Victor Schoelcher (1804-1893)

Une vie, un siècle

L'esclavage d'hier à aujourd'hui


LE SIÈCLE DES ABOLITIONS DE L’ESCLAVAGE

LE PROCESSUS S’ENCLENCHE A SAINT-DOMINGUE

C’est dans la colonie française de Saint-Domingue que s’enclencha aux Caraïbes-Amériques le long processus de destruction du système esclavagiste qui se déroula tout au long du XIXe siècle. La rébellion des esclaves qui éclata en août 1791 dans cette riche possession française des Caraïbes obligeait les commissaires civils délégués par le gouvernement révolutionnaire à proclamer l’abolition de l’esclavage en août 1793. Quelques mois plus tard, la Convention étendait la mesure aux autres colonies – la Martinique exceptée, qui était alors occupée par les Anglais – en votant le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794). En mai 1802, Napoléon Bonaparte décrétait le rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises. L’expédition qu’il envoya en Guadeloupe pour rétablir l’ordre colonial ainsi que l’esclavage réussit sa mission au terme d’une longue et dure répression menée par le Général Richepanse contre les rebelles. L’expédition dirigée vers Saint-Domingue à la même époque dut mener une guerre coloniale longue et difficile, ponctuée par l’arrestation et la déportation de Toussaint Louverture en juillet 1802, mais aussi, en novembre 1803, par l’échec des troupes françaises, contraintes de rembarquer au terme d’un conflit armé qui coûta plus de 150.000 vies humaines. La colonie de Saint-Domingue proclamait son indépendance le 1er janvier 1804 et reprenait son nom précolombien de Haïti.

WILBERFORCE, CLARKSON, CONDORCET, GREGOIRE...

En 1830, alors que l’émancipation n’avait pas encore été votée par le parlement britannique, alors que le Congrès de Vienne avait, depuis quinze ans déjà, incité en vain les nations participantes à réprimer la traite négrière encore pratiquée depuis leurs ports, Schoelcher préconisait dans De l’esclavage des noirs et de la législation coloniale, en 1833, une répression du trafic négrier à l’échelle « universelle » et une suppression progressive de l’esclavage : « Et ce n’est point un acte partiel que je demande, c’est une convention européenne, c’est une alliance que l’on pourra sans mentir appeler sainte, c’est une alliance de tous les peuples, qui déclareront la traite abolie pour toujours ». Il suivait en cela de célèbres exemples, tels que ceux de Condorcet, de Mirabeau, de l’abbé Grégoire, de William Wilberforce, de Thomas Clarkson ou de Morenas. Concernant l’esclavage toutefois, il précisait : « Loin de nous cependant, la pensée de bouleverser le monde, de compromettre les intérêts et la vie de tant de colons attachés à l’esclavage »... La « mort » et les « affranchissements successifs » des esclaves mèneraient selon lui à l’extinction de l’esclavage une fois la source de la traite négrière tarie par d’efficaces mesures d’interdiction. Sa prudence était celle qu’affichaient alors en France les partisans de la suppression de l’esclavage, celle, notamment, de la Société Française pour l’Abolition de l’Esclavage qui ne se prononça que tardivement, en 1847, en faveur d’une émancipation immédiate des esclaves.
A partir de 1840-1841, dès son second voyage aux Caraïbes, Schoelcher entreprit de « s’attaquer au fait et au droit » de l’esclavage, estimant que « les colons ne sont pas compétents pour discuter de l’émancipation des Noirs ». Il s’interrogea alors sur l’efficacité des abolitionnistes européens dont les « déclamations philanthropiques » lui semblaient bien vaines. Il s’appliqua alors à décrire minutieusement ce qu’il avait vu, ce qu’il avait lu également, notamment des documents judiciaires que lui confièrent quelques magistrats discrets mais soucieux de faire connaître à une opinion publique française peu concernée, ce qui se passait dans de si lointaines colonies. Il publia ainsi les descriptions les plus fidèles et les plus précises de son époque sur le travail, la vie quotidienne des esclaves, les moyens de résistance et de survie qu’ils adoptèrent, les révoltes, le marronnage.

L’IMPULSION BRITANNIQUE

Dans les années 1840, les courants antiesclavagistes européens étaient fortement influencés par le précédent de l’émancipation britannique de 1833-1838. En août 1833, l’Abolition Bill voté à Londres par le Parlement accordait une importante indemnité aux planteurs et obligeait les esclaves à quatre à six ans d’apprentissage chez leurs anciens maîtres, c’est-à-dire de travail sans rémunération. Les autorités britanniques décidaient en 1838, de mettre fin à ce système, source incessante de conflits.
En 1839, la fondation à Londres de la British and Foreign Anti-Slavery Society permettait aux abolitionnistes britanniques de lancer une campagne antiesclavagiste au niveau européen. Ses délégués étaient présents à Paris, lors de la création, en 1822, du Comité contre la traite négrière de la Société de la Morale Chrétienne, puis en 1834 pour la fondation de la Société française pour l’abolition de l’esclavage qui en était issue et qui publiait L’Abolitioniste français.
Schoelcher, s’il demeura un adversaire déterminé du Martiniquais Cyrille Bissette dont les initiatives antiesclavagistes concurrençaient en fait directement les siennes, avait par ailleurs recommandé et financé auprès de son ami l’éditeur républicain Laurent-Antoine Pagnerre, la parution de plusieurs ouvrages antiesclavagistes. L’abbé Casimir Dugoujon publiait ainsi en 1845 des Lettres sur l’esclavage dans les colonies françaises et le magistrat Jean-Baptiste Rouvellat de Cussac, faisait paraître, pendant la même année, un compte rendu de son séjour en Guadeloupe et en Martinique dans les années 183O sous le titre Situation des esclaves dans les colonies françaises. Urgence de leur émancipation.

