Question de M. COLLIN Yvon (Tarn-et-Garonne - RDSE) publiée le 30/04/1999

Question posée en séance publique le 29/04/1999

M. Yvon Collin. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues,
après plus d'un mois de frappes aériennes, l'issue du conflit au Kosovo apparaît, hélas ! toujours incertaine. Milosevic
démontre à l'évidence une capacité de résistance que les forces de l'OTAN ont peut-être sous-estimée.
La stratégie du « tout aérien » ne constitue pas pour autant un échec même si elle inscrit la crise dans la durée. Un
grand nombre de points stratégiques ont été détruits avec des dégâts collatéraux, certes regrettables, mais finalement
inévitables par rapport aux 5 000 frappes effectuées dans le cadre des 11 000 sorties d'avions.
Par ailleurs, sur le plan de la politique interne à la Serbie, le limogeage du vice-premier ministre, Vuk Draskovic, apporte
peut-être les premiers signes de fracture du régime de Milosevic. Certes, si la prudence s'impose - tant la manipulation
est une arme souvent utilisée par les idéologies extrémistes - cette nouvelle porte néanmoins un coup à la cohésion du
nationalisme serbe. Elle laisse même entrevoir une possibilité d'opposition interne face à l'entêtement de Milosevic.
En manipulant l'information, ce dernier avait réussi à l'évidence à faire taire les divergences. Or, il serait erroné de croire
que l'opposition n'existe plus. Ces deux dernières années, elle avait été d'ailleurs particulièrement active, jusqu'à pouvoir
mettre Milosevic en difficulté, à tel point qu'on peut d'ailleurs se demander si celui-ci n'a pas justement saisi la cause
nationale du Kosovo pour fédérer les Serbes. Entraînée malgré elle dans l'aventure nationale-ethnique, l'opposition est
peut-être aujourd'hui - on peut le souhaiter - en phase de réveil.
En attendant, l'incertitude qui entoure cette information nous interdit de compter sur l'éclatement du régime.
La stratégie à poursuivre demeure donc la même. Après la réunion de Washington, l'Alliance a décidé de continuer et
même d'intensifier la campagne de bombardements aériens sur la Yougoslavie. L'éventualité d'une action au sol qui
suscite, à juste titre sans doute, beaucoup de commentaires semble être actuellement écartée. Bill Clinton l'a répété.
Vous-même, monsieur le Premier ministre, l'avez rappelé ici même voilà quinze jours et plus récemment de concert
avec le Président de la République.
Je voudrais d'ailleurs souligner combien le consensus qui règne sur ce sujet dans notre pays nous apporte un immense
crédit sur le plan international. Comme vous le savez, monsieur le Premier ministre, la cohabitation connaît, par
définition, des moments difficiles, mais il est rassurant de constater que, lorsqu'il s'agit des intérêts supérieurs de la
France, le Premier ministre et le Président de la République savent parler d'une même voix. Ce fait mérite d'autant plus
d'être souligné que ce n'est pas toujours le cas dans les autres pays de l'Alliance.
Je voudrais maintenant préciser ma question. Depuis quelques jours, la Russie est davantage entrée dans le jeu
diplomatique. Je m'en réjouis pour ma part et je crois, mes chers collègues, que cette orientation doit à l'évidence être
approfondie. Il faut le dire, le choix d'écarter pour le moment l'hypothèse d'une intervention au sol est motivé non
seulement par la peur d'un risque d'enlisement sur le terrain, mais aussi par le fait que l'Alliance peut difficilement
prévoir la réaction de la Russie en cas d'engagement terrestre.
Qu'on le veuille ou non, la Russie est donc un partenaire incontournable. Elle exerce une influence particulière dans la
région et auprès de Belgrade, même si les premières démarches effectuées par M. Primakov, et plus récemment
encore par M. Tchernomyrdine, ont donné peu de résultats.
Par ailleurs, négliger la Russie pourrait raviver la solidarité slave et orthodoxe et alimenter un panslavisme propice à
l'exacerbation des forces nationalistes et populistes à Moscou. Les élections de 1995 à la Douma et le premier tour de
l'élection présidentielle de 1996 avaient déjà mis en évidence le retour en force des nationalistes.
La Russie connaîtra dans les prochains mois deux scrutins essentiels. La gestion de la crise du Kosovo pourrait donner
matière aux campagnes législatives et présidentielles russes.
