III. L'AUTONOMIE FINANCIÈRE DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES : UN PRINCIPE À REFONDER

A. UNE NOTION MAL DÉFINIE

1. Autonomie de gestion ou pouvoir fiscal ?

S'il est communément admis que l'autonomie financière des collectivités territoriales est l'une des composantes de leur libre administration, le sens à donner à cette expression prête à discussion. L'autonomie financière peut être comprise :

- comme une autonomie de dépense ou de gestion , c'est-à-dire la capacité de gérer librement une partie au moins des ressources mises à la disposition des collectivités territoriales - corollaire indispensable de l'autonomie locale, définie par la Charte européenne de l'autonomie locale comme « le droit et la capacité effective pour les collectivités locales de régler et de gérer, dans le cadre de la loi, sous leur propre responsabilité et au profit de leurs populations, une part importante des affaires publiques 43 ( * ) » ;

- comme une autonomie dans la détermination de leurs recettes , qui suppose l'exercice d'un pouvoir fiscal par les collectivités territoriales. De fait, après avoir bénéficié du transfert d'anciens impôts d'État dès les premières décennies du vingtième siècle 44 ( * ) , puis de la création de nouveaux impôts locaux dans les années 1970 45 ( * ) , les collectivités territoriales se sont vu reconnaître, par la loi n° 80-10 du 10 janvier 1980 46 ( * ) , le pouvoir de fixer elles-mêmes le taux des quatre impôts directs locaux. Leur pouvoir fiscal reste néanmoins dérivé de celui du Parlement, puisqu'elles ne peuvent ni créer, ni supprimer un impôt, et qu'elles ne peuvent en déterminer le taux et l'assiette que dans les limites fixées par la loi.

Dans sa jurisprudence antérieure à la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, le Conseil constitutionnel semblait lui-même hésiter entre ces deux interprétations de l'autonomie financière des collectivités territoriales. Saisi, à plusieurs reprises, de dispositions législatives supprimant des impositions locales tout en instituant, dans certains cas, une compensation financière en faveur des collectivités concernées, le Conseil s'était à la fois référé au montant des ressources globales et des ressources fiscales des collectivités résultant de ces dispositions ; et il avait à chaque fois estimé que les mesures déférées n'avaient « pour effet ni de diminuer les ressources globales des collectivités locales ni de restreindre leurs ressources fiscales au point d'entraver leur libre administration 47 ( * ) ». En d'autres termes, le Conseil constitutionnel semblait considérer que le principe de libre administration implique que les collectivités disposent, d'une part de ressources globales suffisantes, d'autre part d'une certaine proportion de ressources fiscales, mais il n'avait jamais fixé de proportion minimale .

2. La révision constitutionnelle du 28 mars 2003

Face à la multiplication des allègements de fiscalité locale, qui semblait devoir vider de toute substance le pouvoir fiscal des collectivités territoriales, le constituant a réagi en 2003 en insérant dans la Constitution un article 72-2 qui énonce plusieurs principes applicables aux finances locales.

Article 72-2 de la Constitution

« Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi.

« Elles peuvent recevoir tout ou partie du produit des impositions de toutes natures. La loi peut les autoriser à en fixer l'assiette et le taux dans les limites qu'elle détermine.

« Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources. La loi organique fixe les conditions dans lesquelles cette règle est mise en oeuvre.

« Tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités territoriales s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi.

« La loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités territoriales. »

Le premier alinéa de l'article 72-2 correspond au principe d' autonomie de dépense ou de gestion des collectivités territoriales.

Le deuxième alinéa consacre leur pouvoir fiscal dérivé , puisqu'il les autorise, non seulement à percevoir tout ou partie du produit d'impositions de toute nature, mais à en fixer l'assiette et le taux.

Le troisième alinéa fournit un nouveau critère de l'autonomie financière des collectivités territoriales : la « part déterminante » que doivent occuper les recettes fiscales et « autres ressources propres » dans l'ensemble des ressources de chaque catégorie de collectivités .

Les quatrième et cinquième alinéas érigent enfin au rang constitutionnel le principe de compensation des créations, extensions et transferts de compétences, et le principe de péréquation .

La rédaction du troisième alinéa a donné lieu à de vifs débats au cours des travaux préparatoires de la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République, car c'est principalement par cet alinéa, et par la nouvelle règle qu'il institue, que le constituant a entendu garantir l'autonomie financière des collectivités territoriales .

La commission des lois du Sénat, sur proposition de son rapporteur et président, notre ancien collègue René Garrec, proposait initialement d'inscrire dans la Constitution que les ressources propres des collectivités territoriales représentent une part « prépondérante » de l'ensemble de leurs ressources. Cette rédaction était conforme à l'esprit de la proposition de loi constitutionnelle n° 402 (2001-2002) présentée par le président Christian Poncelet et plusieurs de ses collègues, qui prévoyait que les recettes fiscales dont les collectivités votent les taux dans les conditions prévues par la loi « représentent, pour chaque catégorie de collectivités territoriales, la moitié au moins de leurs recettes de fonctionnement ». Le Gouvernement avait fait valoir qu'une telle rédaction aurait « plac[é] immédiatement le droit positif en rupture avec la norme constitutionnelle », vu la part des concours financiers de l'État dans le total des ressources des collectivités, et qu'elle aurait fait obstacle à la nouvelle étape de la décentralisation qui était alors en préparation, puisqu'il aurait fallu financer toute nouvelle compétence décentralisée par de nouveaux impôts locaux 48 ( * ) .

Le Sénat s'était finalement rangé à ces arguments, tout en laissant au législateur organique le soin de définir le périmètre exact des « ressources propres » des collectivités et la part minimale qu'elles devaient occuper dans l'ensemble de leurs ressources . De ces précisions dépendait, en effet, la portée réelle du principe d'autonomie financière nouvellement consacré par la Constitution.


* 43 Article 3 de la Charte européenne de l'autonomie locale du 15 octobre 1985, ratifiée par la France le 17 janvier 2007.

* 44 La contribution mobilière et la patente furent transférées aux collectivités locales par la loi du 31 juillet 1917 ; elles furent suivies en 1948 par les deux contributions foncières.

* 45 Loi n° 73-1229 du 31 décembre 1973 sur la modernisation des bases de la fiscalité directe locale, loi n° 75-678 du 29 juillet 1975 supprimant la patente et instituant une taxe professionnelle.

* 46 Loi n° 80-10 du 10 janvier 1980 portant aménagement de la fiscalité directe locale.

* 47 Décision du Conseil constitutionnel n° 98-405 DC du 29 décembre 1998, loi de finances pour 1999 (à propos de la suppression de la part salariale de l'assiette de la taxe professionnelle, assortie d'une compensation financière). Voir également les décisions du Conseil constitutionnel n os 98-402 DC du 25 juin 1998, 2000-432 DC du 12 juillet 2000 et 2002-464 DC du 27 décembre 2002.

* 48 Voir le compte rendu intégral de la séance du Sénat du 5 novembre 2002, consultable à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/seances/s200211/s20021105/s20021105_mono.html .

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