B. LES NOUVEAUX CYCLES DE TRAVAIL, UNE « BOMBE À RETARDEMENT » DE NATURE À REMETTRE EN CAUSE L'EFFET BÉNÉFIQUE ATTENDU DE L'AUGMENTATION DES EFFECTIFS

1. L'application partielle de la directive européenne sur le temps de travail dans la gendarmerie s'est traduite par une baisse du nombre d'heures travaillées comprise entre 3 % et 5 %

En tant que militaires, les gendarmes sont tenus de rester disponibles en dehors du service. En contrepartie, ils bénéficient d'un logement de fonction par nécessité absolue de service. La directive européenne de 2003 relative au temps de travail 14 ( * ) prescrit toutefois des obligations incompatibles avec le régime de travail actuel des personnels placés sous statut militaire.

Deux éléments sont particulièrement problématiques :

- la durée maximale de travail hebdomadaire de 48 heures ;

- le repos journalier de 11 heures consécutives.

Pendant longtemps, il a été considéré que la directive ne s'appliquait pas aux personnels sous statut militaire. En effet, si son article 1 er dispose qu'elle s'applique à « tous les secteurs d'activités, privés ou publics, au sens de l'article 2 de la directive 89/391/CEE », son article 2 prévoit une exemption « lorsque des particularités inhérentes à certaines activités spécifiques dans la fonction publique, par exemple dans les forces armées ou la police, ou à certaines activités spécifiques dans les services de protection civile s'y opposent de manière contraignante » .

La Cour de justice a toutefois contraint les États membres à revoir leur interprétation. En effet, elle a jugé en 2006 que cette exception « ne saurait trouver à s'appliquer que dans le cas d'événements exceptionnels à l'occasion desquels le bon déroulement des mesures destinées à assurer la protection de la population dans des situations de risque collectif grave exige que le personnel ayant à faire face à un événement de ce type accorde une priorité absolue à l'objectif poursuivi par ces mesures afin que celui-ci puisse être atteint » 15 ( * ) .

Dans ce contexte, la France s'est engagée auprès de la Commission européenne à transposer cette directive aux forces armées avant la fin de l'année 2017.

L'an passé, votre rapporteur spécial soulignait néanmoins la nécessité d'éviter toute « application mécanique ou indifférenciée » 16 ( * ) de la directive afin de « préserver la portée du principe de disponibilité et de limiter les besoins supplémentaires en personnel qui pourraient résulter de sa transposition » 17 ( * ) .

Début 2016, deux associations professionnelles ont bouleversé le calendrier du Gouvernement en formant un recours à l'encontre de l'instruction sur le temps de travail 18 ( * ) alors en vigueur dans la gendarmerie. Aussi, il a finalement été décidé en février dernier d'abroger l'instruction sur le temps de travail.

Des dispositions transitoires ont été prévues par une instruction provisoire , qui instaure notamment une période minimale de repos quotidien, à raison de 11 heures au cours de chaque période de 24 heures.

Cette instruction est applicable depuis le 1 er septembre 2016.

Or, d'après les informations communiquées publiquement par la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), la baisse du nombre d'heures travaillées liée à l'entrée en vigueur de l'instruction temporaire serait comprise entre 3 % et 5 %.

Cette évolution est équivalente à une perte de 3 000 à 5 000 ETP , qui doit être comparée au nombre total de créations d'emplois prévues au cours du quinquennat dans la gendarmerie (3 181 ETP).

Autrement dit, l'effet négatif de l'instruction temporaire sur la capacité opérationnelle de la gendarmerie a plus que compensé l'effet positif attendu des créations d'emplois.

Il doit être précisé que l'instruction temporaire n'a pas appliqué à la gendarmerie la durée maximale du travail hebdomadaire, fixée à 48 heures par la directive.

La transposition de la directive prévue d'ici la fin de l'année 2017 pourrait donc se traduire par une baisse du nombre d'heures travaillées encore plus importante , si le Gouvernement ne parvient pas à trouver un compromis plus favorable avec la Commission européenne.

Une telle évolution serait parfaitement inacceptable , au regard du contexte sécuritaire exceptionnel auquel les forces de gendarmerie sont confrontées.

