EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Lorsque votre commission a été saisie, en avril 2018, du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ainsi que du projet de loi organique relatif au renforcement de l'organisation des juridictions, déposés en premier lieu au Sénat, elle avait déjà réalisé un travail très approfondi sur la question de la réforme de la justice, lequel lui a servi de boussole pour l'examen des textes du Gouvernement.

En effet, dans le prolongement de la mission d'information de votre commission sur le redressement de la justice, menée de juillet 2016 à avril 2017 et comportant des représentants de tous les groupes politiques 1 ( * ) , notre collègue Philippe Bas, président de votre commission, a repris les recommandations de nature législative formulées par la mission sous la forme de deux propositions de loi ordinaire et organique. À son initiative et sur le rapport de notre collègue Jacques Bigot et de votre rapporteur François-Noël Buffet, cette proposition de loi d'orientation et de programmation pour le redressement de la justice 2 ( * ) et cette proposition de loi organique pour le redressement de la justice 3 ( * ) ont été adoptées par le Sénat le 24 octobre 2017.

Au vu de ses propres travaux, votre commission avait considéré que la réforme présentée par le Gouvernement était insuffisante du point de vue de la progression des crédits prévue dans la programmation budgétaire et inaboutie en matière de réformes de l'organisation et du fonctionnement de la justice. En effet, le redressement de la justice exige un accroissement plus substantiel des crédits et des emplois du ministère de la justice, accompagné de réformes de structure plus ambitieuses . Si l'ensemble de ces réformes ne relève pas de la compétence du législateur, tout au moins la programmation budgétaire figurant dans le projet de loi devrait-elle en fournir la traduction dans les crédits et les emplois. Les priorités d'un tel redressement de la justice sont l'amélioration du fonctionnement quotidien des juridictions et de l'informatique judiciaire, le développement du parc pénitentiaire et le recrutement de nouveaux magistrats et fonctionnaires des services judiciaires et pénitentiaires, afin de répondre à la hauteur des attentes et du manque criant de moyens dont souffre l'institution judiciaire depuis de nombreuses années.

Après l'échec des commissions mixtes paritaires réunies sur les deux projets de loi, le 13 décembre 2018, votre commission aujourd'hui poursuit un double objectif dans le cadre de cette nouvelle lecture : d'une part, comme en première lecture, assumer une ferme volonté de réforme de l'organisation et du fonctionnement de la justice , conformément aux positions déjà adoptées par le Sénat, associée à un relèvement substantiel et durable des crédits alloués à cette fonction régalienne , mais également, d'autre part, prendre sérieusement en compte les inquiétudes qui s'expriment dans les milieux judiciaires et dans les territoires au cours de ces derniers mois à l'encontre de la réforme telle que l'envisage le Gouvernement.

I. UNE AMBITION DE RÉFORME DE LA JUSTICE À L'ÉPREUVE D'UNE CONTESTATION FORTE ET LÉGITIME DES MILIEUX JUDICIAIRES

Alors que la réforme de la justice avait été annoncée dès la déclaration de politique générale du Premier ministre, le 4 juillet 2017, les deux projets de loi correspondants ont été tardivement déposés, le 20 avril 2018.

Comportant initialement 57 articles, le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a atteint 103 articles à l'issue des travaux du Sénat, le 23 octobre 2018. En effet, outre un certain nombre de dispositions additionnelles adoptées à l'initiative du Gouvernement, le Sénat a introduit dans le texte une réforme de l'aide juridictionnelle, une réforme des tribunaux de commerce ainsi que de nouvelles mesures en matière de procédure pénale et d'exécution des peines. Le projet de loi comptait 99 articles à l'issue des travaux de l'Assemblée nationale en première lecture, le 11 décembre 2018, compte tenu des nombreux articles issus des travaux du Sénat supprimés par nos collègues députés.