TEMOIGNER ET AGIR

Schoelcher était enfin convaincu, au début des années 1840, de la nécessité d’une abolition de l’esclavage immédiate et non progressive. Parallèlement, il critiquait les conclusions de l’anthropologie raciste qui avait entrepris, depuis la fin du XVIIIe siècle, en France notamment, de prouver scientifiquement ce qui était pourtant une profonde erreur : l’existence de races humaines et une hiérarchie de leur valeur.
Ses ouvrages Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage en 1842, Colonies étrangères et Haïti en 1842-1843 sont les comptes rendus fidèles du périple d’un an qu’il effectua dans les Caraïbes insulaires en 1840-1841. Ses objectifs principaux étaient atteints :
- analyser le système esclavagiste dans les colonies françaises des Caraïbes pour rendre compte à l’intention d’une opinion française peu concernée, et de parlementaires sensibles aux arguments des lobbies de planteurs et d’armateurs, des horreurs pratiquées des siècles durant sur les plantations et du caractère inhumain d’un tel système social fondé sur la servitude de 75 % de la population à l’égard d’une minorité de colons propriétaires d’êtres humains ;
- décrire les effets bénéfiques de la suppression de l’esclavage dans les colonies britanniques afin de convaincre les partisans français du maintien de l’esclavage que la liberté du travail n’était pas synonyme de ruine des colonies ;
- rendre compte des effets de la liberté et de l’indépendance issue, à Saint-Domingue, de la révolte des esclaves déclenchée en août 1791 et de la guerre coloniale qui suivit, remportée en novembre 1803 par les esclaves libérés de cette ancienne colonie française sur lesz troupes de Napoléon Bonaparte.
En 1847, c’est un véritable réquisitoire contre l’esclavage et plus précisément contre les planteurs de Guadeloupe et de Martinique auteurs de sévices à l’égard de leurs esclaves, que publiait Schoelcher en deux épais volumes intitulés Histoire de l’esclavage pendant les deux dernières années. La même année, il rédigeait pour la Société Française pour l’Abolition de l’Esclavage une longue pétition demandant la suppression immédiate de l’esclavage dans les colonies françaises

Schoelcher rédige la pétition pour l’émancipation immédiate publiée par la Société Française pour l’Abolition de l’Esclavage, 1847
« Nous demandons, Messieurs, l’abolition immédiate et complète de l’esclavage dans les colonies françaises ;
Parce que la propriété de l’homme sur l’homme est un crime ;
Parce que l’épreuve des lois des 18 et 19 juillet 1845 a rendu plus manifestes que jamais l’insuffisance et le danger des moyens prétendus préparatoires ;
Parce qu’aujourd’hui même ces lois ne sont pas encore appliquées dans leur entier ;
Parce qu’on ne peut détruire les vices de la servitude qu’en abolissant la servitude elle-même ;
Parce que toutes les notions de justice et d’humanité se perdent dans une société à esclaves ;
Parce que l’homme est encore vendu à l’encan, comme du bétail, dans nos colonies ; (...)
Parce que la prolongation de l’esclavage porte atteinte aux véritables intérêts des colonies et à la sécurité de leurs habitants ;
Parce que l’abolition, en réhabilitant le travail agricole, y rattachera toute la population libre ; (...)
Parce que l’affranchissement des nèges français entraînera l’émancipation de toute la race noire ;
Parce qu’en vertu de la solidarité qui lie tous les membres de la nation entre eux, chacun de nous a une part de responsabilité dans les crimes qu’engendre la servitude ».

Le document était adressé à l’ensemble des parlementaires et des conseillers généraux. La société abolitionniste française s’engageait ainsi, en fait, pour la première fois, depuis sa fondation, en faveur de l’abolition immédiate et non progressive, à l’anglaise. Ce texte, bien tardif, s’ajoutait à de nombreuses autres pétitions antiesclavagistes, notamment à celles de 191 « Hommes de couleur » de la Martinique, en date du 24 novembre 1836, à celle des ouvriers de Paris du 22 janvier 1844 et à celle que rédigèrent le pasteur Guillaume de Felice et Cyrille Bissette à l’intention du parlement et des conseil généraux en août 1846.