Nous nous battons actuellement, monsieur le Premier ministre, pour la stabilité des Balkans. Dans une perspective
plus large et plus lointaine, nous devons également oeuvrer dans la mesure du possible pour que soient favorisés les
tenants des valeurs démocratiques en Russie. Cette fois-ci, c'est une question de stabilité mondiale.
Monsieur le Premier ministre, je souhaiterais avoir votre avis sur la signification que vous donnez au limogeage de Vuk
Draskovic et connaître les premiers résultats des initiatives engagées avec la diplomatie russe ces derniers jours.
Je souhaite également exprimer, à mon tour, ma solidarité et mon soutien au Gouvernement et avoir une pensée
affectueuse pour tous nos compatriotes engagés dans ce conflit. (Applaudissements sur les travées du RDSE et sur
les travées socialistes ainsi que sur certaines travées du RPR et de l'Union centriste.)

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Réponse du ministère : Premier ministre publiée le 30/04/1999

Réponse apportée en séance publique le 29/04/1999

M. Lionel Jospin, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le Président de la
République, depuis le début de cette crise, a eu l'occasion de s'adresser à plusieurs reprises au pays. Comme chef du
Gouvernement et dans la responsabilité qui est la mienne, j'ai eu davantage la mission de m'exprimer devant la
représentation nationale, devant le Parlement.
Le ministre des affaires étrangères et le ministre de la défense ont été assidus à vos commissions pour répondre à vos
questions. Moi-même, à plusieurs reprises, accompagné du chef d'état-major des armées, j'ai été amené à donner aux
présidents des groupes et aux présidents de la commission de la défense nationale et de la commission des affaires
étrangères à l'Assemblée nationale et de votre commission commune au Sénat toutes indications qui étaient
demandées.
Depuis que je suis intervenu, le 15 avril dernier, devant votre assemblée, nos buts dans ce conflit n'ont pas varié ; notre
détermination dans la conduite des frappes reste entière ; nous continuons naturellement à faire face aux
conséquences humanitaires de ce conflit dramatique ; mais nous préparons l'issue diplomatique qui devra clore ce
drame nouveau dans les Balkans, en même temps que, nous projetant dans l'avenir, nous devons poursuivre notre
réflexion sur le rôle que l'Union européenne devra davantage jouer en matière de politique extérieure et, sans doute
aussi, de défense.
Oui, nos buts dans ce conflit n'ont pas varié.
Lors du sommet de Washington, les chefs d'Etat et de gouvernement ont adopté, le 23 avril dernier, une déclaration sur
le Kosovo qui réaffirme la détermination de l'Alliance à l'emporter, face au défi lancé à nos valeurs fondatrices que sont
la démocratie, les droits de l'homme et la primauté du droit.
Je vous l'avais indiqué le 15 avril - et c'est une opinion partagée par tous - du fait de l'obstination de M. Milosevic à
refuser un compromis qui paraissait pourtant à portée de main, il est apparu, hélas ! clairement, après de long mois
d'efforts, à Rambouillet, puis à Paris, que le processus diplomatique était dans l'impasse.
La volonté du gouvernement serbe de régler par la force le conflit au Kosovo, le début des exactions dans cette région
de la République fédérale de Yougoslavie, les mouvements de population qui s'amorçaient, la détermination à mettre en
oeuvre en tout état de cause la politique d'épuration ethnique et de déportation au travers de plans qui étaient
programmés nous ont conduits à penser que, si nous ne voulions pas être condamnés à l'impuissance, il nous restait
une seule voie : engager des opérations militaires avec nos alliés pour changer le cours des choses.
Avons-nous provoqué des malheurs plus importants que ceux que nous voulions éviter ? Sincèrement, je ne le crois
pas, et soyez sûr que le responsable politique et l'homme que je suis se pose cette question presque tous les jours.
D'abord, quelles qu'aient été ces frappes, rien ne pouvait justifier le fait que M. Milosevic déporte ses propres citoyens,
puisque les Kosovars étaient des citoyens de la République fédérale de Yougoslavie.
M. Michel Pelchat. Eh oui !
M. Lionel Jospin, Premier ministre. La responsabilité de ces déportations appartient entièrement au régime serbe,
notamment à M. Milosevic.
