D. LA REFONTE DE LA CARTE JUDICIAIRE, UNE RÉFORME COURAGEUSE, UNE CONCERTATION NÉCESSAIRE

1. Une réforme demeurée ponctuelle

Depuis 1958, le paysage judiciaire qui se compose de 1.200 juridictions, réparties sur 800 sites, est resté le même. La France compte actuellement 35 cours d'appel, 181 tribunaux de grande instance, 475 tribunaux d'instance, 271 conseils de prud'hommes et 191 tribunaux de commerce.

Depuis plusieurs années, votre commission pour avis plaide avec constance pour une réforme ambitieuse de la carte judiciaire . A cet égard, en 1996 déjà, la mission d'information sur les moyens de la justice constituée en son sein et présidée par notre ancien collègue M. Charles Jolibois 83 ( * ) , ne croyait pas « possible d'éluder le problème de la carte judiciaire », constatant que l'implantation des juridictions correspondait « plus aux données du XIXème siècle qu'à celles de la fin du XXème siècle ».

Depuis lors, les avancées en la matière ont été modestes avec notamment :

- la réduction du nombre de tribunaux de commerce ; une première vague de suppression, en application du décret n° 99-659 du 30 juillet 1999 entré en vigueur le 1er janvier 2000, a concerné 36 tribunaux de commerce. Sept juridictions consulaires ont ensuite été supprimées en juin 2005 dans le cadre de la réforme de la modernisation du droit des procédures collectives (décret n° 2005-624 du 27 mai 2005). Afin de prolonger ce mouvement, une commission spéciale été créée en septembre 2005 au sein du Conseil national des tribunaux de commerce 84 ( * ) ;

- le transfert de la cour d'assises du Vaucluse de Carpentras à Avignon, à l'occasion de la création d'un palais de justice moderne situé au chef-lieu du département (décret n° 2001-742 du 23 août 2001) ;

- la création de 15 tribunaux pour enfants en application du décret n° 2002-576 du 23 avril 2002, complété par le décret n° 2006-118 du 31 janvier 2006 qui a créé le tribunal pour enfants de Bonneville et le décret n° 2006-979 du 1er août 2006 portant création du tribunal pour enfants de Soissons qui fonctionne depuis le 1 er septembre dernier.

2. La refonte de l'implantation des juridictions proposée

Le 27 juin dernier, Mme Rachida Dati, garde de sceaux, a annoncé son intention de moderniser en profondeur la carte judiciaire, mettant en avant que la réorganisation des juridictions « est une nécessité pour garantir au justiciable une justice de qualité et aux magistrats, fonctionnaires et professions judiciaires des conditions dignes de travail » 85 ( * ) .

Deux principes animent la réforme en cours :

- renforcer la qualité de la justice, en remédiant à l'isolement des juges, en favorisant l'encadrement des magistrats débutants, en évitant une dispersion des moyens, en évitant que des magistrats multiplient les fonctions lorsqu'ils exercent dans une très petite juridiction 86 ( * ) et en permettant une spécialisation plus poussée des magistrats qui traitent des contentieux de plus en plus techniques ;

- prendre en compte les contraintes d'aménagement du territoire et les mutations démographiques, sociales et économiques qui ont affecté notre pays, étant précisé qu'il a été décidé de conserver au moins un tribunal de grande instance par département et de tenir compte de certaines spécificités locales -notamment s'agissant du droit local d'Alsace-Moselle et des équilibres locaux, par exemple en ce qui concerne la région de Franche-Comté.

Ainsi, le gouvernement a expliqué avoir élaboré sa réforme en fonction de l'activité judiciaire des juridictions, mais également en considération de données administratives et avec le souci de maintenir une justice proche du justiciable.

Au cours de son audition devant votre commission le 13 novembre, Mme Rachida Dati, garde des sceaux, s'est défendue d'avoir décidé un schéma national pré-établi. La ministre a choisi de présenter sa réforme dans chaque cour d'appel, région par région. A la date du 5 novembre dernier, les projets de schéma d'organisation avaient été présentés dans 16 cours d'appel, le premier déplacement ayant eu lieu à Lille, le 12 octobre. Ces ressorts représentent 53 % de la population. Ils comptent (hors conseils de prud'hommes) 465 juridictions.