CHEZ LES PLANTEURS DE GUADELOUPE ET DE MARTINIQUE

C’est à une véritable enquête sur le système esclavagiste tel qu’il existait dans les colonies françaises, néerlandaises, danoises et espagnoles des Caraïbes que Schoelcher se livra en 1840-1841 lors du second et dernier voyage qu’il entreprit aux Amériques. Il séjourna pendant un an en Guadeloupe, en Martinique, à Saint-Thomas, à Puerto Rico, mais aussi dans les colonies britanniques – Jamaïque, Dominique, Antigua - où l’émancipation avait eu lieu entre 1834 et 1838 à la suite du vote de l’Abolition Bill par le Parlement de Londres en août 1833.
Il nota de manière précise les différentes modalités de travail sur les plantations, mais aussi les sévices infligés en toute légalité par les maîtres, les battues entreprises pour la recherche des fugitifs. Il décrivit de manière précise la révolte et les conditions de survie des nègres marrons, ceux qui avaient fui les plantations pour se réfugier dans les forêts des îles montagneuses, les révoltes ou les menaces de rébellion quasiment incessantes en Guadeloupe et en Martinique depuis les débuts de la colonisation, la tension sociale particulièrement vive, tout récemment entretenue par les révoltes d’esclaves des années 1820-1840

Les pouvoirs des colons
« Les colons tout puissants, maîtres de tous les postes, s’asservissent les gouverneurs, se jouent des lois, font chasser les fonctionnaires ou les prêtres qui ne se laissent pas séduire, introduisent leurs enfants jusque dans les hauts emplois des bureaux des colonies, au ministère de la Marine, subventionnent les journaux et payent un député et un pair de France pour vanter l’esclavage dans les Chambres ! »
Victor Schoelcher, Histoire de l’esclavage pendant les deux dernières années, 1847.
La condition des esclaves des plantations
« Privés de nourriture, épuisés de besoin ou déchirés sous le fouet le plus cruel, le calme prodigieux (des esclaves), leur oeil sec, leur figure impassible, l’expression de leurs traits infernalement satyriques au milieu des plus atroces douleurs, vous prouvent qu’ils sont plus forts que la barbarie même. Ceux que la nature a doués d’un si grand courage ou d’une telle puissance de caractère, s’ils ne se déterminent à aller vivre en marrons dans les bois, comme des bêtes fauves, restent séparés de l’habitation. J’ai vu quelques-uns de ces indomptables noirs qui eussent sans doute été de grands hommes dans le monde civilisé. On en cite qui se sont tués sans autre motif, sans autre but que celui de faire tort à leur maître ».
Victor Schoelcher, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, 1842.
Schoelcher décrit un marché d’esclaves en Martinique :
« Nous avons assisté à une de ces criées de chair humaine. Quel spectacle !
C’était en 1841, à la Martinique, dans une grande salle remplie de meubles et d’objets de toute espèce. Au milieu de ce fouillis, assise dans un coin, sur des caisses de vin, était une fille de dix-sept ou dix-huit ans, la tête appuyée sur la main et le regard fixe. Elle ne paraissait pas précisément humiliée ni désespérée, mais mécontente et sombre. Un agent de police, placé à côté d’elle, la surveillait. Il y avait d’ailleurs beaucoup de monde et beaucoup de bruit. Les acheteurs qui l’apercevaient venaient l’interroger. ‘Etes-vous bonne fille ? Savez-vous blanchir ? Travaillez-vous au jardin (le travail des champs) ? Avez-vous eu des enfants ? Pourquoi vous vend-on ? N’êtes-vous pas marronneuse (disposée à aller en marronnage) ? etc., etc.’. Mille questions de mille personnes diverses. Quelques-uns, je me rappelle, prirent ses joues pour voir si elle avait la chair ferme. Elle, froide, impassible, répondait mal, de mauvaise volonté, et on lui disait alors : «’Ouvre donc la bouche qu’on t’entende, imbécile’. Et elle répliquait à peine quelques mots. Je suis persuadé, moi, qu’elle comprenait sa position, quoique née dans la servitude.
Après avoir vendu une baignoire, un lit, un canapé et une lampe, le commissaire-priseur dit : ‘A la négresse’. On s’approcha d’elle. Il la fit tenir debout, et la mit à prix : - 100 francs la négresse une telle, âgée de seize ans ! Elle travaille au jardin. 100 francs, 100 francs ! – Le visage toujours froid, l’air impassible, elle restait appuyée contre un meuble. – 120, 150, 155 ! Enfin elle fut adjugée à 405 francs ; et le commissaire-priseur lui dit, montrant le dernier surenchérisseur : ‘Allez, voici maintenant votre maître’. C’était un mulâtre. Elle leva les yeux, le regarda, s’approcha de lui, toujours du même air ; il lui adressa quelques paroles, et je les vis disparaître ensemble. Je les vois encore : c’est horrible ».
Victor Schoelcher, « Scènes des colonies. Ventes publiques d’hommes et de femmes », in Revue indépendante, 25 mars 1847.

