4. Les conséquences des modifications récentes et attendues en matière de contentieux des étrangers

Il convient de dresser un bilan de l'application du nouveau régime contentieux des obligations de quitter le territoire.

En effet, la loi du 24 juillet 2006 a réformé les procédures d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, en distinguant la procédure de reconduite à la frontière, réservée aux étrangers qui n'ont pas saisi l'administration d'une demande de titre de séjour, de la procédure de l'obligation de quitter le territoire, qui accompagne désormais les décisions par lesquelles l'administration rejette une demande de titre de séjour.

L'étranger qui fait l'objet d'une telle mesure dispose d'un délai d'un mois pour quitter spontanément le territoire français. A l'issue de ce délai, l'autorité préfectorale peut mettre à exécution d'office la mesure d'éloignement.

Une procédure contentieuse particulière a été instituée pour permettre aux intéressés de contester la décision de refus de séjour assortie d'une obligation à quitter le territoire. Il s'agit, a priori , d'une procédure de semi-urgence, l'intéressé disposant d'un délai de recours d'un mois et le délai imparti au juge administratif, statuant en formation collégiale, étant de trois mois.

Toutefois, si, à l'issue du délai de retour volontaire, l'administration exécute d'office la mesure d'éloignement, la procédure contentieuse se transforme ipso facto en une procédure d'urgence identique à celle prévalant en matière de reconduite à la frontière. Il appartient alors à un juge unique de statuer sur la légalité de la mesure d'éloignement dans un délai de 72 heures.

L'impact de cette réforme sur l'activité des juridictions administratives doit être distingué selon qu'il s'agit des tribunaux administratifs ou des cours administratives d'appel.

? Devant les tribunaux administratifs

En première instance, la réforme de l'obligation de quitter le territoire, entrée en vigueur le 1 er janvier 2007 et qui n'a produit ses premiers effets sur les recours contentieux qu'au terme du premier trimestre 2007, a certes, provoqué un accroissement du nombre de dossiers intéressant le contentieux des étrangers.

Mais, en réalité, cet accroissement s'est inscrit dans une tendance lourde qui prévalait depuis plusieurs années. L'année 2007 a, à cet égard, constitué un pic, sans doute provoqué par la transition, cette année-là, entre l'ancien et le nouveau dispositif. En 2009, on retrouve, du reste, le niveau des entrées de 2006, antérieurement à la réforme.

Cette tendance lourde s'explique vraisemblablement par l'augmentation des décisions de refus de séjour et d'éloignement prises à l'encontre des étrangers et, dans une mesure qui reste à apprécier, par une progression régulière du taux de leur conflictualité.

Si l'effet quantitatif n'a pas été déterminant pour les tribunaux administratifs, il n'en reste pas moins que la réforme a eu des effets déstabilisants, essentiellement en raison du délai de trois mois qui a été imparti au juge pour statuer . Bien qu'il ne soit pas assorti d'une sanction, les tribunaux administratifs se sont efforcés de respecter ce délai que la loi a imposé (le délai moyen constaté de jugement a été ainsi de 171 jours). Cette discipline a eu un effet d'éviction sur les autres contentieux, la priorité conférée à l'une des matières conduisant nécessairement à allonger le délai de jugement des autres, en dépit des efforts de productivité qui peuvent être faits.

Cet effet déstabilisant n'est pas homogène sur l'ensemble du territoire. Si le contentieux des étrangers a représenté, en 2009, 24 % des entrées, en moyenne nationale, cette part s'est élevée à 57 % au tribunal administratif de Montreuil, 51 % au tribunal administratif de Cergy-Pontoise ou encore 41 % au tribunal administratif de Paris.

La priorité donnée au contentieux des étrangers dans ces tribunaux provoque un effet d'éviction encore plus sensible sur les autres types de contentieux et entraîne, selon les personnes entendues par votre rapporteur, un sentiment de saturation pour les magistrats de ces juridictions.

Enfin, plusieurs facteurs de complexité et la multiplicité des procédures ajoutent à cet effet déstabilisant.

Il en est ainsi de la transformation de la procédure contentieuse lorsque l'obligation de quitter le territoire est exécutée d'office, imposant parfois le transfert du dossier à un autre tribunal administratif que le tribunal initialement saisi, lorsque l'étranger est placé en rétention dans un autre ressort.

Par ailleurs, la réitération de demandes successives de titre de séjour sur des fondements différents génère autant de procédures contentieuses.

Enfin, parallèlement aux recours formés contre les arrêtés de reconduite à la frontière ou les obligations de quitter le territoire français, le recours à des procédures de référé, en particulier au référé dit « liberté », tend à s'accroître (1 687 procédures de cette nature en 2009, soit une augmentation de 58 % par rapport à l'année précédente).

Le recours à ces procédures se développe dans l'objectif de :

- pallier l'inexistence d'un recours ad hoc utile à l'encontre de certaines types de mesures d'éloignement (expulsion, exécution d'une interdiction judiciaire du territoire, procédure dite de réadmission au sein de l'Union européenne qui permet de remettre un étranger aux autorités compétentes de l'Etat membre par lequel il est entré sur le territoire de l'Union, procédure d'éloignement d'un étranger qui fait l'objet d'un signalement aux fins de non-admission dans l'espace des Etats membres à la convention de Schengen) ;

- se substituer aux voies de recours propres au contentieux des reconduites à la frontière et des obligations de quitter le territoire, lorsque ces voies de recours ne sont plus opérationnelles (exécution tardive de ces mesures d'éloignement).