Comme je l'ai dit voilà un instant, tout montre que, si les démocraties occidentales avaient indiqué clairement qu'elles
prenaient leur part de l'échec diplomatique et qu'elles n'envisageaient pas d'agir par la pression, puis par la menace,
enfin par l'engagement des frappes - frappes qui peuvent s'arrêter aussitôt que M. Milosevic témoignera d'une volonté
d'aller vers une solution politique - ce mouvement de déportation - j'en suis convaincu parce que nous en avons fait
l'expérience historique auparavant, par exemple en Bosnie - se serait produit, mais sans que le régime serbe ait au
moins quelque part à en payer le prix.
Aujourd'hui, nous agissons pour que cesse la campagne de répression et d'épuration ethnique déclenchée par les
autorités serbes au Kosovo, pour que les forces militaires et paramilitaires, les milices, quittent la province où elles
commettent leurs exactions, pour que la population albanophone dispose d'un statut d'autonomie reconnaissant la
plénitude de ses droits et garantissant la sécurité de tous les habitants. Nous nous battons pour le retour des Kosovars
au Kosovo, et il faudra pour cela un cadre politique dont les accords de Rambouillet ont été la matrice ; et il faudra une
force de sécurité internationale déployée sous garantie militaire, dans les conditions qui sont celles de cette région,
pour permettre le retour des réfugiés.
Il s'agit là des cinq conditions posées par le groupe de contact, l'OTAN, l'Union européenne, mais aussi le secrétaire
général des Nations unies pour un arrêt des frappes, qui peut se produire à tout moment si cette volonté est exprimée
par l'autre partie et si le processus est engagé.
C'est pourquoi, tant que ce mouvement ne s'opère pas, tant que cette manifestation de la recherche d'une issue
raisonnable et humaine à ce conflit n'est pas concrétisée, notre détermination d'agir reste entière.
Appliquée avec ténacité, la stratégie des frappes aériennes produira, avec le temps, ses effets.
On a évoqué, à cette occasion, les rapports entre la France et l'OTAN.
Dans le conflit du Kosovo, je le répète, la France occupe toute sa place : celle d'un membre respecté de l'Alliance. Elle
n'a pas été « entraînée » dans les opérations militaires menées par l'OTAN ; elle en a partagé la décision avec ses
alliés, après en avoir évalué les risques et considéré qu'il n'y avait plus d'alternative possible. Elle est associée à la
conduite des frappes aériennes et son avis est suivi lorsqu'elle s'oppose à une opération, comme c'est le cas, j'imagine,
pour les autres partenaires de l'Alliance. Par exemple, tout récemment, c'est en toute connaissance de cause qu'il a
été décidé que les forces alliées mènent des attaques contre les forces militaires au Monténégro, et notamment sur
l'aérodrome militaire de Podgorica.
En effet, vous le savez, nous avons le souci de veiller à l'équilibre au Monténégro ; nous voulons préserver cette
province. Nous suggérons donc - et nous avons en conséquence marqué des oppositions à des frappes - une stratégie
d'« encagement » du Monténégro, - c'est le terme employé par les militaires - de façon que, pour éviter, par exemple, le
transport de produits pétroliers, on frappe en Serbie plutôt qu'au Monténégro même, parce qu'il y a là une situation
d'instabilité possible à laquelle nous devons veiller.
Mais lorsque, sur un aérodrome militaire, est concentrée une partie de ce qui reste de la force aérienne du régime serbe
et que ce dernier veut s'en servir, nous sommes obligés d'intervenir. Voilà comment sont pesées presque chaque jour
les décisions qui doivent être prises par le chef d'état-major des armées dans son contact avec les autorités de l'OTAN,
mais tout cela, sous le contrôle politique direct du Président de la République et du Premier ministre que je suis avec,
naturellement, les avis du ministre de la défense et du ministre des affaires étrangères.
En ce qui concerne le cadre institutionnel de l'engagement français, sur lequel M. Pelchat m'a interrogé, j'ai déjà indiqué
devant l'Assemblée nationale, avant-hier, que l'article 35 de la Constitution visant la déclaration de guerre autorisée par
le Parlement, c'est-à-dire par l'Assemblée nationale et le Sénat, n'était pas applicable. C'est donc dans un autre cadre
institutionnel - mais d'autres articles le permettent - que nous devrions vous consulter. Je veux le redire ici : aucun
changement majeur dans la stratégie suivie jusqu'à présent - et ce changement, je ne le veux pas, je ne le crois ni
nécessaire ni vraisemblable - aucun changement majeur, disais-je, ne pourrait se concevoir sans que vous soyez
amenés à vous exprimer par un vote formel.
