Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mercredi 13 février 2008


Table des matières

-->

Réunion du mercredi 13 février 2008

Politique de coopération

Audition de M. Alain Le Roy,
ambassadeur chargé du projet d'Union pour la Méditerranée1(*)

M. Hubert Haenel :

Nous accueillons aujourd'hui M. Alain Le Roy, ambassadeur chargé du projet d'« Union pour la Méditerranée »

Vous avez une double compétence - du privé et du public -, et une double expérience - de la diplomatie et des affaires économiques. Vous êtes un négociateur, habitué aux situations difficiles, aux terrains minés, au sens propre comme au sens figuré. C'est cette qualité de conciliateur qui paraît cruciale dans le projet qui nous occupe aujourd'hui. Car nos partenaires ne sont pas tous favorables à ce projet. Les réticences manifestées par l'Allemagne, si elles se confirmaient, seraient un gros handicap pour notre présidence et la pérennité de ce projet.

M. Alain Le Roy :

Ce projet part de constats simples. Entre les deux rives de la Méditerranée existe l'écart de richesse le plus fort au monde entre deux régions contiguës, puisque le PIB par habitant et par an est dans un rapport d'au moins 1 à 10, d'environ 3 000 dollars en moyenne à environ 30 000 dollars en moyenne. Selon l'OCDE, il faudrait créer 40 millions d'emplois dans les quinze prochaines années pour seulement maintenir le chômage à son niveau actuel au sud de la Méditerranée. L'Europe ne consacre que 2 % de ses investissements directs au sud de la Méditerranée alors que les États-Unis et le Japon investissent respectivement 20 % et 25 % de leurs investissements dans les pays de leur propre sud. Ce diagnostic n'est pas nouveau. Il est à l'origine du processus de Barcelone de 1995 et beaucoup d'autres organismes ou d'instruments de coopération ont été créés ces dernières années (processus « cinq plus cinq », forum méditerranéen, politique de voisinage...).

Pourquoi essayer de faire plus aujourd'hui ? Parce que seulement une part infime des objectifs fixés à Barcelone a été remplie. La France propose une nouvelle méthode. L'idée est de partir de projets concrets, de solidarités de fait, qui doivent créer une dynamique de rapprochement. C'est en cela que nous disons nous inspirer, toutes proportions gardées, de la méthode Jean Monnet, à l'origine de la construction européenne.

Qu'est-ce qui est accepté aujourd'hui par la très grande majorité de nos partenaires ? Aucun ne conteste qu'il faut faire plus et mieux pour la Méditerranée. La méthode fondée sur des projets concrets suscite attention et adhésion. D'autant que ces projets peuvent être à géométrie variable, c'est-à-dire inclure un nombre variable d'États en fonction de leur intérêt propre. On compte aujourd'hui 22 pays riverains de la Méditerranée auxquels il faut ajouter trois pays « quasi-riverains » : le Portugal, la Jordanie et la Mauritanie. Sur ces 25 pays concernés, 22 ont réagi favorablement en annonçant qu'ils souhaitaient participer au projet, par exemple le Maroc, l'Algérie la Tunisie, l'Égypte,... Il y a aujourd'hui trois pays qui ont réservé leur réponse ; d'une part le Liban et la Syrie, mais il est clair qu'ils ont à l'heure actuelle d'autres priorités plus immédiates. D'autre part, la Turquie qui, dès le départ, a été défavorable au projet car elle a cru y voir un substitut à son processus d'adhésion à l'Union européenne. Je reviens de Turquie et je peux vous dire que la position de la Turquie évolue favorablement puisque, aujourd'hui, les autorités turques comprennent de plus en plus, à l'épreuve des faits, que cette relation entre les deux processus ne peut être faite. La négociation de six chapitres a commencé avec la Commission européenne et l'adhésion ou non de la Turquie au projet d'Union pour la Méditerranée n'a aucune influence sur cette procédure. Cette distinction entre les deux processus a été rappelée solennellement par les chefs d'État et de gouvernement de France, d'Italie et d'Espagne, à l'occasion de l'Appel de Rome du 20 décembre 2007. Par ailleurs, beaucoup de projets concrets me paraissent devoir intéresser la Turquie, notamment ceux sur l'eau, l'environnement et le développement durable.

Quelles sont les principales difficultés que nous rencontrons ? Mme Angela Merkel a fait publiquement part de ses fortes réticences. L'Allemagne est en effet opposée à un projet qui, selon elle, n'impliquerait qu'une partie des États européens et tendrait à diviser l'Europe et à nouer des partenariats géographiques avec une partie seulement des membres de l'Union européenne. Elle souhaiterait que ce projet soit proposé à l'ensemble des pays européens, dans le cadre d'une procédure européenne.

