeurs généraux adjoints des communes et EPCI de plus de 40 000 habitants ;

- les directeurs généraux des services techniques des communes et EPCI de plus de 400 000 habitants ;

- les membres du Conseil d'État ;

- les magistrats des tribunaux et des cours administratives d'appel ;

- les magistrats de la Cour des comptes et des chambres régionales des comptes ;

- les directeurs, directeurs adjoints, secrétaires généraux, secrétaires généraux adjoints des AAI et des API ;

- les autres personnes exerçant des emplois ou fonctions à la décision du gouvernement et nommés en conseil des ministres ;

- ainsi que les autres agents qui occupent un emploi figurant dans le décret n°2016-1967 du 28 décembre 2016.

Au total, 14 000 emplois au sein des trois versants de la fonction publique sont concernés par la saisine obligatoire de la HATVP par l'autorité hiérarchique de l'agent en question 86 ( * ) .

ii. Les recrutements en provenance du secteur privé

La saisine obligatoire de la HATVP en cas de nomination ou de réintégration dans la fonction publique vaut dans un nombre de cas encore plus restreint.

Conformément à l'article L. 124-8 du CGFP, l'autorité hiérarchique doit saisir préalablement pour avis la HATVP lorsqu'elle envisage de nommer à l'un des emplois suivants une personne exerçant ou ayant exercé au cours des trois années qui ont précédé une activité privée lucrative :

- emplois de directeur d'administration centrale ou de dirigeant d'un établissement public de l'État dont la nomination relève d'un décret en conseil des ministres ;

- emplois de directeur général des services des régions, des départements, des communes de plus de 40 000 habitants et des établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre de plus de 40 000 habitants ;

- emplois de directeur d'établissements publics hospitaliers dotés d'un budget de plus de 200 millions d'euros.

Au total, 3 000 emplois au sein des trois versants de la fonction publique sont concernés 87 ( * ) .

c) Les règles communes à l'ensemble des agents publics : le suivi des réserves

Le contrôle de la HATVP ne s'effectue pas seulement au moment de la mobilité du public vers le privé (et réciproquement), mais il peut aussi se poursuivre au cours des trois années qui suivent le début de l'activité privée ou de la nomination à un emploi public.

Conformément à l'article L. 124-18 du CGFP, tout agent public ayant fait l'objet d'un avis rendu par la HATVP en application des articles L. 124-4 et L. 124-5 du CGFP (projet d'activité privée lucrative présentée par un agent public souhaitant cesser temporairement ou définitivement ses fonctions) ou L. 124-7 et L. 124-8 du CGFP (réintégration d'un fonctionnaire ou recrutement d'un agent contractuel ayant exercé une activité privée lucrative) fournit, à la demande de la HATVP, toute explication ou tout document justifiant qu'il respecte cet avis durant les trois années qui suivent le début de son activité privée ou de sa nomination à un emploi public.

Cette disposition est valable quel que soit l'avis rendu : comme l'a rappelé la HATVP lors de son audition par la rapporteure, elle peut également effectuer le suivi d'un avis de compatibilité simple , notamment si le poste est sensible, ou afin de vérifier le respect du principe de discrétion professionnelle.

Par ailleurs, des sanctions sont prévues au titre de l'article L. 124-20 du CGFP à l'encontre de l'agent qui ne respecterait pas l'avis de compatibilité avec réserves ou d'incompatibilité : poursuites disciplinaires ; retenue sur pension dans le cas d'un fonctionnaire retraité ; interdiction de recrutement dans la fonction publique pour l'agent contractuel ; ou encore, rupture du contrat sans préavis ni indemnité.

En parallèle de ces sanctions, un signalement au parquet peut également être effectué lorsque que la violation de réserves ou d'un avis d'incompatibilité a conduit la personne à commettre des faits susceptibles d'être qualifiés de prise illégale d'intérêts .