C'est là - je le rappelle, car cette question a été évoquée tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat - une question de
principe, une question régissant les rapports entre le pouvoir exécutif - le Gouvernement en tout cas - et le Parlement.
Cela ne veut naturellement pas dire que, sur le fond, ma position soit différente de celle que j'ai exprimée clairement à
l'Assemblée nationale.
Les frappes, à mon sens, produiront dans la durée tous leurs effets. Certes, les frappes n'ont pas empêché que se
poursuive une épuration ethnique programmée de longue date et engagée au lendemain de Rambouillet avec la
militarisation du Kosovo. Mais ni une intervention terrestre à haut risque ni le renoncement à toute action laissant libre
cours aux activités criminelles du régime serbe et de ses milices n'auraient été en tout état de cause en mesure de
l'interdire.
Au moins l'intervention de l'Alliance a-t-elle bouleversé l'inégal rapport de forces entre Serbes et Kosovars, entre troupes
militaires et paramilitaires surarmées d'un côté, populations civiles sans défense ou groupements faiblement armés de
l'autre côté, non pas aujourd'hui, pour le moment, au Kosovo même - et les populations, nous le savons, en paient le
prix - mais pour déterminer l'issue du conflit qui a été engagé.
L'Alliance atteint progressivement ses objectifs militaires : désormais, les avions alliés dominent le ciel yougoslave. Les
forces serbes au Kosovo ont perdu leur mobilité. Leur logistique est largement affaiblie. Les instruments de la
propagande serbe sont défaillants et seront frappés à nouveau. La cohésion de l'outil de guerre serbe décline jour après
jour. Les renforts aériens que les alliés vont déployer dans les tout prochains jours contribueront à accélérer le déclin de
la force serbe. Il y aura bientôt plus de 1 000 avions alliés sur le théâtre des opérations offrant vingt-quatre heures sur
vingt-quatre la capacité de conduire aussi bien des attaques d'objectifs stratégiques que d'objectifs militaires ponctuels
et policiers au Kosovo.
Enfin, les premières lézardes apparaissent sur la façade d'un régime serbe qui jusqu'ici faisait bloc. M. Collin, avec
d'autres, m'a interrogé à cet égard.
Que puis-je dire ? Quand le vice-Premier ministre d'un régime présenté comme un bloc, un opposant certes au parcours
diversifié mais qui s'était rallié au pouvoir de M. Milosevic, doit être limogé après des déclarations aussi sévères que
celles qu'il a prononcées, et quoi qu'on pense de sa personnalité, c'est indiscutablement un signe.
Mais il nous faut, pour interpréter ce signe, être prudents et attentifs.
Prudents, parce que nous connaissons la nature autoritaire de ce régime, la complexité de ses structures de pouvoir,
l'idéologie d'une partie de l'élite du pays. Les événements de ces derniers jours le démontrent, où il faut déchiffrer ce qui
reste opaque. Il faut donc, surtout, que les actes viennent au secours des paroles, d'où qu'elles viennent, c'est-à-dire
que les autorités serbes s'engagent à respecter les cinq conditions fixées par la Communauté internationale.
Nous restons en même temps attentifs, parce que nous espérons que, malgré la propagande, des Serbes restent
lucides, parce que nous n'avons pas oublié ces importantes manifestations organisées par le peuple de Belgrade.
Certes, ces dernières portaient sur d'autres objets, à savoir les rapports de pouvoir, les élections truquées, la question
de la démocratie, et, à la limite, les mêmes hommes ou femmes qui s'étaient engagés dans ces combats peuvent,
surtout quand leurs leaders changent de camp, être enfiévrés par les idées du nationalisme ; ces deux mouvements ne
peuvent donc pas s'identifier absolument dans le temps. Mais nous espérons que les Serbes pourront se convaincre,
par tous les moyens malaisés de pression sur leurs autorités qui sont les leurs, que le respect des conditions posées
par l'Alliance atlantique donnerait le signal de la fin des frappes.
