EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La mission d'information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français, présidée par M. Etienne Blanc 1 ( * ) , a identifié tout un spectre dans ce domaine, allant de la simple influence - qui relève de la diplomatie culturelle et scientifique classique -, à l'ingérence et à l'espionnage. Ces derniers concernent la sécurité nationale et relèvent du champ de compétence exclusif des États membres, qui disposent, pour y faire face, d'un arsenal juridique, et de services de renseignements.

En ce qui concerne les pratiques d'interférences, zone grise qui n'est précisément définie ni sur le plan académique, ni sur le plan pénal, les principales actions viennent de Chine , comme le constate la division des communications stratégiques du Service européen d'action extérieure de l'Union européenne (SEAE), qui lutte contre la désinformation et les manipulations d'informations émanant d'acteurs étrangers. Ces pratiques protéiformes visent en majorité à contrôler le discours porté sur la Chine, notamment en évitant les sujets sensibles comme Taïwan, le Tibet ou les Ouïghours.

À titre d'exemple, selon les chiffres d'une étude de 2018 fournis par la Hochschulrektorenkonferenz allemande, 26 % des sinologues allemands déclaraient avoir été empêchés dans leurs recherches, 9 % avoir déjà été convoqués par les autorités chinoises, et 5 % s'être vu refuser un visa. En outre, près de 70 % se disaient préoccupés par la question de l'autocensure.

Cette volonté de contrôler le discours vise également les nombreux étudiants chinois - qui forment par exemple le plus fort contingent d'étudiants étrangers en France et en Allemagne, mais aussi au Royaume-Uni. Ces derniers sont souvent « invités » à soutenir la ligne du parti, ce qui provoque également par ricochet des pratiques d'autocensure chez les étudiants de la diaspora, craignant des représailles sur leurs familles restées en Chine.

Dans ce cadre, les fameux instituts Confucius sont souvent mis en cause, comme en octobre dernier, lorsque la présentation d'une biographie de Xi Jinping à l'institut Confucius de Hanovre a dû être annulée sur intervention de l'université de Shanghai, qui exerce la cotutelle sur l'institut conjointement avec l'université de Hanovre. Plusieurs de ces instituts ont déjà été fermés en Europe, la Suède ayant été le premier pays européen à les éradiquer de son territoire national, au printemps 2020.

1. La liberté académique est un concept pluriel, qui n'est pas exhaustivement protégée par le droit européen

Toutes ces pratiques ont un point commun : elles portent atteinte à la liberté académique . Ce concept général recouvre des droits divers :

- la liberté de l'enseignement supérieur , qui implique tant le droit pour les étudiants d'étudier que le doit pour les enseignants d'enseigner ;

- la liberté de la recherche , qui implique, pour les chercheurs, à la fois le droit de choisir librement leurs sujets de recherche, le libre accès aux sources et données nécessaires à leurs travaux, et le droit de librement disposer des résultats de leurs recherches, notamment en les publiant et en les présentant librement , y compris dans leurs cours.

En outre, pour que ces droits individuels puissent être mis en oeuvre, la liberté académique suppose l'autonomie institutionnelle des établissements d'enseignement supérieur et de recherche , comme l'a précisé la Cour de justice de l'Union européenne lors de son arrêt du 6 octobre 2020 (Commission/Hongrie) à propos de la fermeture de l'Université d'Europe Centrale.

Enfin, la liberté académique implique des obligations pour les États : la respecter, la protéger et la promouvoir.

La liberté académique a longtemps été une valeur implicite en Europe , et elle ne faisait l'objet que d'un consensus tacite. Par exemple, dans le cadre du processus de Bologne, amorcé en 1999 pour créer un espace européen de l'enseignement supérieur (au-delà des frontières de l'Union), la question de la liberté académique n'a été discutée qu'à partir de 2017. Elle n'a fait l'objet d'une définition commune qu'en 2020 2 ( * ) .

D'ailleurs, si l'article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union la mentionne explicitement, la liberté académique est inégalement protégée dans les différents États membres : alors qu'elle est inscrite dans la Loi fondamentale allemande depuis 1949, en France, elle n'apparaît pas explicitement dans la Constitution, mais est reconnue, pour le volet recherche, depuis 1984, comme un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » 3 ( * ) . Elle n'apparaît pas non plus dans la Convention européenne des droits de l'Homme , et n'est protégée à ce titre que partiellement, en tant qu'avatar de la liberté d'expression 4 ( * ) .

