B. LA JURISPRUDENCE « MATZAK » : LA DANGEREUSE REMISE EN CAUSE DU MODÈLE DE SÉCURITÉ CIVILE FRANÇAIS

1. La décision « Matzak »

Le cas d'espèce ayant conduit à l'émergence de cette jurisprudence est relativement proche de la situation des sapeurs-pompiers volontaires français. M. Matzak, sapeur-pompier volontaire belge, a déposé un recours contre la ville de Nivelles dans le but de se faire dédommager du non-paiement de ses heures de garde à domicile. Devant se situer à proximité de la caserne et dans un état de disponibilité immédiate, il considère que ces heures de garde sont assimilables à du temps de travail et doivent être rémunérées en conséquence. La Cour du travail de Bruxelles a sursis à statuer afin de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Ces questions ont notamment pour objet de savoir si l'activité de sapeur-pompier volontaire entre dans le champ des exceptions prévues par la directive 2003/88/CE 44 ( * ) et si, in fine , cette directive fait obstacle à ce que le temps de garde à domicile soit considéré comme du temps de travail lorsque les contraintes pesant sur ce dernier restreignent très significativement les possibilités d'autres activités, bien que la garde soit exécutée au domicile du travailleur.

En réponse à ces différentes questions, la Cour de justice de l'Union européenne, dans sa décision du 21 février 2018 45 ( * ) , rappelle à titre liminaire qu'elle a déjà jugé que « la directive 2003/88 doit trouver à s'appliquer aux activités des sapeurs-pompiers, quand bien même elles sont exercées par les forces d'intervention sur le terrain et peu importe qu'elles aient pour objet de combattre un incendie ou de porter secours d'une autre manière, dès lors qu'elles sont effectuées dans des conditions habituelles, conformément à la mission impartie au service concerné , et ce alors même que les interventions auxquelles ces activités peuvent donner lieu sont, par nature, non prévisibles et susceptibles d'exposer les travailleurs qui les exécutent à certains risques quant à leur sécurité et/ou à leur santé (ordonnance du 14 juillet 2005, Personalrat der Feuerwehr Hamburg, C?52/04, EU:C:2005:467, point 52) » 46 ( * ) .

La Cour rappelle également que la qualification de sapeur-pompier volontaire en droit national est sans effet sur la qualification de travailleur au sens du droit de l'Union européenne 47 ( * ) et que M. Matzak doit être qualifié de travailleur dans la mesure où « ce dernier a été intégré dans le service d'incendie de la ville de Nivelles au sein duquel il a exercé certaines activités réelles et effectives sous la direction d'une autre personne, pour lesquelles il a été rémunéré » 48 ( * ) .

Par ailleurs, la Cour indique que les secteurs « exclus » du champ de la directive de 2003 ne sont pas exclus de l'ensemble de ses dispositions et qu'ainsi ils ne peuvent pas se voir appliquer une autre définition du temps de travail que celle qui est donnée à l'article 2 du texte, c'est-à-dire : « toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l'employeur et dans l'exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales » 49 ( * ) .

Afin de déterminer la qualification du temps de garde de M. Matzak, la Cour rappelle que les notions de temps de travail et de temps de repos sont exclusives l'une de l'autre 50 ( * ) . Elle rappelle que le critère de la définition du temps de travail est habituellement « le fait que le travailleur [soit] contraint d'être physiquement présent au lieu déterminé par l'employeur et de s'y tenir à la disposition de ce dernier pour pouvoir immédiatement fournir les prestations appropriées en cas de besoin » 51 ( * ) . Toutefois, elle précise que, eu égard aux conditions spécifiques applicables à ce type de garde, « il convient d'interpréter la notion de « temps de travail », prévue à l'article 2 de la directive 2003/88, dans le sens qu'elle s'applique à une situation dans laquelle un travailleur se trouve contraint de passer la période de garde à son domicile, de s'y tenir à la disposition de son employeur et de pouvoir rejoindre son lieu de travail dans un délai de 8 minutes » 52 ( * ) .

2. Les conséquences de la décision « Matzak » en droit français

Si le cas d'espèce rencontré relève du droit belge, la proximité juridique du système de volontariat français l'expose à subir, à terme, les mêmes conséquences. Le principal inconvénient du raisonnement de la décision « Matzak » n'est pas, en soi, qu'il qualifie les sapeurs-pompiers volontaires de « travailleurs » et leurs heures de garde de « temps de travail », mais l'application du régime applicable en vertu de ces qualifications.

