C. UN DOUTE SÉRIEUX SUR LA PORTÉE RÉELLE DE LA RÉVISION ET LES EFFETS D'UNE DÉCLARATION CONTRAIRE À LA CHARTE

Adopter le présent projet de révision constitutionnelle créerait une contradiction dans l'ordre juridique interne mais aussi dans l'ordre juridique international. Ratifier la Charte sans fragiliser les principes constitutionnels de la République exigerait de violer les stipulations de la Charte.

1. Des imprécisions rédactionnelles

Votre rapporteur relève en premier lieu quelques interrogations de forme portant sur la rédaction du présent projet de loi constitutionnelle :

« La ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires adoptée à Strasbourg le 5 novembre 1992, complétée par la déclaration interprétative annoncée le 7 mai 1999 au moment de la signature, est autorisée. »

Le texte fait mention de la « déclaration interprétative annoncée le 7 mai 1999 au moment de la signature ». Le constituant se fonderait donc, dans son appréciation, sur un projet de déclaration, certes connu mais non définitif. En dépit de l'analyse selon laquelle le texte viserait à constitutionnaliser la déclaration interprétative de 1999, liant de ce fait le pouvoir de ratification du Président de la République, qui ne pourrait s'écarter des termes de cette déclaration - analyse que partage votre rapporteur -, la rédaction proposée laisse subsister un doute sur la faculté de formuler, dans l'instrument de ratification, une autre déclaration interprétative, sans contrôle du Parlement. Dans cette hypothèse, cela reviendrait à déléguer au chef de l'État le soin de décider de la portée effective de la révision constitutionnelle.

L'emploi de l'adjectif « annoncée » s'avère également peu heureux, de même que l'absence de précision sur la « signature » : on suppose qu'il doit s'agir de la déclaration interprétative remise lors de la signature de la Charte par le gouvernement français d'alors.

En outre, votre rapporteur rappelle que deux déclarations ont été remises au secrétaire général du Conseil de l'Europe le 7 mai 1999, et non une seule. Certes, une seule déclaration peut être qualifiée d'interprétative, mais au vu de son contenu seulement, car son intitulé ne comporte pas la mention expresse de son caractère interprétatif.

Enfin, l'emploi de l'adjectif « complétée » crée une ambiguïté du fait de la syntaxe : est-ce la Charte ou bien la ratification qui est complétée par la déclaration ? Si la difficulté d'interprétation est mineure, dans les deux cas la rédaction paraît impropre à votre rapporteur : la déclaration interprétative ne saurait compléter la Charte, puisqu'elle n'émanerait que d'un État partie, tandis qu'une déclaration peut figurer dans l'instrument de ratification, mais ne le complète pas.

2. Une ignorance de la liste des langues susceptibles de bénéficier des stipulations de la Charte

À ce jour, le Parlement ne connaît pas officiellement la liste des langues régionales ou minoritaires et des éventuelles langues dépourvues de territoire que le Gouvernement envisage pour le bénéfice des stipulations de la Charte. Les intentions du pouvoir exécutif ne sont pas clairement connues.

Certes, selon les informations communiquées à votre rapporteur lors de ses auditions par le ministère des affaires étrangères, seraient concernées a priori par les principes et objectifs de la partie II de la Charte, assortis de la déclaration interprétative, l'ensemble des 75 langues recensées en 1999 par le rapport de M. Bernard Cerquiglini 30 ( * ) , complété en 2013 par le rapport du comité consultatif pour la promotion des langues régionales et de la pluralité linguistique interne 31 ( * ) . On trouve dans ces deux listes les langues régionales métropolitaines, les nombreuses langues pratiquées dans les outre-mer, ainsi que l'arabe, l'arménien, le berbère, le judéo-espagnol, le romani et le yiddish. La détermination de chaque langue concernée par chacune des 39 mesures souscrites en 1999 devrait, quant à elle, donner lieu à une concertation avec les collectivités territoriales intéressées de métropole et d'outre-mer.

Votre commission regrette cependant que le Gouvernement n'ait pas jugé nécessaire de faire connaître au Sénat la liste de ces langues ou, à tout le moins, les conditions d'établissement de cette liste, dans l'exposé des motifs ou dans un document annexé au présent projet de loi.

En effet, dès lors que le débat sur la présente révision serait le seul que pourrait avoir le Parlement - à défaut de loi ordinaire d'autorisation de la ratification de la Charte, compte tenu de la formulation de la révision -, il pourrait aussi porter sur la liste des langues concernées.

3. Un risque d'incohérence dans l'ordre juridique interne

Ainsi que cela a été développé supra , votre commission constate que la déclaration interprétative de mai 1999 que le projet de loi constitutionnelle tend à constitutionnaliser ne correspond que partiellement aux objections exprimées par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 15 juin 1999 précitée. Par construction, elle ne saurait y répondre entièrement, puisqu'elle a été formulée avant la décision du Conseil et n'a pas été modifiée depuis.

