B. LE RAPPORT « BOUTONNAT », NOUVELLE FEUILLE DE ROUTE DU CNC ?

1. Des interrogations sur le financement pérenne des oeuvres

Le constat posé par votre Rapporteure pour avis d'un assèchement des ressources destinées au financement des oeuvres cinématographiques et audiovisuelles, qui inquiète tous les professionnels rencontrés, fait largement consensus. Pour autant, les voies d'une amélioration de la situation sont complexes à mettre en oeuvre, et surtout sont susceptibles de remettre en question certains fondements de la production hexagonale .

Conscients de ces enjeux, le ministre de la culture, le ministre de l'économie et des finances et le ministre de l'action et des comptes publics ont confié par lettre en date du 17 mai 2018 à M. Dominique Boutonnat une mission relative à « la mobilisation de financements privés à des fins d'investissement dans les secteurs de la production et de la distribution cinématographiques et de la production audiovisuelle ».

Remis au mois de décembre 2018, le « rapport Boutonnat » a focalisé l'attention des milieux professionnels , tant il est apparu rapidement moins comme un élément de débat que comme une forme de guide d'intention du Gouvernement . Ce sentiment a été renforcé au mois de juillet 2019 quand l'auteur du rapport a été nommé Président du CNC , rompant avec une longue tradition de nomination de hauts fonctionnaires à cette fonction.

Les conclusions de ce rapport, qui a été présenté à votre Rapporteure pour avis après sa remise au Gouvernement, constituent pour la filière de la production une véritable révolution copernicienne . Souvent associé à l'avis remis par l'Autorité de la concurrence le 21 février 2019 à la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale, avec lequel il partage une philosophie proche, il a suscité de fortes réserves au nom de la défense de l'exception culturelle française et des spécificités de la production hexagonale .

Le rapport oppose pour schématiser un univers du cinéma français reposant sur une logique de préfinancement avec un « nouveau monde » dessiné par les plateformes en ligne, qui a bouleversé son modèle. En filigrane, le rapport pose le constat d'un système français vieilli, qui régule insuffisamment la production et ne sera bientôt plus en mesure de défendre la spécificité française.

2. Le constat d'un système fragile et menacé
a) Une production française puissante...

Le rapport établit un état des lieux précis des forces et des faiblesses du système français de production. Il peut s'appuyer sur l'existence d'une filière historiquement structurée dans tous les secteurs de la création et sur une fréquentation de salles solide.

Ces fondamentaux se reflètent dans une production nationale dynamique et une part du cinéma français sur son propre marché qui demeure nettement plus élevée que celles des autres pays européens. Il se reflète également dans un niveau de fréquentation des salles deux fois plus élevé qu'en Allemagne ou en Italie. Ce résultat est d'autant plus remarquable que le budget moyen d'un film français est 15 fois moins élevé que celui d'un film hollywoodien.

b) ...mais désormais fragilisée

Le caractère fragile de l'industrie cinématographique française a été évoqué par votre Rapporteure pour avis dans son rapport pour avis de l'année dernière.

Le travail de Dominique Boutonnat consolide cette analyse aujourd'hui largement partagée. Le point focal du rapport est dans la hausse du nombre de films produits , alors que les recettes stagnent ou diminuent . Le budget moyen alloué par film a baissé entre 2011 et 2017 de 6 %, de 5,5 millions d'euros à 4,9 millions d'euros. La variable d'ajustement en cas de baisse des ressources n'est donc pas le nombre de films, mais le budget moyen .

Les plans de financement sont en conséquence de plus en plus complexes à établir, ce qui peut se répercuter sur la qualité de l'écriture.

Deux éléments supplémentaires contribuent à fragiliser l'édifice :

• d'une part, la persistance d'un piratage massif , qui concerne l'ensemble de la filière sans distinction, et que votre Rapporteure pour avis comparait l'année dernière à deux ans d'investissement du CNC , ou bien à l'intégralité des financements réunis pour financer les 300 films français sortis en 2017, soit 1,3 milliard d'euros ;

• l'impact des nouveaux modes de consommation des productions cinématographiques et audiovisuelles sur les plateformes.

c) Des difficultés qui vont aller croissantes

Deux des trois principales sources de financement des oeuvres que sont les soutiens publics , via le CNC, et l'apport des diffuseurs via les obligations d'investissement sont orientées à la baisse, comme votre Rapporteure pour avis l'a montré dans la première partie de ce chapitre. Le dernier pilier, le levier fiscal , a été prorogé jusqu'en 2022, mais demeure menacé chaque année, à tout le moins ne pourra pas prendre le relais, comme le montre la suite du présent rapport pour avis.