La qualification de certains types de garde en temps de travail conduirait à ce que le temps de garde doive s'additionner aux heures déjà travaillées par les sapeurs-pompiers volontaires qui sont par ailleurs salariés afin de vérifier si, d'une part, le plafond horaire hebdomadaire fixé par la directive 53 ( * ) est respecté et, d'autre part, si les temps minimum de repos qu'elle fixe le sont également 54 ( * ) . Il s'agit de la conséquence la plus grave puisque 69 % des 193 800 sapeurs-pompiers volontaires français sont dans cette situation.

La deuxième conséquence pourrait être la nécessité de rémunérer l'ensemble des heures de garde répondant aux critères fixés par la CJUE.

Enfin, la dernière conséquence induite pourrait être que la qualification de travailleur donnée aux sapeurs-pompiers volontaires en droit de l'Union européenne influe sur la qualification parfois floue qui leur est donnée en droit national. Si le code de la sécurité intérieure définit le volontariat comme un régime en soi 55 ( * ) , le Conseil d'État, par le passé, a pu donner aux sapeurs-pompiers volontaires la qualité d'agents publics contractuels à temps partiel 56 ( * ) .

Cette jurisprudence ne devrait pas directement et immédiatement influer sur les actes individuels contraires à l'interprétation donnée par la CJUE 57 ( * ) , mais ne laisse pas à l'abri de certains recours comme un éventuel recours en manquement devant la CJUE ou un recours de plein contentieux devant le juge administratif dans les hypothèses où la non-transposition serait à l'origine d'un préjudice, ou pour faire requalifier les heures de garde en vue d'une indemnisation (de la même manière que M. Matzak devant la juridiction belge) 58 ( * ) .

Face à cette situation, le ministre de l'intérieur a indiqué devant votre commission que deux orientations étaient selon lui possibles : « La première consiste à exploiter au maximum les capacités de dérogation prévues par la directive. J'ai demandé une étude en ce sens. La seconde, qui peut être cumulative, consiste à engager une démarche auprès des institutions européennes pour modifier la directive de 2003 ; mais ce sera difficile, car il s'agissait à l'époque d'une initiative française. Nous pouvons mener les deux démarches en parallèle ; nous devons sauver notre modèle » 59 ( * ) .

Votre rapporteur partage cette analyse et souligne la nécessité de réagir au plus vite afin de ne pas mettre en péril la viabilité et l'efficacité du modèle de sécurité civile français qui s'appuie essentiellement sur le volontariat. À ce titre, elle est, avec notre collègue Olivier Cigolotti, à l'origine d'une motion signée par 254 sénateurs demandant que l'Union européenne prenne des mesures après l'arrêt « Matzak » sur le statut des sapeurs-pompiers volontaires. Elle a également rencontré Mme Marianne Thyssen, commissaire européen à l'emploi, afin d'évoquer ce problème central.

Il semble aujourd'hui qu'une modification des textes européens soit nécessaire. Dans la mesure où il s'agit d'un enjeu fondamental pour notre modèle de sécurité civile, votre rapporteur appelle de ses voeux que la forte implication des forces françaises de sécurité civile au sein du MEPC soit présentée comme un argument clé dans les négociations et que toutes les conséquences soient tirées d'un éventuel échec.

*

* *

Au bénéfice de ces observations et sur la proposition de son rapporteur, votre commission a donné un avis défavorable à l'adoption des crédits du programme « Sécurité civile » de la mission « Sécurités », inscrits au projet de loi de finances pour 2019.


* 44 Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail.

* 45 CJUE, Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 21 février 2018, Ville de Nivelles contre Rudy Matzak.

* 46 Ibidem , alinéa 27.

* 47 Ibidem , alinéa 30.

* 48 Ibidem , alinéa 31.

* 49 Ibidem , alinéas 33 à 39.

* 50 Ibidem , alinéa 55.

* 51 Ibidem , alinéa 59.

* 52 Ibidem , alinéa 65.

* 53 L'article 6 de la directive 2003/88/CE dispose que la durée moyenne de travail pour chaque période de sept jours ne doit pas excéder quarante-huit heures, y compris les heures supplémentaires.

* 54 L'article de la directive 2003/88/CE fixe, notamment, la nécessité d'un repos journalier de onze heures consécutives.

* 55 Articles L. 723-3 et suivants.

* 56 Avis du Conseil d'État, section de l'intérieur, du 3 mars 1993 n° 353 155.

* 57 Selon les critères actuellement établis par la jurisprudence du Conseil d'État, assemblée, Dame Perreux, 30 octobre 2009, n° 298348.

* 58 Ces différents recours ne sont, le plus souvent, ouverts qu'à l'expiration du délai dont disposent les États pour transposer les directives. Dans le cas présent, celui-ci est sans objet puisque le sens de la directive a été révélé par le juge après l'expiration de ce délai.

* 59 Extrait du compte rendu de la réunion de commission du 12 novembre 2018 disponible à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20181112/lois.html

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