II. TABLE RONDE SUR LE FINANCEMENT DE LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE

Réunie le mercredi 7 novembre 2018, la commission a organisé une table ronde autour de M. Benoît Leguet, Directeur général de I4CE (Institute for Climate Economics), M. Dominique Bureau, Délégué général du Conseil économique pour le développement durable (CEDD) et M. Nicolas Garnier, Délégué général d'AMORCE (association nationale des collectivités, des associations et des entreprises pour la gestion des réseaux de chaleur, de l'énergie, et des déchets).

M. Hervé Maurey , président . - Nous poursuivons cette matinée par une table ronde relative au financement de la transition énergétique. Je remercie nos invités pour leur présence : M. Benoît Leguet, Directeur général du think tank I4CE (Institute for Climate Economics), M. Dominique Bureau, Délégué général du Conseil économique pour le développement durable (CEDD) et président du Comité pour l'économie verte et M. Nicolas Garnier, Délégué général d'AMORCE (Association nationale des collectivités, des associations et des entreprises pour la gestion des réseaux de chaleur, de l'énergie, et des déchets).

Cette table ronde a pour objectif de mettre en perspective deux sujets qui sont au coeur des réflexions sur la transition énergétique : d'une part, le rôle de la fiscalité énergétique et environnementale, et en particulier de la taxe carbone, avec la question de savoir si celle-ci vise véritablement à inciter au changement de nos modes de production et de consommation, ou s'il s'agit plutôt d'un « greenwashing » permettant de faire rentrer des recettes supplémentaires sous couvert de favoriser l'environnement; d'autre part, les besoins de financement de la transition énergétique, et en particulier les moyens qui doivent être mobilisés dans les territoires pour permettre la mise en oeuvre de projets de transition.

Au croisement de ces deux sujets, se trouvent la question de l'utilisation des recettes de la fiscalité énergétique et environnementale, et celle du montant que l'on consacre aux politiques de transition énergétique.

Il nous paraissait d'autant plus important de pouvoir échanger sur cette question qu'elle est, vous avez tous pu le constater, de plus en plus prégnante dans le débat public.

L'augmentation du prix des carburants et des combustibles fossiles, qui est pour partie due à la hausse de la taxe carbone ces dernières années, suscite en effet des inquiétudes et du mécontentement chez nos concitoyens. Des manifestations sont ainsi prévues le 17 novembre, et le mouvement risque de s'amplifier. En effet, nous ne sommes pas au bout de nos « peines », si j'ose dire, puisque la trajectoire votée lors du dernier budget prévoit que la valeur de la tonne de CO 2 , qui sert de base au calcul de la taxe carbone, atteigne 47,5 euros l'année prochaine et 86,2 euros en 2022. Elle était de 7 euros par tonne en 2014.

À cette trajectoire s'ajoute le rapprochement progressif de la fiscalité applicable à l'essence et au diesel, qui se traduit par une hausse supplémentaire de la TICPE sur le gazole.

Jean-François Longeot le rappelait à l'instant, les recettes supplémentaires issues de la hausse des taxes sur les énergies fossiles devraient représenter un montant de 15,4 milliards d'euros sur la période 2017-2022.

Si l'on prend pour point de départ l'année 2014, date à laquelle la taxe carbone a été instaurée, ce sont plus de 20 milliards d'euros de taxes supplémentaires qui seront prélevées sur la consommation des énergies fossiles d'ici 2022.

Ce constat appelle plusieurs questions : premièrement, quel prix faut-il donner au carbone pour inciter à la réduction de la consommation d'énergies fossiles et au développement des énergies propres ? Quel impact la hausse de la taxe carbone a-t-elle sur les comportements des entreprises et des ménages et sur la consommation d'énergies fossiles ?

Deuxièmement, que faire des recettes issues de cette fiscalité ? Aujourd'hui, les recettes supplémentaires de TICPE abondent en quasi-totalité le budget général de l'État, et ne sont que marginalement affectées à la transition énergétique.

Troisièmement, quels sont les besoins de financement des politiques de transition énergétique, en particulier dans les territoires, pour pouvoir atteindre nos objectifs climatiques ?

Lors de la précédente table ronde consacrée à la programmation pluriannuelle de l'énergie, le délégué général de l'Ademe a clairement indiqué qu'il fallait donner aux collectivités territoriales davantage de moyens pour accompagner la rénovation énergétique des logements, pour financer le développement des énergies renouvelables ou encore pour favoriser l'essor de mobilités durables. D'ailleurs, notre commission a adopté ce matin à l'unanimité un amendement portant sur la TICPE, afin qu'une partie des recettes supplémentaires perçues soit reversée aux collectivités territoriales. En effet, ces dernières ont la charge d'accompagner la transition énergétique, sans toutefois en avoir les moyens.

Que pensez-vous par conséquent de l'idée d'attribuer aux collectivités territoriales une fraction des recettes issues de la taxe carbone pour mener ces politiques de transition et aider les ménages et les entreprises à s'orienter vers des comportements plus vertueux ?

Voilà les points sur lesquels nous souhaiterions avoir un éclairage. Je vous laisse la parole pour un propos introductif.

M. Benoît Leguet, Directeur général du think tank I4CE (Institute for Climate Economics). - I4CE est un think tank français sur la transition énergétique fondé en 2015 par la Caisse des dépôts et l'Agence française de développement. Nous avons été rejoints, depuis, par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), la Banque de France et la Caisse de dépôts et de gestion du Maroc. Nous travaillons sur les questions économiques et financières liées à la transition énergétique, avec un présupposé : permettre que la transition écologique se passe du mieux possible. Nous essayons de favoriser le débat public. Tous nos travaux sont disponibles sur notre site internet. Nous ne sommes pas là pour prendre des décisions à la place des uns ou des autres, mais pour donner les informations nécessaires aux différentes parties prenantes.

En ce qui concerne le juste prix du carbone, je vous renvoie à la commission Quinet et à la présentation que fera tout à l'heure Dominique Bureau.

En matière de fiscalité carbone, je souhaite faire passer quelques idées. Comme tout le monde, je lis les journaux, j'écoute la radio, et j'entends beaucoup d'interrogations et de débats autour de ce sujet. En revanche, je n'entends aucun débat sur l'utilisation des recettes issues de cette fiscalité, qui me semble pourtant une question légitime.

M. Hervé Maurey , président . - Nous avons évoqué ce sujet ce matin. C'est un point au coeur de nos préoccupations.

M. Benoît Leguet . - La question importante est de savoir quoi faire de ces milliards d'euros supplémentaires levés avec la réforme fiscale en cours. À mon avis, il faut laisser derrière nous le débat sur le montant de la taxe carbone. De mon point de vue, une taxe carbone élevée est nécessaire pour atteindre les objectifs de l'Accord de Paris. La question est plutôt de savoir si l'on veut atteindre ces objectifs. Mais, il est certain que si l'on veut les tenir, il faut une taxe carbone.

