N° 569

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2018-2019

Enregistré à la Présidence du Sénat le 12 juin 2019

AVIS

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur la proposition de loi , ADOPTÉE PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE APRÈS ENGAGEMENT DE LA PROCÉDURE ACCÉLÉRÉE, visant à préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de l' exploitation des réseaux radioélectriques mobiles ,

Par M. Pascal ALLIZARD,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon , président ; MM. Pascal Allizard, Bernard Cazeau, Robert del Picchia, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Cédric Perrin, Gilbert Roger, Jean-Marc Todeschini , vice-présidents ; M. Olivier Cigolotti, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Philippe Paul, Mme Marie-Françoise Perol-Dumont , secrétaires ; MM. Jean-Marie Bockel, Gilbert Bouchet, Michel Boutant, Olivier Cadic, Alain  Cazabonne, Pierre Charon, Mme Hélène Conway-Mouret, MM. Édouard Courtial, René Danesi, Gilbert-Luc Devinaz, Jean-Paul Émorine, Bernard Fournier, Jean-Pierre Grand, Claude Haut, Mme Gisèle Jourda, MM. Jean-Louis Lagourgue, Robert Laufoaulu, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Rachel Mazuir, François Patriat, Gérard Poadja, Ladislas Poniatowski, Mmes Christine Prunaud, Isabelle Raimond-Pavero, MM. Stéphane Ravier, Hugues Saury, Bruno Sido, Rachid Temal, Raymond Vall, André Vallini, Yannick Vaugrenard, Jean-Pierre Vial, Richard Yung .

Voir les numéros :

Assemblée nationale ( 15 ème législ.) :

1722 , 1830 , 1832 et T.A. 257

Sénat :

454 (2018-2019)

AVANT-PROPOS

Les technologies de la cinquième génération de standards techniques pour les réseaux de téléphonie mobile, dite « 5G », permettront de développer des applications nouvelles et parfois disruptives, auxquelles tant les industries et entreprises utilisatrices que les fournisseurs de solutions doivent se préparer. La création de tout un écosystème est en jeu, dont le potentiel reste difficile à évaluer tant de nombreux usages restent à inventer.

En même temps, elles présenteront de nouvelles vulnérabilités du fait de leur architecture, de la présence massive des technologies informatiques et de traitements des données comme des modes d'organisation des réseaux de télécommunications qu'elles induiront.

Cette évolution revêt donc un enjeu de sécurité et de défense nationale à un double titre :

• comme les réseaux de distribution d'électricité, désormais indispensables au fonctionnement de l'ensemble des réseaux et des services qui en irriguent les activités économiques et la vie quotidienne sont devenus « supercritiques » . La résilience de cet ensemble présente un intérêt vital pour la défense et la sécurité nationale,

• d'autre part, les forces de sécurité intérieure et les armées utiliseront ces réseaux pour certaines de leurs activités propres.

La présente proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, en créant un nouveau régime d'autorisation préalable à l'installation de certains matériels et logiciels critiques, permettra d'assurer une meilleure sécurité des réseaux de télécommunications. Elle constitue une réponse partielle aux multiples facteurs de risques, y compris de souveraineté qui accompagnent cette rupture technologique, dont certains ne pourront d'ailleurs être abordés efficacement qu'à l'échelle européenne.

I. UNE RÉPONSE AUX ÉVOLUTIONS TECHNIQUES DANS LE DOMAINE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS ET À LEURS CONSÉQUENCES POUR LA SÉCURITÉ NATIONALE

A. LES RÉSEAUX DE TÉLÉCOMMUNICATIONS SONT DEVENUS DES RÉSEAUX « SUPERCRITIQUES »

1. Une évolution importante des technologies et des usages
a) Une technologie de rupture

Contrairement aux générations précédentes (3G et 4G) à l'origine de l'avènement du smartphone et de la transformation de la vie des particuliers, la 5G est une technologie de rupture qui devrait permettre la transformation de nombreux secteurs d'activités et concernera en priorité les acteurs économiques. Elle permettra de répondre aux limites de la précédente génération en relevant trois défis principaux que sont :

• l'engorgement des réseaux de communications électroniques face à la massification des usages mobiles ;

• la capacité à fournir un accès aux réseaux et un débit suffisant à une grande quantité d'objets connectés (individuels, domotiques ou industriels) ;

• enfin, les trop longs délais de latence pour des services innovants qui requerront des temps de réaction à l'échelle de la milliseconde.