Entre 2011 et 2017, la part des financements publics est ainsi passée de 13 % à 21 % du total, ce qui montre la fragilité financière des entreprises de production, caractérisées par leur manque de fonds propres.

On assiste parallèlement, sous l'impulsion des plateformes, à une remise en question du modèle français de production déléguée indépendante en production exécutive , proche de la prestation au service de la plateforme qui rémunère et acquiert l'ensemble des droits patrimoniaux.

Le constat est donc que le secteur de la production cinématographique et audiovisuelle doit attirer des voies de financement alternatives , essentiellement privées .

3. Les propositions du rapport : un changement de paradigme

Le rapport présente deux scénarios :

- le premier dit « prudent » envisage une baisse des financements publics et privés de 12 %, soit 130 millions d'euros à l'horizon 2022. À nombre de films inchangé, cela se traduirait par une baisse du budget moyen de 12,5 % ;

- un scénario pessimiste avec une baisse des financements de 25 %, soit une contraction du budget par film de 31 %.

La différence entre ces deux hypothèses repose pour l'essentiel sur les apports des producteurs qui, pour l'auteur du rapport, vont tendanciellement baisser.

Les préconisations du rapport visent donc à éviter cette chute des investissements , en cherchant à attirer les capitaux privés dans le monde du cinéma et de l'audiovisuel . Le rapport souligne l'insuffisante prise de risque de producteurs contraints par leur insuffisante surface financière, et qui se retrouvent donc :

- ou dans une position de production exécutive (le modèle dominant dans les plateformes) ;

- ou contraint par le modèle français de préfinancement , qui encourage les producteurs à consacrer trop de temps à la recherche de financement, et moins à l'exploitation des oeuvres dans la durée.

La solution privilégiée, qui oriente les recommandations, consiste donc à « placer le producteur au coeur du système » , en lui accordant plus d'autonomie et de pouvoir de décision sur l'ensemble de la vie de l'oeuvre, à travers son exploitation dans les différentes « fenêtres » (salle, télévision, vidéo à la demande..) en contrepartie d'une plus grande prise de risque par la limitation du préfinancement.

Les mesures proposées visent à créer un cadre propre à attirer des investisseurs privés, ce qui implique de lever certaines contraintes et de clarifier les conditions d'investissement dans les oeuvres. Les principales recommandations sont les suivantes :

• « aligner les intérêts de tous les financeurs des contenus », en particulier en traitant de manière égale les investisseurs, qui doivent pouvoir commencer à bénéficier des revenus dégagés par les oeuvres dès le premier euro. Le rapport insiste sur le bénéfice à en attendre en termes de comportement du producteur , qui sera « incité à maximiser le potentiel de son oeuvre, en maitrisant ses coûts et en développant les recettes d'exploitation, et à optimiser la valeur de cet actif sur la durée ». Les frais d'édition devraient être intégrés dès le plan de financement. Plusieurs modalités d'investissement sont possibles, en fonds propres, quasi fonds propres ou directement sur un portefeuille d'actifs, avec des conséquences variables sur la conduite de l'entreprise ;

• redéfinir les relations entre les producteurs et les diffuseurs , en intéressant mieux ces derniers au cinéma par exemple, avec la fin des « jours interdits » ou bien la rénovation des règles de pré-achat et de gestion de droits de la production déléguée difficilement compréhensible à l'heure de Netflix ;

• la chronologie des médias 2 ( * ) devrait être négociée film par film par le producteur, en préservant au besoin l'exclusivité de la salle.

Les outils de financement devraient être mieux utilisés et mobilisés , en particulier les SOFICA.

À ce titre, la création préconisée par le rapport d'un fonds public d'investissement en faveur des industries culturelles et créatives en capital, doté de 225 millions d'euros et opéré par Bpi France, a été annoncée pour la fin de l'année 2019 par le Président de la République. Ce fonds devrait se comporter en « investisseur avisé » et permettre de lever ce que l'auteur du rapport surnomme « une présomption de faille de marché » que ressentiraient les investisseurs privés à l'égard du financement de la production. Interrogé à ce propos lors de son audition devant la commission le 30 octobre, le nouveau Président du CNC a indiqué espérer entre 80 et 90 millions d'euros destinés au cinéma et à l'audiovisuel.

Enfin le rôle du CNC devrait être appelé à évoluer.

L'établissement devrait s'imposer comme un régulateur du secteur , sans négliger son rôle d'investisseur propre à la tradition française. Il devrait redéfinir ses missions autour des deux objectifs que sont les grands enjeux industriels et la promotion de la diversité culturelle et des nouveaux talents, tout en évitant les effets d'éviction et les effets d'aubaine.