Toutefois, s'il s'agit d'une condition nécessaire, elle est loin d'être suffisante. En effet, il faut coupler cette hausse de la fiscalité avec un certain nombre de dispositifs, et avec des annonces politiques sur la fin de subventions ou de technologies : on peut penser par exemple aux annonces sur la fin des véhicules thermiques.

En outre, des incitations sur les financements publics mais aussi privés vers un certain nombre de pratiques et de technologies seront nécessaires. Or, pour inciter ces investissements privés, il faut envoyer des signaux-prix lisibles par les acteurs économiques, ce qui nécessite de s'inscrire dans une trajectoire de long terme.

Au-delà d'être nécessaire, la fiscalité carbone me semble efficace, à la condition qu'elle soit combinée avec des mesures d'accompagnement. La taxe carbone permet de réduire les émissions ; elle n'est pas une taxe de rendement. C'est avant tout une taxe incitative qui a vocation à réduire les émissions et à favoriser les investissements bas-carbone sur le long terme.

Lorsque l'on commence à donner un prix au carbone, et comme les émissions mettent du temps pour diminuer, la puissance publique voit apparaître des recettes fiscales supplémentaires. Se pose alors la question de leur utilisation. Cette « rente fiscale » donne des leviers pour générer une réforme fiscale.

Nous allons publier à la fin de l'année un rapport sur l'utilisation des recettes de la taxe carbone dans plusieurs pays étrangers. En effet, nous ne sommes pas le seul pays à avoir mis en place un prix du carbone et à se poser la question de l'utilisation de l'argent récolté. Je vais vous donner quatre exemples très contrastés : le Québec, la Suède, l'Irlande et la Suisse.

Certains pays préfèrent alléger la charge de la dette, d'autres préfèrent investir dans des investissements verts, d'autres encore cherchent à réformer leur fiscalité. Le trait commun à toutes ces expériences est la transparence sur l'utilisation des recettes.

Comment la taxe carbone s'insère-t-elle dans une réforme fiscale plus large ? J'évoquerais l'exemple de la Colombie britannique, qui a pris l'engagement de redistribuer à la population et aux acteurs économiques toutes les recettes issues de la fiscalité sur le carbone, afin que celle-ci soit neutre en revenu. 15 % de la rémunération du ministre des finances était d'ailleurs conditionnée à l'atteinte de cet objectif.

Trois leçons peuvent être tirées pour la France de ces expériences étrangères : tout d'abord, il convient d'accompagner les ménages et les entreprises. Ensuite, pour dire les choses de manière provocante, toutes les recettes ne sont pas destinées à financer la transition énergétique. Il ne s'agit pas d'une taxe de rendement, mais d'une taxe devant inciter au changement de comportement. Les expériences étrangères le montrent. Enfin, une clarté sur la réforme et sur l'utilisation des recettes de la taxe carbone est indispensable. On entend parfois aujourd'hui en France qu'elles sont utilisées pour baisser le coût du travail, d'autre fois pour baisser la taxe d'habitation. Pour moi, l'essentiel est d'expliquer la réforme fiscale qui est en train de se produire, de faire du reporting et de faire preuve de transparence.

M. Dominique Bureau, Délégué général du Conseil économique pour le développement durable (CEDD). - Je vais revenir sur le lien entre la fiscalité écologique et le financement des investissements verts. L'Accord de Paris comprend un engagement visant à limiter l'augmentation des températures à deux degrés. Pour tenir cet engagement, il faudra faire des efforts considérables, structurels. Or, les modifications de comportement dans l'utilisation des transports, de l'énergie ou encore dans l'agriculture ne peuvent se faire sans nouveaux investissements.

La liste des nouveaux investissements « verts » nécessaires dans les transports, l'industrie, l'énergie ou encore l'agriculture est longue. Certes, l'investissement public, notamment des collectivités territoriales, est important. Mais les deux gros porteurs de projets sont les entreprises et les ménages, c'est-à-dire des acteurs privés. Dès lors, la question qui se pose est de savoir comme réorienter l'investissement privé vers la transition énergétique.

L'OCDE a défini un cadre d'actions pour l'investissement vert. Il s'agit souvent d'investissements risqués, avec de longues maturités, et qui nécessitent par conséquent des instruments de financement appropriés. C'est tout l'enjeu des obligations vertes. Les anglais distinguent le financing et le founding . Le founding , c'est le fait d'avoir un business model : pour qu'un investisseur privé investisse, il faut qu'il ait un retour sur investissement. Or, en matière de transition énergétique, le retour sur investissement lié à la diminution des émissions de CO 2 n'apparaît que s'il existe un prix du carbone. Sans tarification du carbone, l'investissement vert demeure non rentable et ne se fait pas. On insiste souvent sur le prix du carbone pour modifier les comportements mais l'essentiel est de rendre rentable l'investissement vert.

En outre, il ne s'agit pas, avec la taxe carbone, d'augmenter les prélèvements obligatoires. Philippe Aghion a démontré dans ses travaux sur l'innovation qu'il existe une dépendance temporelle : les gens continuent d'améliorer ce qui existe, plutôt que de développer des technologies de rupture. De manière schématique, lorsque l'on sait faire une bougie, on n'essaye pas d'inventer l'ampoule électrique. Pour qu'une transformation se fasse, il faut des incitations très fortes, et un prix du carbone suffisamment élevé et anticipé à long terme pour diriger les investissements vers le bas-carbone.

L'objectif du prix du carbone est de modifier les comportements et de permettre un retour sur l'investissement. En aucun cas, il s'agit d'opérer un transfert de pouvoir d'achat des contribuables vers la sphère publique de manière à financer un programme de dépenses. L'enjeu est de réintroduire les coûts sociaux dans les arbitrages privés en responsabilisant les agents et en les incitant à modifier leurs comportements.

La trajectoire française de la taxe carbone a été rappelée par le président Maurey. Si on appliquait cette trajectoire, la France serait un pays relativement exemplaire. Pour autant, ce que nous avons constaté, avec Bénédicte Peyrol, à l'occasion du rapport que nous avons rédigé dans le cadre du Comité pour l'économie verte, c'est qu'il convient de renforcer la lisibilité de la fiscalité verte. Nous proposons pour cela de créer un « jaune budgétaire ». En effet, si l'on ne sait pas comment sont utilisées les recettes de cette fiscalité, on ne peut pas avoir de débat. Or l'utilisation de ces recettes résulte d'un choix politique, et doit donc être transparente.

Il n'y a pas de théorie économique sur l'utilisation de la fiscalité écologique incitative. Cette recette est - pour ainsi dire - inattendue. Lorsque vous payez votre prix du pain, cela permet aux gens qui le fabriquent de vivre. Il est normal de payer le carbone comme on paye le pain. Par contre, s'agissant de l'utilisation de la recette, les économistes auraient tendance à dire deux choses.

Premièrement, il faut accompagner la réforme fiscale lorsqu'il y a une distorsion importante, ce qu'ils appellent un « double dividende ».

