D. LA DÉCISION DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL DU 15 JUIN 1999 : LA CHARTE COMPORTE DES CLAUSES CONTRAIRES À LA CONSTITUTION

Après la signature de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires par le Gouvernement, le 7 mai 1999, à Budapest, le Président de la République, alors M. Jacques Chirac, a saisi le Conseil constitutionnel dès le 20 mai 1999, sur le fondement de l'article 54 de la Constitution 21 ( * ) , de la question de savoir si la ratification de la Charte devait être précédée d'une révision de la Constitution, compte tenu de la déclaration interprétative et des 39 engagements annoncés lors de la signature.

Dans sa décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999, le Conseil a estimé que son contrôle, s'agissant des mesures de la partie III de la Charte, devait porter sur les seuls 39 engagements retenus par la France. En revanche, il a considéré que la déclaration interprétative, « déclaration unilatérale », n'avait « d'autre force normative que de constituer un instrument en rapport avec le traité et concourant, en cas de litige, à son interprétation », de sorte qu'il a jugé qu'il lui appartenait « de procéder au contrôle de la constitutionnalité des engagements souscrits par la France indépendamment de cette déclaration ». Au demeurant, la formulation d'une déclaration interprétative lors de la ratification étant une prérogative du pouvoir exécutif, celui-ci aurait pu librement décider de la modifier ou d'y renoncer.

Pour opérer son contrôle, le Conseil a invoqué deux séries de normes constitutionnelles de référence, pour en tirer deux conclusions claires, selon lesquelles la Constitution interdit d'attribuer des droits collectifs et exige l'usage du français dans la sphère publique et dans les relations des usagers avec l'administration :

« 5. Considérant, d'une part, qu'ainsi que le proclame l'article 1 er de la Constitution : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances" ; que le principe d'unicité du peuple français, dont aucune section ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté nationale, a également valeur constitutionnelle ;

« 6. Considérant que ces principes fondamentaux s'opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit , défini par une communauté d'origine, de culture, de langue ou de croyance ;

« 7. Considérant, d'autre part, que la liberté proclamée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel : "La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi", doit être conciliée avec le premier alinéa de l'article 2 de la Constitution selon lequel "La langue de la République est le français" ;

« 8. Considérant qu'en vertu de ces dispositions, l'usage du français s'impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l'exercice d'une mission de service public ; que les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d'un droit à l'usage d'une langue autre que le français, ni être contraints à un tel usage ; que l'article 2 de la Constitution n'interdit pas l'utilisation de traductions ; que son application ne doit pas conduire à méconnaître l'importance que revêt, en matière d'enseignement, de recherche et de communication audiovisuelle, la liberté d'expression et de communication ; »

S'il exige l'usage du français dans la vie publique, le Conseil admet, au nom de la liberté d'expression et de communication, la présence des langues régionales dans l'enseignement, la recherche et la communication audiovisuelle, outre évidemment l'usage dans la vie privée.

À l'aune de ces énonciations, le Conseil a jugé, compte tenu des définitions posées par la Charte, qu'une disposition du préambule et trois dispositions de l'article 7 de la Charte, lequel fixe les principes devant guider les politiques des États parties, étaient contraires à la Constitution, en ce que, combinées entre elles, elles conféraient des « droits spécifiques à des "groupes" de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l'intérieur de "territoires" dans lesquels ces langues sont pratiquées » :

- le droit imprescriptible de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et la vie publique (préambule) : les locuteurs pourraient exiger sur ce fondement un droit collectif à s'exprimer dans leur langue dans la vie publique et les relations avec les autorités administratives et juridictionnelles ;

- le respect de l'aire géographique de chaque langue régionale ou minoritaire, en faisant en sorte que les divisions administratives de l'État ne constituent pas un obstacle à la promotion de ces langues (article 7, paragraphe 1) : il faut voir dans ce principe un droit collectif des locuteurs à vivre dans des circonscriptions administratives organisées et délimitées en fonction de leur langue ;

- la facilitation et l'encouragement de l'usage oral et écrit des langues régionales ou minoritaires dans la vie publique et dans la vie privée (article 7, paragraphe 1) : les locuteurs auraient sur ce fondement également un droit collectif à s'exprimer dans leur langue dans la vie publique et les relations avec les autorités administratives et juridictionnelles ;

- la prise en considération des besoins et des voeux exprimés par les groupes qui pratiquent des langues régionales ou minoritaires, comportant si nécessaire la création d'organes chargés de conseiller les autorités publiques (article 7, paragraphe 4) : les locuteurs pourraient alors revendiquer la mise en place de procédures et d'organes consultatifs en vue de représenter leurs droits collectifs auprès des pouvoirs publics étatiques.