Il est donc très important de continuer à parler au peuple serbe ; nous savons qu'il nous entend par différentes voies, et
c'est pourquoi aussi il était important de limiter la puissance d'une propagande scandaleuse. Nous savons bien que, par
de multiples canaux, les Serbes entendent aussi et voient peut-être un peu ce qui se passe au Kosovo, qu'ils entendent
ce que nous avons à leur dire. Oui, il faut leur redire que nous ne nous battons pas contre le peuple serbe et que nous
sommes prêts à bâtir avec lui, s'il en fait ce choix clairement, dans une Europe démocratique et aussi dans les Balkans
avec les autres peuples, un nouvel avenir, un avenir différent de l'impasse tragique, humiliante, déshonorante aussi dans
laquelle l'enferme son dictateur.
MM. Emmanuel Hamel et Michel Pelchat. Très bien !
M. Lionel Jospin, Premier ministre. Oui, l'efficacité de la stratégie arrêtée ne pourra s'apprécier qu'avec le temps. Il
faut donc faire preuve de ténacité, de nerf, de courage aussi, parce que tant de choses provoquent en même temps
chez nous l'émotion, la peine et le désarroi que nous pourrions parfois être tentés d'arrêter pour que tout cela cesse. Or
nous savons très bien, étant donné notre adversaire, que nous, nous nous arrêterions, que nous, nous subirions une
défaite, mais que lui ne s'arrêterait pas. Nous n'avons jamais jusqu'ici reçu de sa part le signe, qui viendra peut-être,
forcé par les circonstances, qu'il pourrait raisonner autrement.
Une intervention terrestre n'est donc pas à l'ordre du jour. Cette position, l'ensemble des membres de l'Alliance
atlantique l'ont exprimée au sommet qui vient de se tenir à Washington. Les scénarios qui postulent l'échec des frappes
aériennes et envisagent une offensive terrestre au Kosovo sont lourds, selon moi, de trop de risques. Passer d'une
logique de coercition, presque de sanction, si l'on peut dire, d'une campagne aérienne à un engagement militaire au sol,
c'est accepter le principe d'affrontements meurtriers pour les populations et pour nos soldats. C'est entrer dans la
logique d'une guerre totale.
En tout état de cause - je vous l'ai dit et je le confirme - aucune décision ne pourrait être prise sans que vous soyez
formellement consultés.
En revanche, il a été décidé, au sommet de Washington, d'étudier un embargo pétrolier. M. Vinçon, notamment, m'a
interrogé à ce propos.
L'OTAN, c'est vrai, en étudie les modalités juridiques et pratiques. Le Gouvernement français déterminera quant à lui sa
position sur ce point en fonction de la teneur des propositions alliées. Nos experts en sont aujourd'hui saisis. Nous
garderons à l'esprit le souci de préserver les intérêts, en particulier économiques, du Monténégro.
La France reste attentive, y compris dans ces circonstances exceptionnelles, au respect du droit maritime international
et maintient sa préférence pour des solutions fondées sur le volontariat, ce qui correspond d'ailleurs à la démarche des
quinze pays de l'Union.
A cet égard, je crois utile de rappeler que le droit international n'autorise en haute mer les navires de guerre qu'à
pratiquer la reconnaissance, opération qui consiste à s'assurer à distance de l'identité et de la nationalité d'un navire
marchand.
Il existe en outre un « droit de visite », qui consiste à vérifier cette nationalité, la nature de la cargaison et sa
destination, par l'examen soit des documents - c'est « l'enquête de pavillon » - soit de la cargaison - cela peut être une
perquisition. Mais ce droit ne peut être exercé que dans un nombre restreint de cas : dissimulations de nationalités,
pirateries, actes illégitimes de violence ou émissions de radio non autorisées. Nous ne nous trouvons, semble-t-il, dans
aucun de ces cas précisément énumérés par le droit de la mer.
Une question qui vous a naturellement tous préoccupés et qui est au premier rang des priorités de la France est la
façon dont nous faisons face aux problèmes humanitaires. MM. Weber et Pelchat nous ont interrogés à cet égard.
Plus de 700 000 personnes ont fui le Kosovo depuis un an, et l'on compte aujourd'hui environ 367 000 réfugiés en
Albanie, 142 000 en Macédoine et 63 000 au Monténégro. Au Kosovo même, plusieurs centaines de milliers de
personnes déplacées survivent dans des conditions extrêmement précaires.
Dès le début de l'exode, la France a mis en place un dispositif d'aide humanitaire qui la met au premier rang. Outre
notre contribution à l'effort de l'Union européenne, soit 265 millions de francs, l'Etat a débloqué 300 millions de francs
pour porter secours aux réfugiés. Ce sont largement plus de 500 millions de francs que la France consacre à cet effort.
