Le Charivari - 1875 Après la chute du second Empire, plus de quatre années seront nécessaires, de la création du gouvernement provisoire le 4 septembre 1870 au vote des trois lois de 1875, pour donner des institutions constitutionnellement établies à la France.

Pendant cette période, la situation politique est en effet mouvementée, la France et ses représentants divisés et le débat institutionnel sans cesse repoussé.

Les tentatives de restauration de la monarchie ne peuvent aboutir en raison de la division entre légitimistes et orléanistes. Les républicains font encore peur : l’élection en 1873 du radical Barodet exacerbe la crainte du "  péril radical ". Finalement, la remontée du bonapartisme en 1874 avec l’élection de Bourgoing, ancien écuyer de Napoléon III, incite les modérés à se rapprocher : ils forment à l’Assemblée nationale la " conjonction des centres ". Et la République rallie peu à peu toute une frange d’indécis sur le thème de l’apaisement. Les hommes et les circonstances feront le reste.

L'originalité du compromis de 1875

Salle des séances de l'Assemblée Nationale (1871 à 1875), construite dans le château de Versailles (aile Sud)L’objectif  est d’organiser la République sans dépasser le seuil de tolérance admissible par les monarchistes.

Ainsi, pour la première fois, la Constitution est l’œuvre de partis opposés, contraints d’éviter toutes les questions de principe susceptibles de les engager dans une logique de conflit. D’où l’originalité formelle du texte, construit sans méthode ni plan d’ensemble, au moyen d’amendements de compromis. Les textes adoptés sont courts laissant une large place à la coutume. En fait, on n’innove pas réellement sur le fond car on reprend la tradition parlementaire des régimes précédents.

Mais ce qui est intéressant, c’est qu’on associe pour la première fois la République à des mécanismes qui étaient caractéristiques de la monarchie constitutionnelle. Ce mouvement s’inscrit également dans une continuité intellectuelle qui puise ses sources dans les écrits de l’école libérale du Second Empire, notamment dans ceux de Victor de Broglie et de Prévost-Paradol, " pères spirituels " des lois constitutionnelles de 1875.

Dans les faits, le projet sur lequel s’engage la discussion le 21 janvier 1875 est celui de la Commission des Trente (commission de l’Assemblée nationale chargée de faire des propositions constitutionnelles), un texte pour le moins prudent. Son rapporteur, Ventavon, s’exprime ainsi : " Ce n’est pas à vrai dire une Constitution que j’ai l’honneur de vous rapporter ; ce nom ne convient qu’aux institutions fondées pour un avenir indéfini. Il s’agit simplement aujourd’hui d’organiser des pouvoirs temporaires, les pouvoirs d’un homme. ". L’article premier du projet est donc particulièrement neutre : " Le pouvoir législatif s’exerce par deux assemblées, la Chambre des députés et le Sénat. ". Le terme de République est soigneusement éludé. C’est sur ce terrain que s’engage la lutte. Le 28 janvier, Laboulaye propose un amendement ainsi conçu : " Le gouvernement de la République se compose de deux Chambres et d’un Président ". La proposition est rejetée mais à une faible majorité, par 359 voix contre 336.

C’est alors qu’intervient Henri Wallon, historien, professeur à la Sorbonne. Son texte a pour objet, comme d’autres qui ont déjà été rejetés, de fonder la République mais il est rédigé de façon particulièrement habile. Il énonce : " Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible. ".

Wallon explique ainsi son amendement : " Je ne vous demande pas de déclarer définitif le gouvernement républicain. Ne le déclarez pas non plus provisoire. Faites un gouvernement qui ait en lui les moyens de se transformer, non pas à une date fixe, mais lorsque les besoins du peuple le demanderont. " Wallon évite de faire de la nature du régime une question de principe. Il prend ce qui existe, c’est à dire le Président de la République. Il crée néanmoins la perpétuité de la fonction présidentielle et celle du régime. Pour la première fois, la Présidence de la République est organisée indépendamment de la personne de son titulaire.

