M. Michel Barnier, ministre des Affaires étrangères, présente aux sénateurs les priorités de son action et évoque les principaux sujets de l'actualité internationale

Réunie sous la présidence de M. André Dulait, président, la commission a procédé à l'audition de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, sur la situation internationale.

M. Michel Barnier a tout d'abord rappelé que la politique étrangère française, inspirée par le Président de la République, s'inscrirait dans la continuité, autour de trois axes majeurs :

- la mise en œuvre d'une diplomatie de l'urgence, de l'initiative et de l'action, pour affirmer le rôle et l'influence de la France en Europe et dans le monde afin de répondre aux défis du terrorisme, du choc des civilisations et du développement durable ;

- le développement d'une ambition française forte dans le projet européen que la France a voulu et soutenu dans la continuité du projet de Robert Schuman ;

- la promotion d'un nouvel ordre international fondé sur le respect du droit et l'exigence de justice et de solidarité.

La diplomatie de l'urgence vise à anticiper les risques de conflits. Elle s'appuie sur le respect du droit, qui a d'ailleurs motivé le refus français de l'intervention américaine en Irak et sur la recherche du soutien le plus large de la communauté internationale. Cette conception est au cœur de l'action de notre pays dans trois grandes crises : l'Irak, le Proche-Orient et la Côte d'Ivoire.

En Irak, la diplomatie française poursuit un triple objectif : restaurer la souveraineté irakienne, permettre aux Nations Unies de participer activement à la recherche d'une solution qui ne peut être que politique et appeler à la mobilisation pour la reconstruction politique et économique de ce pays. Au nombre des échéances importantes, celle du 30 juin doit marquer une rupture très nette  par rapport à la situation actuelle, sur la base des propositions formulées par M. Brahimi au nom des Nations unies. Le gouvernement transitoire doit ainsi disposer des attributions les plus étendues possibles, ce que devra prévoir la résolution des Nations unies en cours d'élaboration.

Au Proche-Orient, il importe de conforter la « feuille de route », acceptée par les protagonistes et qui a fait l'objet d'un accord unanime des partenaires du quartet. C'est le message que Javier Solana délivre en ce moment même, au nom de l'Union européenne à la réunion ministérielle du quartet. Mais ce « quartet » ne doit pas être un « solo ». Il convient de ne remettre en cause ni la méthode ni le chemin ni l'objectif, prévus par cette feuille de route, à savoir deux Etats vivant côte à côte, Israël, dont la sécurité doit être impérativement garantie, et un Etat palestinien viable.

En Côte d'Ivoire, la situation est plus complexe comme le montre la publication du rapport des Nations unies sur les tueries du mois de mars. Avec les accords de Marcoussis, les parties disposent, là aussi, d'une forme de « feuille de route » qui sera prochainement confortée par le déploiement d'une force internationale, sous l'autorité des Nations unies.

M. Michel Barnier a ensuite évoqué un autre terrain de crise, Haïti, où une certaine stabilisation peut-être observée. La force multinationale devrait être prochainement remplacée par une force de stabilisation et de police et l'appui de la communauté internationale aux efforts de reconstruction devrait être encouragé.

Le ministre a ensuite exposé ses projets de réforme de l'outil diplomatique et évoqué les questions budgétaires. Il a indiqué que les réformes seraient conduites en concertation avec les agents et par le dialogue social. A la lumière de son expérience précédente, à Bruxelles, il a considéré qu'une culture d'influence devrait venir compléter la culture de souveraineté du quai d'Orsay. Le ministre a souligné qu'il restait de réels progrès à accomplir au service d'une action extérieure de la France plus efficace sur le plan interministériel. Les axes stratégiques de cette politique devront être mieux définis pour prendre en considération l'européanisation croissante de nos politiques, la mondialisation et la constitution de pôles régionaux. En termes d'effectifs et de budget, il importait de mettre un terme à la tendance négative observée depuis des années, ce que venait de décider le président de la République

Evoquant ensuite la place de la France dans le projet européen, le ministre a identifié deux enjeux majeurs : tout d'abord l'importance du retour de la croissance et de l'emploi sur le territoire européen pour réduire les fractures sociales, territoriales et économiques, fractures qui, dans les Etats d'Europe centrale et orientale se seraient accrues sans l'élargissement. Ensuite, l'aboutissement de la Constitution est essentiel pour montrer que l'Union européenne est en ordre de marche face aux défis à relever.

