C. L'INGÉNIERIE TERRITORIALE DE L'ÉTAT OU L'ARLÉSIENNE

En l'espace de vingt ans, l'ingénierie territoriale de l'État a été réduite à presque rien. Ce retrait a créé de graves difficultés aux communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de petite taille, qui ne disposent pas des moyens de développer seuls leurs projets. Si le Gouvernement affiche depuis quelques années sa volonté de réaffirmer le rôle de l'État en la matière, les collectivités, comme soeur Anne, ne voient rien venir de concret.

1. Le retrait progressif de l'État
a) La loi MURCEF

L'État a commencé à réduire son champ d'intervention dans le domaine de l'ingénierie territoriale vers la fin des années 1990, lorsqu'il est apparu que l'assistance fournie par les services de l'État aux communes était difficilement compatible avec les règles du droit la concurrence et des marchés publics qu'imposait la construction européenne. La loi MURCEF 24 ( * ) , votée sous le gouvernement de M. Lionel Jospin, a ainsi soumis les prestations d'ingénierie publique aux dispositions du code des marchés publics tout en prévoyant un dispositif dérogatoire, compatible avec le droit communautaire : l'assistance technique de l'État pour des raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (ATESAT).

Ce dispositif visait à permettre aux communes et groupements de communes « ne disposant pas, du fait de leur taille et de leurs ressources, des moyens humains et financiers nécessaires à l'exercice de leurs compétences dans les domaines de la voirie, de l'aménagement et de l'habitat » de disposer à leur demande d'une assistance technique de la part des services de l'État. Pour bénéficier de l'ATESAT, les collectivités devaient donc remplir un double critère, financier et démographique. Une convention entre l'État et les collectivités concernées précisait la nature et le niveau des prestations, ainsi que le montant de la rémunération, fondée sur un forfait annuel variant selon la taille et le type de collectivité ainsi que le type de missions, qui se distinguait entre missions de base et missions complémentaires. Au total, ces rémunérations s'élevaient à environ 5 millions d'euros par an 25 ( * ) .

b) La révision générale des politiques publiques (RGPP)

La RGPP, mise en oeuvre sous le gouvernement de M. François Fillon, a, à la fois, réduit et recentré la mission d'ingénierie territoriale des services de l'État.

Dans une circulaire du 10 avril 2008 26 ( * ) , les services de l'État ont été invités à adapter leur intervention dans le champ de l'ingénierie publique, notamment en :

- les orientant vers une mission d'expertise et non plus de prestation de services ;

- mettant fin à celles n'entrant pas dans le champ de l'ingénierie concurrentielle, lorsqu'elles n'étaient pas justifiées par la mise en oeuvre d'une politique prioritaire de l'État ou par le maintien d'un haut niveau d'expertise. Les interventions des services déconcentrés dans le secteur concurrentiels ont ainsi pris fin le 1 er janvier 2012.

Parallèlement, sur la période 2008-2012, les effectifs des directions départementales des territoires (DDT) et des directions départementales des territoires et de la mer (DDTM) dédiés aux missions d'ATESAT ont diminué de 30 %, passant de 1 766 à 1 266 ETP 27 ( * ) .

c) La suppression de l'ATESAT

Le projet de loi de finances pour 2014 a prévu la suppression de l'ATESAT à partir du 1 er janvier 2014, avec des mesures transitoires pour les conventions ATESAT en cours. Son exposé des motifs faisant valoir que ce dispositif n'était plus adapté à l'organisation locale, marquée par l'affirmation de la compétence des départements dans le domaine de l'ingénierie territoriale et par l'achèvement de la carte intercommunale. À ceci près que ni les départements, ni les intercommunalités n'ont d'obligations en la matière. Les solutions mises en place sont le fruit d'initiatives locales dont rien ne garantit la pérennité en période de disette financière.

L'Association des maires de France et l'Association des maires ruraux de France avaient alors souligné que la réduction significative des moyens consacrés à l'ingénierie territoriale allait à l'encontre des besoins croissants des communes, confrontés à l'application de normes plus nombreuses et plus complexes. Cumulée avec la baisse des dotations, alors déjà d'actualité, la fin de l'ATESAT a été ressentie comme une double peine par de nombreux élus ruraux.

En réponse a été créé, le 1 er janvier 2014, le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (CEREMA). Toutefois, parmi ses nombreuses missions, cet établissement public n'assure qu'une ingénierie dans les domaines exigeant un haut niveau de technicité. Il n'est pas destiné à répondre aux besoins d'ingénierie du quotidien des collectivités territoriales.

En 2014 également, la loi ALUR a abaissé de 20 000 à 10 000 habitants le seuil en deçà duquel les intercommunalités pouvaient bénéficier gratuitement de l'assistance technique des services déconcentrés de l'État pour l'instruction des permis de construire et autorisations préalables 28 ( * ) . Une nouvelle régression donc pour les communes moyennes.

d) Le dispositif Aider

En décembre 2015, les dernières conventions ATESAT venant à expiration, le Gouvernement a annoncé le lancement du dispositif Aider (accompagnement interministériel au développement et à l'expertise en milieu rural). Ce dispositif a fait l'objet de deux séries d'expérimentations, à chaque fois dans quatre collectivités. Ces collectivités, sélectionnées dans le cadre d'un appel à projets, ont ainsi bénéficié de la mobilisation de fonctionnaires issus des corps d'inspection qui ont assuré la coordination de leurs projets, en lien avec différents services déconcentrés.

Notre ancien collègue Éric Doligé et notre collègue Marie-Françoise Pérol-Dumont, dans leur rapport sur l'État territorial de 2016 au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation 29 ( * ) , ont constaté que les expérimentations menées dans le cadre du dispositif Aider, correspondaient à l'attente des collectivités territoriales concernées. Resterait donc à les généraliser et à les pérenniser...

e) Une montée en puissance des départements en matière d'ingénierie territoriale bienvenue mais potentiellement source d'inégalités

La loi NOTRe a confirmé le rôle des départements, en étendant la possibilité de mise à disposition des communes et des EPCI d'une assistance technique aux domaines de la voirie, de l'aménagement et de l'habitat 30 ( * ) . Nombre de départements, mais pas tous, ont mis en place une organisation en matière d'ingénierie territoriale. Celle-ci prend la forme, selon les cas, d'une agence technique départementale, d'une régie, d'un syndicat mixte ou encore d'une société publique locale.

Si, face au retrait de l'État, le relais assuré par les conseils départementaux est une bonne chose, ce n'est pas la solution, et c'est une source d'inégalités territoriales. Comme l'a indiqué un rapport du conseil général de l'environnement et du développement durable 31 ( * ) , l'offre des départements en la matière est tout d'abord variable. En outre le poids des dépenses sociales dans certains départements limite les capacités d'intervention, l'ingénierie n'étant pas une compétence obligatoire. Enfin, le risque existe que les conseils départementaux sélectionnent les projets pouvant bénéficier d'une assistance technique selon leurs priorités ou la sensibilité politiques des élus concernés.

Dans le Doubs, où votre rapporteur s'est déplacé, les besoins en matière d'ingénierie sont importants, comme souvent dans les départements essentiellement ruraux. Dans un contexte où les intercommunalités n'ont pas encore fait de cette compétence une priorité et où l'agence du conseil départemental a dû réduire ses moyens, le préfet a fait le choix de renforcer les moyens en matière d'ingénierie, mais il s'agit d'une initiative locale. Ces moyens sont en outre concentrés sur l'ingénierie financière : les services jouent un rôle moteur, souvent indispensable, en accompagnant les collectivités dans la recherche et la mobilisation des crédits nécessaires à la réalisation de leurs projets. Concernant l'ingénierie technique proprement dite, les effectifs et le niveau de compétence des préfectures comme des DDT sont quasiment nuls.

Dans le département voisin, la Haute-Saône, c'est le conseil départemental qui a mis en place dès 2011 une agence « Ingénierie 70 », dont les compétences sont reconnues et l'appui apprécié. Plusieurs agents de l'agence sont d'ailleurs des anciens agents de l'État. Que le président du conseil départemental à l'origine de cette initiative soit un fin connaisseur des problèmes des petites collectivités n'est certainement pas un hasard... Mais les élus ruraux jugent les prestations de l'agence départementale coûteuses.

Notons au passage que la Cour des comptes estime « souhaitable » la fin des missions d'ingénierie de l'État 32 ( * ) . La mission de solidarité territoriale des départements ayant été renforcée par la loi NOTRe, les intercommunalités ayant développé leur propres services d'ingénierie, les régions ainsi que la Caisse des dépôts et consignations offrant également des services dans ce domaine, la Cour estime que le risque de doublons est « particulièrement élevé ». À part ça, la Cour des comptes est experte en territoires et ne fait pas de politique !

2. Une réaffirmation du rôle de l'État ?

Parce que l'offre des conseils départementaux en matière d'ingénierie territoriale est disparate et surtout parce leurs besoins en la matière sont importants, une grande majorité d'élus locaux demandent le maintien de l'appui et de l'expertise des services de l'État dans le domaine de l'ingénierie.

Le Gouvernement affirme avoir pris conscience de l'importance de la question. En mars 2016, les ministères de l'intérieur et de l'aménagement du territoire avaient présenté une directive nationale d'orientation (DNO) sur l'ingénierie d'État dans les territoires 2016-2018. Elle visait à réaffirmer la place de l'État et préciser son rôle en la matière. Dans son rapport pour avis sur le projet de loi de finances pour 2017 33 ( * ) , votre rapporteur avait exprimé son scepticisme sur la capacité de cette DNO à contribuer à la relance de l'ingénierie territoriale de l'État : cette dernière était en effet une liste d'engagements abstraits.

Cette directive avait invité les préfets à réaliser « dans les meilleurs délais » la cartographie de l'offre d'ingénierie publique et privée. L'objectif, louable, était de faire un état des lieux des acteurs, des outils, afin d'évaluer les besoins et enjeux dans chaque département ainsi que les moyens existants. Or il a été indiqué à votre rapporteur que cette cartographie avait été réalisée dans la plupart des départements, mais qu'elle n'avait pas encore été formalisée 34 ( * ) . Cette formalisation a en effet été reportée dans le cadre du travail de réflexion sur la création de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) pour être relancée lors de la mise en place de cette dernière. Ce qui laisse supposer que l'ANCT sera le tombeau d'une initiative pourtant saluée par les élus unanimes.

En attendant, le processus de création de cette agence ayant pris beaucoup de retard, ce travail de recensement des moyens et des besoins, n'est pas près d'être effectué. Et si le Gouvernement ne dispose pas des résultats de ce recensement, on voit difficilement comment il peut définir des mesures concrètes et réalistes permettant de réaffirmer la place de l'État dans l'ingénierie au service des territoires. Depuis deux ans, son action se résume à la réitération de ses intentions...

Interrogé sur la mise en oeuvre de la directive, le secrétaire général adjoint du ministère de l'intérieur a pourtant fait savoir à votre rapporteur que les effectifs de la mission prioritaire de coordination des politiques publiques visant à faciliter l'accompagnement des projets locaux, ont été renforcés : un renfort de 25 ETP sur la période 2016-2017 pour l'ensemble du territoire... Quant aux effectifs des sous-préfectures jouant également ce rôle d'accompagnement, ils l'ont été de 77 ETP pour l'ensemble des missions prioritaires des sous-préfectures. Des chiffres qui parlent d'eux-mêmes !

Difficile donc de saisir les intentions en matière d'ingénierie territoriale ; difficile aussi de saisir ce que sera le rôle de l'ANCT et comment il s'articulera avec celui de l'ingénierie directement à la disposition des préfets. Comme votre rapporteur l'avait regretté lors de l'examen de la proposition de loi sénatoriale portant création de cette agence, le Gouvernement a choisi cette solution pour répondre au mécontentement des élus et en même temps faire des économies, plutôt que de donner à l'administration territoriale les moyens de ses missions. Pour votre rapporteur, l'ANCT est un nouveau leurre destiné à faire patienter les élus, permettant à l'État de ne pas honorer une promesse qu'il n'avait nullement l'intention de tenir.


* 24 Loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier .

* 25 Entre 2010 et 2013. Source : rapport pour avis n° 162 (2013-2014) de M. Bernard Saugey sur le projet de loi de finances pour 2014, mission Relations avec les collectivités territoriales . Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/a13-162-18/a13-162-18.html .

* 26 Circulaire du 10 avril 2008 sur les mesures du conseil de modernisation des politiques publiques relatives à l'ingénierie publique concurrentielle .

* 27 Rapport pour avis n° 162 (2013-2014) précité.

* 28 Loi n° 2014-366 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové , art. 194, modifiant l'article L. 422-8 du code de l'urbanisme.

* 29 « Où va l'État territorial, le point de vue des collectivités », rapport d'information n°  181 (2016-2017). Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-181-notice.html

* 30 Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République , art. 94.

* 31 Rapport de la mission d'évaluation des réformes de l'assistance technique pour raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (ATESAT) et de l'application du droit des sols (ADS), novembre 2016. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/174000132.pdf.

* 32 Rapport thématique « Les services déconcentrés de l'État », décembre 2017, p. 81 et s.

* 33 Rapport pour avis sur le projet de loi de finances pour 2017, n° 146 (2016-2017) tome I, mission « Administration générale et territoriale ». Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/a16-146-1/a16-146-11.pdf .

* 34 Source : réponses au questionnaire budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2019.

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