Pour protéger la Constitution, deux Chambres

La première chambre haute de l'histoire française, lointain ancêtre du Sénat moderne, s'appelle le Conseil des Anciens. L'idée de ce système à deux chambres, que refusaient les premiers révolutionnaires français, vient de Grande-Bretagne, où Chambre des Lords et Chambre des Communes exercent depuis longtemps un certain contrôle sur l'action politique du roi et de son premier ministre.

Ce Conseil des Anciens est établi par la Constitution de l'an III, votée le 5 fructidor an III (22 août 1795) par les Thermidoriens de la Convention. Pour les auteurs de la Constitution, obsédés par les souvenirs de Robespierre et de sa sanglante tyrannie, créer cette seconde chambre, c'est faire barrage à la dictature d'une assemblée unique. "Je m'arrêterai peu de temps à retracer les dangers inséparables de l'existence d'une seule assemblée, j'ai pour moi votre propre histoire et le sentiment de vos consciences", déclare devant la Convention Boissy d'Anglas, son rapporteur. Il faut, ajoute-t-il, "opposer une digue puissante à l'impétuosité du corps législatif, cette digue, c'est la division des deux Assemblées."

Autre élément du dispositif : l'article 68, qui crée un "rayon constitutionnel", véritable "périmètre de sécurité" destiné à protéger les parlementaires des pressions de l'exécutif. Il y est indiqué que "le Directoire exécutif ne peut faire passer ou séjourner aucun corps de troupes dans la distance de six myriamètres (60 kilomètres) de la commune où le Corps législatif tient ses séances,
si ce n'est sur sa réquisition ou avec son autorisation."

"Source : Gallica.bnf.fr"

Les Cinq-Cents proposent, les Anciens disposent

Le pouvoir législatif est partagé entre les deux Assemblées. Le Conseil des Cinq-Cents a l'initiative des lois que le Conseil des Anciens approuve ou rejette sans les modifier. Une longue tradition de répartition des rôles commence : pour Boissy d'Anglas, "les Cinq-Cents seront l'imagination de la République, les Anciens (...) la raison."

Renouvelées par tiers tous les ans, les deux Chambres ne sont pas élues directement par tous les Français, mais par des assemblées électorales. Les citoyens de chaque canton constituent une "assemblée primaire" qui choisit un électeur pour deux cents habitants. Ces électeurs à leur tour forment "l'assemblée électorale" du département, chargée de désigner les parlementaires.

En 1795, ces "grands électeurs" sont environ trente mille pour toute la France. Le Conseil des Anciens compte deux cent cinquante membres, âgés d'au moins quarante ans, mariés ou veufs. On ne les appelle pas encore sénateurs, mais députés au Conseil des Anciens.

Ils perçoivent une indemnité calculée non sur la valeur, trop fluctuante, de l'assignat, mais sur celle de trois mille myriagrammes (trente tonnes) de froment. Ils portent un uniforme. Quant au pouvoir exécutif, il est partagé entre cinq Directeurs (d'où le nom de Directoire donné au régime), élus par le Parlement suivant un système qui confère, là aussi, la proposition aux Cinq-Cents et la décision aux Anciens.

Menaces sur les Chambres

Les Thermidoriens veulent se protéger à la fois contre un éventuel retour de la monarchie et contre une riposte de "l'extrême-gauche" jacobine. Un décret, dit "des deux tiers", prévoit donc que, dans les nouvelles Assemblées, cinq cents membres sur sept cent cinquante seraient obligatoirement pris parmi les conventionnels sortants. Cette précaution se révèle inefficace contre l'impopularité croissante du régime.

Les Directeurs ne parviennent à se maintenir, contre des Chambres dont la majorité leur est hostile, que par coups d'Etat successifs. Les élections favorisent en effet tantôt les Jacobins d'extrême-gauche, tantôt les partisans d'une restauration monarchique. Ces derniers ne sont pas loin de triompher aux élections de l'an IV (1797) pour le renouvellement du tiers des Conseils. Les électeurs ayant désigné de nombreux "modérés" royalistes, les élus monarchistes font accéder l'un des leurs, Barbé-Marbois, à la présidence du Conseil des Anciens.

Mais trois des Directeurs, Barras, La Revellière-Lepeaux et Rewbell, organisent la riposte, avec le soutien de l'armée et au nom de la légitimité républicaine. Le 18 fructidor an IV (4 septembre 1797), violant les limites du "rayon constitutionnel", les douze mille hommes du général Augereau (envoyé par Bonaparte, alors en campagne en Italie, à la rescousse des Directeurs) et leurs quarante canons cernent les Conseils. Les deux Chambres, terrorisées, votent la déportation en Guyane des deux Directeurs qui n'ont pas pris part au coup de force, de quarante-deux députés des Cinq-Cents et de onze députés des Anciens. Le Directoire a gagné, au prix de sa crédibilité.

Le 18 brumaire ou les Chambres vaincues par la force

Ultime coup de force du Directoire, le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) allait porter au pouvoir un jeune général auréolé de gloire militaire, Bonaparte. Pour avoir le champ libre à Paris, la conspiration doit éloigner les Chambres de la capitale. Or, selon la Constitution, seuls les Anciens peuvent autoriser le transfert des Assemblées hors de Paris. Les amis de Bonaparte répandent alors la rumeur d'un complot "anarchiste". Convaincus qu'il y a danger, les Anciens autorisent le départ des Chambres pour le château de Saint-Cloud.

Les parlementaires vont cependant opposer une résistance inattendue au complot. Le 19, aux Cinq-Cents, les Jacobins exigent qu'il soit procédé, par appel nominal, à un serment de fidélité à la Constitution. Lucien, l'un des frères de Napoléon Bonaparte, qui préside les Cinq-Cents, doit s'y résoudre. Le plan des conjurés semble compromis. Aux Anciens, les députés s'inquiètent, protestent, exigent des explications du Directoire. Bonaparte, nerveux, décide d'intervenir et de s'adresser à eux. Son discours brutal est mal accueilli. Il ne réussit pas mieux devant les Cinq-Cents. C'est finalement par la force que les "putschistes" viendront à bout de la résistance des Chambres.

Lucien Bonaparte fait courir dans les troupes le bruit que l'on a tenté d'assassiner son frère. La garnison de Paris s'indigne, les grenadiers des Conseils, dont beaucoup sont des vétérans d'Italie, sont ébranlés. Murat prend alors la tête d'une colonne pour aller chasser de l'Orangerie les Cinq-Cents. Le coup d'Etat est consommé et les Anciens vont voter le remplacement du Directoire par un exécutif de trois "consuls", Bonaparte, Sieyès et Roger Ducos, l'ajournement des Conseils jusqu'au 1er ventôse et la création d'une commission législative. Le 20, à 3 heures du matin, tout le monde regagne Paris.

Personnages illustres

1745-1837
Défenseur des Emigrés

Né à Metz en 1745, il commence sa carrière comme consul aux Etats-Unis puis devient intendant à Saint-Domingue. De retour en France, il sera élu le 25 vendémiaire an IV député de la Moselle au Conseil des Anciens, où il tente de plaider la cause des nobles forcés à l’émigration. Une prise de position qui lui vaut d’être déporté en Guyane, avant de retrouver, sous le Premier Empire, de hautes fonctions, notamment à la tête du ministère du Trésor Public. En 1806, des décisions financières imprudentes le font tomber pour plusieurs années en disgrâce auprès de l’empereur.

En 1813, il est nommé au Sénat conservateur. Il y votera la déchéance de Napoléon et le rétablissement de Louis XVIII, qui le nommera pair de France et le confirmera à la présidence de la Cour des Comptes. Exilé de Paris par Napoléon pendant l’épisode des Cent Jours, Barbé-Marbois retrouve ses fonctions au retour des Bourbons et devient garde des Sceaux en 1815

1753-1823
Fidèle à la République

Formé au petit séminaire d'Autun, puis à l'Ecole du génie militaire de Mézières, Lazare Carnot s'impose d'abord dans l'univers académique, scientifique et militaire par ses travaux de mathématicien. Elu en 1791 député du Pas-de-Calais à l'Assemblée législative, il y joue très vite un rôle de premier plan, notamment au sein du comité militaire, et organise, en 1793, la résistance des armées républicaines contre les offensives des "blanc".

Ce qui lui permettra de sauver sa tête quelques années plus tard, devant les Thermidoriens. "Oserez-vous porter la main sur celui qui a organisé la victoire dans les armées de la République ?", s'exclame alors un de ses défenseurs. Au moment de l'élaboration de la Constitution de l'an III, Carnot s'oppose vivement au texte et notamment à la création de deux chambres. Cependant, en qualité d'ancien conventionnel, il est élu au conseil des Anciens.

Il fera même partie du Directoire dont il contestait également la création et où il prend en charge les affaires militaires. C'est lui qui nomme Bonaparte commandant en chef de l'armée d'Italie.