Deuxièmement, cette fiscalité ne doit pas servir à financer des mesures déjà obtenues par d'autres instruments. Il existe par exemple des instruments de redistribution dans l'économie. Aussi, pour moi, il n'est pas utile de multiplier ces instruments. Pour autant, il y a une petite spécificité avec la fiscalité énergétique, car les gens touchés ne peuvent être classés dans des déciles de revenus. Les groupes ruraux sont plus touchés que les groupes urbains.

Toutefois, il n'y a pas de théories définitives, et il convient de regarder les situations au cas par cas. Si nous étions un pays de plein emploi, et dans lequel le marché du logement fonctionnait parfaitement, la question d'une généralisation de l'aide mise en place dans les Hauts-de-France ne se poserait pas. En effet, le fait pour les gens de travailler à 30 kilomètres de leur lieu de domicile serait un choix totalement libre de toute contrainte et donc la puissance publique n'aurait pas de raisons d'intervenir. Mais, il est évident que le marché du logement n'est pas parfait et que nous ne connaissons pas le plein emploi.

Aussi, la manière d'utiliser la recette fiscale est un choix politique qui tient compte des idées générales que je viens de présenter, mais aussi du contexte particulier et évolutif. En Colombie britannique, la première tentative pour favoriser l'acceptabilité d'une fiscalité verte s'est faite par la mise en place de compensations.

M. Nicolas Garnier, Délégué général d'AMORCE . - Je vous remercie pour votre invitation. AMORCE a été créée pour une raison de fiscalité écologique, en 1987, par des élus locaux. Quinze ans plus tard, nous avons atteint l'objectif que nous nous étions fixé à l'époque, grâce à la mise en place, à l'initiative du Sénat, d'une TVA réduite sur les réseaux de chaleur.

Nous étions un certain nombre à participer à la commission Rocard. 99 % des débats au sein de cette commission ont alors été consacrés à la trajectoire du prix du carbone. Nous étions quelques-uns seulement à évoquer la question de la redistribution et de l'affectation des ressources. La position adoptée à l'époque par la commission Rocard était sibylline.

Aujourd'hui, personne ne conteste que la fiscalité verte a été mise en place pour atteindre un objectif environnemental. Dans le capharnaüm actuel, il est important de le rappeler. En outre, cette fiscalité s'inscrit dans un panel d'autres mesures, comme des obligations, des interdictions ou encore des accompagnements. Il serait probablement dangereux de tout faire porter sur la fiscalité écologique et de croire qu'en augmentant progressivement cette fiscalité, la planète irait mieux un jour.

Cette fiscalité, ainsi que la manière dont on l'utilise, doivent faire l'objet d'un travail de comparaison. Je comprends votre difficulté à examiner le projet de loi de finances : il est très difficile d'identifier les recettes et les dépenses liées à la transition écologique.

À titre anecdotique, nous avons essayé de nous mettre d'accord sur ce que générait la fiscalité carbone, avant le début de cette réunion. Nous avons mis un certain temps avant de tomber sur les mêmes chiffres. À l'Assemblée nationale, il n'y avait pas deux députés qui donnaient le même chiffre sur ce que rapporte la fiscalité carbone. Le chiffre que je vous propose - et ce n'est qu'une proposition - est de 8 milliards d'euros pour cette année, et de 9,8 milliards d'euros pour l'année prochaine. La question à régler est celle de savoir si ces dix milliards d'euros vont servir en tout ou partie à accompagner la transition énergétique. Aujourd'hui, la réponse est clairement non. Lorsque l'on regarde l'évolution des différents dispositifs d'accompagnement - que ce soit le crédit d'impôt pour la transition énergétique (CITE), les tarifs d'achat et compléments de rémunération pour les énergies renouvelables, les éco-prêts, ou encore le fonds chaleur de l'Ademe, nous ne voyons pas d'évolutions majeures. Il n'y a pas dix milliards d'euros en plus, je ne suis même pas sûr qu'il y ait un milliard d'euros supplémentaire...

Dans le projet de loi de finances, il existe des « OVNI », comme le compte d'affectation spéciale (CAS) pour la transition énergétique. Nous rêvons tous que ce CAS présente l'état des recettes et des dépenses de la transition énergétique, or il n'en recense qu'une toute petite partie. C'est donc un véritable jeu de piste pour essayer de comprendre le niveau des prélèvements de fiscalité énergétique - sur la TICPE au sens large peut-être 20 milliards d'euros, sur la part carbone peut-être 7, 8 ou 10 milliards d'euros - et ensuite comment ils sont utilisés.

Vous le savez, la loi organique relative aux lois des finances (LOLF) interdit l'affectation de recettes aux dépenses. En revanche, rien n'interdit de comparer le niveau de prélèvements d'un côté, et le montant des mesures d'accompagnement de l'autre, et de voir s'il y a une cohérence entre les deux dynamiques.

En réalité, on aimerait que la fiscalité écologique soit utilisée trois fois : une première fois, pour accompagner la transition écologique, une deuxième fois pour assurer un rendement financier, et une troisième fois pour permettre un accompagnement social. Je rejoins d'ailleurs M. Leguet pour dire qu'il n'est pas absurde que la fiscalité carbone soit affectée à d'autres causes que la transition, car il y a un certain nombre de missions d'intérêt général et de services publics qui n'ont pas leurs recettes propres. Mais ce qui est gênant aujourd'hui, c'est l'absence de débat sur l'utilisation des recettes de la fiscalité énergétique.

Enfin, il y a besoin de mécanismes de redistribution sociaux, en particulier en faveur d'un certain nombre de captifs. Se focaliser uniquement sur le monde rural est un peu caricatural. Dans les faits, les captifs sont ceux qui consomment de l'énergie pour se transformer ou se chauffer, et qui ne peuvent pas changer de solutions, sauf à des tarifs rédhibitoires par rapport à leur pouvoir d'achat, qu'ils soient urbains ou ruraux. En ZUP, certaines personnes sont aussi confrontées à des factures de chauffage ou de déplacement très importantes. Le chèque-énergie pose question, car c'est un peu un pansement sur une jambe de bois. Imaginons que demain ce chèque augmente de 50 euros. La facture moyenne pour le chauffage en France est de 1 000 euros. Qui serait crédible en défendant une telle augmentation ?

Le vrai enjeu est celui de la précarité et de la rénovation énergétiques. Parmi les objectifs de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, un objectif n'a non seulement pas été tenu, mais connaît par ailleurs une tendance inverse, c'est celui qui prévoit une baisse de 15 % des précaires énergétiques d'ici 2020. Nous sommes actuellement en augmentation de 0,5 %. La plupart des dispositifs que nous avons inventés sont des dispositifs de compensation de la précarité énergétique, qui laissent les personnes dans la même situation.