Cette technologie constitue un véritable changement d'échelle dans les capacités des réseaux de télécommunications « mobiles » :

• un accroissement considérable des débits de données ( environ dix fois supérieurs à la 4G), qui pourraient atteindre, dès 2020, un gigabyte par seconde, et davantage encore ultérieurement ;

• une réduction des temps de latence dans les communications. La latence d'une connexion 5G serait d'environ 5 millisecondes, contre 100 millisecondes pour une connexion 4G, ce qui accroit la fiabilité et la stabilité des connexions même en mobilité ;

• un accroissement de la densité des flux , qui pourront être concentrés de façon souple et dynamique en fonction des besoins et permettre la création de tranches de réseaux à la demande avec des capacités personnalisées. 1 ( * )

En outre, le caractère décentralisé de son architecture permet par la présence de fonctionnalités jusqu'ici uniquement concentrées dans les coeurs de réseau sur chacune des antennes, d'opérer une partie du traitement des données à la périphérie, sans que celles-ci transitent par un data center éloigné ( edge computing).

Enfin, elle permet de déployer les applications de cloud computing (fonctionnalités assurées via le cloud et donc indépendantes de la performance du terminal - téléphone, ordinateur etc.) tout en maintenant une utilisation régulière du réseau pour des fonctions de base.

b) De nouveaux usages

La diffusion de cette technologie ouvre la voie à des applications et des usages variés et nouveaux. Elle va permettre le déploiement massif de l'internet des objets qui jouera un rôle essentiel dans le domaine de la mobilité (véhicules autonomes), de la domotique, de la réalité augmentée, de la production industrielle ou encore des réseaux énergétiques et des « villes intelligentes ».

Quelques nouveaux usages envisageables

« Avec l'utilisation entre autres de l' edge computing et de l'intelligence artificielle ( machine learning et deep learning) , les opérateurs seront en mesure de proposer de nouvelles offres de services au grand public et aux industriels (assistance à la maintenance via la réalité augmentée, modification en temps réel de l'outil de production - développement des fermes de robots industriels -, services de pilotage des véhicules autonomes, virtualisation de l'offre de gaming, etc.).

Dans l'industrie, elle ouvre la possibilité pour un « client » (une application, une entreprise, etc.) de demander directement des ressources réseau virtuelles adaptées à ses besoins spécifiques (débit, latence, etc.). À titre d'exemple, un opérateur de mobilité pourrait obtenir des ressources réseau dédiées, afin de garantir la stabilité de la connexion et une très faible latence dans le cadre du déploiement d'une flotte de véhicules autonomes 2 ( * ) .

Par ailleurs, certains business models évolueront, en se tournant vers des services à forte valeur ajoutée. Ceci est dû au fait que la production de biens matériels sera transformée par l'émergence de moyens de production mutualisés, flexibles et plus réactifs. Par exemple, les constructeurs automobiles se concentreront sur le développement et la conception des services à la mobilité quand la production d'automobiles se trouvera profondément modifiée par le développement de la 5G. En effet, celle-ci permettra demain l'émergence de plateformes réagençant en temps réel les chaînes de production automobile et capable de créer des modèles à la demande.

Dans la société civile, la 5G permettra d'apporter des réponses aux enjeux de connectivité des territoires et d'accès aux services publics.

Sous réserve d'un niveau suffisant de pénétration et d'adoption de cette technologie, les nouveaux réseaux de télécommunications permettront de s'affranchir des contraintes d'implantation physique et géographique, pour apporter un service à plus forte valeur ajoutée sur l'ensemble du territoire, par exemple dans les domaines de la santé ou de l'éducation. À l'aide d'outils de réalité augmentée, rendus performants grâce à la 5G, nous pouvons imaginer que les professionnels de santé implantés dans les territoires réalisent des actes complexes nécessitant une expertise particulière, via une supervision à distance par des experts dans des centres régionaux. »

Source : Institut Montaigne « L'Europe et la 5G, passons la cinquième » mai 2019

Un exemple de réflexion prospective sur l'usage de la 5G : la SNCF

SNCF comprend que la 5G trouvera difficilement sa rentabilité dans des usages grand public. Elle trouverait plutôt son essor dans les services aux verticaux, ou entre verticaux, entre systèmes, à condition que les exigences de sécurités soient respectées.