La déclaration traite effectivement de la question des droits collectifs des groupes de locuteurs des langues régionales ou minoritaires ainsi que de l'exigence de l'usage du français dans la sphère publique, dispositions visées par le Conseil constitutionnel dans les parties II et III de la Charte. Elle ne traite pas, en revanche, du « droit imprescriptible » de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie publique, qui figure dans le préambule de la Charte, ni du respect de l'aire géographique de chaque langue par les divisions administratives et de la prise en compte des besoins et voeux des groupes de locuteurs, au travers d'organes créés à cet effet, qui figurent dans la partie II de la Charte.

Ainsi, alors que l'objectif affiché par le Gouvernement est de ratifier la Charte sans déroger aux principes constitutionnels les plus essentiels que sont l'unité de la République et l'égalité des citoyens, le présent projet de loi constitutionnelle est juridiquement incohérent, puisqu'il ne prend pas en compte la totalité des objections constitutionnelles telles que les a formulées le Conseil constitutionnel en 1999.

Ce texte ne permet pas, en conséquence, de préserver l'ensemble des principes constitutionnels de la République. Procéder à une telle révision, en l'état, reviendrait à admettre, dans le silence de la déclaration interprétative constitutionnalisée, que l'on puisse exiger de modifier la carte administrative de la France selon les langues régionales, en vertu de la Charte, de créer des organes consultatifs comme interlocuteurs des pouvoirs publics locaux et nationaux pour représenter les locuteurs ou encore de faire vivre son « droit imprescriptible » à parler dans une langue régionale dans certaines situations de la vie publique, par contradiction avec la réserve - qui ne s'applique pas au préambule de la Charte - selon laquelle l'usage du français s'impose dans la vie publique.

Aussi votre rapporteur s'étonne-t-il du choix du Gouvernement de s'en tenir à la déclaration interprétative de 1999, plutôt que de formuler, en partie comme l'a fait l'Assemblée nationale dans la proposition adoptée en janvier 2014, les termes d'une nouvelle déclaration tenant compte de toutes les objections exprimées par le Conseil constitutionnel en 1999. La révision pourrait ainsi consister à autoriser la ratification assortie d'une déclaration destinée à garantir le respect intégral de nos principes constitutionnels.

Pour autant, une telle rédaction, qui éviterait toute incohérence dans l'ordre juridique interne, ne manquerait pas d'accroître les contradictions dans l'ordre juridique international.

4. Un risque de contradiction dans l'ordre juridique international

Ainsi que cela a également été développé supra , votre commission considère que la déclaration interprétative présentée par le gouvernement français en mai 1999 doit bien s'analyser, pour une large part de son contenu, comme des réserves à certaines dispositions de la Charte, alors même que la Charte, dans son article 21, exclut toute possibilité de réserves à l'encontre de telles dispositions.

Une telle contradiction dans le système juridique de la Charte pose un problème de loyauté vis-à-vis des autres États parties à la Charte. Elle ne manquerait pas, si la ratification de la France était ainsi par eux admise, de susciter des critiques et des recommandations récurrentes - et légitimes - de la part du comité d'experts comme du comité des ministres du Conseil de l'Europe, pour grave méconnaissance de l'esprit et de la lettre de la Charte, dans le cadre du mécanisme de contrôle de l'application de la Charte par les États parties.

Ainsi, la ratification de la Charte dans les conditions proposées par le présent projet de loi constitutionnelle placerait assurément la France dans une situation délicate vis-à-vis de ses partenaires, par exemple à l'occasion des débats européens sur la protection ou l'autonomie des minorités.

En outre, dans ces conditions, votre commission s'interroge sur la portée qui pourrait être donnée par le juge français aux dispositions de la Charte faisant l'objet de la déclaration interprétative de la part de la France ou bien au préambule de la Charte. On ne peut exclure que le juge écarte les termes de cette déclaration dans le cadre d'un contentieux, même s'il devrait faire prévaloir les principes constitutionnels justifiant cette déclaration.

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Ainsi, si l'on tient à respecter nos principes constitutionnels les plus fondamentaux, il faut contrevenir à la Charte, et si l'on souhaite ratifier la Charte, il faut se résoudre à s'écarter sensiblement de ces principes. Accepter la présente révision constitutionnelle nous imposerait à la fois de contrevenir à la Charte et de déroger à nos principes constitutionnels.

Dans ces conditions, la présente révision constitutionnelle constitue une réelle impasse juridique , tant dans l'ordre juridique interne que dans l'ordre juridique international. Au demeurant, la ratification de la Charte est inutile pour promouvoir les langues régionales, patrimoine de la France, conformément à l'article 75-1 de la Constitution. Votre commission considère donc qu'il n'y a pas lieu de délibérer sur cette révision constitutionnelle. Il appartient dorénavant au législateur, s'il le souhaite, d'adopter de nouvelles mesures en faveur des langues régionales.

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En conséquence, à l'initiative de son rapporteur, votre commission propose au Sénat l'adoption d'une motion tendant à opposer la question préalable au projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.


* 30 Voir supra.

* 31 Voir supra.

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