Le groupe d’amitié France-Syrie a procédé, le jeudi 23 février, à l’audition de M. Ludovic Pouille, Directeur-adjoint d’Afrique du Nord et du Moyen Orient au ministère des Affaires étrangères et du Développement international. M. Pouille était accompagné de Mme Anaelle Guillen-Meyer, conseillère parlementaire au cabinet du ministre, et de M. Alix Gourdin-Servenière, rédacteur Syrie à la Direction d’Afrique du Nord et du Moyen Orient.

Placée sous la présidence de M. Jean-Pierre Vial, Président du groupe d’amitié, cette audition a réuni Mmes Nicole Duranton, Christiane Kammermann et Sophie Primas ainsi que MM. Bernard Fournier, Charles Revet et François Zocchetto.

M. Jean Pierre Vial, Président - Je me réjouis de la tenue de cette audition, qui tombe à un moment crucial dans le déroulement des négociations qui s’ouvrent à Genève. Par ailleurs, la situation a beaucoup évolué sur le plan militaire ces dernières semaines, avec la « libération » d’Alep, obtenue avec la forte implication de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah, et au même moment, avec l’avancée dans Mossoul face à Daech des troupes irakiennes, soutenues par la coalition internationale, à laquelle appartient la France.

Toutefois, de l’aveu des principaux protagonistes, la solution au conflit syrien ne peut être exclusivement militaire, le volet politique est essentiel. Les positions ont évolué : l’opposition syrienne ne fait plus du départ de Bachar el-Assad un préalable à la reprise des négociations ; elle souhaite une reprise des contacts « entre Syriens ». Une nouvelle préoccupation se fait jour en effet, celle d’une « hezbollaïsation » de la Syrie. Le phénomène kurde, présent également en Irak, constitue aussi un autre sujet de préoccupation, à la fois au regard de l’intégrité territoriale des États, et parce qu’il est un des facteurs de la forte implication de la Turquie. Il faut prendre en compte également le positionnement des grandes puissances et celui des puissances régionales. La France, très attendue dans le rôle de modérateur qui pourrait être le sien, doit redevenir un acteur dans ce dossier.

Le groupe d’amitié a déposé dès le début de l’année une demande auprès du Président du Sénat pour pouvoir se rendre en Syrie dans le courant de l’année, afin de renouer des contacts avec nos partenaires syriens, comme le font d’ailleurs déjà certains autres parlementaires européens, sans que cela implique nécessairement de rencontrer le Président syrien. La France joue traditionnellement un rôle important en matière d’enseignement, tout particulièrement avec le lycée Charles de Gaulle et, en matière de préservation du patrimoine. Le groupe d’amitié a continué son soutien à ces actions et favorisé tout récemment un projet de sauvetage de manuscrits syriaques.

M. Ludovic Pouille, Directeur-adjoint. ‑ La lutte contre Daech constitue pour la diplomatie française le dossier prioritaire ; à ce titre, le Président de la République a fait de la reprise de Raqqa, après celle de Mossoul, un objectif prioritaire de notre action. La lutte contre Daech en Syrie ne peut cependant être déconnectée des efforts de résolution du conflit syrien. M. Staffan de Mistura, l’envoyé spécial des Nations Unies, ouvre précisément en ce moment la quatrième tentative de négociation entre le régime et l’opposition syrienne pour tenter de mettre fin à la crise sur le fondement du communiqué de Genève et de la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations Unies.

La France joue un rôle important dans ce conflit régional : elle a engagé des moyens militaires conséquents en Syrie et en Irak ; elle est le deuxième partenaire de la coalition derrière les Etats-Unis. Du fait de son importance pour la sécurité de la France et de l’Europe, ainsi que pour l’équilibre de la région, cet engagement s’inscrit dans la durée. Au-delà de l’action de nos forces, les relations de confiance qu’elle a nouées avec les autorités irakiennes, et la longue histoire qui la lie à la Syrie permettent à la France de prendre des initiatives politiques. C’est ainsi que le Président de la République s’est rendu pour la deuxième fois depuis 2014 en Irak, en début d’année, et que la France a convoqué une réunion internationale à Paris, au mois d’octobre dernier, pour évoquer, par-delà l’approche militaire, la stabilisation de Mossoul, après sa libération. La semaine dernière encore, M. Jean-Marc Ayrault a coprésidé avec son homologue allemand une réunion du groupe des pays affinitaires du « format de Paris » qui a permis de coordonner nos positions sur le dossier syrien avec celles de nos partenaires, notamment le nouveau Secrétaire d’Etat américain.