Elles peuvent également être utilisées en matière d'admission au séjour des demandeurs d'asile.

- Devant les cours administratives d'appel

Les cours administratives d'appel ont, quant à elles, subi un impact quantitatif massif. La réforme de l'obligation de quitter le territoire français a ainsi eu pour effet d'accroître de manière exceptionnelle le taux d'appel global du contentieux des refus de séjour, qui est passé de 13 % en 2005, à 35 % en 2009, le taux d'appel du contentieux des refus de séjours assortis d'une obligation de quitter le territoire français jouant un rôle particulièrement important.

En effet, ce contentieux spécifique, qui connaissait en 2007, première année de sa mise en oeuvre, un taux d'appel important de 31,7 %, connaît en 2009 un taux d'appel de 44,9 %.

En conséquence, le nombre global de requêtes relatives au contentieux des étrangers a connu devant les cours un accroissement de 75 %, entre 2006 et 2008 , soit une progression plus de dix fois supérieure à celle des autres affaires enregistrées devant ce niveau de juridiction (+ 7 %) durant la même période.

La progression du contentieux des étrangers
devant les cours administratives d'appel

Entrées

(données brutes)

2001

2002

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

Etrangers

(tout type de mesures confondues

1 314

2 526

1 691

2 114

7 502

7 762

11 414

13 621

12 452

Refus de séjour

995

1 277

1 460

1 836

2 263

2 579

3 166

1 733

1 241

Refus de séjour +

OQTF

4 289

9 115

8 824

RAF

17

59

36

103

5 002

5 011

3 113

2 108

1 963

Source : secrétariat général du Conseil d'Etat

- L'impact attendu des réformes en cours

Les nouvelles dispositions envisagées dans le cadre du projet de loi relatif à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité actuellement en discussion devant le Sénat, devraient avoir une incidence non négligeable sur l'activité de la juridiction administrative.

En effet, la novation majeure du projet de loi porte, en cas de placement de l'intéressé en rétention administrative, sur le différé de l'intervention obligatoire du juge des libertés et de la détention. Alors que, sous l'empire de la législation actuelle, elle intervient à la quarante-huitième heure de la rétention, le projet prévoit qu'elle sera reportée à un délai de cinq jours (article 37 du projet de loi).

Ainsi, alors que, jusqu'à présent, l'étranger était, dans la plupart des cas, présenté au juge des libertés et de la détention avant que son recours ne soit, le cas échéant, examiné par le juge administratif, c'est l'inverse qui prévaudra désormais . Cette inversion ne sera pas sans incidence pour la juridiction administrative. Elle constituera, en effet, une incitation supplémentaire à saisir le juge administratif, notamment dans le souci de contester la légalité de la mesure de rétention sans attendre l'échéance de l'intervention obligatoire du juge des libertés et de la détention.

A cet égard, on dénombre chaque année environ 30 000 placements en rétention, tandis que le juge administratif n'est, aujourd'hui, saisi que d'un peu plus de 10 000 recours dirigés contre des arrêtés de reconduite à la frontière, auxquels il faut ajouter un nombre marginal de recours dirigés contre des obligations de quitter le territoire exécutées d'office ou d'autres types de mesures d'éloignement.

M. Christophe Devys, secrétaire général du Conseil d'État, a souligné que, indépendamment de l'accroissement prévisible du nombre de recours, le projet de loi pourrait entraîner un alourdissement de la charge de travail induite par chaque recours , dès lors que, dans un nombre substantiel de dossiers, le litige portera, non seulement, comme aujourd'hui, sur la légalité de l'éloignement du territoire de l'étranger en situation irrégulière et sur le choix du pays de destination, mais aussi, d'une part, sur la légalité du placement en rétention et, d'autre part, sur la légalité de l'interdiction de retour qui accompagnerait, à l'avenir, la mesure d'éloignement.

Mme Elsa Costa, présidente du Syndicat de la juridiction administrative, a exprimé de vives préoccupations quant à ces évolutions procédurales, tout en rappelant la complexification croissante du droit des étrangers et, singulièrement, de leur éloignement. Elle a indiqué que le projet de loi relatif à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité ferait ainsi coexister cinq procédures d'éloignement des étrangers non ressortissants d'un État membre de l'Union européenne, hors les cas de refus d'entrée sur le territoire français.

Elle a observé que le juge administratif pourrait être amené à statuer simultanément sur six décisions : la décision portant refus de titre de séjour, l'obligation de quitter le territoire français, la décision fixant le pays de renvoi, celle refusant l'octroi d'un délai pour quitter le territoire, celle portant interdiction de retour sur le territoire français et la décision de placement en rétention.

Aussi votre rapporteur considère-t-il que les conséquences de ces nouvelles dispositions devront être évaluées avec attention, afin de préserver l'équilibre général de la justice administrative.

Compte tenu des importants progrès réalisés ces dernières années, l'exigence de qualité des décisions rendues apportera rapidement des limites aux gains de productivité, si bien que les réformes ayant un impact direct sur le volume du contentieux doivent être conçues de façon à ne pas remettre en cause un équilibre fragile.

A cet égard, Mme Elsa Costa estime que les procédures à juge unique ne peuvent plus être étendues sans porter gravement atteinte à la qualité des décisions. Elle considère en outre que l'aide à la décision, promue par le Conseil d'État, trouve également ses limites, les magistrats consacrant de longues heures à la formation des assistants de justice, alors que ceux-ci ne restent souvent que quelques mois au sein de la juridiction.

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