PROSPECTIVE DU PACTE SOCIAL DANS L’ENTREPRISE

A la demande de M. Gérard Larcher, président du Sénat, la délégation sénatoriale à la prospective s’est penchée sur l’avenir du pacte social dans l’entreprise. M. Joël Bourdin (UMP, Eure) et Mme Patricia Schillinger (Soc, Haut Rhin), respectivement président et membre de la délégation, présentent ici les conclusions de leur rapport.

Sans une amélioration significative du pacte social dans l’entreprise, dans le sens d’une meilleure reconnaissance des salariés et d’une revalorisation du travail, l’économie et la société s’exposeraient à de sérieux revers.

Le malaise actuel dans l’entreprise

Ces trente dernières années, dans un contexte de concurrence et de mobilité des capitaux croissantes, une recherche de productivité de plus en plus orientée vers le court terme a progressivement modifié toutes les facettes du pacte social dans l’entreprise. Avec une infinité de nuances selon la configuration productive et la situation, dominante ou non, de l’entreprise dans la chaîne de production, on observe :

- des gains salariaux ralentis et des  inégalités salariales croissantes, mais des revenus du capital en forte augmentation ; ce constat, largement argumenté dans le rapport, nuance celui, posé par deux rapports récents, l’un au Président de la République, l’autre au Premier Ministre, qui ont défendu l’idée d’une stabilité du partage de la valeur ajoutée et, partant, d’une répartition équilibrée des revenus ; le débat ouvert par le Président de la République sur le partage de la valeur ajoutée doit se poursuivre ;

- de fortes tensions sur les conditions de travail, traduction de l’affaiblissement d’un modèle fordiste basé sur la carrière et la sécurité de l’emploi de salariés soumis à un fort contrôle hiérarchique ; à ce stade, ni les progrès de l’ « employabilité » désormais visée par les politiques publiques, ni l’autonomie promue par un discours managérial souvent illusoire, ne débouchent sur un équilibre satisfaisant du point de vue du salariés ;

-par des relations sociales dégradées et une gouvernance déséquilibrée, avec une translation du pouvoir vers des investisseurs financiers au sein d’entreprises plus grandes qu’il y a trente ans, mais composées d’établissements plus petits où les salariés sont éloignés des lieux de décision ; la capacité de négociation de salariés « oubliés » de la gouvernance au nom de l’efficacité économique, est en outre obérée  un taux de syndicalisation passé d’environ 30 % à environ 8 % des salariés depuis l’après-guerre ;

- un ordre juridique du travail dans une transition inachevée : le droit social du travail porte la marque de l’affirmation de l’objectif de maximisation de la productivité mais aussi des difficultés rencontrées dans la transition d’un modèle à l’autre et dans la prise en compte de la dimension internationale de problèmes sociaux du travail.

La tendance à venir : le « scénario du pire »

• Les conflits de répartition continueraient à se résoudre au détriment des rémunérations salariales. Le travail « paierait » d’autant moins que le vieillissement démographique s’accompagnerait d’un prélèvement accru sur les salaires. Les différents déterminants de la répartition de la valeur ajoutée (niveau du chômage, diversification des opportunités d’investissement du capital, financiarisation de l’économie, mondialisation du marché du travail, désinflation compétitive au cœur de l’Europe, nécessités du désendettement, etc.) pèseraient sur les salaires mais les propriétaires du capital défendraient efficacement leur part d’un revenu national qui augmenterait de plus en plus lentement.

La croissance potentielle baisserait, notamment sous l’effet du choc démographique. L’épargne de précaution pèserait sur la consommation sans s’investir pour autant sur le territoire économique national faute de perspectives de croissance. Elle serait allouée à des placements patrimoniaux, d’où la multiplication de bulles d’actifs, ou aux pays émergents à forte croissance.

Les besoins sociaux résultant du vieillissement démographique et des effets des restructurations économiques augmenteraient dans des proportions telles que les faibles marges de manœuvre des budgets nationaux y seraient consacrées. L’Etat n’investirait plus et les effets attendus des biens publics (éducation, environnement, innovation…) sur la croissance ne seraient pas au rendez-vous ce qui accentuerait les contraintes pesant sur le pacte social dans l’entreprise.