Aussi, votre rapporteur spécial suggère deux pistes afin de préserver la capacité opérationnelle des forces :

- étudier la possibilité d'abaisser le seuil, actuellement fixé à neuf heures, à partir duquel le « compteur » des heures de repos consécutives repart à zéro si le gendarme retourne travailler avant d'avoir atteint la période minimale de onze heures fixée par la directive 19 ( * ) ;

- dans le cadre de la négociation avec la Commission européenne, plaider pour une annualisation du mode de calcul de la durée maximale du travail hebdomadaire, fixée à 48 heures par la directive.

Si le Gouvernement ne peut bien évidemment pas être jugé seul responsable des effets négatifs liés à l'application anticipée de la directive sur le temps de travail dans la gendarmerie, la mise en place d'un nouveau cycle horaire extrêmement coûteux au sein de la police nationale lui est entièrement imputable.

2. La mise en place de nouveaux cycles horaires au sein de la police pourrait se traduire par une perte opérationnelle d'un tiers dans les unités de la sécurité publique concernées

Quatre nouveaux cycles de travail ont été expérimentés dans la police nationale du 1 er octobre 2015 au 1 er avril 2016.

En effet, le système dit du « 4/2 », en vigueur pour environ 40 000 personnels, prévoyait quatre vacations travaillées puis deux jours de repos selon des modalités qui, en province, n'étaient pas conformes aux périodes minimales de repos fixées par la directive relative au temps de travail précitée .

Aussi, la France s'est engagée auprès de la Commission européenne à modifier les cycles de travail de la police nationale d'ici le 1 er janvier 2017. Les modifications des cycles horaires devront être négociées avec les syndicats département par département, dans le cadre des comités techniques départementaux.

Le 5 juillet 2016, une proposition de modification du « catalogue » des régimes de travail ouverts aux policiers 20 ( * ) a été validée.

En pratique, deux principaux cycles de travail, élaborés sur une base de 1 607 heures par an , peuvent désormais être adoptés :

- le « 4/2 compressé » ;

- le « vendredi fort ».

Comparaison des cycles de travail

Cycle « 4/2 »

Cycle
« 4/2 compressé »

Cycle
« vendredi fort »

Architecture du cycle

2 après-midi

2 matins

2 repos

3 matins - 2 repos

3 après-midi - 2 repos

4 matins - 1 repos

4 après-midi - 2 repos

2 après-midi - 2 repos

3 matins - 2 repos

3 après-midi - 2 repos

2 matins - 2 repos

3 après-midi - 2 repos

3 matins - 2 repos

Durée de chaque vacation

8 h 10

8 h 21

9 h 31

Congés annuels

23

23

20

Jours attribués au titre de la réduction du temps de travail

5

6,5

0

Confort de vie

1 week-end sur 6

1 week-end sur 3

1 week-end sur 2

Source : commission des finances du Sénat (à partir du « tableau synthétique des cycles de travail » diffusé par Alliance police nationale le 9 juin 2015)

Si le cycle du « vendredi fort » a la préférence de la majorité des gradés et gardiens , dans la mesure où il offre la possibilité de ne travailler qu'un week-end sur deux, sa mise en oeuvre est très coûteuse en effectifs .

Dans son bilan des expérimentations effectuées l'an passé, la direction centrale de la sécurité publique indique ainsi que le cycle du « vendredi fort » nécessite un renfort en effectifs de 33 % pour être mis en oeuvre.

Cette perte opérationnelle significative est liée au fait que l'instauration de ce cycle impose dans la plupart des situations la création d'une quatrième « brigade » 21 ( * ) de police-secours.

De jour, ce cycle s'articule en effet sur deux brigades divisées, pour chacune d'entre elles, en deux groupes. À tout moment de la journée, il y a toujours un groupe en service. Le vendredi, deux groupes sont présents en même temps (d'où la dénomination « vendredi fort »).