Cette innovation paraît d’autant plus acceptable que le texte mentionne explicitement le Sénat, élément de la négociation considéré comme essentiel par les monarchistes. L’amendement est adopté à une voix de majorité, par 353 voix contre 352. Après ce vote " fondateur ", une majorité plus large se dessine, unissant, au-delà de la conjonction des centres, l’ensemble des gauches au centre droit orléaniste. Dès lors, les trois lois constitutionnelles sont votées avec des majorités significatives :

  • la loi du 24 février 1875 relative au Sénat est adoptée par 435 voix contre 234,
  • la loi du 25 février 1875 sur l’organisation des pouvoirs publics est adoptée par 425 voix contre 254,
  • la loi du 16 juillet 1875 régissant les rapports des pouvoirs publics est adoptée par 520 voix contre 84.

M. Wallon

Henri Wallon (1812-1904)

Henri Wallon

Né en 1812 à Valenciennes, Henri Wallon appartient à une famille de la petite bourgeoisie. Il fait ses études au collège de Valenciennes, puis au lycée de Douai. Il est reçu à l’École normale supérieure en 1831. Il est ensuite agrégé d’histoire, licencié en droit et, en 1837, obtient deux thèses de doctorat, l’une sur le droit d’asile, l’autre sur l’immortalité de l’âme.

Professeur d’histoire à l’École normale et à la Faculté des lettres de Paris, il rédige en 1847 une Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité. Cet ouvrage est remarqué par Victor Schoelcher, président de la commission pour l’abolition de l’esclavage, commission dont Henri Wallon devient secrétaire. Il débute alors une carrière politique en se faisant élire aux élections de mai 1849 dans le Nord. Il démissionne néanmoins rapidement pour protester contre la loi du 31 mai 1850 qui ampute le suffrage universel.

Wallon retrouve son enseignement à la Sorbonne où il est titulaire de la chaire d’Histoire moderne. Il publie une œuvre variée : des ouvrages d’Histoire sainte, dont Saint Louis en son temps et une Vie de Jeanne d’Arc qui connaît quinze éditions, et de nombreux travaux sur la Terreur révolutionnaire.

La qualité de son œuvre lui vaut d’être élu membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres dès 1850.

En 1871, Wallon revient à la vie politique en se faisant élire dans le département du Nord sur une liste de Centre droit. Le 30 janvier 1875, il entre dans l’Histoire en faisant adopter à une voix de majorité le célèbre amendement (JPG - 103 Ko) qui établit un septennat impersonnel et fonde la République. Les jours suivants, il prend une part active à la rédaction finale des lois constitutionnelles, notamment de la loi sur le Sénat.

En mars 1875, il devient ministre de l’Instruction publique du Cabinet Buffet. Cette carrière ministérielle s’achève un an plus tard à l’avènement du ministère Dufaure. Entre-temps, le 18 décembre 1875, Wallon est élu, in extremis, au neuvième tour de scrutin, 69ème sénateur inamovible, victime à la fois des rancœurs des monarchistes intransigeants et de celles des adversaires de la liberté de l’enseignement supérieur dont il avait obtenu le vote quelque temps auparavant.

Henri Wallon décède à Paris le 13 novembre 1904.