2. Une prise de conscience des dangers que constituent les atteintes à la liberté académique a émergé récemment en Europe

Une prise de conscience des dangers que constituent les interférences étrangères dans le domaine de l'enseignement supérieur et de la recherche a eu lieu, au niveau européen, ces dernières années, en particulier depuis la publication en 2019 de la nouvelle stratégie européenne sur la relation UE-Chine 5 ( * ) . Cette dernière a posé les bases d'une nouvelle approche des relations sino-européennes plus réalistes et plus volontaristes , visant à un meilleur équilibre et à davantage de réciprocité, y compris dans le cadre des partenariats de recherche.

Au-delà du cas chinois, cet objectif d'équilibre et de réciprocité a été rappelé, plus globalement, dans la communication de la Commission du 18 mai dernier sur la stratégie de coopération internationale de l'Europe en matière de recherche et d'innovation , qui affirme explicitement la volonté de l'Union de promouvoir une science ouverte à la collaboration internationale « dans un environnement démocratique, inclusif et favorable, sans ingérence politique, défendant la liberté académique et la possibilité de mener des recherches motivées par la curiosité, dans le respect et sous la protection de la charte des droits fondamentaux de l'UE » 6 ( * ) .

Dans le même temps, en réaction à un certain nombre d' atteintes observées dans différents pays d'Europe au cours des dernières années (refus du gouvernement hongrois de financer des études de genre sur le budget national, poursuites systématiques contre les chercheurs polonais travaillant sur la Shoah en Pologne, ou - cas paroxystique - bannissement par le Gouvernement Orban de l'Université d'Europe Centrale, relocalisée à Vienne), un mouvement s'est dessiné à l'intérieur même de l'Europe, visant à réaffirmer l'importance de la liberté académique en tant que fondement du succès de la recherche européenne .

En conséquence, et en dépit des différentes approches nationales évoquées précédemment, les gouvernements des 27 États membres de l'Union se sont engagés, par la déclaration de Bonn du 20 octobre 2020 7 ( * ) , à mettre en place un système européen de surveillance de la liberté de la recherche scientifique et de protection de la recherche contre toute intervention politique . Le nouveau pacte pour la recherche et l'innovation en Europe, présenté le 16 juillet dernier , rappelle ce principe de liberté et d'intégrité de la recherche scientifique .

3. L'Union, qui dispose respectivement de compétences d'appui et de compétences partagées dans les domaines de l'éducation et de la recherche, est fondée à agir pour défendre et protéger la liberté académique

De par sa puissance scientifique, l'Europe a non seulement la capacité de façonner selon ses valeurs le futur espace mondial de la recherche, mais aussi le devoir . En effet c'est sur le fondement de ces principes libéraux, qui autorisent la curiosité, mais aussi, par exemple, le libre partage des résultats de la recherche, que pourront s'élaborer, dans le cadre d'un recherche ouverte et collaborative, les réponses aux grands défis mondiaux actuels, au bénéfice de tous.

Le Conseil ayant approuvé le pacte et la stratégie de coopération internationale, il est maintenant temps de développer un agenda et d' élaborer des outils de suivi .

Un certain nombre d'initiatives ont été engagées en ordre dispersé , ces dernières années : un index de la liberté académique ( Academic Freedom index - AFi ), qui concerne plus de 170 pays, a été créé par le Global Public Policy Institute et l'ONG Scholars at Risk ; l'Association européenne des Universités (EUA) a pour sa part mis au point un index de l'autonomie des universités dans 29 pays d'Europe. Le projet InsPIREurope, soutenu par Scholars at risk et l'EUA, aide les chercheurs de toutes nationalités en danger, grâce notamment au financement de l'Union européenne, via les actions Marie Skodowska-Curie.

