AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Attendu depuis la fin d'une année 2017 qui a vu le principal opérateur de la distribution de la presse, Presstalis, menacer de s'effondrer, le présent projet de loi, déposé en premier lieu sur le Bureau du Sénat , propose une réforme complète de la loi « Bichet » du 2 avril 1947.

Adoptée au lendemain de la Libération, cette loi a créé un cadre unique au monde, qui a permis à la presse française de s'épanouir et de participer pleinement au débat démocratique. La crise qui secoue le secteur depuis plus de 10 ans, une gestion peu efficace et un manque de confiance global ont cependant sapé les fondements du système. Dès lors, et en dépit des révisions de 2011 et 2015, il est apparu nécessaire de faire évoluer le schéma de la distribution de la presse en France.

Cette véritable « révolution » ne doit pas pour autant remettre en cause la spécificité et la place éminente de la presse dans notre pays , qui justifie une attention particulière des pouvoirs publics. Votre Rapporteur a donc tenu, dans le cadre de son analyse du texte, à adopter une approche pragmatique , visant à prévenir de futurs déboires industriels et financiers du secteur, mais également respectueuse des acquis incontestables de la loi de 1947.

Le projet de loi répond dans l'ensemble à cette préoccupation, ce dont on ne peut que se féliciter. Cependant, son adoption ne règlera pas l'ensemble des difficultés du secteur, à commencer par l'indispensable adossement de Presstalis à un opérateur d'envergure nationale .

I. UN RÉGIME DE LA DISTRIBUTION DE LA PRESSE UNIQUE DANS LE MONDE

A. LA LOI « BICHET » DU 2 AVRIL 1947 : UN HÉRITAGE DU CONSEIL NATIONAL DE LA RÉSISTANCE

1. La spécificité de la distribution de la presse en France

La spécificité du circuit de la distribution de la presse en France, unique au monde sous cette forme, s'explique par la combinaison de deux facteurs .

Le premier est le statut juridique dont la presse bénéficie en France, comme condition nécessaire au débat démocratique, reconnu à l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, confirmé par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Dans une décision de 1984 , le Conseil constitutionnel a ainsi précisé : « Considérant que le pluralisme des quotidiens d'information politique et générale auquel sont consacrées les dispositions du titre II de la loi est en lui-même un objectif de valeur constitutionnelle ; qu'en effet la libre communication des pensées et des opinions, garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ne serait pas effective si le public auquel s'adressent ces quotidiens n'était pas à même de disposer d'un nombre suffisant de publications de tendances et de caractères différents ; qu'en définitive l'objectif à réaliser est que les lecteurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu'on puisse en faire l'objet d'un marché ».

Le second facteur est le caractère éphémère de la publication de presse . À la différence des livres, la presse, notamment la presse quotidienne, a une durée de vie très courte, cette brièveté étant encore renforcée par le développement d'Internet. Dès lors, et comme corollaire de la place de la presse comme garante d'un débat pluraliste, il est apparu nécessaire d'organiser un circuit à même de fournir les quotidiens sur l'ensemble du territoire dans des délais extrêmement brefs entre l'impression et la présentation au lecteur.

La distribution de la presse à l'étranger

La France est le seul pays qui dispose d'un système et de règles spécifiques pour la distribution de la presse. Partout ailleurs, elle est considérée au même titre que les autres biens, distribuée selon les règles contractuelles usuelles. Cela a pour conséquence la liberté d'ouverture des points de vente et la possibilité de la part des vendeurs de refuser certains titres, deux éléments qui font l'objet d'un encadrement très strict en France.

2. Une loi fondatrice à la genèse difficile

La loi n° 47-585 du 2 avril 1947 relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques organise depuis plus de 70 ans la distribution de la presse en France.

Elle est une des grandes lois issue des travaux du Conseil national de la Résistance . Adoptée alors que Paul Ramadier est président du Conseil du dernier gouvernement d'Union Nationale à rassembler toutes les forces politiques issues de la Libération, elle est le fruit d'un compromis entre les intérêts divergents des éditeurs, des partis politiques et de l'opérateur historique d'avant-guerre, le groupe Hachette.

L'objectif de la loi est de créer un cadre permettant la distribution sans discrimination de la presse sur l'ensemble du territoire, à une époque où elle constitue le principal canal d'information.

3. À l'origine de la loi « Bichet » du 2 avril 1947

A la veille de la seconde guerre mondiale 1 ( * ) , les Messageries Hachette sont l'acteur dominant de la distribution de presse en France. Plus de 80 000 vendeurs et 20 000 dépositaires dépendent directement d'elles. Aucun concurrent n'a pu émerger, en dépit de quelques tentatives.

Cette prééminence ne va pas sans susciter des critiques, de la part des éditeurs, d'une part, qui dénoncent régulièrement le pouvoir de censure dont jouiraient les Messageries, d'autre part du monde politique, qui s'inquiète de la puissance financière et de l'influence de la « pieuvre verte » Hachette.

Ces critiques vont ressurgir à l'issue du conflit en 1945. Les Messageries Hachette, qui ont adopté pendant la guerre une attitude « conciliante » que d'aucun assimilent à de la collaboration avec les allemands, sont menacées de nationalisation dès la Libération. Fernand Grenier, président de la commission de l'Information de l'Assemblée consultative d'Alger et proche du général de Gaulle, élabore un projet en ce sens, qui fait alors l'unanimité des gaullistes, des démocrates-chrétiens, des communistes et des socialistes.

Dans un premier temps, les Messageries Hachette sont ainsi quasiment nationalisées et remplacées par les Messageries françaises de presse (MFP).

Cette nouvelle société souffre cependant d'une gestion peu rigoureuse et rencontre très vite de graves difficultés financières. En 1946, après avoir recouru aux avances bancaires et mis le matériel sous hypothèque, les MFP retardent les versements aux éditeurs, signe que l'activité n'est en l'état pas rentable.

De son côté, Hachette investit son savoir-faire et ses considérables ressources financières dans une nouvelle société, l'Expéditive, qui concurrence directement les MFP et débauche les principaux journaux. La lutte entre ces deux acteurs sera dénoncée par Fernand Grenier, qui soulignera l'absurdité de maintenir deux systèmes de distribution parallèle , indiquant dans une intervention à l'Assemblée nationale le 27 mars 1947 le danger que cela faisait de plus peser sur « la santé des chauffeurs ».

Le 11 février 1947, contre l'avis d'un parti communiste pourtant considéré comme influent, les ouvriers du livre déclenchent une grève qui durera plus d'un mois et conduira à la fin des MFP . Au côté de Daniel Mayeur, qui, pour la SFIO, déclarera le 19 février à propos des grévistes : « Ils ne font pas du syndicalisme, mais du corporatisme », le ministre du travail communiste de l'époque, Ambroise Croizat, fera publiquement état le 25 janvier 1947 de son opposition, alors que la grève vient d'être annoncée : « ces ouvriers reçoivent des salaires supérieurs à ceux de leurs camarades des autres professions et ils font souvent deux services, soit un double salaire ».

C'est dans ce contexte de crise que le député MRP Robert Bichet dépose, le 20 février 1947, une proposition de loi.

Son objet est de concilier tout à la fois les exigences de la liberté de la presse, qui passent par un système de distribution efficace que seules les Messageries Hachette semblent en mesure d'assurer, l'exigence d'impartialité et de neutralité et la méfiance d'une grande partie de la classe politique vis-à-vis d'Hachette. L'auteur de la proposition déclare ainsi « Je ne veux pas qu'à la tyrannie de l'argent se substitue la tyrannie d'un parti ou d'une majorité. ».

Dès le 16 avril 1947, soit deux semaines après l'adoption de la loi, sont ainsi créées les Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP), détenue à 51 % par les éditeurs et à 49 % par le groupe Hachette.

Les grands principes de la loi Bichet, encore d'actualité 70 ans après son adoption, sont hérités de ce contexte historique.


* 1 Les éléments historiques sont tirés de la journée d'étude qui s'est tenue à l'Université Paris II le 21 février 2017 : « La loi Bichet sur la distribution de la presse, 70 ans après ».

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page