L'Allemagne se dit favorable au recours à la procédure de la coopération renforcée. Enfin, elle dit refuser l'utilisation de crédits européens pour des projets dans lesquels tous les États de l'Union ne seraient pas impliqués. Cette dissension franco-allemande sera sans aucun doute débattue au sommet informel franco-allemand du 3 mars prochain. D'ores et déjà, nous rappelons que la procédure de coopération renforcée suggérée par l'Allemagne n'est pas juridiquement utilisable dans le cas d'association avec des États tiers, mais nous sommes bien entendu prêts à respecter l'esprit des dispositifs relatifs à la coopération renforcée. Nous allons, dans les jours qui viennent, poursuivre de façon approfondie notre dialogue avec l'Allemagne afin de rapprocher les points de vue.

Les projets qui commencent à émerger après le processus de consultation entamé avec les pays partenaires reçoivent en général un accueil très favorable. Plusieurs groupes de projets peuvent déjà être identifiés :

- l'environnement et le développement durable, axés sur les actions de dépollution en Méditerranée. Le projet  « Horizon 2020 », qui a identifié ce sujet dans le cadre de Barcelone, pourrait avancer grâce à l'implication de l'Union pour la Méditerranée et la recherche de nouveaux financements ;

- l'accès à l'eau, qu'il s'agisse d'eau potable, d'irrigation ou d'eaux industrielles. 70 % de l'eau consommée en Méditerranée est utilisée pour l'irrigation. La désertification progresse non seulement au sud de la Méditerranée, mais maintenant au nord. Il y a une urgence à traiter l'eau en Méditerranée et les pays européens ont une expérience qui peut servir à une meilleure gestion durable de l'eau ;

- l'énergie. Il s'agirait par exemple de contribuer à achever le « bouclage électrique » de la Méditerranée. Et puis, nous réfléchissons avec nos partenaires à l'élaboration d'un plan solaire méditerranéen, qui pourrait bénéficier de réduction de coûts si plusieurs pays étaient intéressés, sachant qu'une partie des équipements nécessaires pourrait être produite sur place.

- les autoroutes maritimes. L'Égypte travaille sur un projet d'autoroute maritime reliant Méditerranée orientale et occidentale ;

- l'éducation supérieure, la formation et la recherche. Les projets portent par exemple sur la création d'un espace universitaire méditerranéen, un « Master méditerranéen », la mise en réseau des centres de recherche et des académies des sciences, en particulier dans les domaines des questions agricoles liées à la désertification et dégradation des sols, les ressources halieutiques et les impacts du changement climatique;

- un centre méditerranéen de protection civile qui permettrait de mieux mutualiser les moyens de lutte contre les risques naturels (incendie, tremblement de terre, tsunami), qui assurerait la formation des secouristes, mettrait en place des procédures d'alerte, etc.

Pour le financement, une proposition serait d'avoir une agence financière, avec plusieurs volets : d'une part, un volet dédié aux PME/PMI sur lequel travaillent tout particulièrement Espagne et Italie ; d'autre part, un volet lié à un fonds pour les infrastructures, auquel pourraient participer agences ou banques bilatérales et multilatérales de développement ainsi que peut-être des fonds arabes du Golfe.

Voilà quelques exemples de projets sur lesquels nous travaillons, mais nous attendons aussi bien entendu les avis et les propositions de nos partenaires.

M. Josselin de Rohan :

L'idée d'une coopération entre l'Europe et la Méditerranée est bienvenue et nécessaire. Il faut cependant admettre que l'argument allemand ne manque pas de force. L'idée de faire apparaître une sorte de club interne qui diviserait l'Union européenne est dangereuse. Pourquoi pas une Union des États baltes, une Union des États de la Manche, etc. ? Il faut comprendre également l'appréhension des pays de l'Est qui craignent un détournement des fonds européens vers le sud. Le vice-premier ministre tchèque chargé des affaires européennes, que nous avons entendu hier, confirmait cette réticence. Le projet est ambitieux, mais risque de créer plus de difficultés que d'avantages. Par ailleurs, je m'interroge sur la position du Royaume-Uni.

M. Alain Le Roy :

La question allemande est évidemment cruciale, mais, sur le plan technique, il est clair que nous pouvons donner toutes les garanties aux nouveaux États membres et à l'Allemagne sur l'utilisation des fonds communautaires, qui ne pourra naturellement se faire que dans le respect de la procédure communautaire et donc avec l'accord de l'ensemble des États membres. Quant au Royaume-Uni, il observe et suit de près l'élaboration du projet ainsi que les discussions entre la France et l'Allemagne. Il n'a pas pris publiquement position ; il est dans une position d'observateur attentif.