 Le ministre a considéré qu'une solution sur la Constitution est à portée de main, même si des ajustements sont encore nécessaires. Face au terrorisme et à l'inquiétude sociale, les blocages institutionnels ne seraient pas compris par les citoyens. Sur la question de la double majorité et la composition de la commission, les discussions progressent. La France pourrait proposer d'améliorer le texte sur le plan social par l'insertion d'une « clause sociale transversale », la mention du dialogue social et le passage à la majorité qualifiée sur la protection sociale des travailleurs migrants . Le ministre a indiqué qu'un accord pouvait être espéré le 18 juin prochain lors du prochain Conseil européen et qu'un signal en ce sens, avant les élections européennes, serait bienvenu.

Un débat a suivi l'exposé du ministre des affaires étrangères.

Evoquant la situation en Irak, M. Xavier de Villepin a souhaité obtenir des précisions sur les négociations menées par les forces américaines avec des anciens membres de l'armée irakienne à Fallouja et sur la volonté de la coalition d'affronter le chef chiite Moqtada Al Sadr à Najaf. Il a souhaité savoir quel pouvait être le rôle de l'Iran dans le processus.

M. Guy Penne a interrogé le ministre sur la situation en Afrique, considérant que la politique française devait y être maintenue, pas uniquement dans les cas de conflits. La France se devait d'agir  pour rendre l'aide de l'Union européenne plus efficace. Il a cité le cas du Togo, où notre pays devrait accentuer ses efforts.

Mme Monique Cerisier-ben Guiga a souhaité la communication aux parlementaires des projets de restructuration du réseau diplomatique. Les capacités au service de la diplomatie d'urgence et des Français de l'étranger souffrent d'une situation matérielle très difficile. Elle a ainsi évoqué le cas de l'Allemagne où la fermeture de quatre consulats obère les capacités des autorités consulaires françaises à délivrer à nos compatriotes résidents des pièces d'identité dans des délais convenables.

M. Jean-Marie Poirier évoquant sa récente mission effectuée en Serbie Monténégro, en compagnie de M. Didier Boulaud, s'est dit préoccupé des menaces d'instabilité pesant toujours sur cette région des Balkans, comme l'ont démontré les incidents sanglants du mois de mars dernier au Kosovo. Il a souhaité recueillir les enseignements que le ministre tirait de ces affrontements, notamment quant à l'action future et au rôle de la MINUK.

M. Jean-Pierre Plancade s'est interrogé sur un éventuel engagement militaire et économique de la France en Irak, si l'ONU prenait la responsabilité de ce pays. Il a évoqué le rôle joué par l'Iran qui affirme vouloir contribuer à une restauration de la paix régionale et s'est interrogé sur le crédit à apporter à ces engagements. Il a enfin évoqué le projet américain de « Grand Moyen-Orient », qui vise à démocratiser le monde arabe et musulman avec des moyens qui semblent peu adaptés et a interrogé le ministre sur le contenu d'un projet franco-allemand allant dans le même sens.

M. Jean François-Poncet a relevé l'attachement du Quartet, et en particulier de la France, à la feuille de route dont il a cependant constaté, pour le déplorer, qu'il n'en restait aujourd'hui presque rien. Il a estimé que la politique conduite par Israël tourne le dos à la feuille de route, que ce soit par la poursuite de la colonisation ou de l'édification de la clôture de sécurité, dont le tracé morcelle le territoire palestinien et entrave la création d'un futur Etat. Il a déploré que le Président Bush ait publiquement cautionné cette politique, et s'est déclaré d'un grand pessimisme pour l'avenir, alors que la majorité du Likoud vient de rejeter une évacuation, pourtant à l'évidence positive pour Israël, de la bande de Gaza et que certaines colonies de Cisjordanie constituent désormais de véritables villes.

