III. L'INTROUVABLE « BUDGET DU POUVOIR D'ACHAT »

A. UNE PRÉOCCUPATION LÉGITIME AUQUEL LE BUDGET 2019 NE SAURAIT RÉPONDRE

1. Si l'attention portée au pouvoir d'achat est légitime, alors que ce dernier stagne depuis le déclenchement de la crise...

Faute de pouvoir se prévaloir d'un redressement significatif de la situation des comptes publics, le Gouvernement a fait le choix d' axer sa communication sur le thème du pouvoir d'achat .

Pouvoir d'achat : de quoi parle-t-on ?

Le pouvoir d'achat mesure l'évolution du revenu disponible des ménages, corrigée de la progression de l'indice des prix des biens et services qu'ils consomment - le revenu disponible étant celui qui revient aux ménages pour arbitrer entre leur consommation et leur épargne (après impôts, cotisations, transferts et prestations sociales).

Cet indicateur répond toutefois à des objectifs d'analyse macroéconomique et ne permet pas de tenir compte, d'une part, du fait que la population augmente et, d'autre part, du phénomène de « décohabitation » (la taille des ménages diminue).

L'augmentation du pouvoir d'achat agrégé des ménages, pourtant largement commentée, est donc loin de refléter l'évolution du pouvoir d'achat « par tête ».

Afin de refléter au mieux l'évolution réelle du niveau de vie, le pouvoir d'achat doit ainsi être appréhendé au niveau de l'unité de consommation. En pratique, le pouvoir d'achat par unité de consommation est calculé en divisant le pouvoir d'achat du ménage par sa taille, appréciée selon une échelle commune au niveau international 43 ( * ) . Cet indicateur permet ainsi de tenir compte de la dynamique démographique et des économies d'échelle liées à la vie à plusieurs, qui permet de partager certains coûts (logement, énergie, etc.).

Source : commission des finances du Sénat (à partir de : rapport de la commission « Mesure du pouvoir d'achat des ménages », 6 février 2008)

Il s'agit d'une préoccupation tout à fait légitime, dans la mesure où le pouvoir d'achat des Français stagne depuis dix ans.

Ce fait est généralement méconnu, car le débat public se concentre à tort sur les évolutions du pouvoir d'achat agrégé des ménages, qui a augmenté à un rythme modeste de 0,7 % par an en moyenne depuis la crise.

À l'inverse, le pouvoir d'achat par unité de consommation , qui reflète plus fidèlement l'évolution du niveau de vie (cf. encadré supra ), demeure aujourd'hui à un niveau quasi-identique à celui d'avant-crise.

Évolution du pouvoir d'achat depuis 2007

(base 100, année 2007=100)

Note méthodologique : l'évolution du pouvoir d'achat correspond à l'évolution du revenu disponible brut des ménages déflatée par l'indice du prix de la dépense de consommation finale des ménages.

Source : commission des finances du Sénat (d'après les données de l'Insee)

2. ...la communication gouvernementale autour des baisses de prélèvements en faveur des ménages apparaît trompeuse

En théorie, le Gouvernement dispose à court terme de trois principaux leviers d'action afin de « rendre du pouvoir d'achat » aux ménages , en jouant sur la répartition interne du revenu au sein de l'économie.

De la croissance du PIB à l'évolution du pouvoir d'achat agrégé

Si l'évolution du pouvoir d'achat est fortement liée à celle de l'activité, que mesure le PIB, ces deux grandeurs peuvent diverger sous l'effet de trois principaux facteurs .

Premièrement, l'effet de répartition dit « externe », qui résulte des transferts entre l'économie nationale et le reste du monde (ex : revenus de la propriété) . En effet, le PIB s'interprète comme l'ensemble des revenus générés par les activités de production domestiques au cours d'une période donnée. Il diffère dès lors du revenu disponible brut, qui retrace les ressources dont disposent les agents. Si la différence peut être très significative pour certains petits pays qui, à l'image de l'Irlande, constituent des « centres immatériels » pour de nombreuses multinationales et font face à des flux de revenus sortants très importants au profit des actionnaires étrangers des firmes implantées 44 ( * ) , tel n'est pas le cas en France.