En Macédoine et en Albanie, la France met à disposition des personnels militaires, déploie les centaines de
spécialistes de la cellule d'urgence, de la sécurité civile et du SAMU. Elle assure la gestion de plusieurs camps de
réfugiés. Elle achemine sur place, depuis son territoire, des milliers de tonnes de fret humanitaire, nourriture,
médicaments, tentes, produits de première nécessité.
En Macédoine, prenant le relais de nos soldats, l'action humanitaire française gère maintenant, avec des organisations
non gouvernementales, le camp de Stenkovec, où séjournent plus de 11 000 personnes.
En Albanie, la France assure, au sein de l'opération « Abri allié », la protection de la zone sud du pays. Des unités
d'intervention de la sécurité civile, des élements de notre corps du génie travaillent sur place. Notre pays administre là
aussi plusieurs camps. Des médecins français assurent la couverture épidémiologique du pays et s'apprêtent à
réhabiliter un hôpital à Tirana.
Nous apporterons une aide directe au familles albanaises ou macédoniennes qui accueillent des réfugiés, selon des
modalités actuellement à l'étude. Dans le même esprit, nous accorderons une aide économique et financière aux pays
les plus touchés. La France a déjà obtenu du Fonds monétaire international un moratoire sur les dettes de la
Macédoine et de l'Albanie. La Banque mondiale prépare, avec l'Union européenne, un programme pour la reconstruction
de ces deux pays. Avec ses partenaires de l'Union, la France prendra ses responsabilités pour apporter aux voisins du
Kosovo l'aide que réclament leurs économies, durement touchées par le conflit.
En réponse aux questions qui ont été posées à cet égard, j'indique qu'avec nos partenaires nous sommes prêts à aller
beaucoup plus loin pour aider économiquement cette région des Balkans à l'issue du conflit.
Nous le savons tous, la population française s'est mobilisée elle-même dans un élan exceptionnel. Nous tenons le
compte de l'aide qui est offerte, rassemblée et triée, souvent par des bénévoles : plus de 20 000 tonnes d'aide seront
acheminées sur place par les moyens de l'Etat, avec l'aide de plus en plus manifeste des collectivités locales ; plus de
10 000 familles se sont portées volontaires pour accueillir des réfugiés. A ce jour, nous avons organisé, dans le respect
du droit international et des compétences du HCR, l'accueil d'environ 1 800 personnes dans des centres d'hébergement
collectif. Nous poursuivrons cet effort de solidarité. Une partie de ces réfugiés rejoindront des familles françaises, et ce
librement. Le jour venu, nous les aiderons à retrouver leurs foyers au Kosovo.
Demain, vous le savez peut-être, je me rendrai en Albanie, puis en Macédoine. Ce sera l'occasion pour moi de prendre
la mesure de la situation très difficile à laquelle ces deux pays sont confrontés et d'exprimer aux réfugiés comme aux
autorités politiques la solidarité de la France. Je mettrai ce déplacement à profit pour évoquer avec les autorités
macédoniennes et albanaises nos vues sur l'évolution du conflit au Kosovo. Je recueillerai leur appréciation sur les
perspectives de l'issue politique que nous devons rechercher ensemble. Je veux surtout témoigner de la solidité et du
caractère durable de notre engagement au côté des pays voisins du Kosovo, que le gouvernement de M. Milosevic
espère sans doute déstabiliser. Plus précisément, nous approfondirons, avec nos interlocuteurs, les discussions
engagées sur la meilleure façon de venir en aide, sur les plans économique et financier, à ces pays.
Dès maintenant, et cependant que se poursuit le processus des frappes, nous préparons l'issue diplomatique de ce
conflit. Cela a d'ailleurs constitué la démarche constante de la France et de sa diplomatie, mise en oeuvre par M.
Hubert Védrine.
Les frappes ne sont pas pour moi, je l'ai dit, une impasse militaire. Les frappes ne sont pas non plus la première étape
d'un engrenage ou d'une fuite en avant, elles ne sont qu'un moyen auquel il nous a fallu nous résoudre pour nous frayer
un chemin vers la paix. Ce chemin passe nécessairement par l'Organisation des Nations unies. M. Collin, en particulier,
a insisté sur ce point.