En réponse à ces questions, le ministre a apporté les précisions suivantes :

- en Irak, il semble que les Américains aient décidé de confier à des responsables militaires irakiens la responsabilité de mettre en œuvre l'accord mettant fin aux affrontements autour de la ville de Fallouja. Quant à la rébellion menée par Moktada Al Sadr depuis Najaf, la population locale pourrait témoigner d'une lassitude croissante ;

- il n'y aura pas, dans les circonstances actuelles, de soldats français en Irak, que ce soit sous son propre drapeau ou celui de l'OTAN. Pour autant, la France est prête, le moment venu, à prendre sa part à la reconstruction politique et économique de l'Irak, notamment par la formation de forces de police ou de gendarmerie, en participant également à l'allègement de la dette et à la reconstruction économique, en liaison avec l'Union européenne ;

- inquiet du risque de déstabilisation, l'Iran entend jouer un rôle spécifique et souhaite la reconnaissance de son statut de puissance régionale. La France est par ailleurs attentive à ce que ce pays tienne tous les engagements qu'il a pris récemment en matière nucléaire ;

- le ministre a souligné que le continent africain, pour la France, n'était pas seulement le continent des crises ou du sous-développement. Il a relevé que dans 20 ans l'Afrique aurait un milliard d'habitants, très majoritairement jeunes, avec un revenu moyen de moins d'un dollar par jour. Face à cet enjeu, le ministre a souligné l'intérêt de renforcer au sein de l'Union européenne nos différentes politiques africaines nationales. Soulignant l'intérêt de réfléchir à la mise en place d'instruments complémentaires du FED, il a évoqué l'exemple des politiques régionales ;

- le renforcement des initiatives régionales, le rôle des organisations régionales africaines et la mise en œuvre du NEPAD constituent autant de facteurs d'évaluation positifs, sur lesquels doit s'appuyer l'évolution de notre politique bilatérale ;

- les crédits de l'aide publique au développement (APD) française seront « sanctuarisés » dans le cadre du projet de loi de finances pour 2005. Quant à la situation du Togo, le dialogue avec l'Union européenne a récemment repris ;

- il sera important de faire le point sur les modes de fonctionnement du réseau diplomatique, son redéploiement et son efficacité. Il est essentiel de faire cesser la tendance régulière depuis plusieurs années à la réduction des effectifs et des moyens financiers du ministère. Les réformes nécessaires se feront dans le souci du dialogue social et les avis des commissions compétentes des deux assemblées sur les évolutions du réseau seront les bienvenus ;

- les difficultés rencontrées auprès de certains consulats par certains de nos compatriotes, pour obtenir des cartes d'identité ou des passeports, sont liées à la nécessité de nous doter de documents non falsifiables. Plus généralement, les regroupements de consulats répondent à un souci de rationalisation qui ne remet pas en cause les fonctions qu'ils exercent. Enfin, l'idée de regrouper des consulats entre pays membres de l'Union européenne devrait être à nouveau approfondie ;

- le Kosovo est incontestablement le dossier le plus brûlant des Balkans. La France y attache d'autant plus d'intérêt qu'elle doit prendre en septembre prochain le commandement de la KFOR. L'incertitude qui pèse sur le statut final de cette province entretient une tension que seule une perspective politique claire sera de nature à dissiper. A cet égard, la perspective d'une future intégration, même à long terme, dans l'Union européenne contribuerait à apaiser ces tensions et à assurer un comportement politique répondant aux exigences européennes ;

- le plan de retrait unilatéral de la bande de Gaza ne saurait constituer un substitut à la feuille de route. L'Union européenne veut peser de tout son poids au sein du Quartet pour que cette feuille de route reste le cadre prioritaire. L'alternative à cette feuille de route est le chaos et l'alternative à la négociation avec les Palestiniens est l'intensification des violences.

M. Pierre Biarnès a estimé que notre outil diplomatique se trouvait dans un état calamiteux, faute d'attribution de crédits appropriés depuis près de 20 ans. Par ailleurs, il s'est inquiété de la situation en Côte d'Ivoire et de ses conséquences sur la situation de nos compatriotes résidant dans ce pays.

M. Pierre Mauroy a évoqué le succès de la coopération décentralisée qui s'est considérablement développée depuis plus de 20 ans. Cette « diplomatie des villes » se substitue progressivement à une coopération entre les Etats qui tend à s'estomper. Il a souhaité savoir par quel moyen le ministère des affaires étrangères entendait soutenir cette forme de diplomatie. Il a par ailleurs regretté l'insuffisante présence d'élus locaux français dans  les réunions internationales organisées dans ce cadre.

Mme Paulette Brisepierre a salué la qualité de l'action des forces militaires françaises présentes en Côte d'Ivoire, grâce auxquelles nos compatriotes présents dans ce pays restent protégés des menaces sur leur vie. Elle s'est cependant interrogée sur la stabilité du gouvernement en place à Abidjan, et sur l'avenir de ce pays.