Les propositions du gouvernement conduisent à cette date et dans ces ressorts au regroupement de 138 juridictions dont 7 tribunaux de grande instance sur 79 (9%), 98 tribunaux d'instance sur 267 (37 %), 33 tribunaux de commerce sur 98 (34 %), à la création d'un tribunal d'instance et d'un tribunal de commerce. A ce stade, un peu moins de 3 % de magistrats professionnels (125), 5,5 % de fonctionnaires (628), 156 avocats (moins de 1 % des professionnels) seraient concernés. Au total, le ministère de la justice évalue entre 1.000 et 1.500 le nombre de fonctionnaires des greffes susceptibles d'être affectés par cette réforme.

Trois étapes sont prévues . L'installation des pôles de l'instruction et le regroupement des conseils prud'homaux doit intervenir en 2008 , la nouvelle répartition des tribunaux d'instance et des tribunaux de commerce est programmée pour 2009 et enfin les contours de la nouvelle carte des tribunaux de grande instance doivent être redessinés en 2010.

Par ailleurs, actuellement, on dénombre 123 maisons de justice implantées dans 27 cours d'appel. Ces structures sont prioritairement localisées dans les zones urbaines sensibles ou à proximité de ces zones. La création de nouvelles maisons de justice et du droit s'inscrit également dans le cadre de la réforme de la carte judiciaire qui implique de repenser les circuits d'accès à la justice et de permettre à tout citoyen de disposer d'un service d'information de qualité et de proximité.

Comme l'a précisé la garde des sceaux le 13 novembre dernier, en réponse aux interrogations de plusieurs membres de votre commission des lois, la refonte de la carte ne remet pas en cause la réforme de la justice de proximité, qui sera poursuivie. Ainsi, les juridictions de proximité créées par la loi de programmation quinquennale de septembre 2002 seront maintenues. D'ailleurs, 188 personnes sont en passe d'être recrutées en tant que juges de proximité 87 ( * ) .

Le projet de budget pour 2008 prévoit une provision d'1,5 million d'euros pour financer la première étape de la réforme .

Tous les représentants des organisations syndicales entendus par votre rapporteur pour avis ont jugé ces crédits très insuffisants. Les représentants de l'USAJ ont en particulier regretté que le projet de budget n'anticipe pas le financement des mesures d'accompagnement pour les personnels, ce qui aurait pu permettre d'apaiser le climat d'anxiété qui règne dans les juridictions depuis l'annonce de la réforme de la carte judiciaire.

Les représentants du syndicat des greffiers de France se sont déclaré dubitatifs sur les économies susceptibles d'être attendues, faisant valoir que les aménagements immobiliers induits par cette réforme seraient a contrario coûteux. La ministre de la justice a en effet précisé, au cours de son audition, que la majorité des juridictions regroupées -principalement des tribunaux d'instance- sont hébergées dans des bâtiments mis à disposition par les collectivités territoriales, départements ou communes. Elle a fait valoir que la valeur ajoutée de la refonte de la carte était moins à rechercher dans les économies budgétaires attendues que dans les gains d'efficacité qu'elle peut laisser espérer.

En outre, la ministre a précisé que les véritables changements n'interviendraient pas avant la fin de l'année prochaine, le premier semestre devant encore être consacré aux négociations. Les dépenses prévues l'année prochaine seront essentiellement liées aux coûts d'aménagement des locaux liés à la mise en place des pôles de l'instruction.

Le montant de la provision pour 2008 est calqué sur les modalités financières retenues en 2003 par le ministère de la défense, dans le cadre de sa réforme de la carte des régiments militaires. Le principal poste de dépenses de cette réforme sera lié aux mouvements de mutations des personnels. Une montée en puissance est donc à prévoir à partir de 2009 et 2010.

Le schéma d'organisation de toutes les cours d'appel n'étant pas encore définitivement arrêté, le coût de la réforme n'est pas encore connu.

Comme l'a indiqué la garde des sceaux, Mme Rachida Dati, à votre commission pour avis, une série de mesures sociales et statutaires -ayant trait au relogement, aux mutations et au déroulement de carrière des personnels concernés- sera en outre prévue. Elle a précisé que chaque fonctionnaire ferait l'objet d'un suivi individualisé. Des possibilités de détachement dans d'autres administrations pourraient leur être offertes pour leur permettre de rester dans leur région.

3. Une méthode critiquée, une concertation jugée insuffisante

La garde des sceaux a souhaité engager une vaste concertation avec les principaux représentants des professions concernées par la refonte de la carte judiciaire (magistrats, fonctionnaires et avocats).

Pourtant, de nombreux acteurs de l'institution judiciaire considèrent le dialogue et la concertation insuffisants.