L'enjeu aujourd'hui est de redonner un corps politique à la fiscalité écologique, sans quoi celle-ci apparaît comme bête et méchante, ce qui se traduit par des mouvements comme les « bonnets rouges » et un rejet de cette fiscalité. Or, je crois qu'il s'agit d'un outil efficace, qui est d'abord là pour atteindre des objectifs environnementaux, ensuite pour aider les plus pauvres et les captifs, et enfin, pour financer d'autres causes.

Je viens d'apprendre que vous venez d'adopter un amendement visant à attribuer une fraction de TICPE aux collectivités territoriales : c'est la proposition que porte AMORCE depuis dix-sept ans. Toute consommation d'énergie, toute émission de gaz à effet de serre est faite sur un territoire, toute baisse de la consommation sera faite sur un territoire. Dès lors, pourquoi la fiscalité écologique n'est-elle affectée qu'à des causes nationales ? La route est encore longue pour que cette proposition législative soit définitivement adoptée. J'attire votre attention sur un chausse-trappe : il ne faudrait pas que cette fraction soit attribuée en compensation de la disparition de la taxe d'habitation, sans quoi il n'y aurait en réalité pas de financements supplémentaires pour la transition énergétique.

M. Hervé Maurey , président . - Je vous remercie pour ces présentations. Pour mémoire, cet amendement avait déjà été adopté par le Sénat l'année dernière, mais il n'avait pas été repris à l'Assemblée nationale. À l'époque, le Gouvernement nous avait dit qu'il réfléchissait en vue de proposer des solutions d'ici le prochain budget. Un an s'est écoulé et rien n'est venu. Aussi, nous reprenons cette initiative.

L'État partage la responsabilité de la transition écologique avec les collectivités territoriales. La moindre des choses est qu'il partage le surplus de recettes généré par la taxe carbone.

Je retiens de vos interventions que, de toute évidence, il y a besoin d'une transparence sur l'utilisation des recettes qui fait défaut aujourd'hui. En outre, et plus important encore, la fiscalité écologique devrait au moins principalement - si ce n'est uniquement - être destinée à financer des actions de transition écologique, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

Mme Nelly Tocqueville . - Avant de poser ma question, je souhaite indiquer à M. Bureau que les gens qui habitent à 30 kilomètres des centres urbains ne le font pas toujours par choix, mais par contrainte, compte tenu du coût du foncier.

M. Dominique Bureau . - Mes propos ont été mal compris, c'est exactement ce que j'ai voulu dire. Dans un monde, qui n'est pas le monde français, dans lequel il n'y aurait aucune contrainte ni sur l'emploi, ni sur le logement, les citoyens n'auraient pas à se poser cette question.

Mme Nelly Tocqueville . - Vous avez mentionné l'innovation comme nécessaire pour améliorer ce qui existe. Cela passe par le financement de la recherche. En effet, ce sont les acteurs de la recherche qui ont pour mission d'anticiper des problématiques auxquelles nous sommes brutalement confrontés aujourd'hui, mais qui nous étaient annoncées depuis des décennies. La recherche française fondamentale est d'excellence. Est-il envisagé, ou serait-il judicieux d'envisager, d'affecter à la recherche une part des recettes de la fiscalité carbone ?

M. Éric Gold . - Plusieurs acteurs ou activités sont exonérés de la contribution climat-énergie, partiellement ou totalement. Si certaines exonérations sont prévues par des directives européennes, la plupart sont définies à l'échelle nationale, souvent à la suite de pressions de corporations. Je m'interroge sur ces exonérations. N'y a-t-il pas de meilleurs signaux à envoyer en matière de transition écologique ? Ces exonérations sont-elles opportunes au regard du message pédagogique que l'on souhaite porter pour inciter à la modification des comportements ? Une taxation complète, combinée à des mesures d'accompagnement et de redistribution pour les acteurs les plus fragiles, ne serait-elle pas plus adaptée ?

Mme Angèle Préville . - Je partage votre point de vue sur la transparence, la justice et l'efficacité des mesures à prendre. J'en suis persuadée : il s'agit d'un problème politique. Je suis très dubitative en revanche sur les initiatives privées. A-t-on le temps d'attendre qu'elles se mettent en place ? De mon point de vue, il y a des mesures radicales à prendre. Par ailleurs, j'aimerais en savoir plus sur les initiatives étrangères prises en matière de fiscalité écologique.

M. Guillaume Chevrollier . - On voit bien que le sujet est la construction d'une stratégie de transition écologique de long terme. Cela fait un certain temps que l'opinion publique est sensibilisée au sujet. Toutefois, comment concrètement faire accepter aux gens les changements nécessaires ? L'augmentation des taxes vertes est ressentie comme une brutalité, et pose la question de l'acceptabilité et du consentement à l'impôt. Aujourd'hui, l'impact sur le pouvoir d'achat est réel, et malgré des efforts de pédagogie, cette hausse reste mal ressentie par nos concitoyens.

Il est par ailleurs nécessaire d'avoir une convergence européenne sur la fiscalité énergétique. On le voit, l'augmentation de la fiscalité sur le carburant en France provoque des déplacements dans les zones frontalières. En 2019, le litre de gazole français sera vendu plus cher que dans les pays voisins : 30 centimes de plus par rapport à l'Espagne, 24 centimes de plus par rapport à l'Allemagne et 16 centimes de plus par rapport au Luxembourg.

M. Frédéric Marchand . - J'ai compris que des efforts de pédagogie sur la fiscalité écologique étaient nécessaires. Il existe également d'autres modes de financement de la transition énergétique, développés par les collectivités.

Je souhaite avoir l'avis des intervenants sur ce qui est mis en place en matière de financement participatif. La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte permet aux collectivités de participer au capital de SA ou de SAS dont l'objet est la production d'énergies renouvelables. Il y a une certaine appétence de nos concitoyens. Que pensez-vous de ces initiatives ?

M. Claude Bérit-Débat . - Nous avons bien compris qu'une fiscalité écologique est nécessaire, à condition qu'elle soit bien expliquée et transparente. J'aimerais avoir davantage d'informations sur ce qui se fait à l'étranger.

Pour rebondir sur ce que vient de dire M. Marchand, beaucoup de collectivités interviennent directement, notamment pour lutter contre la précarité énergétique, contre les passoires thermiques, en accompagnant les mesures prises par l'Ademe ou par l'Agence nationale de l'habitat (Anah). Cela justifie le fait que l'on attribue aux collectivités une part de TICPE.

Mme Pascale Bories . - La fiscalité doit être incitative et transparente. Vous avez évoqué l'achat du pain. Je pense que l'achat de pain va devenir plus compliqué pour un nombre important de personnes, car son prix augmentera en raison de la hausse du coût des carburants qui se répercutera sur son coût de fabrication et de livraison. C'est une illustration de l'impact qu'aura cette hausse sur l'ensemble des paniers de consommation pris en compte dans le calcul de l'inflation. Je ne sais pas si le Gouvernement a bien pris conscience de l'ensemble des conséquences de la hausse de cette fiscalité.