Le projet de loi regroupait à l'origine cinq volets : une programmation budgétaire, incluant un rapport annexé décrivant les axes de la réforme de la justice, diverses dispositions relatives à la justice civile, des mesures concernant la procédure pénale, des mesures relatives à l'exécution des peines ainsi qu'une réforme de l'organisation judiciaire de première instance.

À l'origine simple accessoire de 10 articles du projet de loi ordinaire, le projet de loi organique relatif au renforcement de l'organisation des juridictions a atteint 25 articles à l'issue des travaux du Sénat, en raison de l'introduction de mécanismes de régulation de l'excessive mobilité des magistrats, de mesures de sélection et d'évaluation des chefs de cour et des chefs de juridiction ainsi que de nouvelles formes de collaboration entre jeunes magistrats et magistrats plus expérimentés. Il ne comptait plus que 13 articles au terme de son examen par l'Assemblée nationale en première lecture.

A. LES POSITIONS ADOPTÉES PAR LE SÉNAT EN PREMIÈRE LECTURE : RENFORCER L'AMBITION DE LA RÉFORME ET MIEUX CONTRIBUER AU REDRESSEMENT DE LA JUSTICE, DANS L'INTÉRÊT DU JUSTICIABLE

En première lecture, le Sénat a relevé la trajectoire budgétaire du projet de loi de programmation, avec une hausse de 5 % par an en moyenne des crédits de la mission « Justice » , reprenant les montants déjà votés dans la proposition de loi de programmation, pour atteindre un budget du ministère de la justice de 9 milliards d'euros 4 ( * ) , là où le Gouvernement s'en tenait à une progression inférieure à 4 % par an. Cette trajectoire budgétaire incluait la création de 13 700 emplois, contre 6 500 seulement pour le Gouvernement. Il s'agissait d'aller au-delà du seul comblement des vacances de postes dans les services judiciaires et pénitentiaires et d'intégrer, notamment, la construction de 15 000 places supplémentaires diversifiées de prison.

En matière de justice civile , le projet de loi consistait largement en l'addition de mesures disparates d'économie de gestion et de déjudiciarisation. À l'initiative de votre commission, le Sénat a cherché à améliorer les procédures et à mieux protéger les personnes fragiles, dans le cadre de la dématérialisation des procédures ou des modifications du régime des majeurs protégés. Il a ainsi supprimé ou davantage encadré certaines mesures, par exemple en maintenant la phase de conciliation dans la procédure de divorce contentieux, en limitant l'expérimentation de la révision des pensions alimentaires par les caisses d'allocations familiales, en supprimant l'extension du champ de l'obligation de tentative de règlement amiable préalable à la saisine du juge, d'autant que le nombre de conciliateurs reste aujourd'hui insuffisant, ou en limitant l'extension de la représentation obligatoire par avocat.

Le Sénat a aussi renforcé et précisé le cadre juridique des services en ligne de résolution amiable des litiges, en l'étendant aux services d'aide à la saisine des juridictions et en prévoyant leur certification obligatoire par le ministère de la justice. Il a également préservé la possibilité de retour à la procédure normale en cas de procédure sans audience et dématérialisée pour les petits litiges. Dans le même esprit, tout en approuvant le principe du regroupement du traitement du contentieux des injonctions de payer au sein d'un tribunal de grande instance spécialement désigné, il a rendu optionnelle la saisine par voie dématérialisée de cette juridiction, afin de garantir l'accès au juge tant pour le créancier que pour le débiteur. De même, il a veillé au maintien d'un contrôle effectif de tous les comptes de gestion des personnes en tutelle, par défaut par les directeurs de greffe, et prévu un dispositif gradué pour assurer l'établissement effectif de l'inventaire à l'ouverture de la mesure de protection. Enfin, il a accepté la simplification de la procédure de saisie immobilière que le Gouvernement lui a proposée par voie d'amendement.