Dans son rôle de régulateur, le CNC devrait s'interroger, et de facto interroger l'ensemble des parties prenantes sur la hausse du nombre de films .

4. Des réactions de la profession pour lors contrastées

Les recommandations du rapport Boutonnat ont été dans un premier temps accueillies avec un certain scepticisme par les parties prenantes.

Si le constat d'une baisse des ressources à venir ne fait pas débat, il n'en est pas de même des raisons invoquées ni des solutions à apporter .

Schématiquement, les réalisateurs et les producteurs estiment que le nombre de films annuel n'est pas une preuve de dérèglement mais de richesse du système. Il offre la possibilité à de jeunes créateurs de parfaire leur art, et aux « pépites » d'émerger. Le manque de succès de ces productions s'explique non par leur qualité intrinsèque, mais la trop faible visibilité qui leur est faite .

La Société des Réalisateurs Français (SRF) a publié le 4 juillet une tribune dans Le Monde contre la limitation du nombre de films : « [...] cet argument d'une surproduction a sa popularité, d'autant qu'il offre une clef de lecture facile à diffuser dans l'espace public, donnant aux spectateurs l'impression de participer à la défense de leur propre goût et de leurs propres décisions de public. Comme si les spectateurs sanctionnaient les mauvais films par leur absence. [...] Oui, un trop grand nombre de films connaissent un destin médiocre en salle, mais c'est un constat politique. Ce sont souvent moins les spectateurs qui les rejettent que les acteurs du marché . Les films ne sont pas tous à égalité face à la salle, ils n'ont pas les mêmes opportunités. Ceux qui ont moins de pouvoir sont victimes des sorties massives dans les circuits qui jouent la carte des effets de concentration et imposent de violents turn-over d'une semaine à l'autre. En bref, on reproche des mauvais scores à des films qui ne sont parfois volontairement pas montrés . »

5. Les trois défis du CNC en 2020

Dans ce contexte tendu, le nouveau Président du CNC devra mener ou participer dès 2020 à trois réformes essentielles , connectées, mais qui n'avanceront pas au même rythme.

a) La révision des dépenses

Le CNC doit dégager environ 25 M€ d'économies à compter de 2020 pour ne pas voir se répéter le déficit de 2019, largement provoqué par la volonté d'étaler les effets de la baisse des soutiens à l'audiovisuel.

Pour l'année 2020, le budget devant être adopté au début du mois de décembre, il est probable qu'une réduction forfaitaire des soutiens sera réalisée sur toutes les aides (technique du « rabot »).

Cette technique budgétaire n'est cependant jamais satisfaisante. Il a donc été acté avec les professionnels le principe d'une révision de l'ensemble des politiques de soutien , qui doit faire l'objet de larges concertations. Plus de 150 dispositifs distincts sont en effet gérés par le CNC, certains établis depuis des dizaines d'années. Si l'objectif premier de cette revue n'est pas la réalisation d'économies, comme l'a indiqué le Président du CNC lors de son audition devant la commission de la culture le 30 octobre, elle pourra le cas échéant permettre d'absorber des recettes trop faibles et de mieux cibler les aides.

b) La réforme de la fiscalité affectée

L'idée de base de cette réforme qui concerne les taxes « cinéma et audiovisuel » (voir infra ) est de préserver un montant de ressource stable autour de 675 M €, mais de modifier la base de la taxation. Elle serait divisée en deux :

- une taxation de l'édition de contenus , qui frapperait l'ensemble des acteurs linéaires et non linéaires, et dont la réforme de l'article 62 du projet de loi de finances constitue la première pierre ;

- une taxation de l'accès aux contenus , qui concernerait les fournisseurs d'accès via les box internet donnant accès aux services de télévision.

Cette réforme, complexe, devrait être présentée dans le projet de loi de finances pour 2021. Elle pourrait être doublée de la tentative d'en retirer le recouvrement au CNC pour confier la gestion au ministère des finances , voire de l'idée, jusqu'à présent toujours écartée, d'un plafonnement des taxes .

c) La loi « audiovisuelle »

Le projet de loi audiovisuelle devrait impliquer de profonds changements dans les relations entre les chaînes de télévision, les plateformes de streaming et les producteurs, notamment à travers la transposition de la directive SMA.

Trois problématiques émergent d'ores et déjà.

• La possibilité d'étendre aux opérateurs en ligne les obligations de financement, sur le modèle des chaînes .