Extraits des débats sur l'amendement "Wallon"

" A Versailles, dans la salle du théâtre Louis XV, le 30 janvier 1875, à 18 h 45, le président de l’Assemblée nationale annonce le résultat du scrutin sur l’article additionnel que M. Wallon a proposé d’insérer après l’article premier du projet de loi constitutionnelle sur l’organisation des pouvoirs publics, et aux termes duquel " le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible. ". L’amendement est adopté par 353 voix contre 352 : le mot " République " entre donc dans la loi constitutionnelle. Wallon y gagnera le surnom de " Père de la Constitution " et l’histoire dira que la IIIème République a été fondée à une seule voix de majorité. Ce qui n’est pas tout à fait exact, car l’ensemble de la loi où figure le texte proposé par Wallon sera adopté beaucoup plus largement : or c’est là le vote juridiquement décisif. "

(…)

" Le 30 janvier, c’est l’adoption, à une voix de majorité de l’amendement Wallon, dont le principal mérite, comme l’a dit son auteur, est de " prendre ce qui existe " et qui, placé après l’article premier de la loi, présente une allure en quelque sorte incidente, et n’a aucunement le ton d’une proclamation de principe. Par la porte ainsi ouverte, beaucoup d’autres suffrages vont passer : la loi relative au Sénat est adoptée le 24 février par 435 voix contre 234, la loi sur l’organisation des pouvoirs publics obtient le 25 février 425 voix contre 254 ; enfin, le 16 juillet, la dernière des lois constitutionnelles de la IIIème République, qui concerne les rapports entre pouvoirs publics, est votée par 520 voix contre 94. "

(…)

" L’importance considérable qu’on attache sur le moment au vote du 30 janvier 1875 tient à ce que la République, bien qu’elle existe depuis près de quatre ans et demi, n’a encore, en principe, qu’un caractère précaire. "

(…)

" Ce qui devait finalement décider assez de membres du centre droit à voter l’amendement Wallon, pour que celui-ci pût être adopté, c’est peut-être dans une certaine mesure la lassitude, le sentiment qu’il fallait prendre enfin une décision, et que seule la République était possible. "

(…)

" C’est en somme pour ôter à la France la tentation de se jeter dans les bras de l’Empire, que l’orléanisme, grâce au vote de quelques isolés d’abord, puis par celui de la plupart de ses élus et des plus notoires de ses chefs, a pris sa part dans la fondation de la IIIème République. Mais cela ne signifiait pas que le parti conservateur se fût vraiment rallié au nouveau régime. Les hommes du centre droit persistaient dans leurs nostalgies, dans leurs espoirs et dans leurs craintes : la nostalgie du passé, l’espoir de parvenir à restaurer le comte de Paris, la crainte que la République ne menaçât les intérêts matériels et religieux qu’ils avaient baptisés " ordre moral ". De cet état d’esprit et de ses séquelles devaient procéder l’aventure du 16 mai, puis le boulangisme, au moins par certains de ses aspects, enfin la tentative d’utiliser l’affaire Dreyfus contre la République. Ce n’est qu’après la première guerre mondiale que les héritiers des droites de 1871-1875 ont, pour la plupart, vraiment accepté la République en tant que système d’institutions. Mais, à cette date, la question sociale, dont on ne relève guère de traces dans les débats de l’Assemblée nationale en 1875, est déjà en passe de remplacer le problème du régime, et même celui de l’anticléricalisme, comme critère essentiel de la démarche entre partis. "

Le pouvoir législatif bicaméral dans la presse de l'époque

Le Charivari - 1875

"Voilà votre chambre, Madame, et voici la mienne mais...il y a une porte de communication"

Le Charivari - 1875

  • Alors, les députés et les sénateurs ne seront pas dans la même chambre ?
  • Non, mon ami
  • Alors ça sera comme papa et maman

Le changement de stratégie de Gambetta

Pendant longtemps, Gambetta se montre fermement opposé à l’instauration d’une deuxième chambre. Le discours qu’il prononce à l’Assemblée nationale au mois de mars 1873 témoigne de la vigueur de cette opposition.

/fileadmin/import/files/evenement/archives/D17/Gambettanet.jpg (40069 octets)" Ce que la France réclame, ce n’est pas deux Chambres, c’est de savoir si on la mène à la République ou à la monarchie !