Ces différentes actions doivent maintenant être mises en cohérence , et l'Union peut jouer un rôle pour impulser une action globale et coordonnée :

- en appuyant les initiatives pertinentes existantes, y compris au niveau des États membres ;

- en intégrant la protection et la défense de la liberté académique dans chacune des actions qu'elle mène en matière d'enseignement supérieur et de recherche ;

- en l'incluant systématiquement, en tant que liberté fondamentale, dans les dialogues, initiatives et évaluations concernant le respect des droits de l'homme et de l'État de droit, que ce soit à l'intérieur de l'Union, dans les processus d'adhésion à l'UE ou dans les dialogues avec les pays tiers.

a. Améliorer la connaissance de la liberté académique et de sa situation en Europe et dans le monde

Concrètement, la première étape devrait être de disposer d'un diagnostic solide de la situation, non seulement dans l'Union, mais également chez nos partenaires extra-européens. Nous suggérons donc que la Commission dresse un état des lieux de la situation en Europe et en assure le suivi. Un mécanisme de signalement des incidents pourrait en outre être mis en place, sur le modèle du Rapid alert system récemment mis en place pour la désinformation. La dimension de respect de la liberté académique devrait par ailleurs être systématiquement incluse dans les rapports d'évaluation d'Horizon Europe 8 ( * ) et Erasmus + 9 ( * ) .

Une commission ad hoc, composée notamment de représentants de l'ensemble de la communauté universitaire , pourrait être chargée d' élaborer des indicateurs fiables pour évaluer le respect de la liberté académique, par pays et par institution , sur la base des indicateurs déjà existants. Ces derniers devraient également, à moyen terme, permettre la mise en place d'un classement des universités prenant en compte le respect de la liberté académique, alternatif au classement de l'université Jiao Tong de Shanghai (ARWU), au Times Higher Education World University Rankings et au QS World University Rankings , qui reposent sur des critères quantitatifs.

Enfin, pour soutenir cet effort et aider au développement de solutions innovantes, la recherche sur la liberté académique pourrait faire l'objet d'un financement spécifique dans le cadre des clusters d'Horizon Europe, en tant que grand défi sociétal .

b. Créer des outils et des normes opérants pour défendre la liberté académique

La Commission a annoncé la publication, prévue à la mi-janvier 2022, de lignes directrices pour contrer l'ingérence étrangère dans le monde académique, qui devraient comporter un volet sur la liberté académique . Cette initiative doit être saluée. Il serait souhaitable que ces lignes directrices posent des principes de transparence sur les financements, les conflits d'intérêts et les incidents constatés . Il importe aussi que, compte tenu de la triple dimension de la liberté académique, qui comprend à la fois des droits individuels, pour les chercheurs, les enseignants et les étudiants, des droits pour les institutions académiques - en premier lieu, leur autonomie - et des obligations pour les États, ces lignes directrices puissent se décliner à l'attention de chacun de ces acteurs .

En outre , pour la première fois , à la demande du Parlement européen, le programme-cadre de recherche européen , Horizon Europe mentionne explicitement la liberté académique 10 ( * ) : cette dimension devrait donc être intégrée dans chaque accord d'association et dans toutes les conventions de participation d'entités issues de pays tiers à des actions financées par Horizon Europe.

Il est également nécessaire de créer une véritable culture de la liberté académique parmi les chercheurs, mais aussi les étudiants et les enseignants : des modules de formation obligatoires devraient être inclus pour les mobilités et programmes de recherche financés par les fonds européens. Plus largement, des boîtes à outils pourraient être mises à disposition de l'ensemble des acteurs de l'enseignement supérieur et de la recherche, y compris en matière de cybersécurité.

La question de la conditionnalité des financements européens devra également être posée, que ce soit pour les établissements européens ou extra-européens participant à des programmes de recherche ou d'échanges universitaires de l'Union, avec le souci de ne pas punir doublement les chercheurs ou les étudiants subissant les turpitudes de gouvernements trop interventionnistes, en les privant en outre de financement pour leurs activités.

À plus long terme, il sera sans doute utile de réfléchir, avec toutes les parties prenantes, à l'opportunité d'une évolution du cadre juridique européen , afin de disposer de normes plus opérantes pour pouvoir défendre la liberté académique en Europe, y compris dans sa dimension institutionnelle.

Conclusion

L'universitaire et spécialiste des droits de l'Homme canadien Michael Ignatieff, directeur de l'Université d'Europe Centrale de 2016 à 2021 rappelait, en 2017, l'importance de la liberté académique en tant que principe fondamental de l'État de droit : « lorsque nous tentons de définir ce qu'est la démocratie, nous pensons au règne de la majorité, à l'indépendance des médias, à celle de la justice, à l'équilibre des pouvoirs. Mais cela concerne aussi, et c'est crucial, l'existence d' institutions qui se gouvernent elles-mêmes, sans interférence de la part de l'État » 11 ( * ) . En effet, la liberté académique n'est pas un privilège accordé à une caste universitaire, mais constitue une valeur démocratique fondamentale. Ses violations ne portent pas seulement atteinte à la communauté scientifique, mais à l'ensemble de la société.