De même que M. Kofi Annan recherche, avec nos alliés occidentaux et par des contacts avec les Russes, dans le
même esprit que nous, à dégager les voies d'une issue politique, de même nous pensons que nous devons, pour
réussir dans cette voie, avoir la Russie à nos côtés. Notre démarche doit donc être progressive et prendre en compte le
point de vue de ce pays indispensable au règlement politique de la crise, de ce partenaire majeur d'un avenir de paix et
de stabilité sur notre continent.
Nous espérons que M. Tchernomyrdine - M. Vinçon s'est interrogé à cet égard - pourra jouer un rôle utile dans les
négociations. Dans les discussions que nous aurons avec lui, nous n'accepterons de transiger ni sur les principes qui
sont les nôtres ni sur les fins que nous poursuivons - le retour des réfugiés, l'autonomie du Kosovo, le caractère pluriel,
pluraliste et démocratique de la vie sociale et politique dans ce pays, le retrait des forces armées et des forces de
répression serbes - mais nous devrons à chaque instant être ouverts aux modalités qui permettent de poursuivre ces
fins et de les atteindre.
De ce point de vue, nous devrons, notamment sur la composition de la force, être extrêmement attentifs au point de vue
des Russes, ainsi qu'à ce que les autorités et le peuple serbes peuvent accepter dans cette affaire.
Lorsque sera venu le temps, pour le Conseil de sécurité, d'adopter, sous chapitre VII, une résolution, celle-ci devra, de
l'avis de la France, prévoir les conditions du déploiement au sol d'une force de sécurisation internationale. Sa
composition et son mandat retiendront particulièrement notre attention. Quant à la puissance déployée, quant à l'unicité
nécessaire de sa chaîne de commandement, quant à l'efficacité des règles d'engagement qui doivent être les siennes,
la configuration de cette force doit être définie avec précision. Elle ne peut pas, à l'évidence, être une simple force civile,
sur le modèle de l'ancienne « Mission des vérificateurs au Kosovo ».
M. Philippe François. Très bien !
M. Lionel Jospin, Premier ministre. Ce ne peut pas être non plus une force de l'OTAN stricto sensu, cela ne
permettrait pas de déboucher sur un accord politique. C'est pourquoi il est important que la Russie soit associée à la
préparation, à la mise en oeuvre et à la garantie de l'accord politique à venir.
M. Philippe François. Tout à fait !
M. Lionel Jospin, Premier ministre. Quant au futur statut du Kosovo, sur lequel s'est interrogé, par exemple, M. Adnot,
nous restons, à ce stade, sur l'orientation adoptée à Rambouillet : un Kosovo autonome, dont j'ai indiqué les
caractéristiques pluralistes et démocratiques, peut-être sous administration provisoire au nom des Nations unies ; à cet
égard, l'Union européenne a fait état de sa disponibilité. Nous n'envisageons pas, pour l'instant, une partition, mais nous
verrons où nous conduira ce conflit...
Le dernier point que je voudrais aborder, mesdames, messieurs les sénateurs, concerne le rôle que doit jouer, à court
comme à long terme, l'Union européenne.
Le conflit du Kosovo met en lumière le besoin que nous avons d'une défense européenne. Il renforce la conviction chez
nos partenaires que nous devons nous doter d'une véritable politique étrangère et de sécurité commune, y compris
d'une défense européenne. Dans la recherche d'une solution négociée pour le Kosovo comme dans l'intervention
militaire, les Quinze élaborent et tiennent un langage commun. Nous nous appuierons sur cette solidarité dans le conflit
et dans la recherche de la paix pour relancer le projet d'une défense commune.
L'Union doit être capable de prendre, dans un cadre intergouvernemental, des décisions en matière de défense et de
gestion de crise. Cela suppose qu'elle se dote, sans redondance et en relation avec l'OTAN, de moyens propres pour
évaluer les situations, pour planifier de façon autonome des moyens, pour disposer librement de capacités d'action.
Mais, parce que les Quinze sont de vieilles nations qui ont leurs traditions militaires, parce que certaines sont des
puissances nucléaires et que d'autres sont neutres, parce qu'elles ont des conceptions stratégiques particulières et des
liens très divers avec les Etats-Unis, nous savons bien que ce mouvement sera progressif. C'est la démarche que nous
avons retenue avec le Président de la République à Saint-Malo.
A plus court terme, l'Union européenne prendra toute sa part de la solution politique de cette crise. La France, avec ses
partenaires, est prête à jouer un rôle essentiel dans la reconstruction du Kosovo. L'Union européenne, le 14 avril, s'est
déclarée disponible pour prendre la responsabilité d'une administration provisoire du Kosovo, si du moins le Conseil de
sécurité en décide ainsi.
Concernant nos relations avec les pays voisins du Kosovo - M. Arthuis m'a notamment interrogé sur ce point - le
Conseil des ministres de l'Union a, le 26 avril, décidé d'envisager le resserrement de nos liens avec la Macédoine et
l'Albanie. La Commission européenne doit explorer la voie d'accords d'association. Nous nous réjouissons de ce
résultat, auquel le France a contribué. Compte tenu de l'écart de développement qui subsiste, de la nécessité de
préserver l'économie de ces pays d'une concurrence trop vive et de la grande diversité culturelle et sociale des pays
européens, l'association constitue, à mes yeux, une meilleure option que l'accélération, peut-être un peu irréfléchie, de
l'élargissement de l'Union.
Y a-t-il une place pour la Serbie ? Nous ne voulons pas enfermer le peuple serbe, je l'ai dit, dans l'impasse du
nationalisme et de la violence, dans laquelle, malheureusement, il s'est laissé entraîner depuis dix ans. Le but de notre
intervention est bien de ramener la Serbie « en Europe », c'est-à-dire d'aider les Serbes à ouvrir les yeux sur les
exactions qui sont commises, en leur nom, contre leurs concitoyens yougoslaves, c'est-à-dire de favoriser dans ce
pays le développement d'une véritable démocratie, respectueuse des droits des minorités, c'est-à-dire, bien sûr, le jour
venu, de consentir les efforts nécessaires à la reconstruction de l'ensemble des pays des Balkans.
Cette Europe prospère, démocratique, celle qui est la nôtre, elle est offerte à tous. N'avons-nous pas nous-mêmes, au
sein de cette Union, des partenaires qui furent longtemps des adversaires que nous avons combattus à travers les
siècles et avec qui nous avons su nous réconcilier et nouer des amitiés durables ? Nous avons un modèle à proposer,
une démarche historique à offrir.
Pour que le règlement de cette crise dans les Balkans soit lui aussi durable, le tribunal pénal international devra être en
mesure de sanctionner les agissements de tous les criminels de guerre. La France a pleinement l'intention de le
seconder dans cette tâche. Mme Louise Arbour sera d'ailleurs reçue la semaine prochaine à Paris, et nous veillerons à
ce que les informations, les observations et les témoignages nécessaires au travail du tribunal lui soient fournis.
(Applaudissements sur les travées socialistes.)
Le tribunal pénal international a pour mission de poursuivre, d'inculper puis de châtier les criminels de guerre. Les
gouvernements de l'Alliance, eux, ont pour objectif de chercher une solution politique à la crise du Kosovo. Le moment
venu, nous le savons bien, ces deux démarches seront appelées à se rejoindre.
Cette Europe prospère, démocratique, dans laquelle nous souhaitons un jour accueillir tous les membres de la famille
européenne, est aussi, en effet, une Europe du droit, dans laquelle aucun crime ne restera impuni.
Oui, comme l'a dit M. Renar, ce sont bien les conditions d'une paix juste que nous recherchons dans la crise du
Kosovo à travers, aujourd'hui encore, la poursuite déterminée des frappes, pour faire céder un homme et un régime qui,
jusqu'ici, n'ont bougé que devant la force et non devant la lumière de la raison.
Mais, en même temps, il nous faut garder une attention constante aux chances de la négociation quand elles s'offrent,
et qu'il faut savoir saisir en ne faisant pas preuve de lourdeur d'esprit ou d'hésitation dans les démarches, sans perdre
de vue les fins qui sont les nôtres : le retour des réfugiés, l'autonomie d'un Kosovo pluriel, une Serbie acceptant enfin
une conception citoyenne et non pas ethnique de la nation, refusant les fièvres du nationalisme pour n'éprouver que de
la fierté nationale, comme il est légitime pour chaque peuple, pour chaque pays, et acceptant de cohabiter dans la paix
avec ses voisins.
Mesdames, messieurs les sénateurs, soyez sûrs que la France saisira toutes les chances de paix.
(Applaudissements.)

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