L’esclavage et le fouet
« Le fouet est une partie intégrante du régime colonial, le fouet en est l’agent principal; le fouet en est l’âme; le fouet est la cloche des habitations, il annonce le moment du réveil, et celui de la retraite; il marque l’heure de la tâche; le fouet encore marque l’heure du repos; et c’est au son du fouet qui punit les coupables, qu’on rassemble soir et matin le peuple d’une habitation pour la prière; le jour de la mort est le seul où le nègre goûte l’oubli de la vie sans le réveil du fouet. Le fouet en un mot, est l’expression du travail aux Antilles. Si l’on voulait symboliser les colonies telles qu’elles sont encore, il faudrait mettre en faisceau une canne à sucre avec un fouet de commandeur ».
Victor Schoelcher, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, chapitre VII, « Le fouet », 1842.

Du rire à la rage
« Lorsque m’isolant par abstraction du monde matériel et me retirant dans le monde intellectuel, je me représente que de deux hommes l’un se dit le maître de l’autre, maître de sa volonté, de ses mouvements, de son travail, de sa vie, de son coeur, cela me donne tantôt un fou rire, et tantôt des vertiges de rage.
Que l’esclavage soit ou ne soit pas utile, il faut le détruire; une chose criminelle ne doit pas être nécessaire. La raison d’impossibilité n’a pas plus de valeur pour nous que les autres, parce qu’elle n’a pas plus de légitimité. Si l’on dit une fois que ce qui est moralement mauvais peut être politiquement bon, l’ordre social n’a plus de boussole et s’en va au gré de toutes les passions des hommes. La violence commise envers le membre le plus infime de l’espèce humaine affecte l’humanité entière ».
Victor Schoelcher, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, 1842.

Le travail sur une plantation des Caraïbes
« Les esclaves travaillent aux champs par brigades de quinze ou vingt sous la surveillance de contremaîtres qui les contiennent avec un énorme fouet toujours agité. Voilà la vie d’esclaves, froide, machinale, abrutissante, vile, monotone, sans passé pour réfléchir, sans avenir pour rêver, n’ayant que le présent toujours armé d’un fouet ignominieux ».
Victor Schoelcher, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, 1842.

Le prix du sucre...
« Si, comme le disent les colons, on ne peut cultiver les Antilles qu’avec des esclaves, il faut renoncer aux Antilles. La raison d’utilité de la servitude pour la conservation des colonies est de la politique de brigands. Une chose criminelle ne doit pas être nécessaire. Périssent les colonies, plutôt qu’un principe ».
Victor Schoelcher, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, 1842.

Une dure réalité...
Lettre à Ernest Legouvé
Londres, 27 juin 1841
« Il est vrai, mon brave et généreux ami, que les Antilles ne sont pas faites pour égayer, l’humanité d’en bas y est plus triste encore à observer que dans nos faubourgs gelés car elle y est plus abjecte, plus avilie c’est-à-dire et les passions d’égoïsme de l’humanité d’en haut paraissent plus hideuses que celles des aristocrates d’Europe en cela qu’elles soutiennent des principes encore plus abominables.
J’ai cherché à peindre les terribles actes que j’ai vu se passer sous le délicieux climat des mornes des Antilles ».

Le Martiniquais Cyrille Bissette, banni de son île après un long procès politique pour avoir réclamé pour ses frères « hommes de couleur » libres, des droits civiques égaux à ceux des colons, avait publié dans sa Revue des Colonies, en 1835, un bilan sur les grands camps de nègres marrons de Guadeloupe, alors estimés à 1.500 personnes. Il avait surtout demandé, en juillet 1835, l’abolition immédiate de l’esclavage dans les colonies françaises et proposé les grandes lignes d’un plan de réorganisation sociale sans esclavage, comportant en premier lieu un décret pour l’instruction primaire gratuite et obligatoire.
Au lendemain de l’abolition britannique de l’esclavage de 1833, définitivement appliquée en 1838, de nombreux esclaves quittaient les colonies françaises vers les îles anglaises les plus proches, la Dominique, Antigua, Montserrat ou Sainte-Lucie.

ENQUÊTES ET ATTENTISME GOUVERNEMENTAUX

En 1840, le Duc de Broglie inaugurait la présidence d’une « Commission instituée par décision royale du 26 mai pour l’examen des questions relatives à l’esclavage et à la condition politique des colonies » dont les travaux durèrent jusqu’en 1843 et qui sollicita à plusieurs reprises les avis des conseils coloniaux quant aux modifications à apporter au régime de l’esclavage. Un changement de gouvernement ne permit pas de donner une suite efficace aux propositions soumises, mais la commission de Broglie faisait évoluer la réflexion sur la nécessité de l’émancipation. Les assemblées parlementaires se refusaient toutefois au versement de l’indemnité qu’il faudrait verser, comme l’avait fait le gouvernement britannique, aux colons après l’abolition. Les lobbies des planteurs et des armateurs des grands ports organisaient par ailleurs une farouche résistance à toute modification du statu quo esclavagiste.
Les lois des 18 et 19 juillet 1845, dites lois Mackau, du nom du ministre de la Marine et des Colonies en place, modifiaient – théoriquement – en profondeur le régime de gouvernement des esclaves. Leur instruction devenait obligatoire pour leurs propriétaires, de même que le respect du samedi pour la culture de leurs lopins de terre, le respect de nouveaux horaires de travail ou l’acceptation de leur rachat à leur maître par le pécule qu’ils pouvaient s’être constitué par des travaux extérieurs à leurs plantation ou la vente des produits vivriers de leurs lopins.
Mais les nouvelles mesures arrivées de Paris trouvaient un écho très nuancé dans les colonies où les conseils de planteurs s’empressaient d’amender – voire d’annuler – les textes. Et Schoelcher de commenter dans le journal républicain La Réforme du 28 juillet 1846:
« C’est donc toujours la même chose. Le temps passe, les idées s’épurent, la civilisation agrandit son empire, les peuples s’éclairent, les moeurs s’adoucissent ; les colons seuls, immobiles, n’oublient rien et n’apprennent rien. N’osant plus toutefois soutenir l’esclavage en principe, ils disent qu’il faut préparer les esclaves, mais à chaque loi préparatoire, ils s’écrient en gémissant : ‘C’est la destruction des colonies !’ ».