2. L'article 16 vise à instaurer un régime spécifique de contrôle des mobilités pour le secteur du conseil

Les travaux de la commission d'enquête ont abouti à un constat sans appel : les cabinets de conseil occupent une place à part au sein du secteur privé en raison de leur propension à influencer la décision publique . En conséquence, la proposition de loi instaure un régime spécifique de contrôle des mobilités depuis et vers le secteur du conseil.

Tout agent public cessant ou ayant cessé ses fonctions depuis moins de trois ans et qui souhaiterait « fournir des prestations de conseil dans le secteur privé lucratif » verrait ainsi sa demande soumise directement et obligatoirement à l'avis préalable de la HATVP . S'appliquerait donc à l'ensemble des agents publics ayant un projet de reconversion professionnelle dans le secteur du conseil, le régime de l'article L. 124-5 actuellement en vigueur pour les seuls agents publics occupant ou ayant occupé au cours des trois années qui ont précédé « un emploi dont le niveau hiérarchique ou la nature des fonctions le justifient » et souhaitant rejoindre le secteur privé.

De manière symétrique, la HATVP serait obligatoirement saisie par l'autorité hiérarchique lorsque celle-ci envisagerait de nommer , à quelque poste que ce soit dans l'administration, « une personne fournissant ou ayant fourni des prestations de conseil dans le secteur privé lucratif au cours des trois dernières années ». Le régime défini aujourd'hui pour les seuls emplois « stratégiques » énumérés à l'article L. 124-8 serait donc étendu aux personnes venant du secteur du conseil, quel que soit le poste envisagé au sein des trois versants de la fonction publique.

Enfin, des obligations renforcées de reddition de comptes seraient prévues pour les agents publics ayant rejoint le secteur du conseil. Ceux-ci seraient ainsi tenus de rendre compte de leur activité à la HATVP au moins tous les six mois, dans les conditions fixées par celle-ci, et durant les trois années qui suivent le début de leur activité de conseil.

3. La commission juge la dérogation à la fois justifiée au regard des enjeux et raisonnable dans ses implications

3.1. Une dérogation substantielle au régime actuel de contrôle des mobilités, mais justifiée

Comme rappelé ci-dessus, le régime de contrôle des mobilités issu de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique repose sur un contrôle du risque lié davantage au niveau de responsabilité au sein de l'administration, qu'au type de secteur d'activité privée .

À ce titre, la commission a conscience que la mesure proposée par l'article 16 tend à s'écarter de la logique de subsidiarité et de proportionnalité posée alors ; elle estime néanmoins que les règles spécifiques définies par la proposition de loi pour le secteur du conseil sont justifiées au regard de la forte propension de ce secteur à influencer la décision publique , et donc des risques déontologiques élevés qui en découlent pour les agents publics concernés par les « allers-retours » entre l'administration et l'activité de conseil. Si les agents publics occupant des postes à responsabilité et souhaitant exercer une activité de consultant sont d'ores et déjà soumis au contrôle systématique de la HATVP, il semble pertinent d'étendre ce contrôle à l'ensemble des agents publics.

Convaincue pour les mêmes raisons que le suivi du respect des avis rendus par la HATVP doit être renforcé dans les cas des mobilités depuis l'administration vers le secteur du conseil, la commission a également approuvé l'obligation de reddition de comptes prévue par l'article 16 pour les agents publics ayant rejoint le secteur du conseil durant les trois années suivant le début de cette activité. Tout en reconnaissant que le caractère systématique de l'obligation d'information modifierait l'approche actuelle de la HATVP, elle souligne que cette disposition soulagerait dans une certaine mesure les services de cette autorité, en plaçant l'agent public à l'initiative du suivi .

3.2. Une dérogation raisonnable dans ses implications

La crainte d'une « submersion » des services de la HATVP - à effectifs constants - sous l'effet de cette disposition dérogatoire a bien été entendue par la rapporteure lors des auditions menées.