La chute d’Alep, en décembre dernier, obtenue avec des moyens considérables et au prix d’intenses destructions et violations du Droit international, a constitué un changement important dans la physionomie du conflit. Même si un cap a ainsi été franchi, les ressorts profonds de la crise n’en ont pas pour autant été fondamentalement modifiés.

Le maintien au pouvoir de Bachar el-Assad reste inacceptable aux yeux de la majeure partie de la population syrienne, et notamment des cinq millions de réfugiés et des 500 000 civils qui vivent dans la crainte des bombardements et le dénuement, au sein des zones assiégées par le régime syrien.

La faiblesse structurelle du régime est patente : un Etat délabré, une armée en lambeaux, une économie en ruine et la présence sur le sol syrien de milices étrangères, avec leur cortège d’exactions sur les populations civiles dans le cadre d’une économie de guerre. La chute d’Alep ne doit pas occulter le fait que, dans la phase finale de la bataille d’Alep, le régime n’a pu aligner qu’un peu moins de 3 000 soldats, l’essentiel de l’effort militaire étant le fait des troupes étrangères. La poursuite de la guerre est le seul ciment du régime, ce qui le conduit à refuser tout cessez-le-feu. Cette faiblesse structurelle rend peu probable la perspective d’une victoire militaire totale et définitive, et sape la capacité du régime à incarner l’Etat syrien. Ce n’est pas grâce à sa force ou à sa légitimité supposée qu’il a résisté, mais grâce à la puissance des appuis extérieurs qu’il a reçus : de la Russie depuis octobre 2015 mais aussi de l’Iran qui y voit le moyen d’améliorer sa profondeur stratégique en confortant son influence sur un axe allant de Téhéran à Beyrouth.

La brutalité des moyens utilisés par le régime, y compris le recours aux armes chimiques, recours documenté sans ambiguïtés par l’ONU, a pour finalité de provoquer la fuite d’une partie de la population, et de terroriser ceux qui restent pour briser toute velléité de révolte ultérieure.

En outre, dans les régions dont il reprend le contrôle, le régime s’efforce de remplacer les populations sunnites qui ont fui le pays par des populations alaouites ou chiites étrangères, implantées dans une logique de changement de la réalité démographique. On peut légitimement nourrir des doutes sur sa volonté d’accueillir les cinq millions de réfugiés principalement sunnites qui ont quitté le pays. Cette forme de « nettoyage ethnique » pourrait changer demain la physionomie du pays, et introduire un biais dans de futures consultations électorales.

Quelque 600 000 civils – en incluant ceux assiégés par Daech à Deir Ezzor ‑ vivent assiégés dans des zones que seuls deux convois humanitaires, soit 1 % de la planification des Nations Unies, ont pu atteindre depuis le début de l’année. Cette situation catastrophique a pour conséquence de renforcer les groupes terroristes et d’alimenter la radicalisation de groupes naguère modérés.

Dans ce contexte global, les principales conséquences que l’on peut attendre de cette situation, à court terme, sont : le repli de forces de l’opposition sur des zones représentant 15 % du territoire avec une aggravation de la pression migratoire et de la misère alimentant des formes de radicalisation ; une consolidation des zones tenues par le régime, doublée d’une accentuation de la confessionnalisation et de la prédation ; le probable repli de Daech, après la perte de Raqqa, sur la moyenne vallée de l’Euphrate ; une zone kurde au Nord-Est sur laquelle continuent à peser des menaces ; enfin une zone de sécurité mise en place par la Turquie au Nord-Ouest, pour contenir la présence de Daech et empêcher toute tentative de jonction des cantons kurdes le long de sa frontière.

Face à cette situation chaotique, les lignes de force de la diplomatie française sont claires : le Président de la République a défini la lutte contre le terrorisme et particulièrement contre des organisations comme Daech et Al-Qaïda comme l’axe prioritaire ; la France est militairement engagée en Irak et en Syrie avec  l’opération Chammal ; son aviation a procédé à quelques 6 000 frappes aériennes qui représentent 10 % des frappes opérées par la coalition ; elle apporte un appui significatif aux forces irakiennes dans le cadre de la bataille de Mossoul ; elle attache une grande importance à la bataille de Raqqa. Celle-ci pourrait être engagée avant l’été, une fois parachevée la phase actuelle d’isolement et d’encerclement ; la libération de la ville, principalement peuplée de sunnites, devra être majoritairement confiée à des forces arabes au sein des Forces Démocratiques Syriennes ; la gouvernance post-Daech devra être arabe et inclusive.

La France est convaincue que l’éradication du terrorisme ne pourra se situer sur le seul terrain militaire. Seule une solution politique globale pour l’Irak et la Syrie permettra de s’attaquer aux causes profondes qui sont à l’origine de l’émergence de Daech. Elle passe, en Syrie, par une reprise des négociations aux Nations Unies sur la base de la résolution 2254 et du communiqué de Genève de 2012. La diplomatie française n’entretient pas de contacts directs avec le régime syrien, mais ne s’est pour autant jamais déclarée hostile à la tenue de négociations entre celui-ci et l’opposition portant sur la transition politique, sous l’égide des Nations Unies. Pour autant, ces différentes tentatives se sont jusqu’à présent toujours heurtées à l’attitude du régime qui ne manifeste aucune volonté de négocier et n’hésite pas à violer le cessez-le feu pour tuer dans l’œuf les pourparlers : les négociations qui viennent de débuter à Genève sont déjà menacées par la reprise, par le régime, de bombardements.

Les négociations qui se sont ouvertes à Astana, sur l’initiative de la Russie, avaient pour objectif de consolider la cessation des hostilités déclarée fin décembre par la Russie et la Turquie. Face aux violations de cet accord par le régime sur le terrain, la Russie doit maintenant apporter la démonstration qu’elle  est capable de mettre en œuvre les engagements qu’elle a pris.

Dans ce contexte, la France apporte son appui aux négociations ouvertes à Genève par l’envoyé spécial des Nations Unies, M. Staffan de Mistura ; celles-ci devront porter sur trois volets : la transition politique, la future constitution et l’organisation des élections.

Consciente que la pression doit être maintenue sur le régime, la France continuera de prendre des initiatives pour sanctionner l’usage d’armes chimiques par ce dernier, pour faire sanctionner les violations du cessez-le-feu, pour lutter contre l’impunité en travaillant, à travers la collecte de témoignages, à la qualification des crimes contre l’humanité, et pour poser les conditions de la reconstruction du pays. Sur ce dernier point, il faut rappeler que l’Union européenne a indiqué qu’elle subordonnerait son aide financière à la mise en place d’une transition politique réelle ; outre le fait qu’il serait contre-productif d’engager des actions de reconstruction alors que le régime détourne déjà massivement l’aide humanitaire, l’argent du contribuable européen ne saurait financer un régime qui se serait rendu coupable de crimes contre l’humanité.

M. Jean-Pierre Vial, Président - Il faut trouver une issue à ce conflit, mais pas à n’importe quel prix. Je me réjouis de la volonté de l’Union européenne d’accompagner la reconstruction du pays. Je serais sans doute plus optimiste que vous sur la volonté des Syriens de regagner leur pays à l’issue du conflit.

M. Charles Revet - Pourriez-vous nous donner des précisions sur la composition de ce que l’on appelle l’opposition ? De nombreux pays continuent-ils de faire, comme la France, du départ de Bachar el-Assad, une condition préalable à la transition ? À la lumière des précédentes interventions occidentales en Irak et en Lybie, il ne faut pas s’illusionner sur la capacité des pays de la région à passer d’un coup des régimes autoritaires actuels à la démocratie, même si l’instauration de régimes démocratiques reste un objectif souhaitable.

M. François Zochetto - Vos propos nous confirment que la diplomatie française a maintenu sa position malgré les évolutions sur le terrain. Quelles sont les sources d’information dont dispose le ministère pour analyser la situation en Syrie, alors qu’il n’y est plus présent ?

Mme Christiane Kammermann - Des contacts que j’ai avec des syriens qui ont dû fuir, je retire l’impression que ceux-ci, toutes classes confondues, souhaitent regagner leur pays. Il est très difficile et dangereux pour les syriens qui souhaitent quitter leur pays de se rendre dans nos postes consulaires dans les pays limitrophes et en particulier à Beyrouth. Ne pourrait-on envisager de réouvrir une antenne consulaire à Damas ?

M. Jean-Pierre Vial, Président - La situation actuelle en matière d’accueil des réfugiés est calamiteuse, et les contacts que nous avons, nous montrent combien il est difficile et périlleux pour les Syriens de venir jusqu’à Beyrouth pour accomplir ces démarches.

M. Ludovic Pouille - Le Haut comité de négociation a été formé il y a un peu plus d’un an à Ryad dans la perspective des négociations de Genève ; il réunit des personnalités issues des principaux groupes civils et militaires ; il représente une opposition plurielle, constituée de sunnites, mais aussi de chrétiens, de kurdes, de laïcs et même de quelques alaouites ; c’est ce Haut comité que M. Staffan de Mistura a convoqué pour participer aux négociations qui viennent de s’ouvrir à Genève ; il n’est contesté ni par la Russie, ni par l’Iran. Prétendre vouloir réduire le champ politique de la Syrie à un choix binaire entre le régime et Daech est faire insulte au peuple syrien.

La France ne fait pas du départ de Bachar el-Assad un préalable, mais considère qu’une transition politique qui se traduirait par son maintien indéfini au pouvoir ne permettra pas une stabilisation de la Syrie.

La Russie et l’Iran sont intervenus massivement et directement sur le théâtre syrien en appui du régime ; la France et la coalition internationale à laquelle elle appartient ont pour leur part apporté un soutien aérien et un appui ponctuel aux forces irakiennes et aux Peshmergas kurdes, ainsi qu’aux forces démocratiques syriennes dans leurs combats contre Daech.

La France a fermé ses implantations diplomatiques en Syrie, comme la plupart de ses partenaires européens, sauf la Pologne, la Roumanie et la République tchèque qui ont conservé des antennes très réduites. Mais elle peut s’appuyer, outre les sources de renseignement, sur les informations recueillies par ses postes diplomatiques dans les pays limitrophes, qui sont très mobilisés, ainsi que sur celles que lui fournissent de nombreux Syriens et notamment des réfugiés. La réouverture d’une antenne consulaire à Damas n’est pas à l’ordre du jour mais pourrait l’être, le cas échéant, dans le contexte d’une transition. Même si la Russie a pris ces derniers mois une importance de premier plan, elle ne pourra résoudre à elle seule le problème syrien ; la France reste un acteur important, par son engagement militaire et par les contacts qu’elle a avec les différents acteurs régionaux, avec lesquels elle entretient un dialogue politique de confiance.

M. Jean-Pierre Vial, Président - Un dernier mot sur le projet d’un déplacement de notre groupe en Syrie, pour répondre à nos collègues et bien que nous restions libres de toute initiative ?

M. Ludovic Pouille - Le ministère le déconseille fortement. L’envoi d’une délégation parlementaire officielle à Damas ne pourrait que conforter Bachar el-Assad dans le sentiment qu’il a gagné la partie et qu’il n’a pas à faire de concessions à Genève. Ce serait un très mauvais signal à envoyer et cela serait de nature à compromettre toute chance d’infléchir l’attitude du régime.

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