Certains dispositifs fiscaux mis en place sont bien acceptés, comme le bonus-malus automobile. Pourrait-on généraliser ce type d'outil, qui présente l'intérêt supplémentaire de suivre l'évolution technologique ? On le voit sur les voitures : au fur et à mesure, il y a davantage de malus sur les véhicules fortement consommateurs d'énergie fossile et on oriente progressivement le bonus vers les véhicules électriques ou vers d'autres véhicules peu polluants. Pourrait-on prévoir un tel dispositif pour d'autres équipements, comme les chaudières, les techniques d'isolation de façade, les réseaux de chaleur, ou les produits fortement consommateurs d'énergie fossile ?

M. Guillaume Gontard . - L'enjeu le plus important est la rénovation énergétique et la manière d'aller vers une sobriété énergétique. Il me semble - et cela a été rappelé ce matin - que les territoires sont au coeur de cette transition énergétique. Un certain nombre de programmes particulièrement intéressants et pertinents ont été mis en place localement, par exemple des projets de plateformes d'aide à la rénovation énergétique. Ces plateformes fonctionnent très bien mais elles nécessitent un financement.

Mme Christine Lanfranchi Dorgal . - M. Garnier a parlé de captifs. Je voudrais parler au nom des ménages à faibles revenus. Leurs dépenses d'énergie sont certes moins importantes que celles des ménages aisés, mais elles pèsent plus fortement dans leurs budgets. La compensation qui va leur être accordée semble être insuffisante, d'autant plus que ces ménages sont également en situation de précarité dans d'autres domaines : le logement, l'habillement... Le montant de ce chèque énergie n'est-il pas une hypocrisie ? Ne doit-on pas traiter ce problème de façon plus importante et mener une vraie politique sociale ?

J'ai été maire d'une ville et présidente d'une communauté de communes. Nous sommes très actifs sur les territoires face à la précarité énergétique. Mais les captifs, que sont les ménages à faibles revenus, ne peuvent pas supporter le montant du reste à charge des travaux après subvention. Il existe d'autres aides versées par des organismes, mais les procédures pour les percevoir sont longues. Il ne faut pas que des gens restent sur le bord de la route et que la fiscalité écologique devienne une politique qui favorise les gens aisés. Lorsque l'on donne un chèque de 150 euros à quelqu'un qui dispose de 800 ou 900 euros de revenus, comment fait-il pour se chauffer ?

M. Olivier Jacquin . - Cette table ronde arrive à un très bon moment. J'apprécie beaucoup les propos qui ont été tenus sur la nécessité de s'attaquer à la précarité énergétique.

Pour revenir sur les captifs, ceux éloignés de leur travail, nous rendrons demain, avec nos collègues Michèle Vullien, Françoise Cartron, Didier Rambaud et Alain Fouché de la délégation à la prospective, un rapport sur les nouvelles mobilités. Nous nous sommes interrogés sur les politiques d'urbanisme. Des mobilités pas chères, conjuguées au prix du foncier, contribuent à répartir les populations aux alentours des grandes agglomérations, presque à les ségréger en fonction de leurs revenus. Cela pose des questions de mixité et de cohésion sociales.

Je constate que la problématique de la régulation du prix du foncier est cruciale. Dans le VIème arrondissement de Paris, l'un des plus chers de France, le prix du mètre carré est supérieur à 10 000 euros, il donc nécessaire d'avoir au moins un revenu de 3 000 euros pour y dormir. La régulation du prix du foncier, qui serait le seul moyen d'éviter ce problème, n'est pas mise en oeuvre, alors que nous disposons d'un très grand nombre d'outils.

Je suis frontalier du Luxembourg. Le dumping fiscal de ce pays sur le gasoil est choquant et crée des dérives importantes. Le combat de la fiscalité écologique doit être européen.

En outre, M. Bureau, vous avez indiqué qu'il n'existait pas de théorie économique sur l'usage des recettes de la taxe carbone. Toutefois, vous n'avez pas dit qu'il ne fallait pas comptabiliser les externalités négatives et positives des différents modes d'utilisation des carburants fossiles. Nous devons réguler la main invisible du marché, qui est aveugle sur ces questions de temps long. Je m'interroge beaucoup sur le transport aérien qui se démocratise, et dont le bilan carbone est catastrophique. Je m'interroge notamment sur le fait qu'il soit moins cher de recourir à des vols intérieurs low cost que de prendre le train.

La décarbonation progressive de nos modes de déplacement fait que les recettes de fiscalité écologique vont se tarir. Comment l'anticiper pour permettre à cette fiscalité de rester dynamique ?

Enfin, je souhaite souligner la faiblesse dans nos politiques d'accompagnement de l'industrie. Si l'habitat est accompagné et que l'on réfléchit sur les mobilités, le secteur industriel est, lui, oublié.

M. Jordi Ginesta . - Je souhaite remercier les orateurs pour leur franchise, car ils nous disent qu'ils ne savent pas quoi faire de l'argent issue de la fiscalité énergétique. Pour moi, la meilleure façon de redistribuer cet argent, c'est de ne pas le prendre ! En effet, on ne redistribue jamais autant que ce que l'on prend, en raison des frais de gestion.

Le flou autour de l'affectation des recettes n'est peut-être pas tout à fait involontaire. Il permet au Gouvernement de les affecter selon son bon plaisir, ou selon les nécessités qu'il a désignées. Vous avez parlé, par exemple, de la réduction de la taxe d'habitation, dont vous faites d'ailleurs la critique et je vous suis sur ce sujet. Mais c'est un débat qui concerne les classes aisées et supérieures. Pourquoi punir des gens qui n'ont de toute façon pas le choix de se véhiculer ou de se chauffer ? N'y a-t-il pas là une démonstration du décalage entre une grande partie de la France et ceux qui sont censés nous gouverner ?

M. Jean-Michel Houllegatte . - Jusqu'à ces derniers jours, j'étais assez optimiste. Je considérais ainsi qu'il restait certes quelques irréductibles climatosceptiques, mais que la très grande majorité de la population s'était approprié les enjeux climatiques et avait conscience de la nécessité de mener des actions de transition énergétique. Mais, le manque de transparence, pour reprendre l'article du Monde d'hier, fait que l'on risque de passer du mouvement des « bonnets rouges » à celui des « gilets jaunes ». À ce titre, il y a urgence à clarifier les choses.

La LOLF ne nous donne-t-elle pas des outils pour le faire ? Au moment des débats sur la LOLF, le Sénat s'était opposé à la suppression des comptes d'affectation spéciale. Il y en a un sur la transition énergétique. Ne pourrait-on pas l'utiliser pour appliquer la LOLF jusqu'au bout et fixer des objectifs quantifiés, des indicateurs de performance et des mesures d'évaluation relatifs à l'utilisation de cet argent ?

Peut-on dire que le Gouvernement met en oeuvre dans le cas présent des mesures de redistribution ? Je parlerai plutôt de mesures correctives. Il convient de mettre en place des mesures pour aider ceux qui sont pénalisés par cette transition énergétique.

