" On a fait une Constitution, on ne l’a pas beaucoup discutée. On a organisé des pouvoirs, on ne les a pas très minutieusement et, si je puis le dire, on ne les a pas très analytiquement examinés et coordonnés. On a été vite, et cependant savez-vous ce qui est arrivé ? C’est que l’œuvre vaut mieux, peut-être, que les circonstances qui l’ont produite ; c’est que, si nous voulons nous approprier cette œuvre et la faire nôtre, l’examiner, nous en servir, la bien connaître surtout, afin de bien l’appliquer, il pourrait bien se faire que cette Constitution, que nos adversaires redoutent d’autant plus qu’ils la raillent, que nos propres amis ne connaissent pas encore suffisamment, offrît à la démocratie républicaine le meilleur des instruments d’affranchissement et de libération qu’on nous ait encore mis dans les mains. (Profonde sensation).

(…) Vous savez que cette Constitution est courte ; elle contient deux lois et trois chapitres : il y a une Chambre des députés nommés par le suffrage universel direct ; il y a un Président de la République nommé par la Chambre des députés et par la seconde Chambre, seconde Chambre qui compose le troisième pouvoir et qui est le Sénat.

(…) Je dis tout d’abord, qu’il n’y a pas à s’y méprendre et que ceux qui ont eu les premiers l’idée de constituer un Sénat ont voulu, dès l’origine, créer là une citadelle pour l’esprit de réaction, organiser là une sorte de dernier refuge pour les dépossédés ou les refusés du suffrage universel. (Hilarité. – Bravos). Il n’est pas douteux que dans l’esprit de tous les législateurs, la première pensée qui a présidé à l’organisation du pouvoir législatif en deux Chambres a été une pensée de résistance contre la démocratie républicaine. (Marque générale d’assentiment). Mais il faut voir si ceux qui ont eu cette pensée l’ont bien réalisée. Il s’agit de reconnaître si, étant par hasard imprégnés eux-mêmes, et plus profondément qu’ils ne le croyaient, de l’esprit démocratique qui palpite dans tout le pays, et voulant créer une Chambre de résistance, une citadelle de réaction, ils n’ont pas organisé un pouvoir essentiellement démocratique par son origine, par ses tendances, par son avenir. Messieurs, quant à moi, telle est ma conviction, et je vais essayer de l’établir.

Un Sénat, vous n’ignorez pas que c’est une institution qui remonte fort loin dans les annales des hommes. Il y en a eu dans tous les pays de l’Europe, sous les latitudes les plus diverses, avec les régimes les plus variés et les plus opposés, dans l’antiquité et dans les temps modernes.

(…) Le Sénat sera composé de 300 membres, dont 225 seront choisis par le corps électoral (…). Le corps électoral qui nomme les 225 membres est formé de quatre éléments : les députés, c’est à dire les représentants les plus autorisés du suffrage universel dans le département ; les conseillers généraux et les conseillers d’arrondissement, c’est à dire l’expression du suffrage des divers groupes de citoyens qui composent le département, et, enfin, les délégués de chaque commune.

C’est ici, Messieurs, que je veux arrêter votre attention. Je veux que vous saisissiez bien quel admirable instrument d’ordre, de paix, de progrès démocratique cette intervention de l’esprit communal dans le règlement des grandes affaires politiques peut procurer à la France. J’ai longtemps hésité, tout d’abord, à croire que l’Assemblée certainement la plus monarchique, la plus… comment dirais-je ? … la moins laïque… (Hilarité prolongée) qu’ait eue la France, imbue des préjugés du gouvernement oligarchique, j’hésitais à croire que cette Assemblée, ayant à constituer une seconde Chambre, en arriverait à lui donner pour point de départ, quoi ? Ce qu’il y a de plus démocratique en France, ce qui constitue les entrailles mêmes de la démocratie : l’esprit communal, c’est à dire les trente-six mille communes de France.

(…) Voyez ces communes éveillées à la vie politique, se groupant, se réunissant, se renseignant, s’informant, délibérant, déléguant leurs hommes ; ceux-ci s’assemblant au chef-lieu du département, faisant prévaloir leurs volontés, lesquelles seront, le jour de l’élection, ce qu’elles auront été la veille. Après la délibération commune, que va-t-il sortir des urnes ? Un Sénat ? Non, citoyens, il en sortira le Grand Conseil des Communes françaises. (Applaudissements).

Oui, Messieurs, le Grand Conseil des Communes françaises, tel est le nom qu’il convient d’adopter. Ecartons de nos esprits la vieille étiquette, elle est usée, mettons-la au rebut ; non, ce n’est pas un Sénat à l’usage des monarchies, un Sénat à l’ancienne mode, nous avons bien d’autres prétentions !

(…) Il faudra se garder de considérer la fonction de membre du Sénat comme une espèce de récompense qu’on donne à la fin d’une carrière honorablement parcourue. Nous ne devons pas faire de notre Sénat une Assemblée, une Académie un peu trop portée au repos. (Rires). Il ne faut pas que ce Sénat se recrute trop exclusivement parmi les gens qui répondent à la définition du Sénat, Senex, un peu vieux. (Hilarité prolongée). (…) Il faut que dans ce Sénat la démocratie républicaine envoie, pour tenir tête à ce dernier effort de la coalition réactionnaire, des hommes vigoureux, dont l’esprit, quoique mûr, soit vibrant et robuste, des hommes à la hauteur de toutes les luttes, car je vous le dis, c’est dans le Sénat que se livrera la suprême bataille. (Marques d’adhésion. Applaudissements.)

(…) La démocratie, dans sa base fondamentale, dans ce qui constitue l’essence de ce pays, la commune, est non seulement invitée à intervenir dans la confection de la loi, elle fait même plus : elle nomme le premier pouvoir de l’Etat. N’oubliez jamais que ce Sénat élu par vos mandataires et vos délégués réformera la loi ; qu’il aura le droit de consulter le pays, de lui faire appel par voie de dissolution ; qu’il concourt à nommer le chef de l’Etat, qu’il peut même le révoquer dans certains cas prévus et déterminés. Il est donc juste de dire qu’au moyen de cette institution du Sénat, non seulement la démocratie intervient dans la loi, puisqu’elle en est le principe, la source et l’origine ; mais elle tient à sa discrétion les pouvoirs publics, l’exécutif et le législatif ; elle règne et gouverne ! Par cette institution du Sénat bien comprise, bien appliquée, la démocratie est souveraine maîtresse de la France. (Très bien ! Très bien ! - Salve d’applaudissements.) "