Mme Danielle Bidard-Reydet a regretté que l'action de l'Union européenne au sein du Quartet soit si faiblement efficace sur la situation au Proche-Orient, faute de capacité concrète à se faire respecter. Elle s'est interrogée sur la meilleure manière de convaincre les Etats-Unis de réintégrer pleinement le Quartet au lieu de faire cavalier seul. Elle a déploré que la construction du mur conduise, si elle était menée à terme, à une annexion de fait de 40 % de la Cisjordanie par Israël, et s'est interrogée sur les possibilité pour l'Union européenne de s'opposer à cette situation de fait. Elle a souhaité que la même Union européenne se mobilise activement pour favoriser la tenue d'élections palestiniennes qui permettraient de faire émerger de nouveaux responsables.

M. Jean-Guy Branger a rappelé la nécessité d'une plus grande attention de la diplomatie française à l'égard de l'Ukraine.

Mme Hélène Luc a souhaité recueillir l'avis du ministre sur les faits impliquant des soldats américains dans des sévices qui auraient été infligés à des prisonniers Irakiens.

M. Robert Del Picchia a évoqué l'importance de la diplomatie parlementaire à laquelle concourt activement l'Union interparlementaire dont la dernière réunion à Mexico a été l'occasion de votes de résolution en faveur de l'action de la politique française dans divers endroits du monde et notamment le Proche-Orient. Il a souhaité que l'UIP puisse bénéficier d'une coopération accrue avec le gouvernement.

Le ministre a apporté les précisions suivantes :

- le réseau diplomatique doit être rationalisé, une meilleure répartition des effectifs entre Paris et les postes, entre les expatriés et les recrutés locaux ainsi qu'entre les différents services de l'Etat à l'étranger est souhaitable. Pour autant, il importe de redresser la tendance budgétaire ancienne à la baisse des effectifs et aux restrictions financières. Les crédits du ministère des Affaires étrangères doivent constituer une des priorités du budget 2005. Par ailleurs, à l'heure actuelle, le ministère n'est pas concerné par les mesures de régulation budgétaire ;

- la France est attachée à ses liens privilégiés avec la Côte d'Ivoire où vivent encore près de 10 000 de nos compatriotes. Dans cette crise, la détermination de la France reste entière. Au nombre des chemins à explorer, figure le parrainage des pays voisins pour conforter la crédibilité des accords de Marcoussis. Il n'y a pas de solution militaire durable dans ce conflit, seule une solution politique est possible. L'objectif est d'aboutir aux élections prévues à la fin de l'année 2005, de préserver l'intégrité du territoire et la stabilité régionale. La France continue à conforter les efforts de la CEDEAO et à mobiliser la communauté internationale dans le cadre fixé par les Nations unies ;

- les potentialités de la diplomatie parlementaire et de l'action internationale des collectivités territoriales sont importantes. L'efficacité, la proximité et la continuité qui caractérisent la coopération décentralisée doivent être soulignées. Dans le cadre de l'Union européenne et de la  réforme de la politique régionale, le développement des moyens d'Interreg et des objectifs I et II pour favoriser ce type de coopérations au sein de l'Europe élargie a été proposé. Le ministère des Affaires étrangères va par ailleurs améliorer ses méthodes pour favoriser une meilleure concertation avec les acteurs de la coopération non gouvernementale. Une cartographie des coopérations sera établie afin d'identifier les manques et les redondances. La coopération décentralisée doit constituer un axe majeur de motivation des ambassadeurs, et, au-delà, le travail avec les organisations non gouvernementales et le secteur privé ;

- le dispositif de protection de nos compatriotes en Côte d'Ivoire a été renforcé dès le début de la crise et 4 500 militaires français, dont c'est l'une des missions essentielles, sont déployés au titre de l'opération « Licorne » ;

- les Etats-Unis ne peuvent pas résoudre seuls le conflit israélo-palestinien. Il convient de les encourager à se mobiliser au sein du quartet, qui doit constituer un lieu privilégié des négociations. Il importe de refuser les modifications unilatérales des frontières, la France et l'Union européenne considèrent comme illégal le tracé du mur de séparation ;

- située aux frontières de l'Europe élargie, l'Ukraine a toute sa place au sein de la politique de nouveau voisinage qui se met en place ;

- le traitement infligé aux prisonniers iraquiens est inadmissible. Les pays directement concernés l'ont eux-mêmes dit. Le droit international, notamment les Conventions de Genève, s'applique naturellement en Irak, et doit être respecté.

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