Exemple de planning de jour pour le cycle du « vendredi fort »

Première semaine

Deuxième semaine

L

M

Me

J

V

S

D

L

M

Me

J

V

S

D

Groupe 1

M

M

-

-

A

A

A

-

-

M

M

M

-

-

Groupe 2

A

A

-

-

M

M

M

-

-

A

A

A

-

-

Groupe 3

-

-

M

M

M

-

-

A

A

-

-

M

M

M

Groupe 4

-

-

A

A

A

-

-

M

M

-

-

A

A

A

Note de lecture : les abréviations figurant à la deuxième ligne désignent chacun des jours de la semaine. Pour les lignes suivantes, le signe « M » signifie que le groupe travaille le matin, le sigle « A » l'après-midi. La présence d'un tiret signifie que le groupe concerné ne travaille pas sur la journée considérée.

Source : commission des finances du Sénat

À l'inverse, le cycle « 4/2 compressé » permet de fonctionner avec seulement trois groupes et d'éviter toute situation de sureffectif le vendredi.

Exemple de planning de jour pour le cycle du « 4/2 compressé »

Première semaine

Deuxième semaine

L

M

Me

J

V

S

D

L

M

Me

J

V

S

D

Groupe 1

-

-

M

M

M

-

-

A

A

A

-

-

M

M

Groupe 2

M

M

-

A

A

A

A

-

-

M

M

M

-

-

Groupe 3

A

A

A

-

-

M

M

M

M

-

A

A

A

A

Troisième semaine

L

M

Me

J

V

S

D

Groupe 1

M

M

-

A

A

A

A

Groupe 2

A

A

A

-

-

M

M

Groupe 3

-

-

M

M

M

-

-

Source : commission des finances du Sénat

Or, le caractère très attractif du « vendredi fort » pour les personnels fait craindre un effet de « contagion » , dans la mesure où il sera difficile pour les directeurs départementaux de faire accepter l'idée que tous les policiers ne pourront pas être en repos un week-end sur deux par manque de moyens.

Dans le contexte sécuritaire actuel, votre rapporteur spécial considère qu'il aurait été plus responsable de ne pas ajouter ce cycle au catalogue (voire de ne pas l'expérimenter) , dans la mesure où le « 4/2 compressé » :

- permet aux policiers d'être en repos un week-end sur trois (au lieu d'un sur six dans le 4/2 « classique »), ce qui représente déjà une amélioration significative ;

- a donné satisfaction aux personnels de Noisiel 22 ( * ) qui l'avaient expérimenté ;

- peut être mis en place à effectifs constants .

Finalement, l'ajout du « vendredi fort » au catalogue présente toutes les caractéristiques du « cadeau empoisonné » laissé à la majorité suivante afin d'apaiser les troupes et de contenter certaines organisations syndicales.

L'exemple du temps de travail démontre ainsi que l'efficacité de la politique sécuritaire du Gouvernement ne saurait être mesurée à l'aune du nombre d'emplois créés dans la police et la gendarmerie .


* 14 Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail.

* 15 CJUE, 2006, affaire C-132/04, Commission européenne c/ Espagne.

* 16 Haut comité d'évaluation de la condition militaire, « Perspectives de la condition militaire », précité, p. 51.

* 17 Rapport n° 164 (2015-2016) de Philippe Dominati, fait au nom de la commission des finances et déposé le 19 novembre 2015, p. 34.

* 18 Instruction n° 1000/GEND/DOE/SDSPSR/SP du 9 mai 2011.

* 19 Dans le cadre de l'instruction temporaire, si un gendarme est rappelé au bout de huit heures de repos consécutives pour travailler une heure, il bénéficie de nouveau d'un repos de onze heures. À l'inverse, si le seuil de neuf heures a été atteint, le « compteur » ne repart pas à zéro et le gendarme ne bénéficie que d'un nombre d'heures de repos complémentaires correspondant à la différence entre les heures de repos déjà effectuées et le seuil de onze heures.

* 20 Il s'agit de l'instruction générale relative à l'organisation du travail dans la police nationale, communément appelée Igot.

* 21 Il s'agit plus exactement d'un quatrième « groupe ».

* 22 En revanche, les policiers de Saint-Malo n'en étaient pas satisfaits, affichant une préférence marquée pour le « vendredi fort ».

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