Mme Marta de Cidrac . - Je vous remercie pour ces exposés très clairs. Pensez-vous aujourd'hui que nous avons en France une stratégie environnementale poursuivant des objectifs clairement édictés ? Il est nécessaire de mettre en place un accompagnement social au profit des citoyens directement impactés par un certain nombre de taxes. M. Leguet, vous avez parlé de taxes incitatives. Mais, souvent ces dernières sont perçues comme des taxes punitives, et elles ne sont donc pas comprises.

L'illisibilité de l'utilisation des recettes prélevées a été évoquée. Cela nous interpelle. Enfin, il a été indiqué un manque de business model .

Tout cela révèle une question éminemment politique : où est notre stratégie ? Pensez-vous que nous en avons une ? Si c'est le cas, pouvez-vous nous indiquer la perception que vous en avez ?

Vous indiquiez que votre think tank avait pour rôle de permettre aux décideurs de prendre des décisions. Pensez-vous être entendus ?

Mme Françoise Cartron . - Je vous remercie pour l'organisation de cette table ronde, qui nous aide à fixer les points de débat. Vous avez expliqué les objectifs environnementaux de cette taxe. Je souhaite insister à nouveau sur les personnes captives du fait de leurs revenus. Je pense en particulier aux personnes âgées qui vivent dans des maisons des années 1980 très mal isolées. Malgré tout ce qui est mis en place, elles n'ont pas toujours les moyens de s'inscrire dans des dispositifs d'aide. Nous mettons en place des plans d'accompagnement, mais il existe des logements dans lesquels vivent des personnes qui n'arrivent pas à se chauffer en raison d'un manque de moyens.

Si aujourd'hui, il y a une très forte cristallisation sur l'essence, c'est que cette augmentation arrive au moment où se font les approvisionnements en fioul, notamment dans ces habitations. Quel plan d'ampleur peut-on mettre en place pour favoriser réellement la rénovation de ces habitations ? J'ai été maire d'une commune périurbaine, qui a connu un développement massif de l'habitat individuel dans les années 1975 -1980, et dont l'isolation thermique est une catastrophe.

Mme Nicole Bonnefoy . - Je partage l'idée selon laquelle il faut un projet politique, et que ce dernier doit être expliqué de manière claire, pour que chacun puisse se l'approprier. Je ne suis pas sûre que, sur le terrain - et pour y être suffisamment -, chacun se soit approprié la transition énergétique. La taxation du carburant est vécue comme une taxe supplémentaire.

Cela m'amène à la question de la taxation des poids lourds. Dans mon département, les particuliers vont être taxés à la pompe pour faire un plein. Or, sur les routes nationales - deux traversent mon territoire - on voit des files entières de poids lourds en transit. Je n'admettrai pas qu'il y ait une taxation sur les particuliers et pas sur les marchandises en transit.

M. Joël Bigot . - Nous sommes dans un climat anxiogène. On cultive des paradoxes : la nécessité d'avoir une transition écologique, alors même que l'acceptabilité sociale n'est pas au rendez-vous. Dans les différentes mesures que vous avez préconisées, je souhaite savoir quels sont les leviers prioritaires à actionner. En outre, pouvez-vous nous faire part des expériences étrangères ? Les collectivités territoriales sont au premier rang pour connaître la difficulté de vie de nos concitoyens. Elles sauront identifier les opportunités écologiques. L'Ademe, de mon point de vue, doit avoir un rôle central de grand organisateur et de planificateur territorial de la transition énergétique.

M. Nicolas Garnier. - Je pense que vous avez dit l'essentiel. La fiscalité verte doit être un projet politique avec des objectifs, des principes et des moyens d'évaluation. Un projet politique doit être compréhensible et accepté. Derrière cela se trouve une question de gouvernance.

Vous avez voté, il y a quatre ans, des objectifs, par exemple 32 % d'énergies renouvelables en 2030, 500 000 logements rénovés par an, - et nous vous y avons encouragé. Mais, je me demande comment l'évaluation a été faite à l'époque pour pouvoir dire où placer le curseur. Si vous fixez un objectif avant de concéder, finalement, qu'on ne l'atteindra jamais, alors cet objectif n'a aucune valeur, d'autant plus si cela n'a aucune conséquence.

Il y a donc un enjeu, au niveau de la gouvernance, de savoir si les objectifs sont bien définis. Si vous ne disposez pas des moyens pour les atteindre, alors cela ne sert à rien de les voter, car ils ne sont pas crédibles. Si vous faites du management dans une entreprise et que vous dites à un salarié que rien ne se passe s'il n'atteint pas son objectif, alors cela devient compliquer à gérer.

Je rejoins ce qui a été dit sur la transparence. Le projet de loi de finances, en l'état actuel, est incompréhensible. À une époque, on évoquait l'opportunité de créer une loi de financement de la transition énergétique, mais cette idée, qui impose de modifier la Constitution, n'a pas prospéré.

En revanche, l'idée que le CAS transition énergétique soit un vrai compte d'affectation spéciale regroupant l'ensemble des recettes et des dépenses liées à la transition me plait.

Nous n'avons pas évoqué la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP). Le sujet est exactement le même : la TGAP « déchets » est aujourd'hui un instrument budgétaire, et non un instrument écologique. On taxe, en bout de chaîne, des collectivités sur des déchets qui ne sont pas recyclables, et qui vont ensuite répercuter ce prélèvement sur la taxe d'enlèvement des ordures ménagères. Cela n'a aucun intérêt, sauf pour Bercy : in fine, les déchets se retrouvent en décharge, car ils ne sont pas recyclables, et la TGAP augmente.

La transparence consiste à indiquer ce que sont les recettes, à s'interroger si on taxe la bonne personne - est-ce que cela a du sens de taxer les ménages lorsqu'on leur propose des voitures qui toutes, depuis vingt ans, font du 9 litres aux cents kilomètres - et au bon niveau - la taxation est aujourd'hui aveugle vis-à-vis des revenus.

Je vous invite à demander au Gouvernement des outils d'évaluation des mesures. Une étude a-t-elle été menée afin de savoir combien l'État a dépensé d'argent pour la rénovation énergétique, ou encore combien de logements ont été rénovés et d'émissions de CO 2 ont été évitées ? De même, il s'agirait de savoir combien ont été dépensés en faveur de l'éolien, et combien de kilowattheures ont été ainsi produits et d'émissions carbone évitées. Aujourd'hui, ces outils n'existent pas. Aussi, lorsque je vois lors des débats parlementaires des demandes d'augmentation de 3% du crédit d'impôt sur la transition énergétique (CITE) sur les fenêtres, ou au contraire une diminution de ce crédit d'impôt sur les chaudières, je me dis que vous naviguez à vue.