En matière de procédure pénale , à l'initiative de votre commission, le Sénat a été soucieux de préserver l'équilibre entre l'efficacité des enquêtes et la garantie des libertés et des droits de la défense, menacés par un renforcement excessif des prérogatives du parquet et une extension à un grand nombre de délits du recours à des techniques d'enquêtes très intrusives. Il a veillé à ne pas marginaliser le juge d'instruction dans la procédure pénale. Il a affirmé le droit pour le justiciable d'être assisté de son avocat en cas de perquisition. Il a voulu maintenir l'obligation de présentation au procureur pour toute prolongation de garde à vue et l'accord de la personne mise en cause pour le recours à la visioconférence lorsque le juge statue sur la détention provisoire. Il a supprimé la procédure de comparution à effet différé.

Le Sénat ne s'est pas opposé à l'expérimentation du tribunal criminel départemental, que nos collègues députés ont préféré appeler cour criminelle départementale, compte tenu à la fois de l'encombrement des cours d'assises et du phénomène de correctionnalisation des crimes sexuels.

De plus, il a accepté la création d'un juge national unique chargé de l'indemnisation des victimes des actes de terrorisme (JIVAT), qui résulterait de l'attribution d'une compétence nationale en la matière au tribunal de grande instance de Paris, proposée par un amendement du Gouvernement.

En outre, en séance publique, le Sénat a adopté plusieurs amendements destinés à conférer plus de fermeté à la législation pénale. Il a ainsi proposé de rendre systématique le prononcé d'une peine d'interdiction du territoire pour les étrangers reconnus coupables des infractions les plus graves. Il a proposé que l'état de récidive légale soit relevé obligatoirement par la juridiction, exposant l'auteur des faits à une sanction plus lourde. Il a également proposé que le sursis soit révoqué automatiquement en cas de nouvelle condamnation, comme c'était le cas jusqu'en 2014, alors que ce n'est aujourd'hui qu'une faculté laissée à l'appréciation de la juridiction.

En matière d' exécution des peines , votre commission a estimé que les modifications proposées par le projet de loi ne permettaient pas de mettre fin à l'hypocrisie du régime actuel de l'aménagement des peines ab initio , qui conduit à ce que les peines exécutées soient trop rarement les peines prononcées. À son initiative, le Sénat a voulu rendre à la juridiction de jugement la responsabilité de décider s'il y aura ou non aménagement de la peine d'emprisonnement qu'elle prononce, ou de l'aménager elle-même, en disposant des informations nécessaires sur la personne mise en cause pour mieux individualiser la peine. Il a supprimé tout examen obligatoire des peines, par le juge de l'application des peines, prévoyant simplement une faculté d'aménagement pour les peines inférieures à un an d'emprisonnement si la juridiction de jugement le prévoit.

Le Sénat a supprimé la peine autonome de détention à domicile sous surveillance électronique, en raison des incertitudes qu'elle recèle en cas de non-respect, jugeant préférable de conserver l'actuelle mesure de placement sous surveillance électronique, qui constitue une mesure d'aménagement de peine. Il a supprimé le caractère automatique de la libération sous contrainte aux deux tiers de la peine, suivant la même logique que pour l'aménagement des peines. Il a fait de la probation une peine autonome, susceptible d'être prononcée en complément d'une peine d'emprisonnement. Enfin, il a créé une agence de l'exécution des peines et a prévu une expérimentation pour favoriser le droit de vote des détenus.

À cet égard, vos rapporteurs rappellent que l'ambition initialement affichée par le Gouvernement de construire 15 000 places supplémentaires de prison sur cinq ans est manifestement abandonnée, de façon cohérente avec l'absence de réelle réforme de l'aménagement des peines. Seules 7 000 places devraient être livrées d'ici 2022, dont la grande majorité résultant de projets lancés avant 2017 5 ( * ) , le Gouvernement annonçant la construction de 8 000 autres places d'ici 2027. La garde des sceaux a d'ailleurs présenté son plan immobilier pénitentiaire le lendemain du dernier jour de l'examen des projets de loi par le Sénat 6 ( * ) . Vos rapporteurs estiment que la politique d'exécution des peines ne pourra dès lors pas retrouver sa crédibilité.