(…)

Pourquoi faire une seconde Chambre ? Vous consulterez un jour le pays, vous produirez les uns et les autres vos professions de foi, monarchiques ou républicaines. Vous consulterez le pays, et lorsque le pays aura répondu, lorsqu’il aura créé une Assemblée aussi souveraine que la vôtre, vous voulez que cette Assemblée puisse rencontrer devant elle une autre Assemblée, antérieure, supérieure, investie avant elle du droit de réviser ses décisions, de refaire ses lois, et peut-être, car on va encore plus loin, du droit de la dissoudre.

C’est à dire que ce que vous ne consentiriez jamais à faire, vous le décidez par avance pour des élus que vous ne connaissez pas, dont vous ferez peut-être partie. Contre qui prenez-vous vos précautions ? contre la France ! contre la démocratie, contre le suffrage universel !

Eh bien, je le dis hautement, il peut y avoir dans cette enceinte des gens qui agissent conformément à leurs traditions, en préparant une seconde chambre, en voulant mutiler le suffrage universel. Ceux-là, héritiers ou représentants d’un passé qui a la haine, l’horreur de la démocratie, ils sont conséquents avec eux-mêmes.

Mais il en est, au contraire, qui ne sont rien que par le peuple ou pour le peuple… qui sortent du suffrage universel, qui doivent le défendre, parce qu’on ne comprend pas la démocratie, parce qu’on ne comprend pas la République sans le suffrage universel : ce sont deux termes indivisiblement liés l’un à l’autre, et livrer le suffrage universel, c’est livrer la République.

J’ai bien le droit de dire que convier les républicains à pareille entreprise et à une pareille œuvre, ce n’est certainement pas préparer la paix politique ni la paix sociale : c’est courir au devant des catastrophes. "

Puis, sentant que les républicains progressent dans l’ensemble du pays - on fait des pointages précis dans les bureaux de son journal " La République française " -, Gambetta se rallie à l’idée d’une deuxième chambre, persuadé qu’elle ne pourra que consolider la République. Gambetta s’efforce alors de conquérir les ruraux et les classes moyennes. Le discours qu’il prononce sur les lois constitutionnelles, à Belleville le 23 avril 1875, en fournit un brillant témoignage. Il constitue l’une des meilleures défenses du Sénat républicain et de son lien avec le monde rural et la démocratie communale. C’est ce jour-là que Gambetta invente la formule, qui fera date, du Sénat " Grand Conseil des communes françaises ".

Le Sénat dans les lois de 1875

Salle des séances du sénat dans le palais de Versailles (Théâtre Louis XV, construit par Gabriel)

Le Sénat est l’élément clé du nouveau dispositif institutionnel, ce qui explique les expressions entendues alors : " la Constitution de 1875, c’est avant tout un Sénat " (Dufaure), " une République, c’est un Sénat " (Édouard Hervé, journaliste monarchiste). D’où, aussi, le fait que la première des lois constitutionnelles votées, le 24 février 1875, soit entièrement consacrée au Sénat.

Le Sénat est en effet la pièce maîtresse du compromis entre monarchistes et républicains. Ces derniers s’étant accommodé d’un exécutif fort restaient majoritairement favorables à une assemblée unique, seule habilitée à représenter la volonté de la nation et seule capable de constituer un véritable contre-pouvoir face au Président.

Toutefois, sentant une moindre résistance de la droite à l’instauration de la République dès lors qu’un Sénat était créé et mesurant la progression de l’idée républicaine dans la population, les républicains ont fini par céder.Mais une fois le principe d’une deuxième chambre acquis, le mode de sélection de ses membres a encore entraîné de fortes tensions. Un mois de délibérations a été nécessaire pour choisir entre le suffrage universel et un système de recrutement plus restreint, destiné, pour ses promoteurs, à faire du Sénat une sorte de rempart conservateur contre les excès démocratiques. Cette dernière alternative l’a finalement emporté.

Ainsi, sur un nombre total de 300, 225 sénateurs étaient élus dans chaque département par un collège électoral limité et 75 sénateurs étaient élus à vie, les " inamovibles ". La répartition des sièges entre les départements assurait en outre une nette prédominance du monde rural sur les villes.

Les principales caractéristiques du Sénat mis en place par les lois de 1875 sont :

  • Sa composition est de 300 membres, dont 225 élus au suffrage universel indirect, c’est à dire par un collège électoral départemental constitué des députés, conseillers généraux et d’arrondissement et de délégués sénatoriaux élus par les conseils municipaux, et 75 membres nommés à vie, d’abord par l’Assemblée nationale, puis par le Sénat lui-même, les " inamovibles ", catégorie supprimée lors de la révision constitutionnelle d’août 1884.
  • Âgés d’au moins 40 ans, les sénateurs sont élus pour 9 ans et se renouvellent par tiers tous les trois ans.
  • Comme les députés, les sénateurs ont l’initiative des lois, ils participent à l’élection du Président de la République et aux révisions constitutionnelles.
  • Le Sénat ne peut toutefois être dissous mais son avis conforme est nécessaire pour la dissolution de la Chambre des députés.
  • Il peut être constitué en Haute Cour de justice pour juger le Président de la République et les ministres en cas d’attentat à la sûreté de l’État.
  • La mise en place des nouvelles institutions prit quelques mois. Le procès-verbal de la première séance du Sénat, le 8 mars 1876, montre l’esprit dans lequel cette assemblée a commencé à siéger.

Commémoration du cinquantenaire de la IIIème République

Selves.jpg (21670 octets)Intervention de Justin de Sèlves, président du Sénat, le 24 février 1925 (Extrait du Journal officiel des débats)

Je ne saurais, mes chers collègues, laisser s’achever cette séance sans évoquer un souvenir qui nous tient au cœur, celui du 24 février 1875. (Applaudissements unanimes).

A cette date… (Le Président du Conseil, les ministres, les membres de la haute Assemblée se lèvent et debout écoutent les paroles de M. le président) … en effet, l’Assemblée nationale donnait au Sénat son organisation constitutionnelle comme préface aux lois des 25 février et 16 juillet 1875 sur l’organisation et les rapports des pouvoirs publics. (Très bien ! très bien !).

Cinquante ans ont éprouvé la valeur de notre constitution républicaine, et nul n’a oublié les heures difficiles où le Sénat s’est montré le défenseur vigilant des institutions confiées à sa garde. (Vive approbation). Au cours des cinquante années, nous avons eu la joie d’accueillir parmi nous les quatorze élus des départements français arrachés en 1871 à la mère patrie par les fautes du pouvoir personnel. (Applaudissements répétés).

Des devoirs nouveaux s’imposent à nous auxquels le Sénat ne faillira pas davantage : redonner au pays, dans la paix enfin conquise après un long effort de cinq années de guerre, consacrées à défendre le droit et l’intégrité de nos frontières, la prospérité économique nécessaire à son entier relèvement. (Bravos. – Très bien !)

Mes chers collègues, d’un même cœur, travaillons tous à la grandeur de la France par la République, fraternellement unis. (Applaudissements répétés et unanimes – Vive la République ! à gauche et au centre.)

Justin de Sèlves (1848 – 1934), sénateur du Tarn-et-Garonne de 1909 à 1927. Président du Sénat de 1924 à 1927.

La commémoration du centenaire du Sénat

Cette commémoration a eu lieu le 27 mai 1975 en présence du Président de la République, M. Valéry Giscard d’Estaing.

Celui-ci a prononcé son discours dans un hémicycle " banalisé ", c’est à dire sans tribune.

Ses propos n'ont pas été reproduits dans le Journal officiel des débats du Sénat ; en effet, depuis 1875, les Constitutions françaises interdisent l’accès des salles du Parlement au Président de la République, qui ne peut communiquer avec les assemblées que par des messages.

Discours d’Alain Poher, président du Sénat

Vraiment, depuis cent ans, le Sénat a bien mérité de la République.

Le peuple de France l’a bien compris, qui par trois fois, en 1946, 1958 et 1969, a marqué son attachement au système bicaméraliste.

(…) Il est curieux de constater combien, au fil des décennies, la Haute Assemblée – sans doute par l’effet de sa composition politique, c’est à dire indirectement par sa source électorale – est demeurée fidèle au principe de la " concentration républicaine ". Position de prudence, de réalisme, de sagesse, correspondant bien à l’une des faces du tempérament de notre race…

Hémicycle (JPG - 35 Ko)

C’est ainsi, pour ne citer que deux exemples, qu’à quelques années d’intervalle, sous la IIIème République, devant les divisions trop accentuées de la Chambre des députés, le Sénat renversa tour à tour André Tardieu et Léon Blum. Et, alors que sa composition politique était demeurée la même, on l’accusa successivement d’être " de gauche ", puis " de droite " !

Ce sens de la mesure, cette influence modératrice dont ne s’est jamais départie l’Assemblée du Luxembourg, pourraient conduire certains esprits à la taxer d’immobilisme ou de sclérose. Quelle évolution pourtant, quelle distance entre le Grand Conseil réactionnaire et conservateur, imaginé par les monarchistes de 1875 et notre Assemblée qui vient d’adopter, à l’issue de débats dont la haute tenue a été soulignée, des projets sociaux dont l’audace témoigne de la mutation de nos mœurs !

(…) Voici quelques années, l’un des meilleurs écrivains français de notre époque, M. Jean Guitton, me disait : " A propos du Sénat, je pense à la parole de Bergson sur le temps et la durée. Si l’Assemblée nationale reflète le frémissement du pays, le Sénat représente la durée, la sagesse stable, la modération, la liaison nécessaire entre les générations et les styles ".

Discours de Valéry Giscard d’Estaing, Président de la République

(…) Le Sénat de la République française " la plus belle assemblée du monde " écrivait un jour André Siegfried, est une institution profondément originale. Aucune autre ne lui ressemble vraiment parce qu’aucune autre ne se recrute comme lui, par un système de suffrage reposant sur des choix opérés par les membres des assemblées municipales ou départementales. Ce fut la justesse étonnante du coup d’œil politique de Gambetta qui lui fit comprendre que l’assemblée, issue du vote des élus locaux, et qu’il baptisa du beau nom de Grand Conseil des communes de France, ne s’opposerait pas à la souveraineté du suffrage universel et apporterait au fonctionnement de la démocratie un élément précieux de stabilité.

Tel fut bien, en effet, le rôle du Sénat sous la IIIème République : plus modéré que la Chambre lorsque celle-ci penchait vers la gauche, plus avancé au contraire lorsqu’elle s’orientait vers la droite, il a constamment joué un rôle stabilisateur. Au temps du boulangisme comme pendant l’Affaire Dreyfus, il a contribué à protéger la République contre les entreprises de ses adversaires. Dans d’autres circonstances, il a tempéré son évolution. Plus circonspect que la Chambre, moins sensible qu’elle à la séduction des idéologies non encore éprouvées au contact des réalités, le Sénat a apporté dans la gestion des affaires publiques le concours de l’expérience et de la sagesse.

(…) Dans cette salle où se sont exprimés les plus grands talents de la politique française, depuis cent ans, et dont nous sentons autour de nous les ombres hautaines ou débonnaires, ironiques ou tourmentées, dans cette salle où a retenti le langage de l’histoire, mais aussi, plus modeste et plus émouvante, la voix de tous ceux qui entendaient traduire, à leur manière, les aspirations de leur terroir ou de leur ville, oui, dans cette salle, mesdames et messieurs les sénateurs, souffle une part de l’esprit de la France.

Je souhaite longue vie au Sénat de la République.