Cette conviction est fortement partagée avec la Deutsche Bahn avec qui elle travaille de plus en plus étroitement, afin de construire une démarche d'écosystème commun autour de cette expérience numérique. L'intégration des transports en commun dans les villes intelligentes passe par la collecte et la gestion de données multiples (horaires, géolocalisation, nombre de voyageurs, points de départ, points d'arrivée, correspondances, etc.), pour optimiser les flux de circulation et les mettre à disposition de l'ensemble des usagers.

La connectivité est au service de la mobilité collective et du désenclavement des territoires. SNCF dans ses missions d'aménagement numérique de la mobilité, a besoin d'apporter au travers de ses 3000 gares, de ses 30 000 km de continuité territoriale et de lignes, de son patrimoine immobilier et de ses 300 emprises industrielles des éléments de solutions à ce désenclavement.

La connectivité est un vecteur critique de compétitivité :

L'accès à la 5G permet d'envisager la modernisation technologique du système ferroviaire, et la satisfaction de nouveaux usages couvrant l'ensemble des domaines de SNCF, en France, comme à l'international :

• nouveaux services d'expérience de voyage à bord ou en gare (travail, loisir, vie pratique) ;

• service de sécurité au bénéfice des agents et des voyageurs à bord et au sol;

• information en gare et à bord des trains ou en intermodalité ;

• gestion opérationnelle des circulations ferroviaires ;

• exploitation ferroviaire en gare, triage et atelier ;

• maintenance prédictive de nos installations ;

• surveillance des infrastructures et conduite de chantiers d'infrastructures ;

• usages télécoms, notamment tertiaires, communs à l'ensemble des métiers SNCF.

Pour les services comme pour les opérations, pour la compétitivité comme pour l'aménagement du territoire, les futurs réseaux 5G, opérés grand public ou privatifs, seront ainsi un actif stratégique.

SNCF met en place un programme 5G SNCF pour mieux comprendre et anticiper ces changements. Le programme comprend un volet de compréhension (veille stratégique, pédagogie, communication), d'expérimentations (conception des cas d'usage, mise en place de plateformes de test).

Il est probable que le groupe SNCF se dote d'un réseau privatif 5G au moins pour ses opérations ferroviaires et industrielles les plus sensibles (...).

Dans le cadre des autres activités, toutes les options sont possibles mais nécessitent au préalable des phases d'expérimentations importantes.

Il est également certain que le groupe SNCF fasse usage des réseaux 5G ouvert à des opérateurs publics pour répondre à certains besoins, ou pour y répondre dans certaines zones géographiques.

La mutualisation ou le partage d'infrastructure, passives ou actives, avec d'autres acteurs, qu'ils soient des verticaux ou des opérateurs télécoms semble un élément incontournable pour résoudre les problèmes de couverture.

Source : réponse au questionnaire parlementaire

c) Un déploiement progressif

Son déploiement sera progressif, avec la mise à disposition :

• dans un premier temps, de réseaux 5G (non stand alone) qui permettront, courant 2020, de répondre aux besoins de capacités des réseaux actuels, sans apporter l'ensemble des fonctionnalités 5G et qui continueront à s'appuyer sur les réseaux de quatrième génération ; ce qui suppose une interaction forte entre les deux équipements et pourrait inciter les opérateurs à retenir le même équipementier que pour les générations antérieures ;

• dans un second temps, de réseaux 5G (stand alone), couvrant l'ensemble des usages attendus à travers une faible latence, une grande stabilité et une connectivité massive.

2. Un enjeu économique essentiel

En raison des capacités de ces technologies, du bouleversement des usages, de la révolution des processus de production industrielle et l'apparition de nouveaux services qu'elles induisent, l'entrée dans un nouveau cycle économique se profile qui, dans un environnement de concurrence mondialisée, bénéficiera aux États et aux entreprises qui maitriseront ces développements.

Pour certains observateurs, ce nouveau cycle pourrait être marqué par une amplification de la redistribution de la richesse au profit des grandes entreprises du secteur des nouvelles technologies qui, fort de leur capacité de calcul distribuée et faute de réglementation spécifique, pourraient obtenir une position dominante. Aujourd'hui ces services sont dominés par des acteurs étrangers ( IBM, Google, Microsoft, Amazon Web Service et pour l'Asie , Alibaba et Huawei ).