M. Aymeri de Montesquiou :

Votre exposé est passionnant et exhaustif, même si je suis étonné de la vivacité de la réaction de l'Allemagne. L'idée de recourir aux fonds arabes est pertinente car ceux-ci sont aujourd'hui mobilisés pour alimenter le fondamentalisme islamique. Les projets de développement économique en Euroméditerranée seraient un contre-feu à cette évolution. La Banque islamique est également très puissante et pourrait être sollicitée. L'interconnexion du réseau gazier pourrait être un argument pour convaincre l'Allemagne car ce pays est très dépendant du gaz russe et ne trouverait que des bénéfices à une mise en réseau des terminaux gaziers de Méditerranée. Enfin, quelle est la position de Chypre ?

Mme Monique Papon :

Ce projet couvre-t-il la sécurité et la lutte contre l'immigration illégale ?

M. Jacques Blanc :

Le processus de Barcelone ainsi que la politique de voisinage européenne ont besoin d'être réanimés. Cette dernière est aujourd'hui trop centrée sur des relations bilatérales, sans cohésion politique d'ensemble. En revanche, je regrette que la coopération sous-étatique, c'est-à-dire la coopération menée par les régions et les collectivités locales, ne soit pas suffisamment mise en valeur. Il existe de très nombreuses initiatives dans le domaine de la culture, dans le sport, dans l'environnement, avec, par exemple, la création d'un réseau d'aires naturelles méditerranéennes. Il existe également déjà une dimension méditerranéenne dans les fonds structurels. Le programme Leader a permis de construire un agro-pastoralisme entre la Lozère, la Grèce et le Maroc. Ces coopérations décentralisées ont été utiles. Quelle sera leur place dans ce grand projet euroméditerranéen ?

M. Christian Cointat :

Il y a un décalage entre le concept qui permet de rapprocher l'Europe et la Méditerranée et sa présentation formelle. Autant l'idée d'un ensemble euroméditerranéen est très positive, autant l'idée d'un club régional est très dangereuse. Que dirait la France si l'Allemagne reconstituait des projets impériaux du passé, comme par exemple l'Union des États baltes ou la Ligue hanséatique, créée au Moyen Age, qui regroupait les États riverains de la mer du Nord ? Comme à son habitude, la France fascine et irrite. Fascine par sa vision et irrite par sa méthode. La France a commencé par une maladresse en lançant ce projet en plein débat sur l'adhésion de la Turquie. La France est revenue sur scène en Europe mais, alors qu'elle est parvenue à relancer le processus européen, et en pleine période de ratification du traité de Lisbonne, elle lance cette idée de club méditerranéen au risque d'irriter nos partenaires. Plus la France saura jouer le jeu communautaire dans la discussion, et plus elle réussira dans les décisions.

M. Jean François-Poncet :

Bien entendu, cette coopération entre l'Europe et la Méditerranée est essentielle. La France a réussi à remettre la Méditerranée au coeur des préoccupations du moment. Mais, au-delà de ce satisfecit, ce projet pose beaucoup de problèmes. Le premier d'entre tous est évidemment le problème allemand. L'objection de l'Allemagne n'est pas idéologique, mais elle est de principe. C'est l'idée que les États membres ne doivent pas engager des coopérations extérieures chacun de leur côté. Que dirait la France si l'Allemagne reconstituait une « Mittel Europa » dont la France serait exclue ? La France aura beaucoup de mal à convaincre l'Allemagne, car ce n'est pas une opposition de Mme Angela Merkel, mais une opposition de l'Allemagne dans son ensemble. Braquer l'Allemagne est très dangereux car on la retrouverait à tous les virages de tous les projets qui seront discutés par l'Union européenne. Une réticence allemande compromettrait l'attitude des pays riverains de la Méditerranée. Leur adhésion à ce projet ne serait plus la même s'ils percevaient des réactions négatives au sein même de l'Union européenne. Or, il ne peut y avoir de chance de réussite sans implication forte des États. Ce n'est pas le secteur privé qui va financer la dépollution de la Méditerranée ! En outre, ce projet a-t-il une chance de surmonter ce qui a nui au processus de Barcelone ? Israël a les meilleures compétences en matière d'irrigation, mais les pays arabes ne souhaitent pas forcément y recourir pour autant. La clé, de toute évidence, est l'accord avec l'Allemagne. On peut ignorer l'Angleterre, on ne peut ignorer l'Allemagne. J'ajoute que l'évocation de la méthode Monnet est peut-être inappropriée car, si l'Europe a commencé par des projets concrets, elle avait dès le départ un projet politique. À moins qu'il ne s'agisse de faire une Union européenne bis ?