Parce qu' elle a pour corollaire l'intégrité scientifique , qui implique le respect des principes de fiabilité, d'honnêteté et de responsabilité, la liberté académique est aussi un remède contre la défiance croissante envers la science . En assurant une éducation libre, plurielle, contradictoire, qui éveille l'esprit critique, elle est aussi un remède contre le repli sur soi, le communautarisme, l'atrophie du débat public.

Pour toutes ces raisons, la France devrait, lors de sa présidence du Conseil de l'Union européenne (PFUE), mettre cette question tout en haut de son agenda : alors que la Commission européenne a fait de la recherche et de l'innovation l'un des cinq piliers de sa stratégie géopolitique globale 12 ( * ) , dévoilée le 1 er décembre dernier, promouvant des partenariats fondés sur les valeurs démocratiques, la transparence, la réciprocité et la sécurité , une déclaration de haut niveau reconnaissant la liberté académique non pas comme l'une des valeurs, mais comme le socle même de toute coopération internationale dans le domaine de l'enseignement supérieur et la recherche , serait une étape clef dans la mise en place d'une véritable diplomatie scientifique et universitaire européenne.


* 1 Rapport d'information du Sénat n° 873 (2020-2021) de M. André Gattolin, fait au nom de la mission d'information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences, déposé le 29 septembre 2021.

* 2 Communiqué de Rome, adopté le 19 novembre 2020, lors de la conférence ministérielle de l'espace européen de l'enseignement supérieur (EEES), dans le cadre du processus de Bologne.

* 3 Décision du 20 janvier 1984 (décision n°83-165 DC, Loi relative à l'enseignement supérieur) ; pour le volet enseignement, la reconnaissance de liberté de l'enseignement supérieur en tant que principe fondamental reconnu par les lois de la République a été rappelé dans la décision du Conseil constitutionnel du 8 juillet 1999 (décision n° 99-414 DC, Loi d'orientation agricole) : « Le principe de liberté de l'enseignement constitue l'un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, réaffirmés par le préambule de la Constitution de 1946 et auxquels la Constitution de 1958 a conféré valeur constitutionnelle ; qu'en ce qui concerne l'enseignement supérieur, il trouve son fondement dans les lois susvisées des 12 juillet 1875 et 18 mars 1880 ».

* 4 Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 2000/C 364/01, art. 10.

* 5 Communication conjointe de la Commission européenne et de la Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil du 12 mars 2019 sur les relations UE-Chine - Une vision stratégique, JOIN(2019) 5 final.

* 6 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 18 mai 2021, intitulée « L'approche mondiale de la recherche et de l'innovation. La stratégie de coopération internationale de l'Europe dans un monde en mutation », COM(2021) 252 final.

* 7 Déclaration de Bonn sur la liberté de la recherche scientifique, adoptée par les ministres chargés de la recherche des États membres de l'Union le 20 octobre 2020.

* 8 Règlement (UE) 2021/695 du Parlement européen et du Conseil du 28 avril 2021 portant établissement du programme-cadre pour la recherche et l'innovation « Horizon Europe » et définissant ses règles de participation et de diffusion, et abrogeant les règlements (UE) n° 1290/2013 et (UE) n° 1291/2013.

* 9 Règlement (UE) 2021/817 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2021 établissant Erasmus+, le programme de l'Union pour l'éducation et la formation, la jeunesse et le sport, et abrogeant le règlement (UE) n° 1288/2013.

* 10 Règlement (UE) 2021/695 du 28 avril 2021 précité, considérant 72.

* 11 “Attack on Central European U. `Sets a Dangerous Precedent for Academic Life'”, The Chronicle of Higher Education , 6 avril 2017.

* 12 Communication conjointe de la Commission européenne et du Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen, au Comité des régions et à la Banque européenne d'investissement du 1 er décembre 2021, intitulée « The Global Gateway » [non encore traduit], JOIN(2021) 30 final.

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