• Il n’y aurait pas d’autre choix que de flexibiliser davantage salaires et emplois et le management exercerait des tensions renforcées sur le travail au détriment de sa qualité. Les entreprises se rabattraient sur le levier de l’organisation du travail pour soutenir tant bien que mal une productivité « plombée » par un déficit cumulé d’innovation. Avec un niveau de qualification stagnant et un dialogue social toujours médiocre, les organisations « à flux tendus » s’approfondiraient ainsi que la segmentation du marché du travail avec un recours accru à des contrats courts pouvant aller jusqu’à la disparition du contrat de travail dans la mouvance de l’idée que chacun doit devenir un « entrepreneur de lui-même ».

Le reflux attendu du chômage se heurterait au socle structurel d’une population restée trop longtemps éloignée de l’emploi et de la formation. Cela fragiliserait le régime d’assurance chômage confronté à la contrainte globale du désendettement public. La rigueur compromettrait aussi l’acclimatation de toute politique visant à améliorer vraiment l’employabilité, onéreuse en termes de formation et de logement.

Finalement, avec les contraintes multipliées d’organisations toujours plus finement calibrées en effectifs, les salariés endureraient une dégradation radicale du compromis sécurité/autonomie entraînant une prolifération de troubles psychosociaux, une désincitation au travail, la prolifération du travail clandestin et l’amplification d’une émigration économique.

• Dans ce cadre, le scénario tendanciel verrait s’accroître le questionnement sur la légitimité d’une gouvernance dans l’entreprise qui apparaîtrait de plus en plus comme l’expression d’un rapport de force susceptible de nuire à terme aux objectifs de productivité et de compétitivité de l’entreprise et de l’économie nationale.

Le transfert de pouvoir à l’investisseur financier « dilué » se poursuivrait dans le cadre d’une mondialisation non coopérative secouée par des crises ponctuelles. La distance physique aux lieux de décisions et la poursuite d’objectifs principalement financiers continueraient de miner le pacte social. Le dialogue social national demeurerait bipolaire et se révèle de plus en plus inadapté à la résolution de problèmes de dimension mondiale. Le gouvernement des entreprises ne trouverait plus de contrepoids que dans une opinion publique influençable et, peut-être, versatile.

• Enfin, l’effritement du droit social du travail s’amplifierait. La dérégulation refléterait les politiques d’Etats témoignant de stratégies individuelles de « cavalier seul », le moins-disant social devenant le point de référence d’un droit international du travail qui peinerait à émerger. Les nouvelles normativités, à commencer par la « soft law », se développeraient de façon anarchique, sans nulle certification et ne seraient l’expression que d’un marketing généralisé dont les grandes lignes seraient décidées, à leur profit, par les grandes entreprises monopolistiques.

Les facteurs d’émancipation du « scénario du pire »

Le rapport s’est attaché à identifier les marges d’émancipation par rapport au scénario tendanciel. De façon transverse, une revalorisation du travail – pécuniaire, qualitative, normative et symbolique – dans le pacte social passe par la réinscription des stratégies d’entreprises dans le temps long, ainsi qu’une évaluation multicritères de leurs performances qui ne se décrète pas aisément.

Dans un contexte où les Etats sont de moins en moins capables de piloter la sphère économique et sociale, les marges sont étroites et la reconquête d’un espace de liberté financier et juridique suppose de prendre acte de ce que le bon niveau d’action ne peut plus être réduit au niveau national. Les obstacles majeurs à surmonter sont celui des excès de concurrence entre espaces économiques, le court-termisme d’un capital mis à même de se réallouer à tout moment ainsi que de faibles perspectives de croissance attribuables à des politiques économiques non coordonnées. Un nouvel équilibre macroéconomique conciliant incitations au travail, dynamisme de la demande et renforcement de la qualité de l’offre s’impose.

Symétriquement la complexification des structures et l’accélération des changements requièrent des méthodes d’action plus décentralisées, passant par le recours à une information mieux partagée et à des instruments de négociation adaptées.

