Festival culturel « L’Arménie à Rambouillet »
Introduction à la table ronde

« Géopolitique et économie de l’Arménie »
L’Arménie, le dessous des cartes

le 12 mars 2016, à 16h30

Monsieur l’Ambassadeur d’Arménie en France,
Monsieur le Maire de Rambouillet,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,

C’était le 14 novembre 2015. Nous devions nous réunir, dans le cadre du Festival de l’Arménie de Rambouillet, pour cette table ronde consacrée à la géopolitique et à l’économie de l’Arménie. Et puis il y eut le 13 novembre, et le terrorisme qui a frappé Paris. Avant que nous reprenions le cours normal, alors interrompu, de ce que nous avions prévu, je souhaiterais que nous puissions observer une minute de silence, en mémoire de toutes les victimes du terrorisme.

Mesdames et Messieurs,
"C'est en Arménie qu'était situé le paradis terrestre. C'est en Arménie que prenaient leurs sources les quatre fleuves primitifs qui arrosaient la terre… C'est en Arménie que s'est repeuplé le monde détruit. C'est en Arménie enfin que Noé a planté la vigne et essayé la puissance du vin."
Ainsi s’exprimait Alexandre Dumas dans son récit de voyage Le Caucase, publié en 1859.

Les grands mythes, la religion chrétienne, l’histoire, qui débute avec le Royaume d’Arménie, fondé dès 190 avant Jésus-Christ, la langue elle-même, qui constitue un groupe à part au sein de la famille indo-européenne : tout conduit l’Arménie à occuper une place singulière, dans une région, le Caucase, qui a nourri des imaginaires multiples, est un carrefour d’influences et se dresse, tel un pont, entre l’Europe et l’Asie, la Chrétienté et l’Islam, les mondes turc, persan et slave.

Jamais la perception aigüe de la singularité d’une nation ne revêt autant de sens que pour comprendre l’Arménie. Pensez que 70 années de domination du parti communiste n’ont pas réussi à bouleverser les fondements de la structure sociale, qui repose en grande partie sur l’identité construite autour de l’Église apostolique arménienne. Plus que partout ailleurs, l’homo sovieticus a échoué en Arménie.

Cette conscience aigüe de l’identité n’est cependant pas antinomique avec l’intégration des Arméniens sous d’autres horizons. Les catastrophes de l’histoire ont dispersé la population arménienne : pensez qu’un peu plus de 3 millions d’Arméniens vivent aujourd’hui en Arménie, sur une population totale estimée à 11 millions d’Arméniens dans le monde, dont 600 000 en France.

Les Arméniens vivant en France ont fait le choix résolu de l’intégration. Leur présence si marquée dans les réseaux de résistance, leur sacrifice pendant la seconde guerre mondiale témoignent de leur intégration aboutie. Les Arméniens vivant en France sont à cent pour cent Français, mais n’en oublient pas pour autant qu’ils sont Arméniens.

La mémoire, le récit, le témoignage, la transmission de génération en génération, sont constitutifs de l’identité arménienne.

Napoléon disait : « La politique d’un État est dans sa géographie ». La géographie de l’Arménie est complexe, je vais y revenir. Mais l’Arménie n’est pas tributaire de sa seule géographie. C’est la thèse que je voudrais rapidement introduire devant vous, quitte à nuancer l’adage napoléonien.

La géopolitique de l’Arménie est naturellement guidée par sa géographie. Regardons la carte des pays frontaliers de l’Arménie.
Si l’Arménie a développé une telle conscience de son identité, c’est qu’elle se trouve enclavée dans une région qui est loin de lui être favorable.

Les relations conflictuelles de l’Arménie avec son voisin azerbaïdjanais constituent l’horizon présent des deux pays. Le conflit du Haut-Karabakh est le fruit d’un découpage territorial qui remonte aux Britanniques, qui n’a pas fait l’objet d’un règlement lors de la Conférence de paix de Paris en 1919 et qui a été confirmé par Staline, appliquant un autre adage, tout aussi efficace que l’adage napoléonien : « diviser pour régner ».

Ce type de conflits ne fut pas rare à la suite de l’éclatement de l’Union soviétique. Mais ils se sont généralement apaisés. Dans le Caucase, au contraire, les conflits perdurent, et le cessez-le-feu, qui a mis fin à la guerre de 1991-1994 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, est loin encore de se transformer en traité de paix. Le Groupe de Minsk constitue la seule enceinte aujourd’hui dans laquelle les discussions doivent se poursuivre.