Pour autant, si l'on se fonde sur le nombre de mobilités entre l'administration et le secteur du conseil contrôlées actuellement par la HATVP au titre des articles L. 124-5 et L. 124-8 du CGFP, le nombre d'agents qui seraient concernés par l'extension du contrôle systématique de la HATVP serait vraisemblablement restreint .

En effet, entre février 2020 et janvier 2022, sur les 264 avis de reconversion professionnelle des agents publics rendus par la HATVP, seuls 7 concernaient des hauts fonctionnaires souhaitant rejoindre des cabinets de conseil (soit 2,7 %) ; sur les 573 avis de prénomination rendus sur la même période, 8 portaient sur des mobilités depuis les grands cabinets de conseil susceptibles de délivrer des prestations à l'État (soit 1,4 %) 88 ( * ) .

Dès lors, il peut être déduit de ces ordres de grandeur que le nombre d'agents qui sont aujourd'hui concernés à l'échelle de l'ensemble de la fonction publique, toutes catégories confondues, par une mobilité vers le secteur du conseil est relativement limité ; en conséquence, la charge de travail supplémentaire pour la HATVP qui découlerait de la dérogation introduite par l'article 16 ne nécessiterait probablement qu'un accroissement modéré des moyens de cette autorité.

La crainte d'une augmentation du nombre de saisines mal fondées de la HATVP sous l'effet de cette nouvelle dérogation a également été entendue. Si le risque que l'introduction d'un régime propre au secteur du conseil contribue à nuire à la lisibilité du système et puisse être source de dysfonctionnements pour la Haute Autorité ne peut être nié, il doit cependant être mis en regard des risques déontologiques élevés qu'emportent les mobilités entre l'administration et le secteur du conseil.

Aussi la commission a-t-elle jugé la dérogation proposée à l'article 16 à la fois justifiée dans son principe, et raisonnable dans ses implications .

La commission a adopté l'article 16 sans modification .


* 84 Aux termes du 2° du I de l'article 11 de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 sont ainsi concernés : « Les titulaires d'une fonction de président de conseil régional, de président de l'Assemblée de Corse, de président du conseil exécutif de Corse, de président de l'assemblée de Guyane, de président de l'assemblée de Martinique, de président du conseil exécutif de Martinique, de président d'une assemblée territoriale d'outre-mer, de président de conseil départemental, de président du conseil de la métropole de Lyon, de président élu d'un exécutif d'une collectivité d'outre-mer, de maire d'une commune de plus de 20 000 habitants ou de président élu d'un établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre dont la population excède 20 000 habitants ou dont le montant des recettes totales de fonctionnement figurant au dernier compte administratif est supérieur à 5 millions d'euros ainsi que les présidents des autres établissements publics de coopération intercommunale dont le montant des recettes totales de fonctionnement figurant au dernier compte administratif est supérieur à 5 millions d'euros ».

* 85 Aux termes duquel « est puni de trois ans d'emprisonnement et d'une amende de 200 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction, le fait, par une personne ayant été chargée, en tant que membre du Gouvernement, membre d'une autorité administrative indépendante ou d'une autorité publique indépendante, titulaire d'une fonction exécutive locale, fonctionnaire, militaire ou agent d'une administration publique, dans le cadre des fonctions qu'elle a effectivement exercées, soit d'assurer la surveillance ou le contrôle d'une entreprise privée, soit de conclure des contrats de toute nature avec une entreprise privée ou de formuler un avis sur de tels contrats, soit de proposer directement à l'autorité compétente des décisions relatives à des opérations réalisées par une entreprise privée ou de formuler un avis sur de telles décisions, de prendre ou de recevoir une participation par travail, conseil ou capitaux dans l'une de ces entreprises avant l'expiration d'un délai de trois ans suivant la cessation de ces fonctions ».

* 86 D'après les informations transmises par la DGAFP.

* 87 D'après les informations transmises par la DGAFP.

* 88 Éléments communiqués par Didier Migaud, président de la HATVP, lors de son audition par la commission d'enquête du Sénat le 26 janvier 2022.

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