• Tout en respectant les mécanismes de marché dans toute la mesure où ils sont compatibles avec une amélioration de la croissance potentielle, l’Etat s’attacherait à conduire toutes les politiques nécessaires à la production des biens publics – improduits par le marché – nécessaires à l’optimisation de la croissance potentielle. Des politiques macroéconomiques et structurelles orientées vers la croissance s’imposeraient. L’objectif de promouvoir un modèle de travail digne et rémunérateur ainsi que la correction des inégalités excessives dans la distribution des revenus primaires serait reconnu.

• Une orientation plus sociale et humaine du management et de l’organisation du travail tendrait à juguler une certaine forme de mal-être au travail sur la base d’une implication systématique des salariés – et non un simulacre de consultation‑ dans toute « conduite du changement », de formations à la gestion insistant sur la considération et le soutien des collaborateurs, et d’un intéressement du « top management » à la « performance sociale » et non plus seulement financière.

Cette dernière démarche serait favorisée par une responsabilisation financière ou fiscale des entreprises pour leurs externalités sociales négatives, notamment en termes de chômage ou de maladie. Un procédé de labellisation pourrait informer les clients de la conformité des conditions de production à certains standards sociaux, dans le cadre de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). Les consommateurs pourraient mieux pondérer le rapport qualité-prix des biens et services par la réputation sociale y compris locale des entreprises.

• La sécurisation des salariés constituerait l’autre volet d’une restauration de la qualité de l’emploi et du travail : les salariés seraient placés en situation d’assumer financièrement et professionnellement les mobilités requises dans une économie ouverte, adaptable et compétitive.

A côté de l’assurance chômage et d’un accès au logement facilité, l’employabilité des personnes deviendrait l’axe majeur d’une  « flexisécurité » de pointe, d’ores et déjà qualifiée, au Danemark, de « mobication », soit un condensé de mobilité et d’éducation. Dans ce cadre, les pouvoirs publics parviendraient non sans mal à rendre « pilotable » le système de formation français. En synergie, les entreprises seraient conduites à une gestion plus responsable des emplois et des formations de leurs salariés en pratiquant une véritable gestion prévisionnelle des emplois et des compétences.

• S’agissant du gouvernement des entreprises et du dialogue social, un premier type d’inflexion pourrait être recherché dans la poursuite de la consolidation du rôle des partenaires sociaux impulsée par la loi du 20 août 2008, via une réforme favorisant leur financement ou l’apparition d’un syndicalisme de services plus proche des préoccupations concrètes des salariés, sans omettre la question du dialogue social dans les petites et moyennes entreprises ni celle de la représentativité des organismes patronaux.

• Par ailleurs, une gouvernance plus partenariale s’instaurerait. Elle comprendrait des avancées sur la codétermination, et une protection renforcée de l’actionnariat de long terme. Des modes alternatifs de gouvernance s’inspirant de ceux des entreprises familiales ou coopératives redeviendraient attractifs, la question se posant toutefois de leur compatibilité avec les exigences de la compétition économique.

La codétermination, appliquée en Allemagne dans les entreprises de plus de 500 salariés, demeure certes fragile dans la mesure où elle doit être mise en œuvre sans nuire à la compétitivité des entreprises et à l’attractivité du territoire. Une telle participation pourrait néanmoins avoir un intérêt pour faire émerger un consensus qui ne sera de toute façon possible que si le contexte du dialogue social est par ailleurs apaisé. A noter que le succès de cette idée repose, là aussi, sur une modification du mode d’évaluation de la performance des entreprises.

• En cohérence, le droit social du travail se dirigerait vers une architecture rénovée où, sans vouloir définir à lui seul l’intérêt général, l’Etat ne renoncerait pas à intervenir. La négociation sociale se développerait de façon plus équilibrée à la faveur d’un respect généralisé du dialogue social mais aussi d’un renforcement des légitimités syndicales, notamment par la mise à niveau de l’expertise, tandis qu’émergeraient les conditions d’édiction de normes internationales disciplinant le « dumping social ». Par ailleurs, les nouvelles normativités sociales feraient l’objet de certification et le « consumérisme social 

 Rapport : http://www.senat.fr/notice-rapport/2010/r10-227-notice.html

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