Les organisations représentatives des magistrats (Union syndicale de la magistrature, syndicat de la magistrature et FO-magistrats) ont estimé que la garde des sceaux avait mené une concertation de « pur affichage » et engagé cette réforme dans la précipitation . Elles ont en particulier regretté l'absence d'une réflexion de fond visant à moderniser la justice. Elles ont jugé choquant que la réforme ait été mise en oeuvre avant même que le comité national consultatif sur la réforme de la carte judiciaire chargé de formuler des propositions, pourtant mis en place par la ministre, n'ait rendu ses conclusions.

Les représentants de l'Association nationale des juges d'instance ont exprimé un sentiment plus nuancé , soulignant que le dialogue avec le ministère de la justice était permanent et que certains arguments étaient entendus et conduisaient le gouvernement à revoir certains choix . Ainsi, il semble que le ministère de la justice n'envisage plus systématiquement de regrouper les petits tribunaux d'instance au tribunal d'instance implanté dans le ressort du tribunal de grande instance.

Ces interlocuteurs ont fait valoir à votre rapporteur pour avis la nécessité de maintenir des juridictions de taille moyenne, soulignant l'intérêt des juridictions à taille humaine qui permettent aux magistrats d'avoir une vision globale de la situation personnelle des justiciables et de connaître tous les contentieux qui les concernent. Ils ont par exemple regretté la suppression du tribunal d'instance de Charolles, situé à 55 kilomètres de Macon -dont l'activité (600 à 650 dossiers) n'est pas négligeable- qui assure une présence de proximité auprès des justiciables. Ils ont jugé capital de conserver un maillage important des tribunaux d'instance au sein d'un même département.

La plupart des interlocuteurs entendus par votre rapporteur pour avis a critiqué les modalités de cette réforme, estimant qu'elle est essentiellement basée sur ces critères quantitatifs, sans qu'il ne soit tenu compte de la continuité du service public de la justice et du maintien de la justice de proximité.

La présentation région par région a été interprétée par de nombreux acteurs de l'institution judiciaire comme une méthode destinée à troubler la cohérence d'ensemble de la réforme.

La contestation la plus vive émane des avocats , en particulier de la Conférence des bâtonniers . Cet organe chargé de représenter les barreaux de province considère en effet que toute suppression d'un tribunal de grande instance constitue une mesure négative humainement, judiciairement, économiquement et sociologiquement.

Les barreaux des tribunaux de grande instance qui doivent être regroupés sont très inquiets des conséquences de la réforme et souhaiteraient obtenir des compensations. La garde des sceaux s'est récemment engagée auprès du Conseil national des barreaux et de la Conférence des bâtonniers sur la mise en place d' un mécanisme d'indemnisation individuelle pour les cabinets d'avocats implantés dans le ressort des tribunaux regroupés . Au cours de son audition devant votre commission, elle a évoqué trois pistes actuellement envisagées : la création d'un poste de vice-bâtonnier, un plus large accès à la magistrature et la possibilité de postuler dans le ressort de plusieurs tribunaux de grande instance.

La réforme de la carte judiciaire est nécessaire, chacun s'accorde à le dire depuis des années. C'est une réforme difficile qui ne peut se faire à la satisfaction de tous.

Néanmoins, un effort de pédagogie du ministère de la justice et un dialogue permanent, peut-être plus soutenu, avec les principaux intéressés sont nécessaires pour permettre à ce chantier de s'engager dans les meilleures conditions .

Les parlementaires qui connaissent bien ces dossiers peuvent y contribuer car, bien que de simples décrets suffisent pour la mettre en oeuvre, une telle réforme a besoin d'être partagée pour pouvoir être acceptée.

La justice est une production humaine qui s'adresse à des êtres humains. La machine ne peut pas tout compenser. Le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication ne compensera en effet jamais totalement l'éloignement de certaines juridictions dû à la réforme de la carte judiciaire, notamment pour les tribunaux d'instance qui traitent les contentieux du quotidien qui affectent souvent les personnes n'ayant pas accès à ces technologies et pour qui il sera difficile de se déplacer loin de leur domicile.

* 83 « Quels moyens pour quelle justice ? » - Rapport d'information n° 49 de M. Pierre Fauchon (session 1996-1997) sur les moyens de la justice.

* 84 Décret n° 2005-1201 du 23 septembre 2005.

* 85 Réponse à une question écrite de M. Simon Sutour publiée au Journal Officiel du 18 octobre 2007, page 1882.

* 86 Ceux-ci pouvant être appelés à exercer les fonctions de juge correctionnel, juge d'instruction, juge aux affaires familiales ou encore juge de l'exécution.

* 87 En juillet 2007, le nombre de juges de proximité en exercice s'élevait à 571 en fonction dans 323 juridictions de proximité.

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