Deuxièmement, l'effet de répartition « interne », qui traduit la capacité des ménages à s'approprier le revenu national par rapport aux autres secteurs institutionnels (entreprises, administrations publiques et institutions sans but lucratif). Toutes choses égales par ailleurs, la hausse de la part revenant à un secteur provient de la baisse de la part d'un autre.

Troisièmement, l'effet des termes de l'échange . En effet, ce ne sont pas les mêmes déflateurs qui font passer des valeurs aux volumes selon qu'on s'intéresse au PIB ou au pouvoir d'achat. Pour le pouvoir d'achat, l'indice des prix de la dépense de consommation privée est préféré au déflateur du PIB car ce dernier retrace l'évolution des prix des biens et services produits dans l'économie, et non de ceux achetés par les consommateurs. Les variations du prix du pétrole peuvent ainsi être à l'origine de divergences importantes entre les deux déflateurs, dans le cas d'un pays non producteur tel que la France.

Source : commission des finances du Sénat (à partir de : Raphaël Lee et Pierre Ralle, « Le pouvoir d'achat depuis la crise », rapport sur les comptes de la Nation 2015, Insee Références , édition 2016)

Il peut tout d'abord organiser des transferts entre les ménages et les autres secteurs institutionnels , au premier rang desquels les entreprises. Une telle option apparaît fort heureusement exclue par l'actuel Gouvernement, dans un contexte marqué par la nécessité de poursuivre le redressement des marges des entreprises.

Il peut également s'endetter , l'accroissement de la dette publique pouvant alors permettre d'augmenter la part du revenu des ménages. Cela peut notamment se justifier en période de contraction de l'activité, lorsque l'endettement public vient, par le jeu des stabilisateurs automatiques et des plans de relance, soutenir les prestations aux ménages et prendre en charge le coût lié à l'érosion des bases d'imposition 45 ( * ) . En phase de reprise et en l'absence de marge de manoeuvre budgétaire, il serait toutefois irresponsable de « rendre du pouvoir d'achat » aux ménages par ce biais , comme l'a récemment démontré le cas italien.

Enfin , le Gouvernement peut également diminuer les prélèvements obligatoires pesant sur les ménages, sans diminuer en parallèle les prestations bénéficiant à ces derniers - faute de quoi l'effet serait neutre sur le pouvoir d'achat agrégé des ménages. Cela peut par exemple passer par une diminution des moyens alloués aux administrations publiques.

En pratique, il est difficile à court terme de « rendre du pouvoir d'achat » aux ménages de cette façon, ainsi que l'illustre parfaitement le présent projet de loi de finances .

Dans le cadre de sa communication autour du présent projet de loi de finances, le Gouvernement a mis en avant le gain de pouvoir d'achat que représenterait la baisse de 6 milliards d'euros des prélèvements obligatoires sur les ménages prévue l'an prochain.

Rendement ou coût des principales mesures en prélèvements obligatoires
figurant dans la trajectoire gouvernementale

(en milliards d'euros)

2018

2019

Taxe d'habitation

- 3,2

- 3,8

Heures supplémentaires

0,0

- 0,6

Prélèvement forfaitaire unique

- 1,6

- 0,3

Mesure pour les retraités modestes

0,0

- 0,3

Bascule cotisations / CSG

4,4

- 4,1

Recentrage CITE

0,0

0,8

Impôt sur la fortune immobilière

- 3,2

0,0

Crédit d'impôt pour l'emploi à domicile

- 1,0

0,0

Suppression des cotisations étudiantes

- 0,2

0,0

Fiscalité du tabac

0,6

0,4

Fiscalité énergétique

2,4

1,9

Total « ménages »

- 1,8

- 6,0

Bascule CICE / cotisations

0,0

- 20,4

CICE - mesures antérieures à la LFI 2018

- 3,7

- 0,5

Baisse de l'impôt sur les sociétés

- 1,2

- 2,4

Renforcement du 5 ème acompte de l'IS

0,0

1,5

Forfait social

0,0

- 0,5

Surtaxe exceptionnelle d'impôt sur les sociétés

- 5,1

0,2

Fiscalité écologique

1,3

1,0

Taux réduit TICPE

0,0

1,0

Ressources France Compétences

0,3

1,3

Total « entreprises »

- 8,4

- 18,8

Total « ménages et entreprises »

- 10,2

- 24,8

Note méthodologique : le tableau ne tient pas compte de l'impact de la mise en oeuvre de France compétences, qui est traité comme une mesure de périmètre.

Source : commission des finances du Sénat (à partir des documents budgétaires)

À titre liminaire, il convient de préciser que cette estimation correspond à une évaluation de l'effet statique de court terme sur le pouvoir d'achat agrégé des ménages .

Par nature, cette approche présente ainsi deux importantes limites .

Tout d'abord, cette évaluation ne tient le plus souvent aucun compte de l'évolution des comportements des acteurs .

Pour l'an prochain, seules les mesures d'augmentation de la fiscalité du tabac et de la fiscalité écologique ont ainsi été chiffrées par le Gouvernement en tenant compte des effets de comportement, en retenant d'ailleurs sans surprise des hypothèses qui lui sont favorables. Ainsi, l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) souligne que l'effet de l'augmentation de la fiscalité du tabac sur les ménages est minimisé en surestimant l'élasticité de la consommation du tabac à son prix. De même, l'effet de la hausse de la fiscalité écologique serait sous-estimé en supposant qu'une part significative de la hausse des prix - environ un tiers - sera absorbée par les entreprises via une réduction de leurs marges 46 ( * ) .

Or, non seulement les ménages peuvent adapter leur comportement pour réduire leur imposition - par exemple en modifiant la composition de leur patrimoine au détriment des actifs immobiliers, dans le but d'échapper à l'impôt sur la fortune immobilière -, mais les rapports de force entre les agents économiques peuvent aussi aboutir à ce que celui qui supporte le coût économique d'un impôt ne soit pas nécessairement celui qui en est juridiquement redevable . En effet, selon la théorie de l'incidence fiscale, les acteurs dont l'offre ou la demande varie le plus avec les prix vont pouvoir reporter sur les autres la charge effective de l'impôt. Ainsi, il est par exemple admis qu'une part significative des hausses de cotisations sociales employeurs est en réalité supportée par les salariés, en raison de l'ajustement des salaires à la baisse qu'elles entraînent 47 ( * ) . Dès lors, la séparation entre les mesures « ménages » et les mesures « entreprises » présente en partie un caractère artificiel .

En outre, l'évaluation de l'effet des mesures fiscales sur le pouvoir d'achat des ménages ne tient naturellement pas compte des éventuels « effets de retour » par la macroéconomie , compte tenu là encore des incertitudes en la matière.

Par exemple, la transformation de l'impôt sur la fortune immobilière et la mise en place du prélèvement forfaitaire unique pourraient conduire à des gains de pouvoir d'achat complémentaires pour les ménages, notamment si elles permettent de créer des emplois et de stimuler l'activité.

Le Gouvernement estime ainsi que l'ensemble de ses mesures fiscales (fiscalité du travail, fiscalité écologique, fiscalité du capital, etc.) pourrait « rehausser l'activité de 3,3 points de PIB à long terme, pour 440 000 emplois créés, avec une montée en puissance progressive et des effets attendus à + 1,6 point de PIB et 260 000 emplois à l'horizon 2025 » 48 ( * ) .

Au-delà de ces deux difficultés « structurelles », la communication du Gouvernement autour du pouvoir d'achat apparaît cette année particulièrement biaisée , pour trois principales raisons.

Tout d'abord, les deux tiers de la baisse de prélèvements obligatoires dont bénéficieront les ménages en 2019 correspondent à l'effet décalé de la compensation du manque à gagner lié à la hausse de la contribution sociale généralisée (CSG). Autrement dit, c'est uniquement parce que le choix de repousser au 1 er octobre 2018 une partie de la baisse des cotisations sociales ampute le pouvoir d'achat des ménages de 4,4 milliards d'euros cette année que le Gouvernement peut se prévaloir d'un gain de pouvoir d'achat de 4,1 milliards d'euros l'an prochain, correspondant à l'effet « année pleine » de la baisse des cotisations sociales. En rythme de croisière, l'effet de la bascule cotisations / CSG est bel et bien nul sur le pouvoir d'achat.

En outre, la présentation gouvernementale ne tient pas compte de l' effet des mesures décidées par les partenaires sociaux , qui vont pourtant se traduire pour les ménages par une augmentation des prélèvements obligatoires à compter du 1 er janvier 2019, en raison des hausses des taux des cotisations prévues par l'accord Agirc-Arrco précité.

Enfin, l'effet des mesures sur les prestations sociales décidées par le Gouvernement n'est pas pris en compte, alors qu'elles grèvent le pouvoir d'achat des ménages, ainsi que cela a été précédemment rappelé.

Évaluation par l'Institut des politiques publiques (IPP) de l'effet agrégé sur les ménages des mesures portant sur les prestations

(en milliards d'euros)

2018

2019

Revalorisation de la prime d'activité

0,2

0,7

Hausse du minimum vieillesse

0,1

0,3

Hausse de l'allocation aux adultes handicapés

0,2

0,6

Report de la revalorisation des retraites

- 0,4

- 0,4

Sous-revalorisation des prestations sociales

0,0

- 0,7

Sous-revalorisation des retraites

0,0

- 2,8

Réforme des allocations logement

0,0

- 0,9

Total

0,1

- 3,2

Source : Brice Fabre et Claire Leroy, « Évaluation du budget 2019 : Quelles conséquences pour les ménages », Institut des politiques publiques, 11 octobre 2018 (étude commandée par l'Assemblée nationale)

Ainsi, en tenant compte de l'ensemble de mesures prises en matière de prélèvements obligatoires et de prestations, l'OFCE et l'IPP s'accordent sur le fait qu'après une « année blanche » en 2018, les ménages ne bénéficieront que d'un gain de pouvoir d'achat très limité l'an prochain .

Estimations de l'effet agrégé sur le pouvoir d'achat des ménages des mesures
portant sur les prestations et les prélèvements obligatoires

(en milliards d'euros)

Source : commission des finances du Sénat (à partir de : Mathieu Plane, « Quel impact direct des mesures socio-fiscales sur le pouvoir d'achat en 2019 ? », OFCE, 20 septembre 2018 ; Brice Fabre et Claire Leroy, « Évaluation du budget 2019 : Quelles conséquences pour les ménages », Institut des politiques publiques, 11 octobre 2018)


* 43 L'échelle d'équivalence de référence, dite « échelle d'équivalence de l'OCDE modifiée », comptabilise la première personne du ménage comme une unité de consommation, puis chaque adulte supplémentaire (à partir de 14 ans) comme 0,5 unité et chaque enfant comme 0,3 unité.

* 44 Ce phénomène a d'ailleurs conduit l'Irlande à adopter un indicateur alternatif au PIB, le revenu national brut ajusté. Voir sur ce point : Didier Blanchet, Marie?Baïanne Khder, Marie Leclair, Raphaël Lee, Hélène Poncet et Nicolas Ragache, « La croissance est-elle sous-estimée ? », rapport sur les comptes de la Nation 2017, Insee Références, édition 2018.

* 45 Un phénomène de ce type a d'ailleurs été constaté en France dans la période qui a suivi la crise financière. Voir sur ce point : Ronan Mahieu, « Les comptes des entreprises, des ménages et des administrations publiques dix ans après la crise financière », rapport sur les comptes de la Nation 2017, Insee Références, édition 2018.

* 46 OFCE, « Budget 2018 : pas d'austérité mais des inégalités », 15 janvier 2018, p. 5.

* 47 Voir par exemple : Antoine Bozio, « Incidence des cotisations sociales sur les salaires », 12 avril 2016.

* 48 Rapport économique, social et financier annexé au présent projet de loi de finances, p. 34.

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