L’Arménie et la Turquie, quant à elles, n’entretiennent pas de relations diplomatiques et la frontière turco-arménienne est fermée depuis 1993. Le processus de rapprochement lancé en 2008 et 2009, qui a abouti à la signature à Zürich, en octobre 2009, de protocoles sur le rétablissement de relations diplomatiques et l’ouverture de la frontière, est aujourd’hui encore au point mort.
Dans ces conditions, la recherche de débouchés à ses frontières constitue une nécessité stratégique pour l’Arménie.

La Géorgie, qui offre à l’Arménie un débouché sur la Mer noire pour ses importations et ses exportations (75 % de son commerce extérieur passe par la frontière géorgienne), et surtout l’Iran, constituent les deux poumons de respiration dans un ensemble enclavé. Le retour de l’Iran sur la scène internationale, depuis la signature de l’accord sur le nucléaire du 15 juillet dernier, devrait offrir de nouveaux débouchés substantiels pour l’Arménie et alléger ainsi sa dépendance à l’égard de la frontière géorgienne. Et dans la rivalité régionale entre la Turquie et l’Iran, l’Arménie penche résolument du côté de l’Iran, une grande puissance régionale qui accueille aujourd’hui encore une communauté arménienne significative.

Avec la Russie, l’Arménie fait clairement la politique de sa géographie. L’Arménie a besoin des investissements russes (la Russie est le premier investisseur), ainsi que du gaz et de l’électricité venus de Russie : le pays est pauvre en ressources naturelles.

Du point de vue russe, la question des relations entre l’Arménie et la Russie ne peut être détachée de celle des relations entre la Russie et le Caucase dans son ensemble. L’Arménie fait partie d’une région, le Caucase du Sud ou la Transcaucasie, qui est frontalière avec l’une des régions de Russie les plus complexes, le Caucase du Nord. Dans ce contexte, Moscou dispose en Arménie, sur son flanc sud, de sa seule base militaire dans le Caucase du sud (la base de Gumri : 1000 hommes), dont l’implantation a été accordée jusqu’en 2044. L’Arménie est par ailleurs membre de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective et de sa composante de réaction rapide, la force collective de réaction opérationnelle (KSOR).

En maintenant, malgré les aléas, ses relations avec la Géorgie, en recherchant une porte de sortie vers l’Iran et en nouant une alliance, incontournable, avec le partenaire russe, l’Arménie a donc réussi à desserrer l’étau né du conflit avec l’Azerbaïdjan et de ses relations si complexes  avec la Turquie.

Et pourtant l’Arménie n’est pas réductible à cette seule approche géopolitique. C’est ici que nous retrouvons les questions d’identité et de culture : bien que proche géographiquement de l’Asie et parfois même située en Asie, l'Arménie est considérée comme faisant culturellement et historiquement partie de l'Europe. L’Arménie, c’est aussi l’extrême Europe, pour reprendre une formule célèbre appliquée généralement à l’autre côté de l’Atlantique [l’Amérique latine, « extrême occident » - titre d’un ouvrage qui a fait date d’Alain Rouquié].

Certes l’Arménie, Monsieur l’Ambassadeur, a fait le choix d’adhérer à l’Union économique eurasiatique qui regroupe la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan. Elle en est effectivement membre depuis le 2 janvier 2015. En faisant ce choix, elle a renoncé à un accord de libre-échange avec l’Union européenne, dont les négociations s’étaient achevées en juillet 2013.

Mais, de mon point de vue, cela n’invalide pas une forme de vocation européenne de l’Arménie. La politique dite de voisinage de l’Union européenne a conduit, de façon trop marquée, à envisager la relation avec les autres pays de façon dichotomique et à les contraindre à des choix cornéliens, qui ne correspondent pas à la réalité : soit on choisit l’Union européenne, soit on choisit une autre organisation régionale. Je pense qu’il y a, au-delà des questions commerciales, du point de vue politique en particulier, sur les positions de politique étrangère, matière à rapprochement entre l’Union européenne et l’Arménie.

Je sais que la diplomatie française et la diplomatie arménienne y travaillent avec détermination.

Mesdames et Messieurs, chers amis,

J’espère vous avoir aidés à décrypter le dessous de quelques cartes, après cette brève introduction sur la géopolitique de l’Arménie, aux confins de la géographie, de la diplomatie, de l’économie et de la culture.

Laboratoire à l’épreuve du temps, telle apparaît l’Arménie aujourd’hui : une nation ancrée sur une solide identité, et pourtant répandue dans le monde ; à la fois enclavée et ouverte ; essayant, avec d’autres, de surmonter des conflits qui paraissent gelés, où le passé détermine toujours le présent ; tiraillée entre des relations régionales multiples, mais capable d’être un pont entre l’Europe et la Russie, entre l’Europe et l’Eurasie. Une extrême Europe aux portes de l’Asie.