PRODUIRE DU SUCRE...

La culture de la canne et la fabrication du sucre faisaient à cette époque l’objet de nouveaux essais de modernisation technique. Les prix du sucre avaient considérablement diminué depuis le début des années 1820, les coûts de production augmentaient avec le vieillissement du matériel et les planteurs étaient considérablement endettés. L’ingénieur agronome Paul Daubrée publiait en 1841 la brochure La question coloniale sous le rapport industriel, dans laquelle il préconisait la séparation de la culture et de la fabrication, cette dernière devant avoir lieu au sein de grandes usines centralisant les récoltes. Le tremblement de terre qui eut lieu en Guadeloupe en février 1843 précipita dans les deux colonies les transformations industrielles que Cuba avait expérimentées trois décennies plus tôt. Schoelcher et la commission d’abolition de l’esclavage de 1848 encourageaient de manière paradoxale la construction de ces établissements soutenus par des organismes de crédit spécifiques. Une quarantaine d’usines centrales étaient ainsi construites en Guadeloupe et en Martinique entre 1850 et les années 1870. Cependant, l’Europe satisfaisait déjà ses besoins croissants en sucre par la culture de la betterave.

EN HAÏTI EN 1841

Schoelcher arrive en Haïti en mars 1841, par le port du Cap-Haïtien. Premier abolitionniste européen à visiter cette ancienne colonie française de Saint-Domingue devenue indépendante au 1er janvier 1804, il commente : « Je désirais, j’espérais, je craignais. Le premier pas que l’on fait dans Haïti a quelque chose d’effrayant, surtout pour un abolitionniste. (...) Le Cap-Haïtien n’est plus que le squelette du Cap-Français. On s’émeut et s’indigne à voir que la liberté, avec toutes ses forces, ne puisse même remplir les ruines de l’esclavage ».
Hérard Dumesle, député des Cayes, l’un des opposants du Président Jean-Pierre Boyer, remet à Schoelcher un mémoire intitulé Haïti en 1839. Il y relevait les abus et la corruption du gouvernement en place et ses mesures dictatoriales. Dumesle demande à Schoelcher de témoigner à son retour en Europe. Ce document lui permet de préciser les informations dont il émaille le long compte rendu de voyage qu’il publie dès 1843 sous le titre Haïti. Il juge que la France a transgressé ses droits, en 1825, en faisant payer une indemnité au nouvel Etat en échange de son indépendance. A cette époque en effet, « il ne restait à Saint-Domingue que la terre », rappelle-t-il.

Schoelcher et l’indemnité que Haïti versa à la France :
« Les Haïtiens disent avec colère, et nous sommes entièrement de leur avis, qu’ils ne devaient rien aux propriétaires de Saint-Domingue. Imposer une indemnité à des esclaves vainqueurs de leurs maîtres, en effet, c’est leur faire acquitter à prix d’argent ce qu’ils ont déjà payé de leur sang. N’est-ce point, au reste, avec les plus fermes balances de la justice que les esclaves affranchis auraient pu établir une compensation entre ce qu’ils prenaient aux maîtres et ce que les maîtres avaient ravi aux esclaves ? Les richesses de Saint-Domingue, qui les avait créées ? N’était-ce point la main des esclaves ? (...)
Que devait à un colon de Saint-Domingue l’homme qu’il avait fait enlever aux côtes d’Afrique, à sa patrie, à ses affections, à ses propriétés, pour en faire une bête de somme destinée à féconder ses champs en Amérique et à grossir sa fortune ? ».
Victor Schoelcher, Haïti, 1843.