L'arbitrage politique a été fait. Il y a bien 10 milliards d'euros de recettes qui sont arrivés dans les caisses de l'État, sans pour autant entraîner une augmentation des crédits consacrés à la transition énergétique. Ce qui est choquant, c'est l'absence de débat démocratique autour de cet arbitrage.

Il est aujourd'hui impossible, par la loi, d'augmenter le fonds chaleur de l'Ademe, puisque la mission « Écologie » du projet de loi de finances détermine le montant du budget de l'Ademe de manière globale. Augmenter le budget de l'Ademe ne permet pas d'augmenter les aides au développement de la chaleur renouvelable. Pourtant, la chaleur est le premier poste de consommation énergétique de ce pays. La question à laquelle nous sommes confrontés n'est pas de savoir comment on produit de l'électricité, mais plutôt comment on se chauffe et on se déplace.

Pour produire environ 10 térawattheures d'électricité renouvelable, on a mis 7 milliards d'euros sur la table, à travers la contribution spéciale au service public de l'électricité (CSPE). Or, pour essayer d'atteindre un objectif similaire en matière de chaleur renouvelable, on a consacré à peine 220 millions d'euros. Pourquoi ne développe-t-on pas la chaleur renouvelable en France, alors que la plupart des pays d'Europe investissent dans les réseaux de chaleur ? Près de 300 collectivités de plus de 10 000 habitants n'ont aucun réseau de chaleur. Aujourd'hui les taux de retour sur investissement (TRI) pris en compte pour les investissements dans ces réseaux sont beaucoup plus faibles que les TRI pris en compte pour faire un parc photovoltaïque. Dès lors, ces réseaux ne sont pas assez compétitifs et perdent des clients.

M. Benoît Leguet . - Le bon critère pour l'évaluation de la taxe carbone n'est pas forcément qu'un euro perçu soit égal à un euro redistribué. Il ne s'agit pas d'une taxe de rendement, mais d'une taxe dont l'objectif est d'inciter à des changements de comportements, et à produire de l'investissement bas carbone.

Il y a des éléments de pilotage qui existent, mais qui ne sont pas forcément connus. L'article 174 de la loi de transition énergétique oblige l'administration à remettre chaque année au Parlement un rapport évaluant les investissements publics et privés en faveur de la transition énergétique, ainsi que leur adéquation avec les objectifs fixés par la loi. Nous allons présenter ce rapport à l'Assemblée nationale le 29 novembre prochain. Cela permet d'examiner de façon rétrospective les investissements concourant à la transition énergétique. Je peux d'ores et déjà vous annoncé que nous avons comptabilisé 32 milliards d'euros en 2016. L'objectif est de comparer ce chiffre à ce qu'il faudrait investir pour atteindre nos objectifs de transition énergétique.

Cela me permet de faire le lien avec l'interrogation sur l'existence d'une stratégie claire sur le climat. Ce qui est sûr, c'est que nous avons une stratégie nationale bas carbone, et que cet article 174 existe. Il faut simplement utiliser le cadre qui existe déjà.

Nous essayons de voir dans quels secteurs ont lieu les investissements bas carbone, qui sont les porteurs de projets, d'où vient l'argent, et par quel type d'instruments - dette, equity , subventions - est-ce financé.

Le CAS transition énergétique ne liste pas toutes les dépenses et recettes consacrées à la transition écologique. Nous aimerions contribuer à réduire ce manque d'information. Nous allons développer très prochainement un projet de « green budget », afin d'évaluer la « verdeur » du projet de loi de finances, en listant les dépenses budgétaires, les dépenses fiscales environnementales, et en essayant de trouver un indicateur d'efficacité de ces dépenses, qui ne sera pas forcément la tonne de CO 2 . En effet, la plupart des personnes ont tendance à calculer les euros dépensés par tonne de CO 2 , et à comparer les options, en commençant par le moins cher, pour aller ensuite vers le plus cher, ce qui est selon moi la meilleure façon d'aller dans le mur. Il y a besoin parfois de choisir des options coûteuses dès le début si l'on ne veut pas échouer sur le long terme.

En ce qui concerne l'existence d'une source de revenus qui va se tarir, nous avons en effet un problème à moyen terme. Si on suit les objectifs de la loi de transition énergétique et l'Accord de Paris, il n'y aura plus d'énergie fossile à terme. Mais je fais confiance à l'ingéniosité du législateur pour trouver de nouvelles bases taxables. Autrefois on taxait bien la forme des moustaches ou la largeur des façades sur rue. Le bonus-malus sur les véhicules a été évoqué. Pour moi, il ne s'agit pas d'un bon exemple. En effet, cela n'a d'effet qu'à un moment, en l'occurrence à l'achat du véhicule. Une fois cet achat fait, il n'y a plus d'impact sur la quantité de carburant consommée. Aujourd'hui, plus des deux tiers des véhicules achetés en France sont des véhicules classe B ou plus, en termes d'émissions de gaz à effet de serre. Le vrai enjeu est de passer à 0 % de classe B ou plus, ce à quoi la fiscalité carbone peut aider.

Je fais une petite incidence sur le prix de la baguette. Bien évidemment, la fiscalité va conduire à une modification des prix relatifs. À mon avis, ce n'est pas le prix de revient de la baguette qui va être affecté en premier, mais un certain nombre de comportements. Aujourd'hui, les gens prennent leur voiture pour faire 5 kilomètres, brûlant ainsi 25 centilitres d'essence pour acheter une baguette qui vaut un euro. Où est le vrai coût ? Est-ce dans l'augmentation du prix de la baguette, ou dans l'utilisation de la voiture ? Y a-t-il une façon de s'organiser différemment pour aller acheter le pain sans utiliser la voiture ? Je pose une question ouverte qui n'appelle pas de réponse aujourd'hui. Lorsque j'étais petit, j'habitais en Haute-Marne, il n'y avait pas de boulangerie dans le village et on vivait très bien car un camion faisait une ronde. Il y a certainement un besoin d'investissements. On peut inciter les particuliers à acheter une voiture électrique, une trottinette, à se déplacer à pied... mais de nouveaux modes d'organisation doivent être trouvés au niveau territorial. Cela ne veut pas dire une décroissance ou une perte de bien-être.

M. Dominique Bureau . - Vous nous avez interrogés sur le financement de la recherche. J'ai été directeur du service en charge de la recherche au ministère de l'environnement, et je suis d'accord avec vous : il y a besoin de recherche, à la fois en amont, mais aussi lors des phases de déploiement. Je siège au conseil scientifique de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra). Celui-ci nous a récemment présenté un programme de recherche prioritaire sur les pesticides. La première version soumise portait uniquement sur les technologies. On s'est rendu compte que cela n'allait pas, car les programmes de recherche doivent anticiper la manière dont on permet la transition. Cela me permet d'insister sur la nécessité d'assumer que cette transition écologique résulte d'un partenariat public-privé. Il y a besoin d'investissements publics, notamment par les autorités locales, mais on fait fausse route si on pense que l'on peut régler la transition énergétique uniquement en se fondant sur l'investissement public. La rénovation des bâtiments relève aussi des comportements des agents privés.