Cela pose des questions relatives à la souveraineté des États quant à la maîtrise de la donnée générée sur leur territoire, mais également concernant la capacité des opérateurs à assurer la sécurité de leurs réseaux.

La souveraineté de l'Europe et de la France dépendra de leur capacité à se mobiliser rapidement pour favoriser le développement des nouveaux réseaux et de la façon dont elles pourront s'assurer que les conditions du développement de l'écosystème des usages et des applications sont remplies.

Dans un premier temps, celles-ci reposent sur une capacité d'expérimentation afin de faire progresser et d'affiner tant les fonctionnalités que les usages.

Les enjeux d'investissement et de coordination à l'échelle européenne sont primordiaux. Les économies chinoises et américaines bénéficient d'un marché domestique suffisamment large pour permettre à leurs champions nationaux de développer ces activités et de prendre dès aujourd'hui une avance considérable. Tout retard pris dans le déploiement de la connectivité des territoires retardera d'autant le développement de l'écosystème 5G par les acteurs européens.

Le déploiement rapide des réseaux 5G constitue donc un enjeu majeur de compétitivité de nos industries, nos infrastructures et nos territoires et, en conséquence, un véritable enjeu de politique publique.

3. Un enjeu de politique publique
a) Un enjeu de souveraineté économique

En Europe, les États prennent conscience des enjeux mais réagissent à ce stade en ordre dispersé. Or, l'émergence d'acteurs alternatifs de cet écosystème est certainement l'une des conditions essentielles pour garantir notre souveraineté. La commission européenne a défini les principaux objectifs stratégiques dans le document « Europe connectée : objectif 2025 ». 3 ( * )

En France, le gouvernement a dessiné, en juillet 2018, « une feuille de route ambitieuse pour la 5G » 4 ( * ) , afin de développer le plus rapidement possible les usages industriels et ceux liés aux infrastructures. Cette feuille de route identifie quatre chantiers : libérer et attribuer les fréquences radioélectriques pour les réseaux 5G ; favoriser le développement de nouveaux usages, notamment industriels ; accompagner le déploiement des infrastructures de la 5G ; assurer, enfin, la transparence et le dialogue sur le déploiement de la 5G et l'exposition du public.

b) Un enjeu de sécurité nationale

Les sociétés modernes sont dépendantes du bon fonctionnement des réseaux de télécommunications. La résilience de ces derniers est devenue un enjeu de défense et de sécurité nationale, à deux titres au moins :

• la sécurité de ces réseaux revêt une importance vitale. Une interruption majeure de service constituerait une catastrophe économique et sociale et une atteinte à la sécurité nationale.

• compte tenu des capacités de ces réseaux et du coût qu'impliqueraient la mise en place de réseaux dédiés, les armées et les forces de sécurité intérieure ont commencé et utiliseront de plus en plus les réseaux civils de télécommunications.

Les enjeux de sécurité présentent une acuité particulière en particulier avec l'apparition de nouveaux usages critiques liés à la 5G.

C'est à ce titre que la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a été saisie pour avis de la présente proposition de loi.

En outre, compte tenu des investissements financiers importants nécessaires à leur déploiement, ces réseaux constituent des actifs économiques substantiels dont la dégradation serait très préjudiciables, à raisons de choix techniques inappropriés. Garantir la sécurité de ces réseaux procède donc de l'intérêt économique à long terme de l'économie nationale.


* 1 Cette technologie permet d'affecter les flux de transmission à telle ou telle application en fonction de son caractère prioritaire et des besoins de l'utilisateur (network slicing), tout en réaffectant ces capacités lorsque l'application n'en a pas besoin. Ainsi de multiples réseaux virtuels adossés à un seul et même ensemble d'équipements physiques de réseau, peuvent cohabiter et fonctionnant par réallocation permanente des ressources.

* 2 Des usages critiques tels que les véhicules connectés (qui auraient besoin d'une latence de l'ordre de 10ms), ou des réseaux d'objets connectés dont la densité pourrait atteindre un million d'équipements par km2 (dans une grande gare ou un stade).

* 3 « Europe connectée : objectif 2025 » Rapport d'information n° 389 (2016-2017 par MM. Pascal Allizard et Daniel Raoul au nom de la commission des affaires européennes du Sénat http://www.senat.fr/rap/r16-389/r16-389_mono.html

* 4 https://www.economie.gouv.fr/files/files/Actus2018/Feuille_de_route_5G-DEF.pdf

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page