Schoelcher a pour objectif, lors de son périple en Haïti et dans les colonies anglaises voisines, d’obtenir des preuves concrètes de la supériorité du travail libre sur l’esclavage. Il prend le contre-pied des arguments faisant de Haïti une erreur de politique coloniale à ne pas renouveler. Depuis 1804 en effet, Haïti est mise au ban des nations. Elle souffre d’un isolement diplomatique quasi général, tout en subissant la pression d’émissaires commerciaux nord-américains et européens.
Schoelcher note que les cultivateurs haïtiens, soumis à de durs « codes ruraux », ont peine à « dépasser le point où les avait laissés la servitude » : « Ils sont délivrés des horreurs de l’ilotisme, mais ils ne connaissent pas les plaisirs de la liberté ». Un autre héritage de la colonisation est à ses yeux celui du « préjugé de couleur » que « les colons, expirant, (ont) légué à cette terre infortunée ».
Schoelcher consacre son dernier ouvrage, en 1889, pour le centenaire de la Révolution française, à une Vie de Toussaint Louverture, évoquant notamment les événements qui suivirent la rébellion des esclaves de Saint-Domingue d’août 1791, l’abolition de l’esclavage dans la colonie en août-septembre 1793 et le vote de l’émancipation par la Convention le 16 pluviôse an II (4 février 1794). La longue guerre que les troupes françaises - expédiées en décembre 1801 vers la colonie par Napoléon Bonaparte - livrèrent aux esclaves récemment libérés se terminait par leur défaite en novembre 1803 et aboutissait à la proclamation d’indépendance du territoire. Le rétablissement de l’esclavage décidé par Bonaparte par le décret du 20 mai 1802 échouait à Saint-Domingue. Une autre expédition de troupes placées sous le commandement de Richepanse avait par contre entraîné, en 1802 en Guadeloupe, le rétablissement de la servitude et une répression impitoyable contre les insurgés.
Schoelcher s’interroge au sujet de Toussaint Louverture, général en chef de l’armée de Saint-Domingue, auteur d’une constitution de la colonie en 1801, dont les pouvoirs croissants ne suscitèrent que craintes et rejet de la part du pouvoir central. Capturé par le Général Leclerc en juillet 1802, il avait été transporté en France, emprisonné au fort de Joux dans le Jura où il mourut de froid et de faim le 7 avril 1803. Toussaint Louverture avait-il pu concevoir, avant sa mort, « quelque chose comme l’indépendance de l’île, sous la suzeraineté de la France ? ».

DE L’ÉGYPTE AU SÉNÉGAL

C’est afin d’« étudier l’esclavage musulman pour le comparer à l’esclavage chrétien » que Schoelcher partait pour l’Egypte et la Turquie en 1844, pour le Sénégal et la Gambie en 1847. En août 1847, il embarquait au Havre sur l’Anna vers le Sénégal. Le statut de servitude en pays musulman n’avait selon lui « rien de commun avec l’esclavage occidental ». Mais le sort des fellahs d’Egypte l’avait incité à qualifier le vice-roi Méhémet-Ali de « négrier déguisé en civilisateur ».
Après un séjour à Gorée, il remontait le fleuve Sénégal vers la Gambie sur l’Union. Il s’élevait alors contre les « brillantes dissertations médicales (et) les plus sublimes raisonnements psychologiques des Cuvier, des Spurzheim, des Virey pour démontrer l’infériorité des Noirs », souhaitant démontrer combien les croyances alors répandues par l’anthropologie raciste - alors en plein développement en France – étaient erronées : « Accoutumés à ne considérer les Noirs que du point de vue de l’habitation avait-il observé dès 1833, les partisans de l’esclavage les proclament hautement incapables de se conduire par eux-mêmes »... (De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale, 1833, chapitre VIII).
Schoelcher était alors surveillé de près par l’administration coloniale du Sénégal dont le gouverneur avait reçu ordre du ministre, le duc de Montebello, de lui rendre compte des moindres faits et gestes de ce voyageur antiesclavagiste : « Vous me ferez connaître confidentiellement l’attitude et le langage qu’il prendra pendant cette exploration, dans laquelle vous ferez observer ses démarches sans qu’il puisse être fondé à penser que l’administration cherche à gêner en rien ses investigations ou les regarde d’un oeil défavorable... », avait demandé le ministre, poursuivant : « Les doctrines abolitionnistes émises par M. Schoelcher, ses nombreux écrits contre l’esclavage et sa récente publication sur l’Egypte ne manqueront pas de donner de l’importance à son voyage dans nos établissements de la côte d’Afrique »...(Archives du Sénégal, Dakar, 1 B 37).

1848

La Révolution de 1848 provoqua une exceptionnelle ouverture politique, à la faveur de laquelle Schoelcher, appelé par François Arago, ministre de la Marine et des Colonies du Gouvernement provisoire, devenait, le 4 mars, sous-secrétaire d’Etat chargé des colonies et président d’une commission d’abolition de l’esclavage