En revanche, s'agissant de l' organisation des juridictions de première instance , la réforme envisagée était relativement proche de celle déjà adoptée par le Sénat, en regroupant le tribunal de grande instance et les tribunaux d'instance de son ressort dans une même juridiction comportant plusieurs sites. Toutefois, le schéma retenu par le Gouvernement ouvrait la voie à un risque de dévitalisation de certains sites judiciaires actuels, en lieu et place des actuels tribunaux d'instance ou de certains tribunaux de grande instance, du fait de la possibilité de spécialiser en matière civile et pénale certains tribunaux fusionnés en cas de pluralité de tribunaux au sein d'un même département et de l'absence de définition d'un socle minimal de compétences pour les sites extérieurs de la nouvelle juridiction unifiée, faisant suite aux actuels tribunaux d'instance.

Estimant qu'aucune implantation judiciaire ne devait être supprimée du fait de cette réforme, au nom de la proximité de l'institution judiciaire, le Sénat a supprimé, à l'initiative de votre commission, la faculté de spécialisation infra-départementale pour cette nouvelle juridiction, qu'il a appelée tribunal de première instance, tout en prévoyant la détermination, au niveau national, d'un socle minimal de compétences pour les chambres détachées de ce tribunal. Il a aussi ajouté des garanties de localisation des emplois pour les fonctionnaires de greffe et créé un mécanisme d'encadrement de toute modification de la carte judiciaire, associant les chefs de cour et les élus locaux. Afin de maintenir un traitement adéquat des contentieux des tribunaux d'instance, il a créé une fonction de juge chargé des contentieux de proximité, sur le modèle du juge aux affaires familiales, sans en faire une fonction spécialisée.

Par ailleurs, le Sénat a également supprimé l'expérimentation prévue pour les cours d'appel et a procédé à une réforme des tribunaux de commerce , renommés tribunaux des affaires économiques, en étendant à l'ensemble des entreprises leur collège électoral et leur compétence en matière de prévention et de traitement des difficultés des entreprises ainsi qu'en leur transférant les litiges en matière de baux commerciaux.

Enfin, sur proposition de votre commission, le Sénat a procédé à une réforme de l'aide juridictionnelle , consistant à rétablir la contribution pour l'aide juridique, avec un montant modulable de 20 à 50 euros, en vue d'assurer un financement pérenne du système, et à prévoir la consultation préalable obligatoire d'un avocat, financée sur le budget de l'aide juridictionnelle, avant toute demande d'aide juridictionnelle, de façon à assurer un réel filtrage des demandes quant à la recevabilité et au bien-fondé de l'affaire.


* 1 Cinq ans pour sauver la justice ! Rapport d'information n° 495 (2016-2017) de M. Philippe Bas, président-rapporteur, Mme Esther Benbassa, MM. Jacques Bigot, François-Noël Buffet, Mme Cécile Cukierman, MM. Jacques Mézard et François Zocchetto, fait au nom de la commission des lois, par la mission d'information sur le redressement de la justice, déposé le 4 avril 2017. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-495-notice.html

* 2 Le dossier législatif de cette proposition de loi est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl16-641.html

* 3 Le dossier législatif de cette proposition de loi organique est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl16-640.html

* 4 Hors charges de pensions.

* 5 Les nouvelles places prévues d'ici 2022 consistent essentiellement en 2 130 places dans des structures d'accompagnement vers la sortie. Voir rapport pour avis n° 153 (2018-2019) de M. Alain Marc, fait au nom de la commission des lois, sur les crédits de l'administration pénitentiaire dans le projet de loi de finances pour 2019, déposé le 22 novembre 2018. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/rap/a18-153-7/a18-153-7.html

* 6 Ce plan est consultable à l'adresse suivante :

http://www.justice.gouv.fr/le-ministere-de-la-justice-10017/plan-immobilier-penitentiaire-15000-places-supplementaires-31905.html

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