En ce qui concerne les exonérations, et au-delà de la question posée, nous avons aujourd'hui plusieurs difficultés sur la stratégie menée en matière de fiscalité écologique. Tout d'abord, il faut faire accepter des trajectoires de fiscalités incitatives qui sont mises en place avec difficulté. Par ailleurs, il existe un certain nombre d'exemptions, qui sont gênantes car les acteurs exemptés sont justement des pollueurs. On taxe donc durement des gens qui polluent peu, et moins ceux qui polluent beaucoup, ce qui est inéquitable.

En ce qui concerne la transparence, je vais vous présenter cinq propositions du rapport que nous avons réalisé avec Bénédicte Peyrol. Nous proposons tout d'abord de créer un « jaune budgétaire » consacré à la fiscalité environnementale afin de donner une vision intégrée de la manière dont les instruments votés lors des lois de finances concourent à la prévention des atteintes à l'environnement. Il s'agit de vérifier que cette fiscalité est bien incitative. Je veux souligner qu'aujourd'hui, nous avons la capacité de faire de l'analyse coûts-bénéfices et de montrer qu'il existe un retour pour l'investissement. L'OCDE développe des instruments tout à fait intéressants pour faire le suivi des politiques, de manière plus efficace que la LOLF d'ailleurs.

Par ailleurs, nous recommandons de décrire le développement de la fiscalité environnementale et le programme envisagé de réduction des dépenses fiscales dommageables à l'environnement dans les lois de programmation des finances publiques . La fiscalité écologique doit être pensée sur une période pluriannuelle. Ce qui compte pour faire évoluer les comportements est le prix anticipé, plutôt que le prix actuel.

En outre, il faut intégrer systématiquement dans les présentations budgétaires de la fiscalité environnementale l'évaluation des impacts et les principes retenus pour l'utilisation de ses recettes. Pour assurer l'adhésion des acteurs, il conviendrait de créer un moment annuel de concertation dédié à l'investissement et à la fiscalité verte.

Nous proposons également d'élaborer à l'horizon 2021 des indicateurs de suivi. Enfin, nous proposons de favoriser une meilleure communication, vis-à-vis des contribuables et des collectivités territoriales, sur les enjeux et l'utilisation des recettes des taxes environnementales afin d'en renforcer l'acceptabilité sociale et de concrétiser le pacte fiscal écologique. Cela concerne également les PME, afin qu'elles comprennent à quoi sert la fiscalité verte et ce qu'elles peuvent faire.

Je souhaite apporter une nuance sur la question de la concurrence européenne. La fiscalité verte mise en place actuellement doit nous permettre de tenir les objectifs fixés dans un cadre européen. Nous ne sommes pas dans une situation où nous sommes seuls à mener cette politique. Chaque pays européen dispose d'un budget carbone à respecter. La question posée est de savoir comment atteindre cet objectif - d'ailleurs insuffisant pour limiter la croissance des températures à 2 degrés. Cela n'empêche pas que les problèmes frontaliers que vous évoquez sont importants.

Nous savons que lorsqu'une ressource est gratuite, elle est gaspillée. Marcel Boiteux, ancien président d'EDF, disait que « le système de prix permet d'orienter en faveur des solutions qui gaspillent le moins de ressources lorsqu'il s'agit de raretés non marchandes. L'écotaxe semble le moyen le plus adapté pour rendre compatible la poursuite de la croissance économique et la préservation des libertés » . Il ne faut pas faire croire que l'on va respecter notre budget carbone avec un prix nul du carbone.

Marcel Boiteux insistait également sur le fait que, pour la compétitivité économique, l'instrument le plus efficace est la fiscalité. En effet, elle est libératoire : soit vous avez des solutions pour faire à moindre coût que la taxe, soit vous payez la taxe. Ainsi, vous n'êtes jamais devant un mur, contrairement à la réglementation qui, lorsqu'elle n'est pas respectée, peut provoquer des fermetures d'entreprise. La fiscalité permet de laisser un libre choix technologique pour atteindre l'objectif. Des études de l'OCDE montrent que cela permet de diminuer par quatre le coût pour la collectivité pour atteindre un objectif environnemental donné. C'est donc l'instrument le moins punitif que l'on puisse imaginer, et en plus il fonctionne.

A contrario , la situation actuelle de dérive de la trajectoire des émissions de CO 2 s'explique par la baisse du prix du pétrole, qui s'est traduit par un relâchement des comportements.

Dans le rapport que j'évoquais se trouve, en annexe, une proposition d'un nouveau type de compte d'affectation spéciale pour les mesures de prévention. La raison est simple : la fiscalité incitative pour faire de la prévention est très différente dans sa nature des taxes contributives. Dans un cas, il y a des dépenses à financer, dans l'autre cas, on souhaite orienter les comportements.

Il faut avoir conscience que tout le monde n'est pas captif. Croire le contraire risque de conduire à des erreurs de politiques. En outre, dans le contexte actuel, il s'agit plutôt d'une question générale de pouvoir d'achat. Certes, tout le monde est un peu touché avec la fiscalité verte. Mais certains groupes sociaux sont plus touchés que d'autres. Aussi, si l'on veut cibler les politiques, il faut examiner ce fait de près.

Enfin, la Suède a mis en place une taxe incitative pour conserver le signal-prix incitatif, tout en remboursant au prorata les entreprises concernées. Elle fonctionne comme un bonus-malus, mais en évitant les pièges de ce dernier.

M. Benoît Leguet . - Le financement participatif contribue à l'effort de pédagogie. Mais lorsque l'on regarde ce qui est financé, on constate que sont des projets d'énergie renouvelable, notamment d'électricité renouvelable. Je ne veux pas que l'on réduise les problèmes de transition énergétique à l'énergie renouvelable. Lorsque l'on regarde les besoins d'investissement pour la transition énergétique, il s'agit surtout de la rénovation énergétique des bâtiments. Or, dans ce domaine, ce n'est pas l'argent qui manque : les Français dépensent chaque année 50 milliards d'euros pour l'amélioration de leurs logements. Mais ils ne le dépensent pas sur la rénovation thermique mais sur de l'aménagement intérieur et le bien-être. Ce qui fait défaut, c'est donc la pédagogie et l'incitation. Les autres secteurs pour lesquels l'investissement est insuffisant sont les véhicules bas-carbone et les réseaux de chaleur.

Mme Nicole Bonnefoy . - Vous n'avez pas évoqué la question de la taxation des poids lourds.

M. Dominique Bureau . - Je peux simplement vous dire que j'ai passé une bonne partie de ma vie administrative à essayer de mettre en place une telle taxation.

M. Hervé Maurey , président . - Je vous remercie pour vos interventions et vos réponses. Vous avez beaucoup enrichi notre réflexion. Vous allez certainement susciter chez mes collègues un certain nombre de questions à l'intention de M. François de Rugy que nous recevons cet après-midi.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

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