II. LA POSITION DE LA COMMISSION : LA RECHERCHE D'UN NÉCESSAIRE ÉQUILIBRE ENTRE LES IMPÉRATIFS DE PROTECTION DE L'ORDRE PUBLIC ET DE PRÉSERVATION DES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Au cours des dernières années, le législateur a doté la France d'un arsenal législatif pénal complet et solide destiné à permettre aux pouvoirs publics d'anticiper et de prévenir, suffisamment en amont, les actes de terrorisme. Se pose, dès lors, la question de l'articulation des nouveaux dispositifs administratifs introduits par le projet de loi avec ce cadre juridique bien établi .

Si elle n'est pas opposée à la création de dispositifs hybrides ni à l'extension des prérogatives de l'autorité administrative, votre commission a toutefois veillé à ce que les mesures proposées par le Gouvernement soient nécessaires, adaptées et proportionnées aux objectifs d'intérêt général poursuivis.

A. UNE ATTENTION PARTICULIÈRE PORTÉE À L'ARTICULATION ENTRE L'AUTORITÉ JUDICIAIRE ET L'AUTORITÉ ADMINISTRATIVE

1. Une forte vigilance à l'égard du renforcement conséquent des pouvoirs de l'autorité administrative

Votre commission observe que le projet de loi emporte un renforcement important des pouvoirs de l'autorité administrative, susceptible de fragiliser l'équilibre, essentiel à toute démocratie, entre le pouvoir exécutif et l'autorité judiciaire.

Ce renforcement résulte tout d'abord de l'élargissement conséquent des pouvoirs de police administrative . En lui donnant la possibilité de poser des restrictions à la liberté d'aller et venir aux fins de prévention d'actes de terrorisme, l' article 1 er est, à ce titre, emblématique, dans la mesure où il tend à conférer au préfet des pouvoirs de police administrative extrêmement larges, comparables à ceux qu'il détient dans le cadre de l'état d'urgence.

Il en est de même de l' article 10 qui, en élargissant les contrôles d'identité dans les zones frontalières, entend renforcer les capacités d'anticipation et de prévention des autorités administratives, mais également de l' article 2 qui permet une fermeture administrative temporaire des lieux de culte afin de prévenir la réitération de comportements susceptibles d'être réprimés sur le plan pénal, tels que l'apologie d'actes de terrorisme. Cette dernière disposition semble participer ainsi de ce renforcement du droit administratif qui, en matière de lutte contre le terrorisme , tend à se traduire par des mesures de sanction « quasi-pénales ».

2. Une nécessaire articulation entre les mesures administratives individuelles et l'arsenal pénal antiterroriste, qui concourrent tous deux à la prévention du terrorisme

Lors de sa déclaration au Congrès le 3 juillet 2017, le président de la République a affirmé que « le code pénal tel qu'il est, les pouvoirs des magistrats tels qu'ils sont, peuvent, si le système est bien ordonné, bien organisé, nous permettre d'anéantir nos adversaires ».

Votre rapporteur considère lui aussi que le droit pénal spécial antiterroriste , régulièrement renforcé depuis 2012, permet de réprimer efficacement les actes de terrorisme .

a) Un droit pénal spécial de la lutte antiterroriste qui vise à prévenir les actes de terrorisme

De plus, afin d'anticiper la répression et de renforcer la prévention des infractions terroristes , la législation pénale s'est enrichie de dispositions permettant d'intervenir toujours plus en amont sur l' iter criminis , jusqu'à permettre de ne sanctionner que de « simples actes préparatoires à la commission d'une infraction 10 ( * ) ».

Afin d'intervenir le plus tôt possible, le code pénal réprime, par exemple, très largement le financement du terrorisme. Ainsi peuvent être sanctionnés la gestion de fonds ou de valeurs en sachant qu'ils sont destinés à la commission d'un acte de terrorisme, indépendamment de la survenance de l'acte (article 421-2-32 du code pénal), mais également le fait de ne pas pouvoir justifier de ressources correspondant à son train de vie tout en étant en relations habituelles avec une ou plusieurs personnes préparant ou ayant commis des actes terroristes (article 421-2-3 du code pénal).

Fréquemment poursuivie depuis 2014, l'infraction de provocation à commettre des actes de terrorisme ou d'apologie de ceux-ci confère également à la législation pénale antiterroriste une dimension préventive .

De même, sans aller jusqu'à pénaliser une simple « intention » criminelle, le délit de consultation habituelle de sites faisant l'apologie du terrorisme permet une intervention pénale précoce dans les processus de radicalisation.

Enfin, récemment complétée par l'infraction d'entreprise individuelle terroriste, la qualification pénale de participation à une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste reste l'infraction pivot de la répression du terrorisme.

L'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste

Depuis la loi n° 96-647 du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire , l'article 421-2-1 du code pénal réprime « le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un des actes de terrorisme ».

Cette infraction-obstacle 11 ( * ) permet de sanctionner la préparation d'actes de terrorisme avant même que ces derniers soient commis ou même tentés : elle est susceptible de s'appliquer à une très grande diversité de comportements et notamment aux tentatives de rejoindre un théâtre d'opérations de groupements terroristes. Elle est punie de dix ans d'emprisonnement et de 225 000 euros d'amende . Elle peut être aggravée et revêtir un caractère criminel dans deux hypothèses :

- la direction ou l'organisation d'un groupement ou d'une entente tels que définis à l'article 421-2-1 du code pénal est punie de trente ans de réclusion criminelle et de 500 000 euros d'amende ;

- lorsque ledit groupement ou ladite entente a pour objet la préparation d'un crime terroriste d'atteintes aux personnes , la destruction par substances explosives dans des circonstances susceptibles d'entraîner la mort d'une ou plusieurs personnes ou la préparation d'un acte de terrorisme écologique susceptible d'entraîner la mort d'une ou plusieurs personnes, les peines sont portées à trente ans de réclusion criminelle et à 450 000 euros d'amende. La direction d'un tel groupement est punie de la réclusion criminelle à perpétuité et de 500 000 euros d'amende.

Ce droit pénal spécifique s'accompagne également d'un régime procédural adapté .

Hérité de la loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l'État , le dispositif judiciaire antiterroriste français se caractérise par une centralisation parisienne et une spécialisation des magistrats pour la répression des infractions terroristes.

La lutte contre le terrorisme autorise également à mettre en oeuvre des procédures dérogatoires au droit commun, telles que des perquisitions et des saisies de nuit réalisées sans l'assentiment de la personne, mais également des techniques d'enquête similaires à celles qu'utilisent les services de renseignement, telles que la sonorisation de lieux privés ou la captation de données informatiques à distance.

Une législation pénale antiterroriste récemment renforcée à l'initiative du Sénat

Dès le 2 février 2016, lors de l'examen de la proposition de loi de MM. Philippe Bas, Bruno Retailleau, François Zocchetto et Michel Mercier tendant à renforcer l'efficacité de la lutte antiterroriste, le Sénat a adopté plusieurs dispositions visant à renforcer la lutte antiterroriste. La quasi-totalité de ces dispositions ont été reprises dans plusieurs lois et adoptées définitivement en 2016.

Ainsi, reprenant les dispositions sénatoriales, la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale a permis notamment :

- un élargissement des possibilités de recours aux perquisitions nocturnes dans les enquêtes du parquet en matière de lutte contre le terrorisme (article 1 er ) ;

- la création d'un régime autonome de saisie des correspondances électroniques à l'insu de la personne (article 2) ;

- la possibilité d'utiliser un IMSI catcher dans le cadre des enquêtes et des informations judiciaires en matière de criminalité organisée (article 3) ;

- d'autoriser le parquet à utiliser la technique dite de la sonorisation des lieux privés (article 4) ;

- d'améliorer l'efficacité du dispositif de captation à distance des données informatiques (article 5) ;

- d'assurer la continuité des actes d'investigation entre la phase d'enquête conduite sous l'autorité du parquet et l'information judiciaire placée sous l'autorité des magistrats instructeurs (article 6) ;

- une meilleure organisation des juridictions parisiennes d'application des peines (article 9) ;

- une augmentation de la période de sûreté incompressible pour les personnes condamnées à la perpétuité pour terrorisme (article 11) ;

- la création de deux nouveaux délits terroristes (entrave au blocage des sites internet terroristes et consultation habituelle des sites internet terroristes) (article 18) ;

- la mise en oeuvre d'un régime d'accès plus rigoureux à la libération conditionnelle pour les personnes condamnées à raisons d'infractions à caractère terroriste (article 20).

À l'initiative du Sénat, la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste a :

- allongé la durée maximale de la détention provisoire pour les mineurs mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ;

- rendu systématique la peine complémentaire d'interdiction du territoire français pour les étrangers condamnés pour terrorisme ;

- augmenté les peines encourues pour les infractions criminelles d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ;

- et renforcé le régime d'application des peines pour les personnes condamnées pour terrorisme en les excluant du bénéfice des crédits de réduction de peine, de la suspension et du fractionnement des peines, du placement à l'extérieur et de la semi-liberté.

Se posent alors la question de la nécessité de compléter cet arsenal pénal terroriste par des mesures administratives et celle de l'articulation entre cette législation pénale complète et ces nouvelles mesures administratives .

b) La délicate articulation entre les mesures administratives individuelles et l'arsenal pénal antiterroriste

Plusieurs mesures administratives du présent projet de loi pourraient s'appliquer à des situations permettant déjà une prise en charge judiciaire . Les critères retenus par le Gouvernement pour l'application des « mesures individuelles de surveillance » ou des visites domiciliaires sont en effet très proches de ceux retenus par le parquet antiterroriste de Paris, à savoir la relation habituelle avec les membres d'une organisation terroriste.

Il importe de s'assurer d'une coordination sans faille entre l'autorité judiciaire et l'autorité administrative et de rappeler la primauté de l'intervention judiciaire sur la police administrative , notamment en sollicitant préalablement l'avis de celle-ci. Il serait malvenu qu'une perquisition administrative intervienne alors même qu'une enquête pénale terroriste serait en cours concernant la même personne.

Votre commission considère que les « mesures individuelles de surveillance » et les visites domiciliaires administratives ne peuvent se concevoir que comme des mesures complémentaires par rapport à celles prévues par le code de procédure pénale afin de pouvoir « lever le doute » dans les seules hypothèses où les renseignements fournis ne permettent pas une judiciarisation.

En conséquence, votre commission n'est pas opposée à la création de dispositifs hybrides administrativo-judiciaires , dès lors qu'il existe un dialogue constant entre les deux autorités, garanti par la loi. À cet égard, elle salue le choix du Gouvernement de confier au juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Paris la prérogative d'autoriser ou non des visites domiciliaires. La spécialisation parisienne en matière de terrorisme permet une centralisation efficace des enquêtes, sur laquelle il est pertinent de s'appuyer .

L'article 30 du code de procédure pénale

Historiquement, il existe des précédents d'intervention de l'autorité administrative dans la police judiciaire.

Jusqu'en 1994, l'article 30 du code de procédure pénale permettait aux préfets, en cas d'urgence et en matière de crimes et délits contre la sûreté de l'État, de faire tout acte judiciaire nécessaire. Ces opérations étaient régularisées a posteriori par le juge judiciaire.


* 10 Conseil constitutionnel, décision n° 2017-625-QPC du 7 avril 2017, M. Amadou S. [Entreprise individuelle terroriste].

* 11 « Comme les infractions formelles, les infractions-obstacles s'analysent en un comportement dangereux susceptible de produire un résultat dommageable ou d'être suivi d'autres comportements susceptibles de produire un tel résultat et incriminé à titre principal, indépendamment de la réalisation de ce résultat. Elles diffèrent cependant des infractions formelles (exemple : l'empoisonnement) par le fait que le résultat, s'il se produit, caractérise une autre infraction. En réprimant le comportement initial, le législateur entend en effet faire obstacle à la commission de cette seconde infraction » dans Droit pénal général , Frédéric Desportes et Francis Le Gunehec, Economica, 2008, page 415.

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