Des négociations doivent être menées avec les distributeurs de vidéo à la demande et par abonnement. Le point le plus problématique porte sur la répartition entre les obligations de financement du cinéma et des fictions télévisées. Les nouveaux acteurs sont essentiellement intéressés par les séries, beaucoup moins par des films qu'ils ne peuvent de toute façon pas proposer simultanément sur leur plateforme et en salle en raison des règles de la chronologie. Voir le segment du marché le plus porteur ne pas financer le cinéma serait un coup dur porté à cette industrie. Dès lors, se pose la question d'un niveau « minimum », exprimé en pourcentage du chiffre d'affaires et en nombre d'oeuvres de cinéma, dont un niveau « plancher » pourrait être établi dans la loi ou par décret .

• La modification des décrets dits « Tasca » du 17 janvier 1990.

Modifiés depuis mais toujours en vigueur, les décrets du 17 janvier 1990 dits « Tasca » pris en application de l'article 27 de la loi de 1986 3 ( * ) fixent les relations entre les chaînes et les producteurs, ce qui est crucial pour le maintien de la production indépendante. Actuellement, le pré financement des oeuvres permis par le fonds de soutien joint au montant des crédits d'impôt permet aux producteurs d'être en position favorable dans leurs négociations avec les grandes plateformes , et de montrer l'intérêt de recourir à la production déléguée. Si ce mécanisme donne satisfaction, il est cependant possible de le faire évoluer pour mieux associer les diffuseurs.

Ainsi, l'avant-projet prévoit de demander aux producteurs indépendants de négocier avec les groupes audiovisuels le niveau de la part qui leur serait laissée, actuellement capée à 25 % . Le Gouvernement pourrait, en l'absence d'accord, modifier en conséquence les décrets pour augmenter cette part, avec pour objectif de permettre aux chaînes de disposer enfin de droits plus rémunérateurs sur les oeuvres qu'ils préfinancent, mais également aux producteurs de disposer d'un cadre rénové dans leurs relations avec les plateformes.

L'exemple des États-Unis

Aux États-Unis, l'intégration entre chaînes et studios, permet aux chaînes de contrôler leurs exclusivités et d'amortir les programmes qu'elles financent pour leur usage. Cela les incite à proposer des productions avec un réel potentiel d'exportation. Le modèle de production dite indépendante est régulièrement accusé de limiter cet intérêt pour les chaînes, qui ne disposent pas des droits d'exploitation mais financent des programmes simplement conçus pour une première diffusion sur leur canal.

Source : commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat

• La modification des conditions de diffusion des oeuvres cinématographiques à la télévision

La suppression des « jours interdits » ou encore la possibilité de diffuser des publicités pour le cinéma à la télévision par exemple aurait un impact majeur sur la filière et devraient être traités dans leur globalité, sans négliger l'impact sur le secteur de la presse et de la radio .

d) Une triple négociation à mener de front

Il résulte de ces éléments une forte incertitude pour les producteurs sur leur plan de financement, et un réel attentisme pour les chaînes dans leurs négociations avec les producteurs, dans l'attente de la promulgation de cette loi.

Chacune de ces réformes aura enfin un impact non négligeable sur les conditions de financement des oeuvres. Le modèle français, fondé sur la production indépendante et le pré-financement pourrait s'en trouver durablement bouleversé.

La conjonction de ces trois chantiers, à mener dans des délais resserrés et selon un calendrier fluctuant, n'est pas sans poser de difficultés. Les problématiques sont en effet étroitement reliées, et la tentation pourrait être grande d'adopter une attitude intransigeante sur un dossier pour obtenir des avancées dans un autre, ce qui ne clarifierait pas la situation. Lors de son audition du 30 octobre devant la commission, le nouveau Président du CNC a rappelé l'existence, mentionnée dans son rapport, d'un « quatrième chantier » à mener en parallèle, celui de la refonte de la chronologie des médias , pourtant modifiée avec grande difficulté il y a à peine un an.

Dès lors, le nouveau Président du CNC et le Gouvernement devront accorder une grande attention au séquençage des réformes, afin que l'une ne pèse pas sur l'autre .


* 2 La chronologie des médias a fait l'objet d'une étude détaillée de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat menée par Catherine Morin-Desailly et Jean-Pierre Leleux.

https://www.senat.fr/espace_presse/actualites/201707/chronologie_des_medias.html

* 3 Ce sujet avait fait l'objet en 2013 d'un rapport très complet et toujours d'actualité de Jean-Pierre Plancade, au nom de la commission de la culture.

http://www.senat.fr/notice-rapport/2012/r12-616-notice.html

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