Le Conseil a estimé que, du fait de ces dispositions combinées qui tendent à conférer des droits collectifs aux locuteurs des langues régionales ou minoritaires, la Charte portait atteinte « aux principes constitutionnels d'indivisibilité de la République, d'égalité devant la loi et d'unicité du peuple français ». Il a ajouté que ces dispositions étaient aussi contraires au principe selon lequel la langue de la République est le français, en ce qu'elles tendent à « reconnaître un droit à pratiquer une langue autre que le français non seulement dans la "vie privée" mais également dans la "vie publique", à laquelle la Charte rattache la justice et les autorités administratives et services publics ».

Votre rapporteur relève que le Conseil fait ainsi état de difficultés constitutionnelles soulevées par des dispositions de la Charte qui ne sont pas correctement prises en compte dans la déclaration interprétative . Selon celle-ci, la Charte doit être interprétée comme ne conférant pas de droits collectifs, ce que votre rapporteur croit au demeurant contraire à la Charte : sur cet aspect général, certes, la déclaration correspond à l'appréciation que le Conseil a formulée. Il en est de même pour la disposition de l'article 7 de la Charte relative à l'usage oral et écrit des langues régionales dans la vie publique, s'agissant de l'exigence de l'usage du français.

En revanche, la déclaration ne vise pas le droit imprescriptible de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie publique et privée, figurant dans le préambule et relevé par le Conseil, ni le respect de l'aire géographique de chaque langue régionale ou minoritaire par les divisions administratives, ni la prise en compte des besoins et des voeux des groupes de locuteurs, au travers d'organes créés à cet effet. Le gouvernement français n'a pas cru devoir, à l'époque, présenter une nouvelle déclaration prenant en compte la décision du Conseil.

En d'autres termes, alors que le Gouvernement se donne l'objectif de permettre la ratification de la Charte en écartant tout impact sur notre ordre constitutionnel, le choix de constitutionnaliser la déclaration interprétative de 1999, comme le propose le présent projet de loi constitutionnelle, ne serait pas suffisant , du point de vue du droit interne, pour prendre en compte correctement toutes les objections constitutionnelles et conduirait de ce fait même à admettre en droit interne des effets de la Charte dérogeant à nos principes constitutionnels les plus fondamentaux , s'agissant du droit imprescriptible de pratiquer une langue régionale ou minoritaire, du respect de l'aire géographique et de la prise en compte des revendications collectives des locuteurs.

Pour sa part, contrairement à la Charte, le Conseil n'avait pas relevé de difficultés s'agissant de la place des langues régionales ou minoritaires dans l'enseignement, au nom de la liberté d'expression et de communication, et de la mise à disposition de versions traduites en langues régionales des principaux textes législatifs, laquelle n'est assortie par la Charte d'aucune conséquence dans les rapports juridiques.

S'agissant des autres engagements souscrits par la France, le Conseil a considéré, « eu égard à leur nature », qu'ils n'étaient pas contraires à la Constitution, tout en ajoutant que la plupart d'entre eux « se bornent à reconnaître des pratiques déjà mises en oeuvre par la France en faveur des langues régionales ». Sont ainsi visées par cette déclaration de conformité l'intégralité des 39 mesures souscrites dans la partie III. À cet égard, votre rapporteur en déduit, dans l'hypothèse où la Charte serait ratifiée, que le Conseil devrait logiquement être saisi si le Gouvernement voulait souscrire de nouvelles mesures au-delà des 39 déjà prévues.

Cette décision du Conseil constitutionnel a interrompu pendant une quinzaine d'années, jusqu'à présent, le processus de ratification de la Charte, dès lors que celui-ci exigeait une révision de la Constitution en raison de la présence dans la Charte de stipulations contraires à la Constitution. Pour autant, le débat sur la ratification de la Charte ne s'est pas éteint après cette décision, comme l'illustre le fait que le Parlement soit aujourd'hui saisi de la présente révision constitutionnelle 22 ( * ) .


* 21 L'article 54 de la Constitution dispose :

« Si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l'une ou l'autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu'un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après révision de la Constitution. »

* 22 Lorsqu'il était candidat à la Présidence de la République, François Hollande s'était engagé à ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.

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