Au terme d’un mois et demi de travaux, la commission d’abolition avait reçu les délégations les plus diverses, des représentants d’esclaves et de « libres de couleur » aux délégués des planteurs. Schoelcher avait demandé au ministère, dès les premières séances, la documentation la plus fournie sur les décisions des assemblées de la Révolution Française dans le domaine colonial et sur l’abolition qui avait tout récemment eu lieu dans les colonies britanniques. Elle avait élaboré un ensemble de décrets et arrêtés qui, tout en supprimant l’esclavage, fixaient de nouveaux cadres de la vie sociale, faisant par ailleurs des « nouveaux libres » de « nouveaux citoyens », appelés à élire au suffrage universel (masculin) leurs représentants à l’Assemblée nationale.
Mais la tâche fut rude. Le Gouvernement provisoire issu des journée révolutionnaires de février 1848 avait certes décidé en théorie la suppression de l’esclavage, mais la pratique se heurtait à des résistances internes puissantes. Tous les membres du gouvernement n’acceptèrent pas la mesure qu’ils souhaitaient voir débattre au sein de l’assemblée qui devait être prochainement élue. Schoelcher le savait. Il fit signer le décret par une majorité de membres du gouvernement – Armand Marrast, proche des milieux des planteurs qu’il représentait au sein de sa loge maçonnique, n’accepta par exemple de signer les décrets qu’en septembre 1848 – et insista auprès de Pagnerre, secrétaire général du gouvernement, pour que l’ensemble des décrets d’émancipation puissent paraître au Moniteur universel et partir vers les colonies. Il lui écrivait en effet, le 1er mai 1848 :
« En vérité, je ne croyais pas qu’il serait si long et si difficile de tuer l’esclavage sous la République ».
Une forte indemnité devait être versée aux planteurs « dépossédés » de leurs esclaves. La proposition dont Schoelcher avait fait part au Gouvernement provisoire, d’indemniser également les esclaves et de leur attribuer des lopins de terre fut rejetée par le gouvernement.

En Guyane et à La Réunion, les commissaires généraux de la République Pariset et Sarda-Garriga proclamaient l’émancipation selon le projet de la commission, deux mois après l’arrivée des décrets émancipateurs. En Martinique et en Guadeloupe par contre, la tension sociale fut tellement vive qu’à l’issue des mouvements de rébellion des esclaves survenus le 22 mai au Prêcheur et à Saint-Pierre en Martinique, le Gouverneur Rostoland proclamait l’abolition de l’esclavage dans la colonie dès le lendemain, 23 mai. Le Gouverneur de la Guadeloupe, Layrle, prenait une mesure identique le 27 mai, manquant de troupes pour maîtriser les rassemblements d’esclaves signalés en plusieurs points de la colonie. Les deux commissaires généraux envoyés par le Gouvernement provisoire pour promulguer les décrets parisiens d’abolition et remplacer les gouverneurs arrivèrent, début juin, dans des colonies où l’esclavage était déjà supprimé.

Décret du Gouvernement provisoire créant la Commission d’abolition de l’esclavage, 4 mars 1848
« Le gouvernement provisoire de la République,
Considérant que nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves ;
Décrète :
Une commission est instituée auprès du ministre provisoire de la marine et des colonies pour préparer, dans le plus bref délai, l’acte d’émancipation immédiate dans toutes les colonies de la République.
Le ministre de la marine pourvoira à l’exécution du présent décret.
Paris le 4 mars 1848.
F. ARAGO ».

Décret d'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises, 27 avril 1848.
« Ministère de la Marine et des Colonies - Direction des Colonies
République Française
Liberté - Egalité - Fraternité
Au nom du Peuple Français
Le Gouvernement provisoire,
Considérant que l'esclavage est un attentat contre la dignité humaine;
Qu'en détruisant le libre arbitre de l'homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir; Qu'il est une violation flagrante du dogme républicain: ‘Liberté - Egalité – Fraternité’;
Considérant que si des mesures effectives ne suivaient pas de très près la proclamation déjà faite du principe de l'abolition, il en pourrait résulter dans les colonies les plus déplorables désordres;
Décrète:
Article Ier
L'esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d'elles. A partir de la promulgation du présent décret dans les colonies, tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres, seront interdits.
Article 2
Le système d'engagement à temps établi au Sénégal est supprimé.
Article 3
Les gouverneurs ou Commissaires généraux de la République sont chargés d'appliquer l'ensemble des mesures propres à assurer la liberté à la Martinique, à la Guadeloupe et dépendances, à l'île de la Réunion, à la Guyane, au Sénégal et autres établissements français de la côte occidentale d'Afrique, à l'île Mayotte et Dépendances et en Algérie.
Article 4
Sont amnistiés les anciens esclaves condamnés à des peines afflictives ou correctionnelles pour des faits qui, imputés à des hommes libres, n'auraient point entraîné ce châtiment. Sont rappelés les individus déportés par mesure administrative.
Article 5
L'Assemblée Nationale règlera la quotité de l'indemnité qui devra être accordée aux colons.
Article 6
Les colonies purifiées de la servitude et les possessions de l'Inde seront représentées à l'Assemblée Nationale.
Article 7
Le principe ‘que le sol de la France affranchit l'esclave qui le touche’ est appliqué aux colonies et possessions de la République.
Article 8
A l'avenir, même en pays étranger, il est interdit à tout français de posséder, d'acheter ou de vendre des esclaves, et de participer, soit directement, soit indirectement, à tout trafic ou exploitation de ce genre. Toute infraction à ces dispositions entraînerait la perte de la qualité de citoyen français.
Néanmoins, les Français qui se trouveront atteints par ces prohibitions, au moment de la promulgation du présent décret, auront un délai de trois ans pour s'y conformer. Ceux qui deviendront possesseurs d'esclaves en pays étranger, par héritage, don ou mariage, devront, sous la même peine, les affranchir ou les aliéner dans le même délai à partir du jour où leur possession aura commencé.
Article 9
Le Ministre de la Marine et des Colonies et le Ministre de la Guerre sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret.
Fait à Paris, en conseil de gouvernement, le 27 avril I848.
Signé:
Les membres du Gouvernement provisoire: DUPONT (de l’Eure), LAMARTINE, CRÉMIEUX, GARNIER-PAGÈS, A. MARRAST, Louis BLANC, ALBERT, FLOCON, LEDRU-ROLLIN, ARAGO, MARIE.
Le Secrétaire général du Gouvernement provisoire: PAGNERRE».