Proscrit en l'an V pour s'être opposé au coup d'Etat du 18 brumaire. Le premier Consul lui confie le portefeuille de la Guerre. Carnot démissionnera en 1800 de ce poste où il brille un peu trop au goût de Bonaparte. Appelé par le Sénat à siéger au Tribunat. Il sera l'un des rares opposants aux ambitions dictatoriales de Napoléon, votant notamment contre le consulat à vie, puis contre la proposition faisant du Premier Consul un empereur. Napoléon le rappellera pourtant auprès de lui en 1814. Resté fidèle à l'empereur au moment des Cent Jours, Carnot finira ses jours en exil.

1754-1838
Avocat de Beaumarchais, procureur général sous Bonaparte

Né en 1754 il fait ses études à Douai, ce qui lui vaut son surnom (destiné à le distinguer de Merlin de Thionville). Avocat au Parlement de Flandres, il sera le défenseur de Beaumarchais et du président Dupaty. Partisan de la Révolution, Merlin de Douai est élu en 1789 député aux Etats Généraux et joue, pendant toute la période révolutionnaire, un rôle actif dans la conception et la mise en place du nouveau cadre juridique et législatif du régime.

Porté au Conseil des Anciens le 23 vendémiaire an IV, il doit très vite se consacrer à une autre fonction, celle de ministre de la Justice, que lui confie le Directoire, avant d’assumer la charge du ministère, fraîchement créé, de la Police. Après le 18 fructidor an IV, il remplace Barthélémy et devient l’un des cinq Directeurs, mais doit démissionner sous la pression du mécontentement public, quatre mois avant le coup d’Etat du 18 brumaire.

Il retrouve, sous le Premier Empire, de prestigieuses fonctions dans la magistrature : d’abord celle de commissaire du gouvernement près le Tribunal de cassation puis de procureur général à la même cour. Destitué de ses fonctions à la Restauration, rappelé par Napoléon au moment des Cent Jours, Merlin de Douai doit s’exiler en Hollande au retour des Bourbons et ne reviendra en France qu’après la révolution de 1830.

Audios et textes complémentaires

Le 19 fructidor, La Revellière-Lepeaux justifie le recours à la force dans un message adressé par le Directoire au Conseil des Anciens.
L’argument est classique : à circonstances extraordinaires, moyens exceptionnels.

Bonaparte "défenseur" des Chambres menacées

Bonaparte parachève son coup d'Etat du 18 brumaire, en se présentant, le lendemain devant les Anciens réunis à Saint-Cloud. Son discours est dans la droite ligne, jusque dans le vocabulaire, de celui de La Revellière-Lepeaux après fructidor.
“Citoyens représentants, les circonstances où vous vous trouvez ne sont pas ordinaires : vous êtes sur un volcan. Permettez-moi de vous parler avec la franchise d’un soldat et, pour échapper au piège qui vous est tendu, suspendez votre jugement jusqu’à ce que j’aie achevé.

Hier, j’étais tranquille à Paris, lorsque vous m’avez appelé pour me notifier le décret de translation
(des Chambres de Paris à Saint-Cloud) et me charger de l’exécuter. Aussitôt j’ai rassemblé mes camarades, nous avons volé à votre secours. Eh bien ! Aujourd’hui on m’abreuve déjà de calomnies. On parle de César, on parle de Cromwell, on parle de gouvernement militaire ! Si je l’avais voulu, serais-je accouru prêter mon appui à la Représentation nationale ?

Citoyens représentants, les moments pressent. Il est essentiel que vous preniez de promptes mesures. La République n’a plus de gouvernement, quatre des Directeurs ont donné leur démission, j’ai cru devoir mettre en surveillance le cinquième, en vertu du pouvoir dont vous m’avez investi. Le Conseil des Cinq-Cents est divisé ; il ne reste que le Conseil des Anciens. C’est de lui que je tiens mes pouvoirs, qu’il prenne des mesures, qu’il parle, me voilà pour exécuter.Sauvons la Liberté ! Sauvons l’Egalité !


Une voix : Et la Constitution ?

La Constitution ! reprend le général, vous l’avez vous-même anéantie. Au 18 fructidor vous l’avez violée ; vous l’avez violée au 22 floréal, vous l’avez violée au 30 prairial. Elle n’obtient plus le respect de personne. (…)
Ceux qui vous parlent de Constitution savent bien que, violée à tous moments, déchirée à toutes les pages, la Constitution n’existe plus.”