M. Robert Bret :

J'apprécie qu'on remette la Méditerranée au coeur du débat politique, mais il faut tenir compte des réticences allemandes. Par ailleurs, a-t-on fait vraiment l'évaluation de ce qu'on peut appeler le « millefeuilles » tant l'empilement des projets en Méditerranée est impressionnant (Barcelone, cinq plus cinq, plan bleu, etc). Il faut également prendre en compte le décalage entre la position officielle des gouvernements et l'opinion publique. Comment envisager des projets aussi ambitieux dans une zone aussi déstabilisée ? Non seulement il y a le problème de la coopération avec Israël, mais il y a aussi le fait que l'Europe est souvent ressentie comme une forteresse qui se protège contre l'immigration d'Afrique du Nord. Comment comprendre d'ailleurs que, au moment même où elle lance ce projet, la France diminue son aide au développement ? On peut craindre en conséquence que la rue soit moins euphorique que ne le laisse entendre la position officielle. De plus, l'idée de récupérer les fonds des travailleurs migrants me paraît très dangereuse car ces fonds sont des aides extrêmement utiles aux populations locales.

M. Alain Le Roy :

Je vous remercie de votre intérêt pour ce projet. Car si vos questions témoignent de certaines inquiétudes, elles manifestent également un grand intérêt.

Parmi les projets touchant à l'énergie, l'idée de développer les interconnexions gazières est évidemment à soutenir. Il existe en supplément d'autres projets importants à examiner dont l'un consisterait à établir un long gazoduc du Nigéria jusqu'à l'Algérie, afin de rendre disponible le gaz nigérian pour les pays méditerranéens.

Les questions de défense et de sécurité collective ne font pas partie, à ce stade, des projets de l'Union pour la Méditerranée, à l'exception du domaine de la sécurité civile. D'autres enceintes en traitent déjà de façon appréciable, comme par exemple le « cinq plus cinq ». Quant à l'inclusion de la lutte contre l'immigration illégale, elle fait l'objet de débats ; à ce stade, il semblerait que la meilleure enceinte pour en discuter soit d'abord le cadre européen, avec en particulier la priorité de la présidence française de l'Union européenne d'établir un pacte européen sur les questions de migrations.

L'appui des collectivités locales à ce projet est bien sûr essentiel, comme nous l'avons toujours dit ; l'appel de Rome du 20 décembre est très clair à cet égard. Nous suivons avec beaucoup d'intérêt et d'appréciation la préparation du Forum des autorités locales et régionales de la Méditerranée qui se tiendra à Marseille les 22 et 23 juin, date choisie pour permettre aux propositions qui en émergeront d'être portées au sommet des 13 et 14 juillet.

Il nous paraît important de trouver un accord franco-allemand, ce qui, je l'espère, interviendra dans les prochaines semaines, avant de porter le débat sur le projet au sein des instances de l'Union européenne.

Beaucoup d'entre vous ont fait valoir que la France aurait, elle aussi, une réaction négative si d'autres États membres proposaient des projets semblables pour d'autres régions. Mais, en réalité, d'autres États membres l'ont déjà fait. L'Allemagne a par exemple été à l'origine du pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est ; il existe une organisation économique des États de la Mer Noire ; il existe surtout déjà un Conseil des États riverains de la Baltique auquel participent entre autres Suède, Danemark, Finlande, Allemagne, Russie, Norvège et Islande, et dans lequel la France et l'Italie ne sont qu'observateurs, et ce à côté de la politique européenne dite de dimension septentrionale avec la Russie. Donc une formule très proche de celle que nous envisageons.

Il est bien certain que le problème allemand est un problème majeur. C'est une question sur laquelle CDU et SPD sont pratiquement sur la même ligne. Nous sommes très conscients de cette difficulté et nous nous attelons à préparer les termes d'un accord dans les prochaines semaines.

La répartition des crédits de la politique de voisinage est aujourd'hui de deux tiers pour le Sud de l'Europe et d'un tiers pour l'Est. Cet accord est valable jusqu'en 2010. Il nous paraît important que cette répartition perdure. De nombreux pays d'Europe ont actuellement des taux d'aide publique au développement très inférieurs à ceux de la France ; les engagements qu'ils ont pris dans le cadre européen, à la suite de la forte implication du commissaire Louis Michel, de porter cette aide à hauteur de 0,56 % de leur PNB dès 2010, puis de 0,7 % en 2015, devraient leur permettre de dégager des sommes significatives qui pourraient être utilisées pour financer, s'ils le souhaitaient, certains projets de l'Union pour la Méditerranée.


* Cette audition est en commun avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.