INDIGNATIONS ET AMBIGUÏTÉS

Après un exil de dix-neuf ans sous le Second Empire dont il demeura un opposant irréductible, Schoelcher réactivait à partir de 1870-1871 son réseau d’information international au sujet de l’esclavage et des traites d’êtres humains. Il procédait à une analyse critique de la « police du travail » élaborée après 1850, imposant notamment livret de travail et passeport intérieur aux travailleurs de Guadeloupe et de Martinique. Dans L’arrêté Gueydon à la Martinique et l’arrêté Husson à la Guadeloupe, paru en 1872, il voyait une succession d’« attentats à la liberté individuelle » dans la législation peu à peu élaborée, entre 1850 et 1870, pour réorganiser le travail et le fonctionnement social des colonies sans esclavage. Le recours à une main-d’oeuvre dite « libre » recrutée en Afrique, en Inde, en Chine pour fournir des travailleurs aux plantations des deux colonies à des taux de salaires quatre fois inférieurs aux salaires légaux, fut considéré par Schoelcher comme un « second esclavage »

Le sort des immigrants « libres »...
« L’immigrant actuel n’est pas un homme ayant des droits civils. Il est réduit à l’état de mineur ne pouvant rien par lui-même. Mal nourri, mal vêtu, maltraité, frappé, il n’a pas le droit de porter plainte devant les tribunaux. Franchement, quelle différence y a-t-il entre un esclave et un engagé de cette sorte ? Une seule, c’est que la servitude de l’engagé ne dure que cinq ans et qu’à l’expiration de ce terme, l’administration est tenue de le rapatrier. Mais là encore, point de respect du contrat de ce malheureux. Il reste des années rivé à sa chaîne, parce que l’administration ne frète des navires de rapatriement que tous les trois, quatre ou cinq ans ».
Victor Schoelcher, « L’immigration aux colonies », in Le Moniteur des Colonies, 7 juin 1885.

Membre de la Société des Droits de l’Homme, il s’élevait contre la perpétuation des trafics d’êtres humains et de l’esclavage dans de nombreuses parties du monde. Ainsi publiait-il en 1881 L’esclavage au Sénégal, avant de fonder une Société pour la protection des indigènes des colonies françaises puis un journal, Le Moniteur des Colonies, en association avec le député guadeloupéen Gaston Gerville-Réache (exergue « Aux Caraïbes, une fédération d’Etats indépendants »).

Aux Caraïbes, une fédération d’Etats indépendants
« En examinant la position des Antilles au milieu de l’Océan, groupées toutes entre l’Europe et l’Amérique, en regardant sur la carte où on les voit presque se toucher, on est pris de la pensée qu’elles pourraient bien un jour constituer ensemble un corps social à part dans le monde moderne, comme les îles Ioniennes en formèrent autrefois dans le monde ancien. Petites républiques indépendantes, elles seraient unies confédérativement par un intérêt commun et auraient une marine, une industrie, des arts, une littérature qui leur seraient propres. Cela ne se fera peut-être pas dans un, dans deux, dans trois siècles, il faudra auparavant que les haines de rivalité s’effacent pour qu’elles s’unissent et s’affranchissent toutes ensemble de leurs métropoles respectives ; mais cela se fera, parce que cela est naturel ».
Victor SCHOELCHER, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, 1842.


ABOLITION ET COLONISATION

A la fin du XIXe siècle, la colonisation de l’Afrique fut justifiée par l’étendue et l’ampleur des ressources à exploiter, des marchés à ouvrir aux denrées européennes, mais aussi par la répression du trafic d’êtres humains et de l’esclavage. Ainsi les abolitionnistes empruntaient-ils les pas des colonisateurs. Le Père Lavigerie entreprenait d’éradiquer l’esclavage en Afrique par une colonisation agricole réalisée par des missionnaires soldats, les Pères Blancs, dont la cible principale serait le trafic terrestre d’esclaves que maîtrisaient les musulmans à travers le continent.
L’un des résultats de la Conférence de Berlin, réunie à l’initiative de Bismarck en 1884-1885, était d’œuvrer au niveau des pays européens pour l’abolition de la traite et de l’esclavage dans les territoires progressivement conquis et colonisés. En 1890, la conférence antiesclavagiste qui se réunit à Bruxelles confirmait que les abolitionnistes suivraient les voies ouvertes par les armées coloniales vers l’intérieur du continent africain. Sur place, à l’esclavage succédaient le travail forcé et l’utilisation des réservoirs de main-d’œuvre que constituaient les « villages de liberté » qui regroupaient les esclaves libérés. Cette procédure de recrutement de main-d’œuvre à bon marché survécut jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale.